Correspondance de Victor Hugo/1821

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1821.


À Monsieur Pinaud.


28 mars 1821.
Monsieur,

Vos lettres sont si précieuses pour moi qu’un de mes grands regrets est de ne pouvoir vous écrire plus souvent afin de recevoir plus fréquemment de vos aimables réponses. Mais je n’ai, malheureusement pour moi, pas autant de loisirs que de bonne volonté ; ce qui, en me privant d’un plaisir que j’apprécie tant, a bien aussi son avantage, celui de vous sauver d’une importunité.

Vous avez peut-être été étonné, monsieur, que mon frère Eugène n’ait pas répondu à l’appel que vous lui aviez fait avec tant de bienveillance. Cependant, croyez que sa mauvaise santé seule a pu l’empêcher de descendre dans la lice où vous vouliez bien presque lui promettre une victoire. Il lui a été bien pénible de renoncer à la fois au plaisir de célébrer l’illustre Malesherbes et à l’honneur de concourir pour vos belles couronnes.

Pour moi, monsieur, à qui ces couronnes ont été accordées avec une indulgence qui me confond autant qu’elle m’honore, je tâche de devenir moins indigne de la distinction que l’Académie a bien voulu me décerner en m’admettant si jeune au nombre de ses maîtres. Cette faveur signalée et si peu méritée m’encourage beaucoup et m’oblige à beaucoup. Je le sens avec crainte, en vous envoyant une ode nouvelle sur l’épouvantable trahison de Quiberon[1]. Elle a été faite pour l’Académie ; aussi me suis-je toujours refusé à la laisser imprimer et ai-je même toujours empêché qu’on en insérât des strophes détachées dans les journaux. J’ai voulu qu’elle entrât entièrement inédite dans votre Recueil, si toutefois (et je serais heureux qu’il en fût ainsi) vous jugez que ce morceau puisse être lu à votre brillante séance du 3 mai, sans trop la déparer.

Permettez-moi, monsieur, à propos de la séance du 3 mai, de vous parler un peu du concours. Je prends la liberté de recommander à votre attention spéciale et éclairée une Ode sur les troubles actuels de l’Europe[2], une élégie intitulée Symétha[3], une autre élégie, le Convoi de l’Émigré[4] qui toutes me paraissent offrir du talent. Je serais heureux que ces ouvrages obtinssent des distinctions quelconques ; j’en serais plus heureux encore que leurs auteurs, à cause de l’affection que je leur porte. Il m’a semblé aussi voir beaucoup d’esprit dans un discours sur les genres classique et romantique qui porte pour épigraphe : Rien de nouveau sous le soleil, et de jolis vers dans un poëme sur l’enfance d’Henri IV.

Pardonnez-moi, monsieur, ma confiance en vous recommandant mes amis ; je sais par expérience que lorsqu’on s’adresse à votre justice, vous êtes toujours prêt à répondre avec votre indulgence. Un observateur a dit que lorsque les affections sont grandes, les lettres sont longues. J’espère donc que vous excuserez la longueur de celle-ci, car vous devez connaître le profond et inaltérable attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble serviteur.

Victor.-M. Hugo.

Mon adresse est changée. Je demeure maintenant rue de Mézières, n° 10 (faubourg Saint-Germain). M. Soumet me charge de le rappeler à votre souvenir ; mais un poëte tel qu’Alexandre Soumet n’a besoin d’être rappelé au souvenir de personne.


Monsieur le comte Alfred de Vigny,
au 5e régiment de la Garde Royale, Rouen.


[21 avril 1821.]

Votre lettre est du 18, Alfred, et je vous réponds le 21 ! Trois jours seulement nous séparent et ces trois jours sont comme trois ans ; qu’importent les distances, la séparation est tout. Trente lieues qui nous empêchent de nous voir nous séparent autant que mille. Il faut être auprès de ses amis pour jouir d’eux. Dès qu’on est éloigné, calcule-t-on le plus ou le moins ? Aussi, mon cher ami, la proximité du lieu de votre exil ne me console-t-elle de votre absence qu’en ce que vous serez plus tôt revenu. Du reste, il suffit que nous ne soyons plus ensemble pour que je sois triste, et je vous assure que je plaindrais ceux qui vivraient après vous si le soleil qui se lèvera sur votre tombeau n’est pas plus brillant que l’ami qui reste après votre départ n’est joyeux[5].

Votre lettre m’a trouvé ici, accablé, fatigué, tourmenté, et ce qui est plus que tout cela, ennuyé ; vous concevez combien je l’ai sentie vivement et quel bonheur elle a été pour moi ; je l’ai relue mot par mot comme un mendiant compte pièce à pièce la bourse d’or qu’il a trouvée. J’ai vu avec un vif plaisir que vous pensiez encore à moi, puisque vous m’écriviez, et que vous faisiez aussi mieux que de penser à moi, puisque vous faisiez des vers. Cependant cela m’a encore plongé dans le supplice de Tantale ; quoi ! il n’y a que trente lieues qui nous séparent, et ces vers, je ne les entendrai pas ! Pourquoi donc avons-nous des pieds et non des racines, si nous sommes fixés comme de misérables plantes à un point que nous ne pouvons quitter ? Pourquoi donc nos désirs, nos volontés, nos affections sont-ils si loin de nous, si nous sommes condamnés à ne jamais les suivre ! Mon bon ami, résolvez la question et je vous en ferai encore, car le vase des dégoûts est inépuisable.

Il paraît que vous avez pris, ce mois-ci, toute l’inspiration pour vous seul, car je n’en ai pu avoir un seul moment. Je n’ai rien fait. Le gouvernement m’a demandé sur le baptême du duc de Bordeaux des vers, que je ne ferai pas si cet état d’impuissance continue. Vous êtes heureux, vous, Alfred, vous ne frappez jamais en vain sur le rocher, et quand vous avez produit quelques centaines de vers admirables, vous les appelez des lignes, pour consoler ceux de vos amis qui ne peuvent même pas enfanter des lignes qu’ils appelleraient des vers. J’avais pourtant commencé un roman qui m’amusait[6], sauf l’ennui de l’écrire ; puis cette invitation pour le baptême est survenue, puis des tracasseries à propos de la jonction du Conservateur littéraire et des Annales. — J’ai tout laissé là.

Jules[7] est encore dans l’incertitude, Soumet fait des vers superbes, Pichat[8] cherche son manuscrit, Émile[9] nous promet toujours le Fou du Roi, Gaspard[10] rit à Versailles, Rocher[11] pleure à Grenoble près de son père dangereusement malade, Saint-Valry[12] fait ses Pâques à Montfort ; tous vous aiment, tous vous embrassent, mais pas plus tendrement que moi.

