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Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCCI

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CCCI

À M. ERNEST PÉRIGOIS, À LA CHÂTRE


Nohant, juillet 1849.


J’ai le cœur gros. Ils vont fusiller ce pauvre Kléber, qui était venu à Nohant après les journées de juin, et qui était vraiment un homme de sens et de courage. Les assassins ! Il me semble que je vois recommencer 1815.

Au point de vue critique, vous avez raison. À force d’être dans les romans et dans les poèmes, et sur la scène, et dans l’histoire même, l’amour, la vérité de l’être et des affections n’y sont pas du tout. La littérature veut idéaliser la vie. Eh bien, elle n’y parvient pas, elle ment, elle doit mentir, puisque l’art est une fiction, ou tout au moins une interprétation. On est superbe, on est grand, on a cent pieds de haut dans les romans et dans les poèmes ; et, pourtant, on y vaut moins que dans la réalité, cela n’est pas un paradoxe. Il n’est pas vrai que nous ayons tous mérité la corde ; mais ce que vous dites, que nous avons tous été en démence, ne fût-ce qu’une heure dans la vie, est parfaitement exact. Il y a plus, nous sommes tous des fous, des enfants, des faibles, des inconséquents, des niais ou des fantasques, quand nous ne sommes pas des gredins. Voilà précisément pourquoi nous valons mieux que des héros de roman. Nous avons les misères de notre condition, nous sommes des personnages réels, et, quand nous avons de bons mouvements, de bons retours, de bons vouloirs, nous plaisons à Dieu et à ceux qui nous aiment en raison du contraste de ce bon et de ce fort avec notre pauvre ou notre mauvais. Moi, je suis plus touchée du vrai que du beau, et du bon que du grand. J’en suis plus touchée à mesure que je vieillis et que je sonde l’abîme de la faiblesse humaine. J’aime dans Jésus la défaillance de la montagne des Oliviers ; dans Jeanne Darc, les larmes et les regrets qui font d’elle un être humain. Je n’aime plus cette raideur et cette tension des héros qu’on ne voit que dans les légendes, parce que je n’y crois plus. Soyez certain que personne encore n’a su peindre ni décrire l’amour vrai ; et, l’eût-on su, le public ne l’aurait peut-être pas compris. Le lecteur veut un ornement à la vérité, et Rousseau n’a pas osé nous dire pourquoi il aimait Thérèse. Il l’aimait pourtant, et il avait raison de l’aimer, bien qu’elle ne valût pas le diable. On voulait le faire rougir de cet attachement, il faisait son possible pour n’en pas être humilié. Ni lui ni les autres ne comprenaient que sa grandeur était de pouvoir aimer la première bête qui lui était tombée sous la main. Pourquoi n’osait-il pas dire à ceux qui la trouvaient laide et sotte qu’il la trouvait belle et intelligente ? C’est qu’il faisait des romans et ne s’avouait pas que la vie, pour être terre à terre, est plus tendre, plus généreuse, plus humble, meilleure enfin que les fictions. Il faut des fictions pourtant : l’humanité, la jeunesse surtout en est avide. Vous l’avez dit, vous les maudissiez pour leurs mensonges, et vous en aviez la tête si remplie, que vous ne pouviez regarder l’avenir qu’à travers leur prisme. Pourquoi faut-il qu’elles nous dégoûtent de vivre avant d’avoir vécu, et pourquoi faut-il que nous nous dégoûtions d’elles quand nous vivons tout de bon ? C’est une solution qui peut vous occuper encore une heure ou deux, et dont vous vous tirerez mieux que moi ; car vous êtes dans l’âge où l’on peut encore analyser et approfondir. Faites donc la suite et la fin de ces belles pages ; car vous nous laissez dans le doute ou dans l’attente d’une certitude, et je suis bien sûre qu’Angèle vous a fait trouver la vie plus douce et plus complète que Shakespeare, Byron et compagnie.

Sur ce, j’embrasse Angèle et je suis à vous de cœur.

GEORGE.