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Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXVIII

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CCLXVIII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 9 mars 1848.


Vive la République ! Quel rêve, quel enthousiasme, et, en même temps, quelle tenue, quel ordre à Paris ! J’en arrive, j’y ai couru, j’ai vu s’ouvrir les dernières barricades sous mes pieds. J’ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux, le peuple français, réuni au cœur de la France, au cœur du monde ; le plus admirable peuple de l’univers ! J’ai passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m’asseoir. On est fou, on est ivre, on est heureux de s’être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux. Que tout ce qui vous entoure ait courage et confiance !

La République est conquise, elle est assurée, nous y périrons tous plutôt que de la lâcher. Le gouvernement est composé d’hommes excellents pour la plupart, tous un peu incomplets et insuffisants à une tâche qui demanderait le génie de Napoléon et le cœur de Jésus. Mais la réunion de tous ces hommes qui ont de l’âme ou du talent, ou de la volonté, suffit à la situation. Ils veulent le bien, ils le cherchent, ils l’essayent. Ils sont dominés sincèrement par un principe supérieur à la capacité individuelle de chacun, la volonté de tous, le droit du peuple. Le peuple de Paris est si bon, si indulgent, si confiant dans sa cause et si fort, qu’il aide lui-même son gouvernement.

La durée d’une telle disposition serait l’idéal social. Il faut l’encourager. D’un bout de la France à l’autre, il faut que chacun aide la République et la sauve de ses ennemis. Le désir, le principe, le vœu fervent des membres du gouvernement provisoire est qu’on envoie à l’Assemblée nationale des hommes qui représentent le peuple et dont plusieurs, le plus possible, sortent de son sein.

Ainsi, mon ami, vos amis doivent y songer et tourner les yeux sur vous pour la députation. Je suis bien fâchée de ne pas connaître les gens influents de notre opinion dans votre ville. Je les supplierais de vous choisir et je vous commanderais, au nom de mon amitié maternelle, d’accepter sans hésiter. Voyez : faites agir ; il ne suffit pas de laisser agir. Il n’est plus question de vanité ni d’ambition comme on l’entendait naguère. Il faut que chacun fasse la manœuvre du navire et donne tout son temps, tout son cœur, toute son intelligence, toute sa vertu à la République. Les poètes peuvent être, comme Lamartine, de grands citoyens. Les ouvriers ont à nous dire leurs besoins, leurs inspirations. Écrivez-moi vite qu’on y pense et que vous le voulez. Si j’avais là des amis, je le leur ferais bien comprendre.

Je repars pour Paris dans quelques jours probablement, pour faire soit un journal, soit autre chose. Je choisirai le meilleur instrument possible pour accompagner ma chanson. J’ai le cœur plein et la tête en feu.

Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliées. Je vis, je suis forte, je suis active, je n’ai plus que vingt ans. Je suis revenue ici aider mes amis, dans la mesure de mes forces, à révolutionner le Berry, qui est bien engourdi. Maurice s’occupe de révolutionner la commune. Chacun fait ce qu’il peut. Ma fille, pendant ce temps-là, est accouchée heureusement d’une fille. Borie sera probablement député par la Corrèze. En attendant, il m’aidera à organiser mon journal.

Allons, j’espère que nous nous retrouverons tous à Paris, pleins de vie et d’action, prêts à mourir sur les barricades si la République succombe. Mais non ! la République vivra ; son temps est venu. C’est à vous, hommes du peuple, à la défendre jusqu’au dernier soupir.

J’embrasse Désirée, j’embrasse Solange, je vous bénis et je vous aime.

Écrivez-moi ici. On me renverra votre lettre à Paris, si j’y suis.

Montrez ma lettre à vos amis. Cette fois, je vous y autorise et je vous le demande.