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De la division du travail social/Livre I/Chapitre VII/III

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Félix Alcan (p. 239-247).
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Livre I, Chapitre VII


III


Il y a enfin le droit administratif. Nous appelons ainsi l’ensemble des règles qui déterminent d’abord les fonctions de l’organe central et leurs rapports, ensuite celles des organes qui sont immédiatement subordonnés au précédent, leurs relations les unes avec les autres, avec les premiers et avec les fonctions diffuses de la société. Si nous continuons à emprunter à la biologie un langage qui, pour être métaphorique, n’en est pas moins commode, nous dirons qu’elles réglementent la façon dont fonctionne le système cérébro-spinal de l’organisme social. C’est ce système que dans la langue courante on désigne sous le nom d’État.

Que l’action sociale qui s’exprime sous cette forme soit de nature positive, c’est ce qui n’est pas contesté. En effet, elle a pour objet de fixer de quelle manière doivent coopérer ces fonctions spéciales. Même, à certains égards, elle impose la coopération : car ces divers organes ne peuvent être entretenus qu’au moyen de contributions qui sont exigées impérativement de chaque citoyen. Mais, suivant M. Spencer, cet appareil régulateur irait en régressant à mesure que le type industriel se dégage du type militaire, et finalement les fonctions de l’État seraient destinées à se réduire à la seule administration de la justice.

Seulement, les raisons alléguées à l’appui de cette proposition sont d’une remarquable indigence ; c’est à peu près uniquement d’une courte comparaison entre l’Angleterre et la France, et entre l’Angleterre d’autrefois et celle d’aujourd’hui que M. Spencer croit pouvoir induire cette loi générale du développement historique[1]. Cependant, les conditions de la preuve ne sont pas autres en sociologie et dans les autres sciences. Prouver une hypothèse, ce n’est pas montrer qu’elle rend assez bien compte de quelques faits rappelés à propos : c’est constituer des expériences méthodiques. C’est faire voir que les phénomènes entre lesquels on établit une relation ou concordent universellement, ou bien ne subsistent pas l’un sans l’autre, ou varient dans le même sens et dans le même rapport. Mais quelques exemples exposés sans ordre ne constituent pas une démonstration.

Mais de plus, ces faits pris en eux-mêmes ne démontrent rien en l’espèce ; car tout ce qu’ils prouvent c’est que la place de l’individu devient plus grande et le pouvoir gouvernemental moins absolu. Mais il n’y a aucune contradiction à ce que la sphère de l’action individuelle grandisse en même temps que celle de l’État, à ce que les fonctions qui ne sont pas immédiatement placées sous la dépendance de l’appareil régulateur central se développent en même temps que ce dernier. D’autre part, un pouvoir peut être à la fois absolu et très simple. Rien n’est moins complexe que le gouvernement despotique d’un chef barbare ; les fonctions qu’il remplit sont rudimentaires et peu nombreuses. C’est que l’organe directeur de la vie sociale peut avoir absorbé en lui toute cette dernière, pour ainsi dire, sans être pour cela très développé, si la vie sociale elle-même n’est pas très développée. Il a seulement sur le reste de la société une suprématie exceptionnelle parce que rien n’est en état de le contenir ni de le neutraliser. Mais il peut très bien se faire qu’il prenne plus de volume en même temps que d’autres organes se forment qui lui font contrepoids. Il suffit pour cela que le volume total de l’organisme ait lui-même augmenté. Sans doute, l’action qu’il exerce dans ces conditions n’est plus de même nature ; mais les points sur lesquels elle s’exerce se sont multipliés et, si elle est moins violente, elle ne laisse pas de s’imposer tout aussi formellement. Les faits de désobéissance aux ordres de l’autorité ne sont plus traités comme des sacrilèges, ni par conséquent réprimés avec le même luxe de sévérité ; mais ils ne sont pas davantage tolérés, et ces ordres sont plus nombreux et portent sur des espèces plus différentes. Or, la question qui se pose est de savoir, non si la puissance coercitive dont dispose cet appareil régulateur est plus ou moins intense, mais si cet appareil lui-même est devenu plus ou moins volumineux.