Il est bien pénible, Alfred, de ne communiquer que par lettre. Me voilà, faute de papier, impérieusement forcé de finir. Est-ce donc bien la peine de remuer sa plume pour s’envoyer des idées sans réponses, pour surprendre par des réflexions tristes les pensées peut-être riantes de son ami, comme deux instruments qui se répondent de loin sur des airs différents parce que l’éloignement empêche ceux qui en jouent de s’accorder. Adieu, je vous embrasse, honteux de vous dire si peu de chose et fatigué d’avoir écrit tant de mots.

Les séances d’Abel aux Bonnes Lettres[13] ont beaucoup de succès. Je n’ai rien lu ni fait lire depuis Quiberon. J’ai reçu de M. de Chateaubriand une lettre charmante où il me dit que cette ode l’a fait pleurer ; je vous répète cet éloge, mon ami, parce qu’il vous concerne aussi, vous qui avez entre les mains le procès-verbal de l’enfantement de cette œuvre[14]. Qu’est-ce, auprès de votre adorable Symétha !

Je regrette de ne pouvoir vous rendre votre charmante preuve d’amitié en signant Alfred ; mais du moins suis-je sûr, puisque vous signez Victor, que l’illustration ne manquera pas à ce nom-là.

Tout cordialement à vous.

Votre ami,
Hugo.

Abel vous répondra incessamment, il est enchanté de votre lettre. Si je vais à la Roche-Guyon[15], je n’y pourrai aller que vers le mois d’août.


Au général Hugo[16].
[28 juin 1821.]
Mon cher papa,

Nous avons une nouvelle affreuse à t’annoncer. Aujourd’hui que tout est fini et que nous sommes plus calmes, je trouverai des expressions pour te l’apprendre. Tu sais bien que maman était malade depuis longtemps. Eh bien ! hier, à trois heures de l’après-midi, après trois années de souffrances, un mois de maladie et huit jours d’agonie, elle est morte. Elle a été enterrée aujourd’hui à six heures du soir.

Notre perte est immense, irréparable. Cependant, mon cher papa, tu nous restes et notre amour et notre respect pour toi ne peuvent que s’accroître de ce qu’il ne nous reste plus qu’un seul être auquel nous puissions reporter la tendresse que nous avions pour notre vertueuse mère. Dans cette profonde douleur, c’est une consolation pour nous de pouvoir te dire qu’aucun fiel, aucune amertume contre toi n’ont empoisonné les dernières années, les derniers moments de notre mère. Aujourd’hui que tout disparaît devant cet horrible malheur, tu dois connaître son âme telle qu’elle était : elle n’a jamais parlé de toi avec colère et les sentiments profonds de respect et d’attachement que nous t’avons toujours portés, c’est elle qui les a gravés dans notre cœur. Voilà, mon cher papa, ce que cette noble mère a toujours été, même dans les plus cruels malheurs. Voilà ce qu’elle eût été encore au moment de la mort, si Dieu n’avait voulu lui en épargner les angoisses, en lui enlevant toute connaissance. Elle a expiré dans nos bras, plus heureuse que nous. Nous ne doutons pas, mon cher papa, que tu ne la pleures et la regrettes avec nous, pour nous et pour toi. Il ne nous appartient pas, il ne nous a jamais appartenu de mêler notre jugement dans les déplorables différends qui t’ont séparé d’elle, mais maintenant qu’il ne reste plus d’elle que sa mémoire pure et sans tache, tout le reste n’est-il pas effacé ?

Dans ces moments d’accablement, je ne voudrais te parler que de notre désespoir, mais il est de tristes détails auxquels il faut en venir.

Notre pauvre mère ne laisse rien, que quelques vêtements, qui nous sont bien précieux. Les frais de sa maladie et de son enterrement ont bien outre-passé nos faibles moyens, le peu d’objets de prix qui nous restaient, comme argenterie, montre, etc., ont disparu, et à quel meilleur usage pouvaient-ils être employés ? Nous avons son médecin et quelques autres dettes à payer, si tu ne peux t’en charger, nous tâcherons par la suite de les acquitter du produit de notre travail. Le mobilier qui n’est rien appartient à Abel, chez qui maman demeurait avec nous, ne pouvant payer elle-même de loyer. Tout notre but, mon cher papa, est de cesser d’être à ta charge le plus tôt possible. Nous allons, si telles sont tes intentions, nous hâter d’achever notre droit, que la maladie de maman nous avait fait suspendre pendant quelque temps. Nous gagnerons quelque peu de chose par nous-mêmes, afin de t’alléger le fardeau. Au reste, viens, si tu le peux, ou veuille nous mander tes intentions.

Adieu, mon cher papa, je t’embrasse au nom de mes frères abîmés comme moi dans la douleur.

Ton fils soumis et respectueux,
Victor.

Eugène n’est pas dans le cas de t’écrire, je joins mes prières à celles de Victor pour t’engager à venir, ou à charger quelqu’un de faire connaître tes intentions pour mes frères. En attendant ils restent chez moi dans le logement que nous avons occupé avec maman et tu peux me charger de leur continuer des soins qui, s’ils ne remplacent pas la perte de ma mère, serviront du moins à alléger leur douleur.

A. Hugo[17].
À Monsieur le comte Jules de Rességuier[18], à Toulouse.
Juillet 1821.
Monsieur et bien cher confrère,

Les journaux vous ont peut-être appris mon affreux malheur. J’ai perdu ma mère.

Depuis longtemps j’aurais à me reprocher de n’avoir pas répondu à toutes vos honorables marques d’amitié, sans la maladie, sans la mort qui nous l’ont enlevée. Vous n’avez pas connu, monsieur le comte, cette noble mère, dont je ne vous parle pas parce que je n’en saurais parler dignement, mais je ne doute pas que vous ne partagiez ma douleur, et vous me plaindrez beaucoup si vous me plaignez comme je vous aime.

Votre cordialement dévoué serviteur et confrère,

Victor-M. Hugo.


À Monsieur Pinaud.
[14 juillet 1821.]
Monsieur et cher confrère,

Ce qui m’a empêché de répondre jusqu’ici à votre honorable lettre, ce sont de longues inquiétudes, suivies du plus affreux malheur, d’un malheur dont les journaux vous ont peut-être instruit, malheur qui n’a de consolations que dans le ciel et d’espérance que dans la mort. Après une longue maladie, ma mère est morte dans mes bras. Si vous m’aimez un peu, monsieur, plaignez-moi et veuillez croire, en excusant la brièveté de cette douloureuse lettre, à la reconnaissance et à l’attachement éternel de votre très humble et très obéissant serviteur et confrère.

Victor-M. Hugo.

J’espère dans quelque temps avoir assez de force pour vous en écrire plus long. Je vous remercierai alors du jeton que vous avez bien voulu me faire remettre par M. Hocquart. M. Soumet et mon frère se rappellent à votre

bon souvenir.
À Monsieur Foucher.
Dreux, 20 juillet 1821.
Monsieur,

J’ai eu le plaisir de vous voir aujourd’hui ici même, à Dreux, et je me suis demandé si je rêvais. Je ne crois pas que vous m’ayez vu, j’ai pris du moins mille soins pour que cela ne fût pas ; cependant comme il serait possible que vous me rencontrassiez de manière ou d’autre ces jours-ci, et que ma présence ici fût diversement interprétée, je crois convenable et loyal de vous en avertir et de vous envoyer ci-incluse une lettre qui vous montrera combien elle est naturelle. Le motif de la vôtre ne l’est sans doute pas moins ; il ne nous reste qu’à nous étonner du plus bizarre de tous les hasards.

