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De l’Aryaque au Français

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DE L’ARYAQUE AU FRANÇAIS
l’étude et l’enseignement
DE LA LANGUE FRANÇAISE
d’après
la méthode historico-comparative

Assurément il y a lieu de s’étonner que l’étude de notre langue nationale n’occupe pas à l’heure actuelle, dans l’enseignement universitaire, le rang auquel elle a droit sous tous les rapports. M. Baudry, si compétent en ces sortes de questions, a protesté énergiquement contre cette inqualifiable dédain pour une étude qui nous touche de si près : « Est-il croyable, dit le savant philologue, que dans toute la durée des classes il n’y ait pas, sauf la bonne volonté accidentelle du professeur, une heure destinée à exposer le passage du latin au français ? [1] » Et pourtant il n’y aurait là qu’un premier pas de fait : l’origine vraie du français, ce n’est pas à l’idiome latin qu’il la faut demander, c’est au type commun indo-européen, c’est à la langue aryaque. — La linguistique n’est plus aujourd’hui un art fantaisiste et personnel de rapprochements étymologiques : au milieu des sciences naturelles elle a sa place indiscutée, — elle reconnaît des lois rigoureuses, une évolution nécessaire, un progrès constant, — pourquoi donc la traiter autrement que ces sciences dont on ne peut la séparer, ni quant aux éléments qu’elle emploie, ni quant au but qu’elle atteint ?.. L’anatomie du corps, la science du langage humain partent d’une même donnée, vont de pair et tendent à la même fin : la connaissance de nous-mêmes. Gardons-nous de dédoubler l’homme ; la nature ignore ces parties multiples, elle est une et la méthode est une pour la pénétrer. Que dirait-on du naturaliste expliquant l’usage des muscles avant d’avoir fait connaître la constitution anatomique, — ou encore abordant l’étude de la circulation sans avoir envisagé, quant à leur mode d’être, les différents vaisseaux ?

C’est qu’en effet l’état typique n’est que l’organe sain dont le devenir, dans ses évolutions diverses ne présentera que la fonction. — En linguistique comme en physiologie, allons droit à l’organe. Si cet organe est attaqué, reconstruisons-le dans son intégrité, dans ses parties primaires, et alors que ce tout sera bien un, bien typique, examinons le jeu de l’appareil, étudions-en le mode d’activité.

C’est ainsi seulement qu’il sera possible d’atteindre une coordination finale, soit de biologie dynamique, si l’on s’adresse à la physiologie proprement dite, soit de formation historique, si l’on s’adresse à la science du langage. — En un mot, dans toute science naturelle, point de connaissance de résultats sans l’intelligence de l’activité des organes ; point de conception positive de l’activité organique sans la science de la constitution de l’organe lui-même.

Quoi qu’il en soit, c’est déjà un pas énorme, reconnaissons-le bien, que l’étude d’après les données latines, des langues romanes, du français particulièrement en ce qui nous concerne.

On sait que la restitution d’une logique grammaticale a renversé cette singulière opinion, généralement répandue il n’y a pas si longtemps encore, que les langues novo-latines, grossier amas d’incorrections, n’étaient au fond que du latin parlé par des barbares. Est-ce à dire, et sans restriction, que l’analytisme du français, de l’italien, du valaque, etc., soit la conséquence immédiate et nécessaire du synthétisme latin ?.… En aucune façon. On ne peut admettre qu’à la dissolution de l’empire romain, le latin se soit fatalement développé en ces formes étymologiques et grammaticales qu’on appelle les langues romanes : en un mot, s’il n’y a pas eu corruption brutale, il n’y a pas eu non plus calme et simple évolution. L’évolution étant donnée dans ses lois fixes (contraction, chuintement, assimilation, principes de progression phonétique, etc.), arrivent les accidents. Mais, au bout du compte, les rameaux vivent de la même sève et les greffes de l’étranger n’ont sur eux qu’une influence secondaire. L’organisme a parcouru la carrière que son essence propre, que ses qualités premières, que sa constitution, pour tout dire, lui assignaient. Et telle est l’éternelle et inévitable chaîne par laquelle toutes choses sont liées dans le plus intime rapport, que la langue a répété sur son domaine l’œuvre historique, ou que plutôt l’évolution linguistique a concouru parallèlement à l’évolution des faits, d’après les mêmes lois et dans les mêmes proportions. À l’appui de mon dire, je rappellerai simplement notre législation actuelle, face nouvelle du droit romain, portant çà et là les traces des perturbations introduites par les prétendus barbares. Étant offert le champ de recherches, étant fixées les lois du devenir, reconnaître la part de la corruption, c’est-à-dire de l’influence étrangère, telle n’est pas une des moins délicates opérations confiées aux soins de l’historien analyste.