Une fois le problème ainsi formulé, la solution ne saurait être douteuse. L’histoire montre en effet que, d’une manière régulière, le droit administratif est d’autant plus développé que les sociétés appartiennent à un type plus élevé ; au contraire, plus nous remontons vers les origines, plus il est rudimentaire. L’État dont M. Spencer fait un idéal est en réalité la forme primitive de l’État. En effet, les seules fonctions qui lui appartiennent normalement, d’après le philosophe anglais, sont celles de la justice et celles de la guerre, dans la mesure du moins où la guerre est nécessaire. Or, dans les sociétés inférieures, il n’a effectivement pas d’autre rôle. Sans doute, ces fonctions n’y sont pas entendues comme elles le sont actuellement ; elles ne sont pas autres pour cela. Toute cette intervention tyrannique qu’y signale M. Spencer n’est qu’une des manières par lesquelles s’exerce le pouvoir judiciaire. En réprimant les attentats contre la religion, contre l’étiquette, contre les traditions de toute sorte, l’État remplit le même office que nos juges d’aujourd’hui, quand ils protègent la vie ou la propriété des individus. Au contraire, ses attributions deviennent de plus en plus nombreuses et variées à mesure qu’on se rapproche des types sociaux supérieurs. L’organe même de la justice, qui est très simple dans le principe, va de plus en plus en se différenciant ; des tribunaux, différents se forment, des magistratures distinctes se constituent, le rôle respectif des uns et des autres se détermine ainsi que leurs rapports. Une multitude de fonctions qui étaient diffuses se concentrent. Le soin de veiller à l’éducation de la jeunesse, de protéger la santé générale, de présider au fonctionnement de l’assistance publique, d’administrer les voies de transport et de communication rentre peu à peu dans la sphère d’action de l’organe central. Par suite, celui-ci se développe et, en même temps, il étend progressivement sur toute la surface du territoire un réseau de plus en plus serré et complexe de ramifications qui se substituent aux organes locaux préexistants ou se les assimilent. Des services de statistique le tiennent au courant de tout ce qui se passe dans les profondeurs de l’organisme. L’appareil des relations internationales, je veux dire la diplomatie, prend lui-même des proportions toujours plus considérables. À mesure que se forment les institutions qui, comme les grands établissements de crédit, ont par leurs dimensions et par la multiplicité des fonctions qui en sont solidaires un intérêt général, l’État exerce sur elles une influence modératrice. Enfin, même l’appareil militaire, dont M. Spencer affirme la régression, semble au contraire se développer et se centraliser d’une manière ininterrompue.

Cette évolution ressort avec tant d’évidence des enseignements de l’histoire qu’il ne nous parait pas nécessaire d’entrer dans plus de détails pour la démontrer. Que l’on compare les tribus destituées de toute autorité centrale aux tribus centralisées, celles-ci à la cité, la cité aux sociétés féodales, les sociétés féodales aux sociétés actuelles, et l’on suivra pas à pas les principales étapes du développement dont nous venons de retracer la marche générale. Il est donc contraire à toute méthode de regarder les dimensions actuelles de l’organe gouvernemental comme un fait morbide, dû à un concours de circonstances accidentelles. Tout nous oblige à y voir un phénomène normal, qui tient à la structure même des sociétés supérieures, puisqu’il progresse d’une manière régulièrement continue à mesure que les sociétés se rapprochent de ce type.

On peut d’ailleurs montrer, au moins en gros, comment il résulte des progrès mêmes de la division du travail et de la transformation qui a pour effet de faire passer les sociétés au type segmentaire au type organisé.