M. de Tollry, que je suis venu voir à la campagne qu’il habitait depuis quelques semaines entre Dreux et Nonancourt, étant parti avant-hier pour Gap, je suis venu loger à Dreux dans une auberge, n’ayant pas cru devoir accepter l’offre hospitalière de plusieurs habitants de cette ville, qui connaissaient mon nom, mais que je n’avais pas l’honneur de connaître. J’étais donc ici, cherchant des monuments druidiques et n’en trouvant pas, grimpant sur les ruines où je me suis même légèrement foulé le bras et vivant en somme assez tristement, quand j’ai été surpris par votre présence, qui aurait été pour moi un vrai bonheur, si je n’avais senti tout de suite dans quelle situation délicate elle me mettait. Je vous écris donc sans détour pour vous donner une preuve de candeur et vous informer en même temps de ce que je fais pour vous délivrer du déplaisir que vous cause sans doute ma présence involontaire.

J’attendais ici un de mes amis qui devait me mener à sa terre de La Roche-Guyon[19], je lui écris qu’il ne vienne pas et qu’une affaire indispensable m’oblige de retourner à Paris. Je serais même parti dès ce soir, vous auriez toujours ignoré ma présence ici, si je n’avais accepté d’obligeantes invitations qui me retardent quelques jours encore. J’écris encore à Paris pour y annoncer mon très prochain retour, qui ne pourra d’ailleurs pas nuire à mes affaires.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que je n’ai quitté Paris qu’avec beaucoup de répugnance. Le désir que vous m’aviez montré de me voir absent quelque temps a beaucoup contribué à me décider. Votre conseil a singulièrement tourné. Permettez-moi, monsieur, de vous en remercier un peu, car je ne puis m’affliger de cette rencontre que parce qu’elle vous déplaît sans doute.

Ne vous gênez nullement à cause de moi, j’en serais désespéré. Je sortirai le moins possible, et dans le cas où j’aurais l’honneur de vous rencontrer, je tâcherai de vous éviter, comme je l’ai fait aujourd’hui avec succès. Si cependant j’étais contraint, par la proximité ou quelque autre circonstance, de vous aborder, j’ose croire que Paris serait oublié à Dreux. Vous apprécierez cette démarche et tout ce que je fais. Je désire que vous soyez convaincu de ma loyauté, je le suis, moi, de votre bienveillance.

Tout bien considéré, je crains de ne pouvoir partir avant jeudi prochain, cependant je ne suis sûr de rien, que de ma ferme volonté. J’ignore par quel moyen je vous ferai parvenir cette lettre, le bon Dieu y pourvoira.

Adieu, monsieur, ayez confiance en moi. Mon désir est de vivre digne de l’admirable mère que j’ai perdue ; toutes mes intentions sont pures. Je ne serais pas franc si je ne vous disais que la vue inespérée de Mlle votre fille m’a fait un vif plaisir. Je l’aime de toutes les forces de mon âme, et dans mon abandon complet, dans ma profonde douleur, il n’y a que son idée qui puisse encore m’offrir de la joie.

Pour vous, monsieur, vous connaissez les vifs sentiments et l’entier dévouement avec lequel j’ai l’honneur d’être

Votre très humble serviteur,
Victor-M. Hugo[20].


À Monsieur le comte Alfred de Vigny,
officier au 5e régiment de la Garde Royale, à Rouen.
20 juillet 1821.

Vous ne vous doutez guère, mon bon Alfred, d’où cette lettre est écrite ; je suis à Dreux ! c’est-à-dire assez près de vous, sans pouvoir toutefois être avec vous. Or, voici comment il se fait que ma machine fatiguée et épuisée soit maintenant dans ce vieux pays des Druides. Un de mes amis, qui va partir pour la Corse et habite momentanément une villa entre Dreux et Nonancourt, m’a demandé quelques jours de mon temps, que je n’ai point refusés, vu l’imminence de son départ.

Me voilà donc ici depuis hier, visitant Dreux, et me disposant à prendre la route de Nonancourt.

J’ai fait tout le voyage à pied, par un soleil ardent et des chemins sans ombre d’ombre.

Je suis harassé, mais tout glorieux d’avoir fait vingt lieues sur mes jambes ; je regarde toutes les voitures en pitié ; si vous étiez avec moi en ce moment, jamais vous n’auriez vu plus insolent bipède. Quand je pense qu’il faut à Soumet un cabriolet pour aller du Luxembourg à la Chaussée-d’Antin, je serais tenté de me croire d’une nature supérieure à la sienne, comme animal. Cette expérience m’a prouvé qu’on peut marcher avec ses pieds.

Je dois beaucoup à ce voyage, Alfred : il m’a un peu distrait. J’étais las de cette triste maison. Je suis seul ici, mais n’étais-je pas seul aussi là-bas ? Il y a seulement quelque chose de plus matériel dans mon isolement.

J’ai passé à Versailles une journée avec notre bon Gaspard[21]. Vous lui avez écrit ; peut-être m’avez-vous écrit aussi, et votre lettre est-elle arrivée à Paris pendant mon absence, m’apportant une joie pour mon retour ? Je me complais dans cette idée. J’espère que vous n’aurez pas oublié les beaux vers que vous m’avez promis. Cher Alfred, vous êtes heureux et poëte ; moi je végète.

Il n’y a ici d’autres ruines que celles du château de Dreux ; je les ai visitées hier soir et, ce matin, je les visiterai encore, ainsi que le cimetière. Ces ruines m’ont plu. Figurez-vous, sur une colline haute et escarpée, de vieilles tours de cailloux noyés dans la chaux, décrénelées, inégales, et liées ensemble par de gros pans de mur où le temps a fait encore plus de brèches que les assauts.

Au milieu de toutes ces pierres, des blés et des luzernes ; et au-dessus de tout, un télégraphe, à côté duquel on construit la chapelle funèbre des d’Orléans.

Cette chapelle blanche et inachevée contraste avec la forteresse noire et détruite ; c’est un tombeau qui s’élève sur un palais qui croule. Du pied de la tour télégraphique, on voit dans le vallon de l’Ouest des croix de bois, des pierres ruinées et, debout, des touffes d’arbres ; c’est le cimetière. Dans le vallon de l’Est, c’est la ville. Aussi les deux vallées sont différemment peuplées. Il n’y a aucun monument druidique ; Dreux a donné son nom aux Druides, et ils ne lui ont point laissé de vestiges. J’en suis fâché pour eux, pour la ville, et pour moi.

