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Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCXCI

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CCXCI

À M. ARMAND BARBÈS, AU DONJON DE VINCENNES


Nohant, 8 décembre 1848.


Cher ami,

Voilà trois ou quatre lettres que je vous écris, que je fais porter à Paris, et qu’on ne trouve pas le moyen de vous faire passer, apparemment parce qu’on s’y prend mal, ou qu’il y a entre vous et moi un guignon particulier. Je vous envoie la dernière, pour que vous voyiez que je n’ai pas cessé de penser à vous.

Cette fois, on m’assure qu’on réussira à vous faire tenir ma lettre. Ce qui fait que je n’insiste pas trop, c’est que je n’ai rien de pressé et de particulier à vous dire en fait de politique. Sur ce chapitre-là, je sais ce que vous pensez et vous savez ce que je pense. Ce à quoi je tiens, c’est que vous ne croyiez pas que je vous oublie un seul instant, vous le meilleur de tous. Ce qui se passe au dehors, vous le savez sans doute.

Je présume que vous n’êtes pas privé de journaux, bien qu’après tout, ce serait peut-être un bonheur d’ignorer combien une partie de la France est absurde, aveugle, égarée en ce moment-ci. Mais, malgré l’engouement pour l’Empire, qui est le mauvais côté de l’esprit public, il y a, d’autre part, un changement sensible, un progrès réel dans les idées. Cela est surtout frappant dans nos provinces, où les questions de personnes s’amoindrissent pour faire place, je ne dirai pas à des questions, mais à des besoins de principes. Je ne suis guère contente, pour ma part, de nos socialistes : ces divisions, ces fractionnements sentent l’orgueil et l’intolérance, défauts inhérents au rôle d’homme à idées, et que je leur ai toujours reproché, vous le savez. Mais la volonté de Dieu est que nous marchions ainsi et que nos disputes servent à l’instruction du peuple, puisque nous ne savons pas l’instruire par de meilleurs exemples. Pourvu que ce but soit atteint, qu’importe que tels ou tels laissent un nom plus ou moins pur !

Le vôtre, grâce au ciel, sera toujours un symbole de grandeur et de sainte abnégation. Si vous aviez de l’orgueil, cela vous consolerait de votre martyre ; mais l’orgueil n’est pas votre fait, vous êtes au-dessus de lui, et vous ne pouvez vous consoler que par l’espérance de jours meilleurs pour l’humanité.

Ces jours viendront ; les verrons-nous ? qu’importe ? Travaillons toujours. Moi, je prends aisément mon parti de tous les déboires personnels. Mais j’avoue que je manque de courage pour la souffrance de ceux que j’aime, et que, depuis le 15 mai et le 25 juin, j’ai l’âme abattue par votre captivité et par les malheurs du prolétaire. Je trouve ce calice amer et voudrais le boire à votre place.

Adieu ; écrivez-moi si vous pouvez, ne fût-ce qu’un mot. Je fais toujours le rêve que vous viendrez ici et que vous consentirez à vous reposer pendant quelque temps de cette vie terrible que vous endurez avec trop de stoïcisme. Je ne comprends rien aux lenteurs ou plutôt à l’inaction du pouvoir en ce qui vous concerne. Il me semble que vous devez être acquitté infailliblement si vous daignez dire la vérité de vos intentions, et répondre un mot à vos accusateurs.

Maurice me charge de vous dire qu’il vous aime. Si vous saviez comme nous parlons de vous en famille ! Adieu encore.

Votre sœur,
GEORGE.