Le savant et profond philosophe à qui nous devons la remarquable Histoire de la langue française[2], a longuement insisté sur ce point. Il est besoin d’une force réelle pour ne pas se laisser entraîner à reproduire, à chaque instant, quelques passages de ces fortes études, si serrées d’analyse, si pénétrantes dans les déductions.

Quelle netteté, par exemple, dans le tableau que nous présente M. Littré, de la priorité linguistique de la langue d’oïl et de la langue d’oc sur leurs congénères novo-latines ! — Ce mot de priorité demande à être bien compris. Il ne donne nullement à entendre, remarquons-le avec soin, que l’on ait parlé français ou provençal avant de parler espagnol ou italien, mais bien que la langue d’oc et la langue d’oïl sont plus proches du latin[3], leur tronc originel, que les deux dialectes espagnol et italien. L’Italie resta muette pendant ces périodes, si riches dans les Gaules, du xe, du xie , du xiie siècle, et de la meilleure part du xiiie. Il ne saurait être question d’une vieille langue italienne dans le sens où l’on dit « le vieux français ». Et quels sont les premiers parleurs de cette belle langue italienne, apparaissant tout à coup, éclatant pour ainsi dire, à ce même âge où le vieux français fait place aux premiers essais de français moderne ? C’est Brunetto Latini qui, en 1266, vient chercher, au sein même de notre pays, les précieux trésors de la littérature française ; c’est Dante, son élève, qui soutient à Paris, en 1304, une de ces thèses fameuses, à la Pic de la Mirandole, contre quatorze adversaires. Dante aussi restera imbu de nos vieux maîtres et l’on dressera la liste de ses gallicismes. Avide de richesses encore inconnues, l’Italie analyse, traduit, commente nos vieux modèles, et, comme le dit Génin, pendant plus de trois cents ans, les chroniques françaises mettent en fermentation le génie italien. Au xvie siècle, c’est encore à nos vieux poètes de la première France littéraire que l’Arioste, ne trouvant pas dans sa patrie d’époque poétique contemporaine à celle des trouvères et des troubadours, demande ce que là seulement il peut rencontrer. Non content d’admirer, il veut faire partager son admiration et traduit les chefs-d’œuvre de nos pères, ces monuments que la France bientôt méconnaîtra honteusement, et que le goût si vanté du xviie siècle regardera comme les produits d’une barbarie grossière.

Ainsi l’italien, l’espagnol, au moment qu’ils apparaissent, sont presque ce qu’ils se trouvent encore aujourd’hui, aux yeux du grammairien. Ces deux branches romanes, dans leurs productions, laissent à nos études un vide de quatre ou cinq cents ans. Rien de semblable dans les Gaules, mais bien deux langues d’une prodigieuse fécondité littéraire, deux langues intermédiaires par leur forme, sans doute, mais soumises, comme tout ce qui a vécu, comme tout ce qui vivra, aux lois les plus constantes.

Si nous nous adressons à l’une de ces tiges heureuses, nous apercevons bientôt que la grande et distinctive caractéristique des trois états d’évolution, latin, langue d’oïl, français actuel, par exemple, est la déclinaison. Le latin a jusqu’à sept cas, la langue d’oïl en a deux, le français moderne est dénué de suffixes casuels. On voit dès lors quel est cet état intermédiaire que ne possèdent ni l’italien ni l’espagnol. L’italien, par exemple, a sept cas ou point de cas : sept si vous le considérez dans sa forme improprement dite typique, à savoir le latin, point de cas dans sa forme spécialement dite italienne. En un mot, dans les langues romanes, le premier état est tout synthétique ; le second, état intermédiaire et qui n’appartient littérairement parlant qu’à la France, est moitié synthétique, moitié analytique ; le dernier est complètement analytique,

La manifestation de cette synthèse c’est la flexion par suffixe, le cas : l’absence de cette analyse c’est le non-usage de l’article ; voilà pour le premier état. L’apparence de synthèse, jointe à l’apparence d’analyse, consiste dans la présence simultanée de l’article et de deux cas ; voilà pour l’état intermédiaire. La manifestation d’analyse, c’est l’article indispensable ; l’absence de synthèse, c’est le cas perdu ; voilà pour le dernier état, affecté à l’heure qu’il est par les langues novo-latines.

