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Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXVII

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CCLXXVII

AU CITOYEN CAUSSIDIÈRE, PRÉFET DE POLICE


Nohant, 20 mai 1848.


Citoyen,

J’étais, le 15 mai, dans la rue de Bourgogne, mêlée à la foule, curieuse et inquiète comme tant d’autres, de l’issue d’une manifestation qui semblait n’avoir pour but qu’un vœu populaire en faveur de la Pologne. En passant devant un café, on me montra à la fenêtre du rez-de-chaussée une dame fort animée, qui recevait une sorte d’ovation de la part des passants et qui haranguait la manifestation. Les personnes qui se trouvaient à mes côtés m’assurèrent que cette dame était George Sand ; or je vous assure, citoyen, que ce n’était pas moi, et que je n’étais dans la foule qu’un témoin de plus du triste événement du 15 mai.

Puisque j’ai l’occasion de vous fournir un détail de cette étrange journée, je veux vous dire ce que j’ai vu.

La manifestation était considérable, je l’ai suivie pendant trois heures. C’était une manifestation pour la Pologne, rien de plus pour la grande majorité des citoyens qui l’avaient augmentée de leur concours durant le trajet, et pour tous ceux qui l’applaudissaient au passage. On était surpris et charmé du libre accès accordé à cette manifestation jusqu’aux portes de l’Assemblée. On supposait que des ordres avaient été donnés pour laisser parvenir les pétitionnaires ; nul ne prévoyait une scène de violence et de confusion au sein de la représentation nationale. Des nouvelles de l’intérieur de la Chambre arrivaient au dehors. L’Assemblée, sympathique au vœu du peuple, se levait en masse pour la Pologne et pour l’organisation du travail, disait-on. Les pétitions étaient lues à la tribune et favorablement accueillies.

Puis, tout à coup, on vint jeter à la foule stupéfaite la nouvelle de la dissolution de l’Assemblée et la formation d’un pouvoir nouveau dont quelques noms pouvaient répondre au vœu du groupe passionné qui violentait l’Assemblée en cet instant, mais nullement, j’en réponds, au vœu de la multitude. Aussitôt cette multitude se dispersa, et la force armée put, sans coup férir, reprendre immédiatement possession du pouvoir constitué.

Je n’ai point à rendre compte ici des opinions et des sympathies de telle ou telle fraction du peuple qui prenait part à la manifestation ; mais toute voix en France a le droit de s’élever en ce moment pour dire à l’Assemblée nationale : « Vous avez traversé heureusement un incident inévitable en temps de révolution, et, grâce à la Providence, vous l’avez traversé sans effusion de sang humain. Dans le désordre d’idées où cet événement va vous jeter durant quelques jours, prouvez, citoyens, que vous pouvez maîtriser votre émotion et ne pas perdre la notion d’une équité supérieure aux troubles passagers de la situation.

» Ne confondez point l’ordre, ce mot officiel du passé, avec la méfiance qui aigrit et provoque. Il vous est bien facile de maintenir l’ordre sans porter atteinte à la liberté. Vous n’avez pas droit sur la liberté, conquête du peuple, et, comme ce n’est pas le peuple, que c’est une très petite fraction du peuple qui vous a outragés le 15 mai, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas châtier la France de la faute commise par quelques-uns, en restreignant les droits et les libertés de la France.

» Prenez garde, et n’agissez pas sous l’influence de la réaction ; car ce n’est pas le 15 mai que vous avez couru un danger sérieux, c’est aujourd’hui, derrière le rempart de baïonnettes qui vous permet de tout faire. Le danger pour vous, ce n’est pas d’affronter une émeute parlementaire. Tout homme investi d’un mandat comme le vôtre doit envisager de sang-froid le passage de ces petites tempêtes ; mais le danger sérieux, c’est de manquer au devoir que ce mandat vous impose, en faisant entrer la République dans une voie monarchique ou dictatoriale ; c’est d’étouffer le cri de la France, qui vous demande la vie, et à laquelle un retour vers le passé donnerait la mort ; c’est enfin de préparer, par crainte de l’anarchie partielle dont vous venez de sortir sains et saufs, une anarchie générale que vous ne pourriez plus maîtriser. »

GEORGE SAND.