Correspondance 1812-1876, 5/1870/DCCXIX

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DCCXIX

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 9 janvier 1870.


J’ai eu tant d’épreuves à corriger, que j’en suis abrutie. Il me fallait cela pour me consoler de ton départ, troubadour de mon cœur.

On continue à abîmer ton livre. Ça ne l’empêche pas d’être un beau et bon livre. Justice se fera plus tard, justice se fait toujours. Il n’est pas arrivé à son heure apparemment ; ou plutôt, il y est trop bien arrivé : il a trop constaté le désarroi qui règne dans les esprits ; il a froissé la plaie vive ; on s’y est trop reconnu.

Tout le monde t’adore ici, et on est trop pur de conscience pour se fâcher de la vérité : nous parlons de toi tous les jours. Hier, Lina me disait qu’elle admirait beaucoup tout ce que tu fais, mais qu’elle préférait Salammbô à tes peintures modernes. Si tu avais été dans un coin, voici ce que tu aurais entendu d’elle, de moi et des autres :

« Il est plus grand et plus gros que la moyenne des êtres. Son esprit est comme lui, hors des proportions communes. En cela, il a du Victor Hugo, au moins autant que du Balzac ; et il est artiste, ce que Balzac n’était pas. — Il n’a pas encore donné toute sa voix. Le volume énorme de son cerveau le trouble. Il ne sait s’il sera poète ou réaliste ; et, comme il est l’un et l’autre, ça le gêne. — Il faut qu’il se débrouille dans ses rayonnements. Il voit tout et veut tout saisir à la fois. — Il n’est pas à la taille du public, qui veut manger par petites bouchées, et que les gros morceaux étouffent. Mais le public ira à lui, quand même, quand il aura compris. — Il ira même assez vite, si l’auteur descend à vouloir être bien compris. — Pour cela, il faudra peut-être demander quelques concessions à la paresse de son intelligence. — Il y a à réfléchir avant d’oser donner ce conseil. »

Voilà le résumé de ce qu’on a dit. Il n’est pas inutile de savoir l’opinion des bonnes gens et des jeunes gens. Les plus jeunes disent que l’Éducation sentimentale les a rendus tristes. Ils ne s’y sont pas reconnus, eux qui n’ont pas encore vécu ; mais ils ont des illusions, et disent : « Pourquoi cet homme si bon, si aimable, si gai, si simple, si sympathique, veut-il nous décourager de vivre ? » — C’est mal raisonné, ce qu’ils disent, mais, comme c’est instinctif, il faut peut-être en tenir compte.

Aurore parle de toi et berce toujours ton baby sur son cœur ; Gabrielle appelle Polichinelle son petit, et ne veut pas dîner s’il n’est vis-à-vis d’elle. Elles sont toujours nos idoles, ces marmailles.

J’ai reçu hier, après ta lettre d’avant-hier, une lettre de Berton, qui croit qu’on ne jouera l’Affranchi que du 18 au 20. Attends-moi, puisque tu peux retarder un peu ton départ. Il fait trop mauvais pour aller à Croisset ; c’est toujours pour moi un effort de quitter mon cher nid pour aller faire mon triste état ; mais l’effort est moindre quand j’espère te trouver à Paris.

Je t’embrasse pour moi et pour toute la nichée.