M. Littré consacre une section toute spéciale de son ouvrage à démontrer la régularité de la langue d’oïl dans l’emploi de ses deux cas. Les exceptions en effet n’existent pas : du moment que la règle vous paraît infirmée, et cela ne se présente qu’à une époque voisine de la renaissance, tenez pour certain que la langue d’oïl fait place au français moderne. Il y a naturellement quelques années d’hésitation, le cas apparaît puis disparaît, revient puis cède encore ; mais ce n’est là qu’un état passager et la crise ne saurait persister. Il en est ainsi de tout organisme : nul ne se pourrait perpétuer dans une passe critique, il succombe ou franchit. Or, au xve siècle, le français n’hésitait plus ; il était bien fixé ; la flexion casuelle avait disparu. Mais hélas ! le plus redoutable des malheurs frappa, à cette époque, notre pauvre langue, je veux dire l’invasion d’une formation nouvelle et prétendue savante.

Quant au principe non plus syntactique, mais lexique de la théorie de l’accentuation, M. Littré le développe également de la façon la plus précise. La simplicité du système d’accentuation en français, laisse croire à une foule de personnes que notre langue est privée d’accent. Ce qui produit cette erreur est le fait constant et immanquable du sacrifice de toute syllabe suivant la syllabe accentuée : l’italien, pour sa part, conserve soigneusement la syllabe ou les syllabes de la fin, tout au plus avec assourdissement, et c’est précisément cette obligation de prononcer une ou plusieurs syllabes inertes après une syllabe accentuée, qui le fait en quelque sorte chanter sur la syllabe mise en relief. Trop heureux quand, pour faire ressortir davantage l’accentuation, il ne se laisse pas entraîner à ces queues muettes comme nous en trouvons dans pàrlin-o, dìcon-o, nàrran-o. — J’appellerai, à ce sujet, l’attention du lecteur sur une excellente étude de M. G. Pâris touchant le « rôle de l’accent latin dans la langue française » [4]. Dans un travail plus récent[5], le même auteur insiste sur le rôle qu’a joué l’accent dans la versification latine du moyen âge : l’accent est au procédé rhythmique ce que la quantité est au système métrique. La poésie rhythmique, basée sur l’accentuation, a de tout temps, d’après M. Pâris, existé dans la langue latine vulgaire.

En ce qui concerne les règles d’évolution phonique, proprement dite, je ne saurais assez recommander aux personnes curieuses de renseignements positifs le remarquable ouvrage de M. Diez[6] ; le premier volume en particulier est un trésor de documents.

C’est un titre assurément pour tout romaniste que de se ranger à l’école du savant professeur. Parmi les philologues qui se sont directement inspirés de son œuvre, il est juste de placer au premier rang M. Scheler dont le Dictionnaire d’étymologie française[7], dans un espace relativement restreint, met à la portée de tous ceux qui ont reçu quelque éducation littéraire les résultats dispersés dans des publications éparses et peu répandues. Le tact de M. Scheler dans l’analyse est d’autant plus estimable que l’auteur s’interdit rigoureusement les longs développements ; mais dans ce rapide examen, les formes doubles (pâtre, pasteur), les rapprochements nécessaires (sache de sapiam, ache de apium, proche de propius), tout ce qui demande en un mot quelque éclaircissement, est relevé avec un scrupule digne de tous éloges.

Où commence le dictionnaire de M. Scheler, là prend fin le Glossaire étymologique formant le 3e vol.  de la Grammaire de la langue d’oïl[8], de M. Burguy. Je n’ajouterai rien, au sujet de cette grammaire, à la critique si scrupuleuse qu’en a donnée M. Littré dans son Histoire de la langue française : connaissance profonde des formes dialectales, abondance d’exemples fournis, netteté dans l’exposition, précision dans la controverse, telles sont les qualités, à coup sûr bien précieuses, qui recommandent d’elles-mêmes chaleureusement l’œuvre de M. Burguy. La seule réserve qui nous paraisse devoir être sérieusement introduite, est amenée par les quelques lignes du tome I, p. 65, où l’auteur ne nous semble pas avoir saisi l’origine de l’s du nomin. sing. et de l’accus. plur. des mots provenant de noms masculins latins de la déclinaison générique.