Les bords d’une petite rivière où je me suis baigné hier en arrivant sont très frais ; je m’y promenais tout à l’heure sous les trembles et les bouleaux, et je pensais à tous nos amis qui sont ensemble dans la grande ville et nous oublient peut-être entre eux.

Mais vous, Alfred, qui êtes seul comme moi, vous pensiez à moi, n’est-il pas vrai ? pendant que je songeais à vous dans ma tristesse et mon abandon.

Adieu, cette lettre est pour vous donner signe de vie et vous montrer que vous avez un ami qui s’exerce à rejouer avec le malheur, qui pense comme un homme et qui marche comme un cheval.

Je vous embrasse cordialement, portez-vous bien et écrivez-moi.

Votre ami dévoué,
Victor.


Monsieur Foucher,
chevalier de la Légion d’honneur, Hôtel des Conseils de guerre[22].
Monsieur,

Je vous envoie le seul ouvrage de Walter Scott que nous ayons en ce moment. Votre billet m’a fait un vif plaisir. Vous pouvez garder ces livres jusqu’à mon retour (qui sera dans 8 ou 10 jours[23]) car ils nous appartiennent. J’aurai l’honneur de vous en envoyer d’autres d’ici à mardi, jour de mon départ.

L’avenir, comme vous le dites fort bien, est très sombre ; en cas de révolution, je ne sais ce que je deviendrais. Je me reproche même de ne pas vous avoir montré la lettre que j’ai reçue il y a six mois, une menace de guillotine en vers, qui prouve sinon de l’esprit, du moins de l’animosité.

Je ne sais comment je l’ai méritée. Je vous l’envoie, parce que je ne vous ai entretenu jusqu’ici que de mon avenir en beau, il faut vous montrer également le revers de la médaille.

Dans un cas de révolution et de bouleversement, vous devez penser que je n’entraînerais personne dans mon malheur ; je serais consolé si ma conduite me méritait l’estime de celle que j’aime par-dessus tout, la vôtre, et celle des amis et ennemis.

Je serai toujours le même et mon attachement filial pour vous ne changera pas davantage.

Votre dévoué,
Victor.


À Monsieur Foucher[24].


Montfort-l’Amaury, 3 août 1821.
Monsieur,

C’est de dix lieues que je vous écris[25], affligé de ne pouvoir que vous écrire, dans un moment où j’aurais tant de choses à vous dire. Je sens qu’on dit plus en un quart d’heure de conversation qu’en douze pages de lettres. Vous avez pu savoir combien la rotation du ministère avait reculé quelques-unes de mes espérances[26]. Croyons que cette crise ne sera que momentanée et que les royalistes reprendront bientôt l’influence qu’ils doivent naturellement avoir dans les affaires de la royauté. Dans la lésion de tant de grands intérêts, le naufrage de mon intérêt particulier n’eût été rien pour moi s’il n’eût nui qu’à moi ; mais mon intérêt touche maintenant de bien près à un intérêt bien autrement cher, bien autrement précieux, et voilà pourquoi je veux en prendre soin. Rien n’est désespéré, et un petit échec n’abat pas un grand courage. Je ne me dissimule ni les incertitudes, ni même les menaces de l’avenir ; mais j’ai appris d’une mère forte qu’on peut maîtriser les événements. Bien des hommes marchent d’un pas tremblant sur un sol ferme ; quand on a pour soi une conscience tranquille et un but légitime, on doit marcher d’un pas ferme sur un sol tremblant.

Je travaille ici à des ouvrages purement littéraires, qui me donnent la liberté morale en attendant qu’ils me donnent l’indépendance sociale. Les lettres considérées comme jouissances privées, sont un bonheur dans le bonheur, et une consolation dans le malheur. Pardonnez-moi de vous en parler un peu, je leur dois tant. En ce moment même, elles m’arrachent au tourbillon du petit monde d’une petite ville pour me faire un isolement où je puis me livrer tout entier à de tristes et douces affections. À défaut de bonheur, je dois aux muses d’heureuses illusions, il me semble dans ma retraite que je suis près de deux êtres qui rempliront toute ma vie, quoique l’un vive loin de moi et que l’autre ne vive plus. Mon existence matérielle est trop vide et trop abandonnée pour que je ne cherche pas à me créer une existence idéale, peuplée de ceux qui me sont chers. Grâce aux lettres, je le puis.

Pardon : je me montre à vous tel que je suis avec mes amis les plus près de mon âme, avec des amis qui partagent mes goûts et sourient à mes rêves, mais quand j’écris à un père occupé du bonheur de sa fille, n’est-ce pas comme si j’écrivais à un poëte enfantant une idée généreuse ?

Non, quel que soit l’avenir, quels que soient les événements, ne perdons point l’espérance : l’espérance est une vertu. Faisons tout pour être heureux noblement, et si nous échouons, nous n’aurons de reproches à faire qu’au bon Dieu. Ne vous effrayez pas de l’exaltation de mes idées. Songez que je viens d’éprouver un immense malheur, que je vois mon sort mis en question, et que je ne manque pas de sérénité. Peut-être eût-il mieux valu pour Mlle votre fille qu’elle se fût attachée à un homme adroit et souple[27], prompt à tendre la main à la fortune et à demander grâce aux événements, à l’un de ces hommes commodes qui ferment les yeux devant le danger pour ne pas être contraints de le combattre et se croient heureux en somme parce qu’ils sont obscurs. Cependant un tel homme l’eût-il aimée comme elle mérite de l’être ? Y a-t-il tendresse véritable sans énergie ? Je lui présente ces questions en tremblant, parce que je sais que je ne lui offre d’autre gage de bonheur qu’un indicible désir de la rendre heureuse. Si l’enthousiasme de mon affection l’épouvante, c’est qu’il ne lui sera pas difficile de m’oublier. Je ne force personne à m’aimer ; mais quand on m’aime, je reçois un peu d’amour avec une inexprimable reconnaissance. Ces réflexions n’ont rien d’affligeant pour elle ; je me verrais effacé de son souvenir, qu’elle ne serait ni moins pure, ni moins généreuse à mes yeux. Je croirais seulement qu’elle a trouvé un plus digne, et je m’avoue à moi-même que ce n’est pas difficile. — Néanmoins je crois fermement à sa constance, parce que je veux croire au bonheur.

Je serai de retour dans huit ou dix jours. Mon père doit venir à Paris vers la mi-août. Vient-il en ami ou en ennemi ? Qu’il vienne toujours, nous l’attendons les bras ouverts, car il sera pour nous un père, tant qu’il voudra l’être. J’ai eu quelques jours avant mon départ une vision de mauvais augure. Une femme dont le nom ne souillera pas ma plume, la demi-sœur de mon malheureux père, la femme des scellés de 1814[28], s’est rencontrée sur mon passage. Ce mauvais génie de la vie de ma noble mère et de notre enfance a osé me parler, et ce qui m’étonne, c’est que j’ai entendu sa voix, sans que tout mon sang ait jailli de mes veines. Est-il bien vrai que je sois encore mineur ? — Pardon encore, monsieur, de tous mes amis, vous êtes le seul avec lequel je puisse m’épancher ainsi.

