Aller au contenu

Correspondance 1812-1876, 3/1849/CCXCVII

La bibliothèque libre.


CCXCVII

À M. THÉOPHILE THORÉ, À PARIS


Nohant, 26 mai 1849.


Cher ami,

Il y a longtemps que je vous dois, que je me dois de vous écrire. J’espérais avoir le temps de vous voir à Paris, où j’ai été au commencement du mois passer trois jours pour affaires. Je ne l’ai pas eu, le temps. Et puis j’espérais vous complimenter sur votre élection et me réjouir avec vous, mais vous avez échoué, quoique avec une grande masse de voix. Enfin, j’ai été malade en revenant ici, toujours malade depuis deux ans, non pas de manière à inquiéter ceux qui tiennent à ma vie, mais de manière à perdre mon temps et à m’ennuyer mélancoliquement sous le poids d’un accablement physique extraordinaire. Je suis dans une phase d’impuissance matérielle. Je ne me sens ni découragée ni ennuyée de rien quand la vie me revient. Mais la vie s’en va par moments, par jours, par semaines entières, et alors je m’ennuie de ne pas pouvoir vivre, et de penser sans écrire. J’en sortirai, car j’ai la volonté de voir encore quelques années. Je suis sûre qu’elles me feront du bien et que je pourrai dire comme ce vieux d’Israël : Et à présent, je puis mourir.

Cet autre empêchement dont je vous parlais et qui ne tenait pas à moi est à peu près hors de cause maintenant. Attendez-moi encore quelque temps et je vous aiderai. J’ai demandé des détails sur Mazzini : je veux faire sa biographie ; mais ne l’annoncez pas ; car, si ces renseignements n’arrivaient pas, je serais forcée de manquer de parole, et puis le travail annoncé me déplaît toujours. Il faut ensuite trop bien faire et cela me décourage. Au reste, vous allez bien sans moi. Votre journal n’est pas mal fait, comme vous le disiez. Je trouve, au contraire, que vous êtes en grande progression de talent et de clarté, et j’ai remarqué des articles de vous qui étaient non seulement bons, mais beaux. Maintenant, je suis fâchée de cette espèce de polémique avec le Peuple. Vous êtes trop batailleur, vous avez le diable au corps. Vous êtes trop rancunier aussi. Pourquoi ne voulez-vous pas que le National en revienne ? Vous savez bien que, personnellement, j’ai, même depuis le temps de Carrel, à me plaindre du National plus que qui que ce soit. C’est une race d’esprits qui ne m’est nullement sympathique ; c’est peut-être ce qu’il y a de plus déplorable, de plus irritant, dans les temps où nous vivons, que de voir ceux qui ouvraient jadis la marche vouloir nous la fermer, à nous, peuple, parce qu’ils sont au bout de leurs idées et de leurs jambes, et qu’ils ne peuvent pas supporter qu’on les dépasse. Mais, enfin, les voilà arrivés à ce point qu’il leur faut nous suivre, ou mourir, et, s’ils essayent de faire un pas, ne leur tendrons-nous pas la main ? N’est-ce pas à nous d’être les chevaliers de la Révolution, comme ce beau peuple de Février, comme Barbès, notre chevalier-type ?… Est-ce que l’opinion, le parti du National ne sont pas maintenant dans une situation à faire pitié ? Je ne connais guère les hommes de Paris qui représentent cette couleur ; mais il y en a dans nos provinces, il y en a beaucoup parmi les élus que le peuple a choisis comme socialistes, et je vous assure que ce ne sont pas des traîtres, que ce sont des hommes sincères qui ont ouvert les yeux. Nous n’aurions certes pas eu un si beau résultat dans les départements, où l’on proclame le triomphe de la liste rouge, si nous n’eussions admis que les socialistes de la veille, et je crois qu’à Paris, si nous n’avons pas eu la majorité socialiste dans l’élection, c’est que nous avons voulu trop accuser le socialisme pur dans le choix des individus.

Je sais bien que vous me trouvez trop bonne femme. C’est vrai que j’ai toujours été du bois dont on fait les dupes ; mais n’est-ce pas le devoir de toute religion, que la confiance et le pardon ? Vous l’avez dit plusieurs fois, et, aujourd’hui encore, ce n’est pas une secte que nous formons, c’est une religion que nous voulons proclamer.

Et puis je suis fâchée aussi que vous vous mettiez en bisbille avec Proudhon. Je sais bien les côtés qui nous blessent et qui ne nous iront jamais en lui. Mais quel utile et vigoureux champion de la démocratie ! quels immenses services n’a-t-il pas rendus depuis un an ! Cela fait mal à tous ceux qui voient les choses naïvement et d’un peu loin, de vous trouver en guerre un beau matin ensemble, quand on a besoin que les forces vives de l’avenir marchent d’accord. Et songez que c’est le grand nombre qui voit comme cela. On lit le pour et le contre, et on conclut en disant : « Ils ont raison tous deux à leur point de vue. Donc, ils ont tort de ne pas réunir leurs deux raisons dans une seule qui nous profite. »

Cela ressemble à un paradoxe, à des raisons de malade pour mon compte ; mais la majorité de la France est femme, enfant et malade. Ne l’oubliez pas trop. Il faut des flambeaux comme votre esprit ardent et jeune. Je ne voudrais pas souffler dessus. Mais je voudrais aussi ne pas vous voir brûler trop, en courant, ce qui peut être conservé et ce que nous serons bien forcés d’avoir avec nous quand la flamme sera partout.

Bonsoir, mon ami. Croyez que mon cœur est avec ceux qui combattent, avec vous, par conséquent.

GEORGE.