Quant à ce vaste monument qu’érige aujourd’hui M. Littré, c’est presque un remords pour nous que de lui accorder ici un simple mémento. Mais cette œuvre capitale mérite bien à elle seule une étude complète. Pour l’instant, bornons-nous à rappeler qu’au jour où la dernière feuille du Dictionnaire de la langue française[9] aura été livrée au public, nous posséderons enfin le monument tant de fois promis, si longtemps attendu.

On voit que les ouvrages didactiques, scientifiquement conçus, sont loin de faire défaut sur le terrain qui nous occupe ; même abondance, mêmes ressources, en ce qui concerne la publication des textes.

Et ici c’est simple justice que de remercier la Société de l’École des Chartes de sa publication si importante aujourd’hui et qui a jeté tant de lumière sur l’étude du moyen âge. Il y aurait, à l’heure qu’il est, un long catalogue à dresser des éditions de nos classiques des xiie et xiiie siècles. M. Guessard, le savant professeur, MM. F. Michel, P. Pâris, Jonckbloet[10], Maetzner, Mahn, un grand nombre enfin d’érudits français et étrangers, ont livré à l’impression une foule de manuscrits précieux. Mentionnons enfin la vieille publication des bénédictins[11] si consciencieusement poursuivie.

Malheureusement cette foule de textes, soigneusement édités d’après la lettre même des manuscrits, ne présentent, dans leur nombre, aucun morceau de longue haleine sainement orthographié, d’après des principes grammaticaux fixes et constants. Est-ce vraiment bien respecter l’œuvre du poète ou de l’historien que sacrifier ainsi la correction de la langue écrite aux bévues d’ignorants copistes ?.… Nous ne le pensons pas, et notre vœu le plus vif est, qu’à l’aide des excellentes données grammaticales que nous possédons, les textes en question soient enfin restitués à la pureté complète dont ils sont dignes au plus haut point. Ce qui se pratique tous les jours pour les classiques grecs et latins est-il donc hors de mise du moment qu’il s’agit de nos gloires littéraires directes ?

Pour en revenir à la linguistique proprement dite, on sait que les langues romanes ne procèdent pas directement du latin de Cicéron et de Virgile : M. Hugo Schuchardt a publié ces temps derniers un travail fort intéressant sur le vocalisme du latin vulgaire[12].

Quant au glossaire de du Cange, est-il besoin de rappeler ce qu’il contient de renseignements sur la basse latinité ?

On le comprend, étudier le français d’après la méthode historico-comparative, c’est, par le seul et même fait, prendre connaissance de l’ensemble des langues novo-latines. Pour bien se rendre compte de ce que j’avance ici, il n’y a qu’à ouvrir, à peu près au hasard, le premier volume de la grammaire de M. Diez ; que de formes de l’un des rameaux linguistiques romans ne s’expliquent scientifiquement qu’au moyen de leurs congénères ! De la sorte, sans difficulté, et comme premier résultat, de la connaissance raisonnée du français naît l’intelligence du provençal, de l’italien, de l’espagnol, du portugais et d’une bonne part de la langue roumaine. Voilà qui ne nous semble pas tant à dédaigner.