Cette lettre se ressent beaucoup du désordre de mes idées. Comme je vous informe de tout ce qui m’arrive de bien et de mal, je dois vous parler d’un honneur qui m’a été donné ces jours derniers, honneur qui n’est peut-être pas indiffèrent pour mon avenir. Les journaux ont pu vous apprendre que j’ai été choisi pour remettre à M. de Chateaubriand ses lettres de maître ès-Jeux Floraux. Il y avait pourtant à Paris cinq autres académiciens plus dignes que moi, dont un est son collègue à la Chambre des Pairs. N’importe, j’ai dû représenter, tout indigne que j’en suis, l’une des premières académies de l’Europe devant le premier écrivain du siècle. Mon insuffisance n’en ressortait que mieux. Ce qui me cause une joie véritable, c’est que d’après la hiérarchie académique, c’est Chateaubriand qui sera chargé de mon oraison funèbre. Je vous parle de tout cela comme un enfant égayé par un jouet. J’ai été heureux de cet incident, parce qu’il établit un nouveau rapport entre Chateaubriand et moi. Adieu, monsieur, comptez sur mon exactitude à vous instruire de tout. Les changements politiques ont remis le doute de ce côté dans mon avenir ; mais ce qui est certain, c’est que je travaille, et comme disait La Fontaine : c’est le fonds qui manque le moins.

En attendant que je vous le prouve, monsieur, veuillez croire à mon profond et inaltérable attachement.

Victor.

Mes hommages respectueux à ces dames. J’attends impatiemment votre réponse. Parlez-moi, je vous prie, d’une santé qui m’est bien chère et dont je suis inquiet. J’espère que vous excuserez ce griffonnage. Je suis très

pressé, le courrier va partir[29].
À Monsieur Pinaud.
Paris, 14 août 1821.
Monsieur et cher confrère,

Je ne me pardonnerais pas de n’avoir pas répondu plus tôt à votre lettre, à vos consolations si précieuses pour moi, si je n’avais été assez gravement indisposé et contraint d’aller passer quelques jours à la campagne, immédiatement après avoir rempli auprès de M. de Chateaubriand la commission dont vous m’aviez chargé au nom de l’Académie[30]. C’est moi, monsieur, qui vous remercie du fond de l’âme d’avoir bien voulu me la confier. Ce nouveau rapport a, en quelque sorte, resserré encore ma liaison avec l’illustre pair, et c’est une reconnaissance de plus que je vous dois.

Je vous en dois une, certes, non moins grande pour tout ce que votre lettre contient de sentiments tendres et délicats. Elle m’a vivement et profondément touché. Dans mon irréparable malheur, une amitié telle que la vôtre me console, et je m’enorgueillis de cet intime rapport de nos âmes qui fait que nous nous aimons sans nous être vus, que nous nous devinons sans nous être parlé. Si jamais vous éprouvez (ce qu’à Dieu ne plaise) quelque grande douleur personnelle, je vous souhaite un ami qui vous ressemble, car je ne puis me comparer à vous que par l’affection que je vous porte.

M. de Chateaubriand a reçu son diplôme avec toute la grâce possible et m’a dit qu’il écrirait à l’Académie pour la remercier. Tous les amis des lettres félicitent l’Académie de cette glorieuse acquisition. S’il faut l’avouer, elle m’a semblé, comme à vous, un peu tardive.

Adieu, monsieur et bien cher ami. Je crois assez en votre indulgence pour vous envoyer cette illisible lettre. J’ai voulu vous écrire dès que j’ai pu tenir la plume. Je suis encore faible et n’ai de force qu’à vous aimer.

J’ai l’honneur d’être, avec la plus profonde estime et le plus entier dévouement, votre très humble et très obéissant serviteur et confrère.

Victor.-M. Hugo.
À Monsieur Foucher[31].
La Roche-Guyon, 20 août [1821].

Je viens enfin, monsieur, d’arracher mon départ pour demain matin[32]. Je ne puis plus longtemps rester éloigné de Paris. Comment ! cette indisposition se prolongera encore jusqu’à la fin de la semaine prochaine[33] ! Je comptais, en ouvrant votre lettre, sur l’annonce d’un rétablissement complet, et quoique votre sérénité éloigne toute idée de danger, l’idée des souffrances et de l’ennui qu’elle éprouve sans doute suffit pour m’affliger vivement. Que je la plains, mais que je suis plus à plaindre qu’elle ! Il est encore si doux, quand nous souffrons, de penser qu’un autre être s’exagère nos douleurs et se fait des tourments de nos peines, je voudrais être au lit, je serais heureux d’être épuisé, mourant, si je croyais que mon agonie excitât en elle le quart de la tendre compassion que son indisposition fait naître en moi. Ici, quels plaisirs puis-je goûter ? Dix-huit lieues me séparent d’elle, et elle est malade.

Je ne dirais point tout cela à un intermédiaire, s’il n’était son père. Et, d’ailleurs, elle ne doit pas ignorer qu’ici, comme partout, son souvenir est la seule compagnie qui puisse me consoler de son absence, que sa pensée me suit dans le parc, dans les ruines, dans les tourelles, dans ma grande, gothique et magnifique chambre, qu’elle est présente à toutes mes promenades, à toutes mes rêveries, et qu’au milieu des inquiétudes multipliées qui m’assiègent, sa santé est devenue ma seule inquiétude.

Au reste, ces immenses salons dorés, ces vastes terrasses et par-dessus tout, ces grands laquais obséquieux me fatiguent. Je n’ai ici d’autre attrait que la colline boisée, les vieilles tours, et avant tout la société charmante de cet aimable duc de Rohan, l’un de mes amis les plus chers et les plus dignes d’être noblement aimés. Je le quitte bien vite. Mais il est heureux. Quel besoin a-t-il de moi, qui ne le suis pas ?

Tous mes amis, tous ceux qui veulent bien s’embarrasser de je ne sais quelles altérations de ma santé, me conseillent le séjour de la campagne. Ils ignorent que je ne vis pas, loin de Paris.

J’ai peu travaillé ici, j’avais tant de choses à voir et si peu de temps à rester ! Mais j’ai recueilli une foule d’impressions, de ces impressions fécondes qui ouvrent de nouvelles carrières aux idées. Il y a ici une chapelle taillée dans le roc — je ne saurais vous dire ce qu’on éprouve sous cette voûte, jamais les cérémonies de l’église ne m’ont paru plus belles ; jamais l’émotion religieuse ne m’a pénétré plus profondément.

