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Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCCVI

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CCCVI

À JOSEPH MAZZINI, À .....


Nohant, 10 octobre 1849.


Cher excellent ami,

J’ai reçu votre première lettre, puis la seconde, puis votre Revue. J’avais lu déjà votre lettre à MM. de T. et de F., dans nos journaux français. C’est un chef-d’œuvre que cette lettre. C’est une pièce historique qui prendra place dans l’histoire éternelle de Rome et dans celle des républiques. Elle a fait beaucoup d’impression ici, même en ce temps d’épuisement et de folie, même dans ce pays humilié et avili. Elle n’a pas reçu un démenti dans l’opinion publique ; c’est le cri de l’honneur, du droit, de la vérité, qui devrait tuer de honte et de remords la tourbe jésuitique. Mais je crois que certains fronts ne peuvent plus rougir ; il n’y a point d’espoir qu’ils se convertissent. Le peuple le sait maintenant et ne parle de rien de moins que les tuer. L’irritation est grande en France, et de profondes vengeances couvent dans l’attente d’un jour rémunérateur ; mais ce n’est pas l’ensemble de la nation qui sent vivement ces choses. La grande majorité des Français est surtout malade d’ignorance et d’incertitude. Ah ! mon ami, je crois que nous tournons, vous et moi, dans un cercle vicieux, quand nous disons, vous, qu’il faut commencer par agir pour s’entendre ; moi, qu’il faudrait s’entendre avant d’agir. Je ne sais comment s’effectue le mouvement des idées en Europe ; mais, ici, c’est effrayant comme on hésite avant de se réunir sous une bannière. Certes, la partie serait gagnée si tout ce qui est brave, patriotique et indigné voulait marcher d’accord. C’est là malheureusement qu’est la difficulté, et c’est parce que les Français sont travaillés par trop d’idées et de systèmes différents que vous voyez cette République s’arrêter éperdue dans son mouvement, paralysée et comme étouffée par ses palpitations secrètes, et tout à coup si impuissante ou si préoccupée, qu’elle laisse une immonde camarilla prendre le gouvernail et commettre en son nom des iniquités impunies. Je crois que vous ne faites pas assez la distinction frappante qui existe entre les autres nations et nous.

L’idée est une en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Allemagne peut-être. Il s’agit de conquérir la liberté. Ici, nous rêvons davantage, nous rêvons l’égalité ; et, pendant que nous la cherchons, la liberté nous est volée par des larrons qui sont sans idée aucune et qui ne se préoccupent que du fait. Nous, nous négligeons trop le fait de notre côté, et l’idée nous rend bêtes. Hélas ! ne vous y trompez pas. Comme parti républicain, il n’y a plus rien en France qui ne soit mort ou près de mourir. Dieu ne veut plus se servir de quelques hommes pour nous initier, apparemment pour nous punir d’avoir trop exalté le culte de l’individu. Il veut que tout se fasse par tous, et c’est la nécessité, trop peu prévue peut-être, de l’institution du suffrage universel. Vous en avez fait un magnifique essai à Rome ; mais je suis certaine qu’il n’a réussi qu’à cause du danger, à cause de ce fait nécessaire de la liberté à reconquérir. Si, au lieu de suivre la fade et sotte politique de Lamartine, nous avions jeté le gant aux monarchies absolues, nous aurions la guerre au dehors, l’union au dedans et la force, par conséquent, au dedans et au dehors. Les hommes qui ont inauguré cette politique, par impuissance et par bêtise, ont été poussés par la ruse de Satan sans le savoir. L’esprit du mal nous conduisait où il voulait, le jour où il nous conseillait la paix à tout prix.

À présent, il nous faut attendre que les masses soient initiées. Ce n’est point par goût que j’ai cette conviction. Mon goût ne serait pas du tout d’attendre ; car ce temps et ces choses me pèsent tellement, que souvent je me demande si je vivrai jusqu’à ce qu’ils aient pris fin. J’ai dix fois par jour l’envie très sérieuse de n’en pas voir davantage et de me brûler la cervelle. Mais cela importe peu. Que j’aie ou non patience jusqu’au bout, la masse n’en marchera ni plus ni moins vite. Elle veut savoir, elle veut connaître par elle-même ; elle se méfie de qui en sait plus qu’elle ; elle repousse les initiateurs, elle les trahit ou les abandonne, elle les calomnie, elle les tuerait au besoin. Elle abhorre le pouvoir, même celui qui vient au nom de l’esprit de progrès. La masse n’est point disciplinée et elle est peu disciplinable. Je vous assure que, si vous viviez en France, — je ne dis pas à Paris, qui ne représente pas toujours l’opinion du pays, mais au cœur de la France, — vous verriez qu’il n’y a rien à faire, sinon de la propagande, et encore, quand on a un nom quelconque, ne faut-il pas la faire directement ; car elle ne rencontrerait que méfiance et dédain chez le prolétaire.

Et, pourtant, le prolétaire fait parfois preuve d’engouement, me direz-vous. Je le sais ; mais son engouement tombe vite et se traduit en paroles plus qu’en actions. Il y a en France une inégalité intellectuelle épouvantable. Les uns en savent trop, les autres pas assez. La masse est à l’état d’enfance, les individualités à l’état de vieillesse pédante et sceptique. Notre révolution a été si facile à faire, elle eût été si facile à conserver, qu’il faut bien que le mal soit profond dans les esprits, et que la cause du mal soit ailleurs que dans les faits.

Tout cela nous conduit à un grand et bel avenir, je n’en doute pas. Le suffrage universel, avec la souffrance du pauvre d’un côté, et la méchanceté du riche de l’autre, nous fera, dans quelques années, un peuple qui votera comme un seul homme. Mais, jusque-là, ce peuple n’aura pas la vertu de procéder, comme Rome et la Hongrie, par le sacrifice et l’héroïsme. Il patientera avec ses maux ; car on vit avec la misère et l’ignorance, malheureusement. Il lui faudrait des invasions et de grands maux extérieurs pour le réveiller. S’il plaît à Dieu de nous secouer ainsi, que sa volonté s’accomplisse ! Nous irions plus douloureusement mais plus vite au but.

Il faut bien se faire ces raisonnements, mon ami, pour accepter la torpeur politique qui assiste impassible à tant d’infamies. Autrement, il faudrait maudire ses semblables, haïr ou abandonner leur cause. Mais je ne vous dis pas tout cela pour vous détourner d’agir dans le sens que vous croyez efficace. Il faut toujours agir quand on a foi dans l’action, et la foi peut faire des miracles. Mais, si, dans le parti des idées en France, vous ne trouvez pas un concours digne d’une grande nation, rappelez-vous le jugement que je vous soumets, afin de ne pas trop nous mépriser ce jour-là. Soyez sûr que nous n’avons pas dit notre dernier mot. Nous sommes ce que nous a faits le régime constitutionnel, mais nous en reviendrons. Nous ne sommes pas tous corrompus. Voyez ce fait significatif du peuple de Paris sifflant sur le théâtre l’entrée des Français à Rome[1].

Bonsoir, cher frère et ami ; ne m’écrivez que quand vous avez du loisir et point de fatigue. Je ne veux pas d’un bonheur qui vous coûterait une heure de lassitude et de souffrance. Que vous m’écriviez ou non, je pense toujours à vous, je sais que vous m’aimez et je vous aime de même. Maurice et Borie vous embrassent fraternellement.

À vous de toute mon âme.
G. SAND.
  1. Au dernier tableau de Rome, pièce à spectacle, de MM. Labrousse et Laloue, représentée sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 29 septembre 1849. La pièce fut interdite à la quatrième représentation.