Pourtant, l’introduction dans les études scolaires de ce premier pas si simple, si aisé, serait loin de donner satisfaction parfaite au besoin irrésistible du progrès. Non, l’on ne s’arrêtera pas à ce premier degré. Un jour viendra, espérons qu’il ne se fera pas trop attendre, où l’on fera plus et mieux que demander à la fonction l’exposition de son mécanisme : on lui en demandera raison ; c’est à l’organe que l’on s’adressera, non pas indirectement, mais du premier coup et avant tout autre examen. — Il existe en Allemagne et sur la langue allemande par elle-même, un remarquable exemple de cette marche naturelle. Pensez-vous que M. Schleicher, dans son excellent ouvrage Die deutsche Sprache[13], ait commencé par traiter l’allemand moderne, le haut allemand ?.. Il n’en est rien. Tel est le dernier mot de son livre, le premier appartenant logiquement à l’examen de la constitution de la souche commune typique. La langue d’Ulfilas, représentant à peu près pur de l’état d’unité germanique, est l’objet de la seconde étude ; enfin et successivement se déroulent la période tudesque (vieux-haut-allemand), la période du moyen-haut-allemand, la période actuelle. Le savant professeur s’est bien gardé de se tourner vers la fonction à l’un quelconque de ses degrés : étudier l’allemand moderne en l’expliquant par l’allemand du xiiie siècle ou l’allemand de Charlemagne, indique une curiosité infiniment louable, mais n’aboutissant en fin de compte à aucune interprétation scientifique. Or le français ne prend pas plus sa source dans le latin, que l’allemand actuel ne trouve la sienne dans le tudesque. Le français est à coup sûr le latin parlé du Rhin aux Pyrénées au xixe siècle, mais le latin est-il autre chose à son tour que l’aryaque fonctionnant dans un de ses rameaux ? Je citais tout à l’heure le travail de M. Schleicher sur la langue allemande ; n’avais-je pas également sous la main celui de M. Chavée sur le wallon, publié trois ans avant celui du linguiste allemand ?[14] On sait que la langue wallonne, si remarquablement étudiée par M. Ch. Grandgagnage[15], ne fut, dès ses premiers temps, qu’un dialecte congénère du normand, du picard, du bourguignon, fort proche d’ailleurs de la seconde de ces formes. Les événements historiques l’éloignèrent dans la suite des temps jusqu’à une certaine limite de ses trois frères, si bien qu’il ne peut aujourd’hui être considéré, à l’exemple du picard, du bourguignon, du normand, comme un patois de la langue française. L’auteur de Français et wallon a traité cet idiome ou, pour mieux dire, un de ses deux rameaux, le namurois, en tant que simple tige de la grande unité aryaque : c’est le procédé auquel nous applaudissions tout à l’heure dans Die deutsche Sprache, le seul logique, le seul scientifique, le seul fécond en résultats.

Cet état typique de la langue restituée dans sa morphologie intacte, adressons-nous à lui, allons droit à la condition organique pour avoir raison du devenir. Lorsqu’on y pense un peu sérieusement, cette marche est tellement simple, tellement élémentaire qu’il peut sembler oiseux, sinon naïf, d’en préconiser l’emploi. Mais combien de personnes, j’entends parmi les lettrés, ignorent encore la restitution de cette langue positive, commune aux diverses branches de notre race ! — J’espère qu’on ne me rangera pas au nombre de ces étranges fantaisistes qui vont demander à la langue sanskrite l’explication des vocables romans. En premier lieu, cette souche linguistique dont nous parlons n’est pas plus le sanskrit que le lithuanien ou le vieux baktrien. Et ici je n’insiste pas. En second lieu, je prie le lecteur de bien remarquer que je ne m’adresse pas directement au vocable aryaque lorsqu’il s’agit d’éclaircir un mot appartenant à une langue de troisième ou quatrième degré. Un exemple ici me paraît nécessaire.

Supposons, tout gratuitement, que de pattaram à pasteur il existe 7, 8, 9 degrés successifs… j’aurai tour à tour à parcourir ces divers échelons, par la voie du latin, et ce ne sera pas de prime abord et guidé par le semblant du sens que je rapprocherai immédiatement pasteur de la racine PAt, nourrir ( gr. πατέoμαι, je me nourris), secondaire d’un , garder, sustenter, racine véritable. — Tour à tour, quand je me serai dûment renseigné sur la portée active du dérivé pat-tar, celui qui nourrit (cfr. dâ-tar) celui qui donne, gan-tar, celui qui engendre), à l’accusatif pat-tar-am, devenant pattorem, puis, d’après les lois de dissimilation[16], pastorem, puis pastor, j’arriverai enfin à pasteur, et je me dirai : pasteur est l’accusatif d’un thème dérivé au premier degré, au sens de celui qui nourrit.