Mme la duchesse de Berry, qui est à Rosny, doit venir visiter le château dans quelques jours. M. de Rohan voudrait me retenir au moins jusque là, mais je me défie de sa bienveillance. Je ne veux pas que ma position particulière m’expose à devenir le client d’un homme dont ma situation sociale me permet d’être l’ami. J’aime le duc de Rohan pour lui, pour sa belle âme, pour ses nobles manières, mais non pour les services matériels qu’il peut me rendre.

Je partirai donc demain 26 à 6 heures du matin, quand vous recevrez cette lettre, j’approcherai de la ville des soucis. J’irai sans doute me promener demain soir au Luxembourg, je serais bien heureux, si je vous y rencontrais, d’avoir des nouvelles toutes fraîches de notre bien-aimée malade. Nous causerions aussi du noble Vte de Chateaubriand.

Adieu, monsieur, j’ai encore 3 ou 4 réponses à faire avant le dîner et aucune ne sera aussi longue que celle-ci, je vous quitte bien à regret et en vous remerciant de votre aimable lettre.

Votre dévoué pour la vie,
Victor.

Mes hommages respectueux à ces dames. Je suis bien venu à la Roche-Guyon avec un compagnon de voyage, ami commun entre le duc et moi ; mais ce n’est point M. l’abbé Davaux[34], que je n’ai point vu dans ce château, d’ailleurs très solitaire, comme M. de Rohan me l’avait promis[35].


À Madame Faucher[36].

Il existe rue de Mézières, n° 10, une manière de pestiféré auquel ces dames font subir, sans s’en apercevoir, des quarantaines, dont il ne s’aperçoit, lui, que trop. Cet importun croit se rappeler qu’il a été définitivement convenu qu’il aurait l’honneur de conduire dimanche 21 octobre ces dames au jardin ducal de Monceaux. C’est pourquoi le susdit pestiféré étant parvenu à trouver une mauvaise plume dans l’inextricable chaos de son logis déménagé, s’est mis à écrire sur ses genoux cet illisible billet, afin de supplier ces dames de vouloir bien lui faire dire à quelle heure il doit être dimanche à leurs ordres. Il pense que ces dames n’ont pas oublié leur promesse ; si pourtant cela contrariait quelque nouvel engagement, soit bal, dîner, ou spectacle, il retirerait humblement sa requête, car il préfère les plaisirs de ces dames aux siens et n’ose se flatter que sa seule compagnie puisse les dédommager de quelque sacrifice. Il se permettra toutefois de faire observer à ces dames que c’est pour la troisième ou quatrième fois que la promenade projetée serait remise, et qu’avant peu, si elles jugeaient à propos de la retarder encore, les frimas et les tempêtes se chargeraient de leur trouver des excuses plausibles pour s’en dispenser tout à fait.

Dans le cas où ces dames auraient oublié le nom du pestiféré en question, elles le reconnaîtront peut-être à l’indéchiffrable griffonnage dans lequel il leur présente ses respects, et sans doute au titre, qui lui est bien cher, du plus dévoué de leurs serviteurs.

V.-M. H.

Le pestiféré espère que tout le monde se porte bien.

Il envoie quelques livres pour monsieur Foucher et des morceaux de terre qui lui ont l’air d’appartenir au fourneau.

Si ces dames ont sous la main les livres que monsieur Foucher a lus, elles peuvent en charger la porteuse de ce billet.

Ce vendredi[37].


Monsieur Trébuchet, chef du secrétariat et des archives
de la Préfecture, Nantes.
30 octobre 1821.
Mon bon oncle,

Il y a bien longtemps que je me propose de vous écrire pour revendiquer notre Adolphe. Maintenant que cet insipide déménagement est à peu près terminé[38], je peux vous annoncer que notre quatrième frère logera, avec Eugène et moi, au second étage de la maison dont nous habitons le rez-de-chaussée et le premier. Notre nouvel appartement se compose de deux belles chambres à cheminée, et la location annuelle n’est que de 200 francs. Abel habite un troisième dans la rue voisine, en sorte que c’est encore presque comme s’il demeurait avec nous. Son logement est plus grand que le nôtre ; aussi servira-t-il à recevoir nos amis cet hiver. Adolphe les retrouvera tous, ici, aussi pleins d’affection pour lui que nous ; ils nous ont souvent parlé de lui, ont conservé de son esprit et de son amabilité le souvenir le plus agréable, et attendent son retour avec une impatience dont je ne vous parle pas, mon cher oncle, car vous ne pouvez la partager, et, cependant, sous ce rapport-là, je suis comme eux.

Le jour où notre excellent Adolphe arrivera sera pour moi un jour bien heureux, et j’en ai si peu qu’en vérité, j’ai le droit de les compter. Celui où je pourrai également vous voir, mon bien cher oncle, sera aussi, certes, l’un des plus beaux et déjà est l’un des plus désirés de ma vie. Espérons qu’il arrivera bientôt, et que la main divine, qui nous a privés de notre mère bien-aimée, ne nous tiendra pas longtemps séparés de notre bon et cher oncle.

Permettez-moi, mon cher oncle, de réclamer, au milieu de vos occupations, une lettre pour nous qui nous annonce la prochaine arrivée de cet Adolphe dont nous sommes jaloux de ne pas être la première famille. Ma bonne mère l’aimait autant que nous ; nous ne demandons pas à son père la même faveur, car nous sommes loin d’en être aussi dignes.

Nous avons lu avec un extrême intérêt tout ce que vous avez bien voulu nous envoyer, et ce surtout où nous avons reconnu votre plume exercée. Je compte vous écrire incessamment à ce sujet une longue lettre que les affaires de mon déménagement et mille autres incidents m’ont empêché de rédiger. Je vous dirai seulement que j’ai communiqué votre article sur les antiquités de la Bretagne à des savants, qui n’ont pas été moins frappés des recherches scientifiques que du talent littéraire de l’auteur.

Adieu, mon bon oncle, je vous quitte bien à regret : mais les affaires viennent toujours à la traverse des plaisirs. Je vous embrasse et vous prie de me croire pour la vie votre neveu dévoué,

Victor.

Mes frères me chargent de vous exprimer leur respectueux attachement. Mille amitiés à votre chère famille.

Adolphe, fais vite tes paquets[39] !
Monsieur le comte Jules de Rességuier, à Toulouse.
7 novembre 1821.
Monsieur le comte et bien cher confrère,

Je serais trop honteux pour oser encore vous écrire, si ma conscience n’était apaisée par tous les embarras qui m’ont jusqu’ici empêché de répondre à votre tendre et aimable lettre. Il faut me plaindre pour toutes les douleurs que j’ai éprouvées et tous les ennuis qui m’ont assailli. Pourquoi faut-il qu’après les grandes souffrances de l’âme viennent encore une foule de petits chagrins insipides, de mesquines contrariétés qui ne permettent même pas de se reposer dans le désespoir ? J’ai eu bien des dégoûts de ce genre, mon cher et excellent ami (permettez-moi de réclamer ce titre que vous m’avez donné et qui m’est bien précieux) ; j’ai passé par tous les degrés de cette grande échelle du malheur, et cependant jamais, dans les peines les plus vives comme dans les soucis les plus monotones, je n’ai songé sans une véritable douceur aux consolations de votre amitié, que je mérite si peu et à laquelle je tiens pourtant comme si je la méritais. Les peines domestiques, les affaires de famille tourmentent et aigrissent depuis six mois une plaie qui saignera longtemps. Vous, mon bien-aimé confrère, qui n’avez pas connu ma noble et admirable mère, vous ignorez tout ce que j’ai perdu, mais vous ne pouvez rien imaginer qui ne soit au-dessous de la vérité.