Tant que chaque segment a sa vie qui lui est particulière, il forme une petite société dans la grande et a par conséquent en propre ses organes régulateurs tout comme celle-ci. Mais leur vitalité est nécessairement proportionnelle à l’intensité de cette vie locale ; ils ne peuvent donc pas manquer de s’affaiblir quand elle s’affaiblit elle-même. Or, nous savons que cet affaiblissement se produit avec l’effacement progressif de l’organisation segmentaire. L’organe central, trouvant devant lui moins de résistance puisque les forces qui le contenaient ont perdu de leur énergie, se développe et attire à lui ces fonctions, semblables à celles qu’il exerce, mais qui ne peuvent plus être retenues par ceux qui les détenaient jusque-là. Ces organes locaux, au lieu de garder leur individualité et de rester diffus, viennent donc se fondre dans l’appareil central qui, par suite, grossit, et cela d’autant plus que la société est plus vaste et la fusion plus complète ; c’est dire qu’il est d’autant plus volumineux que les sociétés sont d’une espèce plus élevée.

Ce phénomène se produit avec une nécessité mécanique, et d’ailleurs il est utile, car il correspond au nouvel état des choses. Dans la mesure où la société cesse d’être formée par une répétition de segments similaires, l’appareil régulateur doit lui-même cesser d’être formé par une répétition d’organes segmentaires autonomes. Toutefois, nous ne voulons pas dire que normalement l’État absorbe en lui tous les organes régulateurs de la société quels qu’ils soient, mais seulement ceux qui sont de même nature que les siens, c’est-à-dire qui président à la vie générale. Quant à ceux qui régissent des fonctions spéciales, comme les fonctions économiques, ils sont en dehors de sa sphère d’attraction. Il peut bien se produire entre eux une coalescence du même genre, mais non entre eux et lui ; ou du moins s’ils sont soumis à l’action des centres supérieurs, ils en restent distincts. Chez les vertébrés, le système cérébro-spinal est très développé, il a une influence sur le grand sympathique, mais il laisse à ce dernier une large autonomie.

En second lieu, tant que la société est faite de segments, ce qui se produit dans l’un d’eux a d’autant moins de chances de faire écho dans les autres que l’organisation segmentaire est plus forte. Le système alvéolaire se prête naturellement à la localisation des événements sociaux et de leurs suites. C’est ainsi que, dans une colonie de polypes, un des individus peut être malade sans que les autres s’en ressentent. Il n’en est plus de même quand la société est formée par un système d’organes. Par suite de leur mutuelle dépendance, ce qui atteint l’un en atteint d’autres, et ainsi tout changement un peu grave prend un intérêt général.

Cette généralisation est encore facilitée par deux autres circonstances. Plus le travail se divise, moins chaque organe social comprend de parties distinctes. À mesure que la grande industrie se substitue à la petite, le nombre des entreprises différentes diminue ; chacune a plus d’importance relative parce qu’elle représente une plus grande fraction du tout ; ce qui s’y produit a donc des contre-coups sociaux beaucoup plus étendus. La fermeture d’un petit atelier ne cause que des troubles très limités, qui cessent d’être sentis au delà d’un petit cercle ; la faillite d’une grande société industrielle est au contraire une perturbation publique. D’autre part, comme les progrès de la division du travail déterminent une plus grande concentration de la masse sociale, il y a entre les différentes parties d’un même tissu, d’un même organe ou d’un même appareil, un contact plus intime qui rend plus faciles les phénomènes de contagion. Le mouvement qui naît sur un point se communique rapidement aux autres : il n’y a qu’à voir avec quelle vitesse, par exemple, une grève se généralise aujourd’hui dans un même corps de métier. Or, un trouble d’une certaine généralité ne peut se produire sans retentir dans les centres supérieurs. Ceux-ci, étant affectés douloureusement, sont nécessités à intervenir et cette intervention est d’autant plus fréquente que le type social est plus élevé. Mais il faut pour cela qu’ils soient organisés en conséquence ; il faut qu’ils étendent dans tous les sens leurs ramifications, de manière à être en relations avec les différentes régions de l’organisme, de manière aussi à tenir sous une dépendance plus immédiate certains organes dont le jeu pourrait avoir à l’occasion des répercussions exceptionnellement graves. En un mot, leurs fonctions devenant plus nombreuses et plus complexes, il est nécessaire que l’organe qui leur sert de substrat se développe, ainsi que le corps de règles juridiques qui les déterminent.