Autre exemple. Quelle conception scientifique tiré-je de la connaissance que dicere est logiquement notre dire ? Ne dois-je pas être tenu de reconnaître dans le dicere la forme typique daikasai ? La racine DIK, montrer, indiquer, (sansk. diçâmi ; je monte, gr. δείϰνυμι, je montre ; go. teiha, j’annonce), se gune, daik, en s’unissant au suffixe neutre — as, de là le nom neutre daikas, la montre, le montrer[17]. Au datif nous avons daikasai, très régulier[18], dont la traduction rigoureuse sur le domaine latin, avec dic pour deic[19], r pour s[20] et e pour ei, est dicere. Quant à cette fonction d’un datif comme infinitif, ce n’est pas ici le lieu d’en rendre raison ; j’en fournirai seulement deux ou trois exemples tirés de la langue védique :

Ud….. mumugdhi….. pâçam… jîvasê,
Détache….. le lien….. pour vivre, c’est-à-dire pour nous donner la vie.

(En passant je ferai remarquer que jîvasê répond exactement à vivere.)

Avasṛjah sartavê sapta sindhûn ;
Tu émis, pour couler, les sept fleuves.

Sartavê est le datif du nom neutre sartum représentant exact du latin saltum, sauter, jaillir, s’élancer ; le supin actif n’est en effet qu’un nom neutre à l’accusatif, et telle est l’explication de cette règle grammaticale qui veut au supin en um tout verbe précédé d’un verbe au sens d’aller, venir. En mettant ce nom neutre au datif, le sanskrit possède son infinitif sartavê. (Le grec nous montre cette racine sar, s’élancer, dans ἃλσις pour σαλσις, saut.

cakara… pantham anv-êtavê ;
Il fit une route à parcourir.

Etavê est le datif du neutre êtum, formé de la racine i, aller, gunée en ai : le supin latin itum est son correspondant.

Je m’arrête pour ne pas être entraîné malgré moi dans des considérations sans fin. J’ai pris tout à l’heure avec pasteur et dire les deux premiers exemples qui me sont tombés sous la main : j’aurais pu opérer de la sorte sur le premier mot venu. On voit aisément qu’en remontant d’une part à la racine, au suffixe ou aux suffixes, de l’autre, — tout en tenant compte des lois phonétiques et en s’édifiant sur le sens radical et la signification dérivative, — on arrive, par la filière historico-comparative, à l’interprétation rigoureuse de la portée d’un vocable de tige toute secondaire.

Peut-on douter maintenant qu’avec les nombreux documents, les puissants moyens d’analyse et de comparaison qui se trouvent à la disposition de tous, l’étude de la langue nationale n’obtienne, au sein des écoles et dans un proche avenir, la place à laquelle elle a droit si légitimement ?

Abel Hovelacque.
  1. Revue de l’instruct. publ., 1er mars 1866.
  2. Paris, 1863, 2 vol.
  3. Communément parlé, bien entendu.
  4. Paris, 1862,
  5. 1866.
  6. Grammatik der romanischen Sprachen, 3 vol.  Bonn, 1856-60. — Et comme complément : Etymologisches Wœrterbuch der rom. Spr. ; 2 vol.  Bonn, 1861-62.
  7. Bruxelles, 1862.
  8. Berlin, 1853-56.
  9. Prem. livr., 1863.
  10. Guillaume d’Orange ; La Haye.
  11. Histoire littéraire de la France.
  12. Leipzig, 1866.
  13. Stuttgart, 1860.
  14. Français et wallon ; Paris, 1857.
  15. Dictionn. étym. de la langue wallonne.
  16. À savoir le changement de d et t en s devant t, exemple : equester pour equet-ter, cfr. equit-are, equit-em, ou encore claustrum pour claud-trum, cfr. claud-ere. Ajoutons qu’en certains cas, ce st, résultant de ladite rencontre consonantique, donne à son tour, par assimilation cette fois, un simple s ; exemple : ludtum, lustum, lusum, ou encore uttus, ustus, usus.
  17. Cfr., de la racine kru, entendre, gunée ; krav-as, l’entendre, sk. çravas, gr. ϰλέϝος (klewos).
  18. Cfr. manasai dat. de manas, esprit, sk. manasê, ou encore kravasai, sk. çravasê.
  19. Cfr. vîcus = veicus, = gr. ϝοἶϰος (woikos) ; = sk. vêças, ou encore divus = deivus = sk. dêvas.
  20. Cfr. le génit. generis pour genesis = γένους ; pour γένεος, γένεσος = sk. j́anasas.