Je pense que vous ne m’en avez pas voulu un seul instant de ce long silence. Vous êtes si bon, votre indulgence est si délicate et si généreuse que je ne me serais pas justifié, si cette justification n’eût été un épanchement.

Je profite d’une occasion que m’offre notre cher A. Soumet pour vous faire passer avec cette lettre les trois volumes du Conservateur littéraire ; c’est un de mes exemplaires dont je vous prie d’excuser l’extérieur inculte. Je suis bien confus de la négligence qui vous a fait attendre si longtemps ces malheureux volumes. J’aurais fait cesser ce retard plus tôt, si j’étais bon à quelque chose ; mais je ne suis bon à rien, si ce n’est à vous aimer.

Vous avez sans doute fait de bien jolis vers que je ne connais pas ; si vous étiez assez bon pour m’en envoyer, j’en serais reconnaissant comme d’une faveur et touché comme d’une preuve d’amitié.

Adieu, mon cher confrère, permettez-moi de me croire et de signer

Le plus dévoué de vos amis,Victor.


Mes respectueux hommages, s’il vous plaît, à Madame la comtesse.


Monsieur Alexandre Guiraud[40]
Homme de lettres, à Limours [Aude][41].
Paris, 26 novembre [1821].

Vous avez dû penser, mon cher Guiraud, que j’étais bien paresseux ou bien occupé. Je suis affligé de ces deux misères à la fois, et j’espère qu’auprès de vous la dernière excusera la première. Je voudrais, certes, que tous mes jours fussent remplis d’occupations aussi agréables que celle de vous écrire ; mais le démon chargé d’éprouver la patience des hommes en a disposé autrement. Hormis quelques moments heureux, celles de mes heures qui ne sont pas marquées par des peines sont assaillies par toutes les insipidités de la vie matérielle. Vous, au moins, vous pouvez vous réfugier chez vos vieux romains, et oublier les petits chagrins présents dans de grandes infortunes passées. Vous ne perdez pas au change, et dans la compagnie de ce grand passé, vous pouvez attendre en paix votre bel avenir ; mais moi, mon ami, moi qui ai si peu à espérer et tant à regretter, je n’ai point de port où fuir. Les années s’écoulent toujours, il est vrai, c’est ce qui me console ; mais en attendant, si je descends ce grand précipice de la vie, c’est dans un tonneau hérissé de clous.

J’ai cependant eu tort, et je vous en demande pardon, de ne pas vous avoir répondu plus tôt, car ma lettre aurait pu vous être utile, à cause des renseignements que vous désiriez sur le séminaire. J’espère cependant qu’il n’y a pas de temps perdu, autrement, vous me le pardonneriez, vous, mais je ne me le pardonnerais pas. Je viens au fait. Il faut, m’a-t-on dit, que votre jeune lévite obtienne d’abord de son évêque la permission d’entrer dans un séminaire autre que celui de son diocèse ; si ensuite il s’engage à s’attacher au diocèse de Paris et que ce soit un sujet distingué, il pourra obtenir un quart de bourse, une demi-bourse ou même une bourse entière au séminaire de Saint-Sulpice. Je tiens ces détails de M. le duc de Rohan qui est venu dernièrement passer quelques jours à Paris. C’est un de mes amis intimes et le seul séminariste que je connaisse d’ailleurs. Je ne suis jamais plus heureux que lorsque je puis servir un de mes amis par le moyen d’un autre. N’en déplaise à Montaigne, je crois l’amitié aussi friande que la mélancolie.

Je désire vivement, mon cher Guiraud, que ces renseignements vous suffisent et vous satisfassent. Votre Virginie[42] m’occupe beaucoup, et votre vilain décemvir ne la convoitait pas, certes, plus que moi. J’espère cependant que le vif intérêt que je lui porte ne la fera pas tuer par son père. Mes norvégiens dorment[43], attendu l’hiver, la session législative et mes affaires domestiques. Je serais bien curieux de lire cet ouvrage de prose dont vous me parlez, je ne doute pas qu’il ne soit empreint de tout votre talent. J’ai rempli toutes vos commissions auprès de nos amis qui m’ont chargé en retour de mille souvenirs pour vous. Nul doute que votre exil ne soit inspiré comme l’exil d’Apollon. Adieu, nous vous attendons bien impatiemment ainsi que vos Macchabées[44] que tout le monde admire, même les sots. C’est un beau et vrai triomphe. Adieu, revenez ou répondez-moi vite, et écrivez long.

Votre ami,
V.-M. H.[45]


À Monsieur Trébuchet[46].


Paris, 26 décembre 1821.
Mon cher et excellent oncle,

L’an dernier, à cette même époque, c’était nous qui mêlions aux souhaits et aux espérances de bonheur des paroles de consolation, maintenant c’est nous qui vous en demandons. La Providence a voulu que les deux années qui viennent de s’écouler fussent fatales à nos deux familles tour à tour et que les jours solennellement consacrés aux joies et aux félicitations ne fussent pour nous que des jours de regret et de commémoration des morts. C’est en effet, mon cher oncle, au retour de ces belles et douces fêtes de famille que ceux-là pour qui le lien de famille est rompu sentent plus vivement que jamais l’isolement de leur cœur et le vide de leur existence. C’est lorsque mille visages rayonnants vous souhaitent et vous prédisent un heureux avenir que l’on se reporte plus douloureusement que jamais vers la félicité passée, à jamais perdue et que d’autres affections remplaceront si difficilement. Hélas ! mon bon oncle, pardonnez à ce langage bien triste en un jour si riant ; comment fermer l’année qui s’achève sans songer à tout ce qu’elle a entraîné loin de nous de notre bonheur et de nos joies, sans jeter encore un regard sur tous les souvenirs doux et déchirants qu’elle emporte avec elle ?… Je crois qu’il n’est plus de bonheur pour nous, si ce n’est dans l’oubli de ce qui était notre bonheur, et cet oubli est-il possible ? Pardonnez encore, cher oncle ; à cette époque joyeuse toutes les idées lugubres que j’endormais dans la monotonie de la vie habituelle, se sont réveillées d’elles-mêmes et c’est presque malgré moi que je cède au charme pénible de vous en entretenir. Au lieu des vœux de prospérité et des promesses de bon avenir, je ne vous apporte qu’un cœur plein de tristesse et de découragement. Cependant votre sort, à vous, présente mille consolations que je n’aurais pas dû oublier, et en vous parlant comme au frère de notre mère chérie, j’aurais dû me souvenir aussi que je parlais au père d’une jeune famille, remplie d’espérance et de vertu.