Au reproche qu’on lui a souvent fait de contredire sa propre doctrine, en admettant que le développement des centres supérieurs se fait en sens inverse dans les sociétés et dans les organismes, M. Spencer répond que ces variations différentes de l’organe tiennent à des variations correspondantes de la fonction. Suivant lui, le rôle du système cérébro-spinal serait essentiellement de régler les rapports de l’individu avec le dehors, de combiner les mouvements soit pour saisir la proie, soit pour échapper à l’ennemi[2]. Appareil d’attaque et de défense, il est naturellement très volumineux chez les organismes les plus élevés, où ces relations extérieures sont elles-mêmes très développées. Il en est ainsi des sociétés militaires, qui vivent en état d’hostilité chronique avec leurs voisines. Au contraire, chez les peuples industriels, la guerre est l’exception ; les intérêts sociaux sont principalement d’ordre intérieur ; l’appareil régulateur externe, n’ayant plus la même raison d’être, régresse donc nécessairement.

Mais cette explication repose sur une double erreur.

D’abord tout organisme, qu’il ait ou non des instincts déprédateurs, vit dans un milieu avec lequel il a des relations d’autant plus nombreuses qu’il est plus complexe. Si donc les rapports d’hostilité diminuent à mesure que les sociétés deviennent plus pacifiques, ils sont remplacés par d’autres. Les peuples industriels ont un commerce mutuel autrement développé que celui que les peuplades inférieures entretiennent les unes avec les autres, si belliqueuses qu’elles soient. Nous parlons, non du commerce qui s’établit directement d’individus à individus, mais de celui qui unit les corps sociaux entre eux. Chaque société a des intérêts généraux à défendre contre les autres, sinon par la voie des armes, du moins au moyen de négociations, de coalitions, de traités, etc.

De plus, il n’est pas vrai que le cerveau ne fasse que présider aux relations externes. Non seulement il semble bien qu’il peut parfois modifier l’état des organes par des voies tout internes, mais, alors même que c’est du dehors qu’il agit, c’est sur le dedans qu’il exerce son action. En effet, même les viscères les plus intestinaux ne peuvent fonctionner qu’à l’aide de matériaux qui viennent du dehors et, comme il dispose souverainement de ces derniers, il a par là sur tout l’organisme une influence de tous les instants. L’estomac, dit-on, n’entre pas en jeu sur son ordre ; mais la présence des aliments suffit à exciter les mouvements péristaltiques. Seulement, si les aliments sont présents, c’est que le cerveau l’a voulu, et ils y sont dans la quantité qu’il a fixée et de la qualité qu’il a choisie. Ce n’est pas lui qui commande les battements du cœur, mais il peut, par un traitement approprié, les retarder ou les accélérer. Il n’y a guère de tissus qui ne subissent quelqu’une des disciplines qu’il impose, et l’empire qu’il exerce ainsi est d’autant plus étendu et d’autant plus profond que l’animal est d’un type plus élevé. C’est qu’en effet son véritable rôle est de présider, non pas aux relations avec le dehors, mais à l’ensemble de la vie : cette fonction est donc d’autant plus complexe que la vie elle-même est plus riche et plus concentrée. Il en est de même des sociétés. Ce qui fait que l’organe gouvernemental est plus ou moins considérable, ce n’est pas que les peuples sont plus ou moins pacifiques ; mais il croit à mesure que, par suite des progrès de la division du travail, les sociétés comprennent plus d’organes différents plus intimement solidaires les uns des autres.

  1. Sociol., III, p. 822-834.
  2. Essais de morale. p. 179.