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Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXXV

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CCLXXXV

AU MÊME


Nohant, mardi 7 août 1848.


Mon ami,

Quoique bien malade, je t’ai écrit hier pour te donner, vite, les explications que tu me demandais et que tu désirais peut-être, par amitié pour moi, pouvoir donner à quelques personnes. Il y a assez longtemps qu’on m’ennuie avec ce XVIe Bulletin. J’ai dédaigné de répondre à toutes les attaques indirectes des journaux de la réaction. Ma réponse, conforme à l’exacte vérité, est dans la lettre que je t’ai envoyée hier et dont je t’autorise à faire l’usage que tu jugeras convenable, soit en la communiquant, soit en la faisant imprimer dans un journal de notre opinion. J’aurais pu l’écrire plus tôt ; mais je voulais laisser à M. Ledru-Rollin le soin de désavouer ce Bulletin comme il l’entendrait ; les explications que le rapport prétend avoir reçues de hauts fonctionnaires ne sont pas conformes à la vérité, et tu comprendras qu’il me plaise peu de passer pour son rédacteur payé, apparemment, puisqu’on suppose que j’envoyais divers projets, parmi lesquels on choisissait la nuance, je tiens à garder l’attitude qui me convient comme écrivain, et à laquelle je n’ai jamais manqué, ni comme dignité, ni comme modestie, ni comme désintéressement.

Avise donc de toi-même ; car je prends ici conseil de toi, sur ce que tu dois faire de ma lettre. Je désire rétablir la vérité en ce qui me concerne, et c’est aussi défendre M. Ledru-Rollin que de me défendre moi-même. C’est la seule occasion convenable peut-être que j’aurai de le faire ; car, le rapport oublié, il serait de mauvais goût de ramener sur moi l’attention pour un fait personnel, comme vous dites à l’Assemblée. Peut-être aussi faut-il attendre que M. Ledru-Rollin s’en explique lui-même ? Confères-en avec lui, ce sera utile, et montre-lui mes lettres si tu veux.

Je te remercie, mon vieux frère, d’avoir pensé à moi tout de suite ; j’étais bien sûre que tu aurais ce soin-là.

Je crois que tu dois blâmer, toi, l’homme de la douceur et de la prudence généreuse, la brutalité du XVIe Bulletin. Pardonne-moi ce péché, que je ne puis appeler un péché de jeunesse. Je ne reviendrai pas sur ce que je t’ai écrit hier du fait non accompli dans ma réflexion, et pourtant accompli par le vouloir d’un hasard singulier. Ma défense, là-dessus, n’est point trop métaphysique, elle est simple et même naïve, je crois. Mais, après tout, je ne me repens pas bien sincèrement, je te le confesse, de cette énormité. Je suis sincère en te disant que je n’ai jamais donné dans le 15 mai. L’Assemblée n’avait pas mérité d’être traitée si brutalement. Le peuple n’avait pas droit ce jour-là. Il ne s’agissait pas pour lui de sauver la République par ces moyens extrêmes qu’il n’a mission d’employer que dans les cas désespérés. D’ailleurs, il n’était pas là, le peuple, puisqu’on ne s’est pas battu. Quelques groupes socialistes n’ont pas le droit d’imposer leur système à la France qui recule ; mais, quand je disais, dans l’abominable XVIe Bulletin, que le peuple a droit de sauver la République, j’avais si fort raison, que je remercie Dieu d’avoir eu cette inspiration si impolitique. Tout le monde l’avait aussi bien que moi ; mais il n’y avait qu’une femme assez folle pour oser l’écrire. Aucun homme n’eût été assez bête et assez mauvaise tête pour faire tomber de si haut une vérité si banale. Le hasard, qui est quelquefois la Providence, s’est trouvé là pour que l’étincelle mît le feu. J’en rirais sur l’échafaud si cela devait m’y envoyer. Le bon Dieu est quelquefois si malin !

Mais que M. Ledru-Rollin s’en défende, je le veux de tout mon cœur, et je l’y aiderai tant qu’il voudra. Je l’eusse fait plus tôt s’il ne m’eût dit que cela n’en valait pas la peine. Pourtant, puisque l’accusation de ce fait prend place dans les choses officielles, hâtons-nous de dire la vérité. Ce que je n’accepte pas, c’est que M. Élias Regnault, ou quelque autre (je ne sais pas qui), arrange la vérité à sa manière.

Je t’envoie une lettre que j’ai reçue le 8 ou le 10 juin d’un Anglais qui n’est pas précisément de mes amis, mais qui m’est sympathique. Remets-la à Louis Blanc, et qu’il juge si elle peut lui être utile. S’il veut des détails sur le caractère et la position de M. Milnes, M. de Lamennais lui en donnera d’excellents, et, s’il y avait lieu à l’appel en témoignage, je suis sûre qu’il le ferait de bon cœur. C’est un homme de vérité et de sincérité, quoique un peu sceptique. Au reste, sa lettre le peint tout entier.

Bonsoir, ami et frère. Toujours à toi.

GEORGE SAND.