Correspondance 1812-1876, 4/1855/CCCLXXXV

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CCCLXXXV

À M. ÉDOUARD CHARTON, À PARIS


Nohant, 14 février 1855.


Cher ami,

Je vous ai laissé souffrant. Êtes-vous mieux ? Parlez-moi de vous. Il y a bien longtemps que je veux vous écrire. J’allais vous adresser une longue lettre sur le beau livre dont nous parlions ensemble. Je l’avais lu[1]. Mais que de chagrins m’ont frappée tout à coup ! d’abord j’ai perdu deux de mes amis, et faut-il être assez malheureux pour avoir à le dire, cela n’était rien ! J’ai perdu subitement cette petite-fille que j’adorais, ma Jeanne dont je vous avais parlé et dont l’absence, vous le savez, m’était si cruelle. J’allais la ravoir, le tribunal me l’avait confiée. Le père résistait par amour-propre : sans M. B…, qu’une haine sournoise, instinctive, non motivée sur des faits que je sache, mais ancienne et tenace, excitait contre moi, ce père m’eût de lui-même ramené l’enfant. Il le voulait, il l’avait voulu. L’avocat — le conseil — ne voulait pas. Ils appelaient donc du jugement, et ce jugement n’était pas exécutoire sur-le-champ. J’écrivais en vain à ce dur et froid avocat que ma pauvre petite était mal soignée, triste et comme consternée dans cette pension où il l’avait mise, lui ! Et, pendant ces pourparlers, le père faisait sortir sa fille, en plein janvier, sans s’apercevoir qu’elle était en robe d’été. Le soir, il la ramène malade à la pension et s’en va chasser loin de Paris, on ne sait où. L’enfant avait la scarlatine. Elle en guérit très vite, mais le médecin de la pension juge qu’elle peut sortir de l’infirmerie. Il faut au moins quarante jours de soins extrêmes et d’atmosphère égale. On n’en a pas tenu compte. On a appelé sa mère et on a consenti à lui laisser soigner l’enfant quand on l’a vue perdue. Elle est morte dans ses bras en souriant et en parlant, étouffée par une enflure générale, sans se douter qu’elle fût malade, mais frappée de je ne sais quelle divination et disant d’un air tranquille : « Non, va, ma petite maman, je n’irai pas à Nohant, je ne sortirai pas d’ici, moi ! » — Ma pauvre fille me l’a apportée, elle est à Nohant ! — Elle a de la force et de la santé, Dieu merci ; moi, j’ai eu du courage, je devais en avoir ; mais, maintenant que tout est calmé, arrangé, et que la vie recommence avec cet enfant supprimé de ma vie…, je ne peux pas vous dire ce qui se passe en moi, et je crois qu’il vaut mieux ne pas le dire. — Ce que je veux vous dire, c’est que le livre m’a fait du bien, lui et Leibnitz. Je savais tout cela, je n’aurais pas pu le dire, je ne saurais pas l’établir, mais j’en étais sûre et j’en suis sûre. Je vois la vie future et éternelle devant moi comme une certitude, comme une lumière dans l’éclat de laquelle les objets sont insaisissables ; mais la lumière y est, c’est tout ce qu’il me faut. Je sais bien que ma Jeanne n’est pas morte, je sais bien qu’elle est mieux que dans ce triste monde, où elle a été la victime des méchants et des insensés. Je sais bien que je la retrouverai et qu’elle me reconnaîtra, quand même elle ne se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle était une partie de moi-même, et cela ne peut être changé. Mais ces beaux livres qui excitent notre soif de partir ont leur côté dangereux. On se sent partir avec eux, on s’en va sur leurs ailes, et il faudrait savoir rester tout le temps qu’on doit rester ici. J’en ai bien la volonté ; le devoir est si clairement tracé, qu’il n’y a pas de révolte possible ; mais je sens mon âme qui s’en va malgré moi. Elle ne se détache pas de mes autres enfants ni de mes amis. Elle voudrait suffire à sa tâche et donner encore du bonheur aux autres. Mais plus elle voit ce qu’il y a au delà de la vie de ce monde, plus elle se sépare de la volonté, qui se trouve insuffisante. Je dis l’âme, faute de savoir dire ce que c’est qui me quitte ; car la volonté ne devrait pas être quelque chose en dehors de l’âme ; mais la volonté ne retient pourtant pas l’âme quand l’heure est venue.

Ne répondez pas à tout cela, cher ami ; si mes enfants, qui lisent quelquefois mes lettres au hasard, me savaient si ébranlée, ils s’affecteraient trop. Je veux, pour vivre avec eux le plus longtemps possible, faire tout ce qui me sera possible. J’irai avec mon fils passer le mois prochain dans le Midi pour me guérir d’un état d’étouffement qui a augmenté et qui n’a rien de sérieux cependant.

Je passerai quatre ou cinq jours à Paris au commencement de mars, pour prendre mon passeport. Je ne veux voir personne ; mais vous, cependant, je voudrais bien vous voir et vous charger de dire à l’auteur de Ciel et Terre tout ce que je ne vous dis pas ici, troublée que je suis trop personnellement, et justement à cause de cette question de vie et de mort qui est là. C’est un des plus beaux livres qui soient sortis de l’esprit humain.

Il m’avait jetée dans une joie extraordinaire. Je voulais faire un volume pour le louer comme je le sens. — Je le ferai plus tard, si je peux me remettre à écrire. Mais, entre nous soit dit, je ne suis pas sûre que ce côté de la vie me revienne jamais. Je ne vis plus du tout de moi ni en moi, ma vie avait passé dans cette petite fille depuis deux ans. Elle m’a emporté tant de choses, que je ne sais pas ce qui me reste, et je n’ai pas encore le courage d’y regarder. Je ne regarde que ses poupées, ses joujoux, ses livres, son petit jardin que nous faisions ensemble, sa brouette, son petit arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, ses gants, tout ce qui était resté autour de moi, l’attendant.

Je regarde et je touche tout cela, hébétée, et me demandant si j’aurai mon bon sens, le jour où je comprendrai enfin qu’elle ne reviendra pas et que c’est elle qu’on vient d’enterrer sous mes yeux.

Vous voyez, je retombe toujours dans mon déchirement. Voilà pourquoi je ne peux écrire presque à personne. Il y a peu de cœurs que je ne fatiguerais pas, ou que je ne ferais pas trop souffrir. Je vous parle, à vous, parce que vous êtes comme moi à moitié dans l’autre vie, et, pour le moment, j’espère avec la bienfaisante placidité que j’avais naguère, quand je n’étais pas si fatiguée d’attendre. — Mais vous aviez le corps malade. Dites-moi donc que vous êtes mieux, avant que je quitte Nohant. Vous avez une grande ressource : c’est de pouvoir vivre à l’habitude dans le monde des idées où je vois trop en poète, c’est-à-dire avec ma sensibilité plus qu’avec mon raisonnement. Vous avez une lucidité soutenue dans ce monde-là, il me semble. C’est là qu’il faudrait pouvoir toujours regarder, sans préoccupation des soucis inévitables de la vie matérielle, des devoirs qui excèdent quelquefois nos forces, et sans ces déchirements d’entrailles que rien ne peut apaiser. C’est une loi providentielle à coup sûr que la tendresse folle des mères ; mais la Providence est bien dure à l’homme, à la femme surtout. Cher ami, adieu ; je suis à vous de cœur et d’esprit.

G. SAND.
  1. Terre et Ciel, par Jean Reynaud.