Continuez, mon excellent oncle, à la voir prospérer sous vos soins et s’enrichir de vos leçons. Vous êtes digne du bonheur de la paternité, vous qui avez été si digne du bonheur conjugal. Vous avez rempli de félicité la vie de celle qui vous a été si tôt enlevée, vos enfants qui vous restent rempliront de consolation celle que vous êtes destiné à terminer doucement sur la terre au milieu d’eux pour la continuer dans le ciel dans les bras d’êtres aussi chers, de votre épouse et de votre sœur. Agréez ces vœux, ils ne peuvent manquer d’être exaucés. Qu’une nouvelle espérance survive à cette année éphémère ; mais elle ne vous abandonnera que pour se changer en bonheur éternel.

Veuillez, mon cher oncle, reporter nos souhaits ardents à toute votre chère famille que nous représentons si faiblement près de notre Adolphe, et croire à l’attachement profond et dévoué de votre neveu respectueux.

Victor-M. Hugo.

Nous vous devons mille remercîments pour vos envois obligeants, pour toutes vos délicates et paternelles attentions. Croyez que nous y sommes profondément sensibles. Nous vous remercions comme nous vous aimons[47]

  1. Quiberon, Odes et Ballades.
  2. De Joseph Rocher.
  3. D’Alfred de Vigny.
  4. De A. de Saint-Valry.
  5. « ... Le même sentiment de peine que j’ai ressenti la première fois que me vint l’idée du soleil continuant à se lever et à se coucher sur mon tombeau, me revient quand je songe que mes amis continuent vivre ensemble quand je ne suis plus parmi eux. » Lettre inédite d’Alfred de Vigny, 18 avril
  6. Han d’Islande.
  7. Jules Lefèvre, poète, hésitait encore sur la carrière à suivre. Il se fit recevoir médecin, publia des vers très appréciés du Cénacle, mais qui n’eurent pas tout le succès qu’ils méritaient.
  8. Pichat, dit Pichald, eut deux succès : Léonidas et Guillaume Tell, représentés tous deux à l’Odéon en 1825 et 1830. Il mourut en 1828.
  9. Émile Deschamps, d’abord collaborateur d’Alfred de Vigny pour Othello et Roméo et Juliette, traduisit seul plusieurs drames de Shakespeare, puis des œuvres de Schiller et de Gœthe. Ses Études françaises et étrangères firent grand bruit. Il resta jusqu’à sa mort l’ami très fidèle de Victor Hugo.
  10. Gaspard de Pons, poète, camarade de régiment d’Alfred de Vigny et ami des deux poètes.
  11. Rocher, déjà juge à Melun en 1823, délaissa bientôt la poésie pour se consacrer entièrement à la magistrature.
  12. Saint Valry (Adolphe Souillard), poète, ami très cher de Victor Hugo jusqu’en 1842 ; la politique les désunit.
  13. Société littéraire fondée en janvier 1821.
  14. Louis de Baraudin, oncle maternel d’Alfred de Vigny, avait été fusillé à Quiberon le 12 thermidor, an III. C’est peut-être le récit de cette mort qui avait inspiré Victor Hugo.
  15. Chez le duc de Rohan, qui avait invité Victor Hugo à l’aller voir. Le duc de Rohan-Chabot, ancien mousquetaire, entra dans les ordres après avoir perdu sa femme ; il connut Victor Hugo en 1820, assista en 1821 à l’enterrement de sa mère. Il crut, comme Lamennais, trouver dans ce jeune poète le chantre du catholicisme et lui témoigna dès lors une vive sympathie.
  16. Inédite.
  17. Collection Louis Barthou.
  18. Poète, mainteneur de l’Académie des Jeux Floraux depuis 1816, il collabora au Conservateur littéraire, fut l’un des fondateurs de la Muse française et devint l’ami de Victor Hugo ; il fut auditeur, puis maître des requêtes au Conseil d’État.
  19. V. Lettres à la Fiancée, page 46.
  20. {{sc|Gustave Simon.
  21. Gaspard de Pons.
  22. Inédite.
  23. Victor Hugo allait partir pour Montfort-l’Amaury, chez Saint-Valry.
  24. Bibliothèque nationale.
  25. Inédite en partie.
  26. Les ministres Corbière et de Villèle donnaient leur démission le 25 juillet ; le lendemain, Chateaubriand, alors ambassadeur à Berlin, se démettait de ses fonctions, et Victor Hugo perdait momentanément son meilleur appui.
  27. Réponse de M. Foucher, 4 août : « Un homme souple est un fort vilain hôte dans une famille. »
  28. La veuve Martin, sœur du général Hugo.
  29. Collection Louis Barthou.
  30. « Me permettez-vous de vous donner une commission au nom de l’Académie ? Vous savez peut-être qu’Elle a cru trouver dans le décès de M. de Fontanes une occasion d’offrir à M. de Chateaubriand le titre un peu tardif de maître ès-Jeux Floraux. Il l’a accepté avec toute la grâce possible, et je lui en adresse les lettres. Il me paraît si naturel qu’elles lui parviennent par vous que je m’excuse à peine de vous en donner le soin. Je vous en remercie d’avance pour tous nos confrères. » (Lettre de M. Pinaud, 23 juillet 1821.)
  31. Inédite en partie.
  32. Victor Hugo était allé passer quelques jours à la Roche-Guyon, chez le duc de Rohan.
  33. « Notre malade va aussi bien que nous pouvons l’espérer. La fluxion suit son cours... En définitive, je crois que nous serons sur pied à la fin de la semaine prochaine. »
  34. « Comme j’étais chez l’abbé Davaux, une personne y avait annoncé son départ pour La Roche-Guyon, ajoutant qu’elle partait avec un ami. J’ai pensé que vous pourriez bien être cet ami. « (Lettre de M. Foucher du 19 août 1821.)
  35. Collection Louis Barthou.
  36. Inédite.
  37. Bibliothèque Nationale.
  38. Victor Hugo allait quitter le n° 10 de la rue de Mézières pour habiter 30, rue du Dragon.
  39. Le Figaro, 17 mai 1886.
  40. Inédite.
  41. Alexandre Guiraud, poète, auteur dramatique ; une de ses poésies, Le petit Savoyard, fut célèbre à l’époque.
  42. Cette tragédie ne fut représentée au Théâtre-Français que le 28 avril 1827.
  43. L’action de Han d’Islande se passe en Norvège.
  44. Victor Hugo parle ici de la lecture des Macchabées, tragédie représentée le 14 juin 1822 à l’Odéon.
  45. Collection Louis Barthou.
  46. Inédite.
  47. Bibliothèque de Philadelphie.