De la sagesse des Anciens (Bacon)/15

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 83-93).

XV. Cupidon, ou l’atome[1].


Ce que les différens poëtes ont dit de l’Amour ne peut convenir à un seul personnage (à une seule et même divinité) ; cependant leurs fictions sur ce sujet ne diffèrent pas tellement les unes des autres, qu’on ne puisse, pour éviter tout à la fois la confusion et la duplicité de personnages, rejeter ce qu’elles ont de différent et prendre ce qu’elles ont de commun, pour l’attribuer à un seul. Certains poëtes, dis-je, prétendent que l’Amour est le plus ancien de tous les dieux, et par conséquent de tous les êtres, à l’exception du chaos, qui, selon eux, n’est pas moins ancien que lui. Or, les philosophes ou les poëtes de la plus haute antiquité ne qualifient jamais le chaos de divinité ; la plupart d’entre eux, en parlant de cet Amour si ancien, supposent qu’il n’eut point de père ; quelques-uns l’appellent l’œuf de la nuit (ovum noctis) ; ce fut lui qui, en fécondant le chaos, engendra tous les dieux et tous les autres êtres. Quant à ses attributs, ils se réduisent à quatre principaux ; ils le supposent, 1.o éternellement enfant ; 2.o aveugle ; 3.o nu ; 4.o armé d’un arc et de flèches. L’autre Amour, suivant d’autres poëtes, est le plus jeune des dieux et fils de Vénus ; on lui donne tous les attributs du plus ancien, et ils se ressemblent à certains égards.

Cette fable se rapporte au berceau de la nature, et remonte à l’origine des choses ; l’Amour paroît n’être que l’appétit ou le stimulus (la tendance primitive ou la force primordiale) de la matière[2] ; ou, pour développer un peu plus notre pensée, le mouvement naturel de l’atome : c’est cette force unique et la plus ancienne de toutes, qui, en agissant sur la matière, forme et constitue tous les composés ; elle est absolument sans père, c’est-à-dire, sans cause ; la cause d’un effet en étant, pour ainsi dire, le père. Or, une telle force ne peut avoir aucune cause dans la nature, excepté Dieu (exception qu’il faut toujours faire) ; car rien n’ayant existé avant cette force, elle ne peut avoir de cause productive, ni être un effet ; et, comme elle est ce qu’il y a de plus universel dans la nature, elle n’a pas non plus de genre ni de forme (de différence spécifique) ; en conséquence, quelle que puisse être cette force, elle est positive, absolument sourde (unique en son espèce et en son genre, sans corrélatifs et incomparable). De plus, s’il étoit possible de connoître sa nature et son mode d’action, on ne pourroit parvenir à cette double connoissance par celle de sa cause ; car étant, après Dieu, la cause de toutes les causes, elle est elle-même sans cause et par conséquent inexplicable. Il se peut toutefois que la pensée humaine ne puisse saisir et embrasser son véritable mode. Ainsi les poëtes le regardent avec raison comme l’œuf pondu par la nuit. Ce philosophe sublime, dont les ouvrages font partie des saintes écritures, s’exprime ainsi à ce sujet : Il a fait chaque chose pour être belle en son temps, et il a livré le monde à leurs disputes ; de manière cependant que l’homme ne découvre jamais l’œuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu’à la fin ; car la loi sommaire de la nature, ou la force de ce Cupidon, que Dieu a imprimée lui-même dans toutes les particules de la matière, et dont l’action réitérée, ou multipliée, produit toute la variété des composés ; cette force, dis-je, peut frapper légèrement et effleurer tout au plus la pensée humaine ; mais elle n’y pénètre que très difficilement. Le systême des Grecs sur les principes matériels, suppose beaucoup de pénétration et de profondeur dans leurs recherches. Quant à ces principes du mouvement, d’où dépendent les générations, ils n’ont eu sur ce sujet que des idées très superficielles, et peu dignes d’eux ; et c’est principalement sur le point dont il est question ici, qu’ils semblent tous être aveugles et ne faire que balbutier. Par exemple, cette opinion des Péripatéticiens, qui suppose que le vrai stimulus (aiguillon ou principe du mouvement) de la matière est la privation se réduit à des mots[3] qui semblent désigner quelque chose, et qui dans le fait ne désignent rien du tout. Quant à ceux qui rapportent tout à Dieu, c’est avec raison qu’ils le font ; car tout doit se terminer là : mais, au lieu de s’élever par degrés, comme ils le devroient, ils sautent, pour ainsi dire, à la cause première. Il n’est pas douteux que la loi sommaire et unique, dont toutes les autres ne sont que des cas particuliers, et qui, par son universalité, constitue la véritable unité de la nature, ne soit subordonnée à Dieu : c’est cette loi même dont nous parlions plus haut, et qui est comprise dans ce peu de mots, l’œuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu’à la fin. Quant à Démocrite qui remonte plus haut que tous les autres philosophes, après avoir donné à l’atome un commencement de dimension et une figure, il ne lui attribue qu’un seul Cupidon, c’est-à-dire, qu’un seul mouvement primitif et absolu, auquel il joint un mouvement relatif ; car son sentiment est que tous les atomes, en vertu de leur mouvement propre, tendent à se porter vers le centre du monde ; mais que ceux qui, ont plus de masse, se portant avec plus de vîtesse vers ce centre, et frappant ceux qui en ont moins, les déplacent et les forcent ainsi à se mouvoir en sens contraire, c’est-à-dire, vers la circonférence. Mais cette hypothèse n’embrassant que la moindre partie des considérations nécessaires, nous paroît étroite et superficielle ; car, ni le mouvement circulaire des corps célestes, ni les mouvemens, soit expansifs, soit contractifs, qu’on observe dans une infinité de corps, ne peuvent être ramenés à ce principe unique, et il paroît impossible de les concilier avec un tel mouvement. Quant au mouvement de déclinaison et à la fortuite agitation de l’atome, imaginés par Épicure, ce n’est qu’une supposition gratuite, une opinion aussi frivole qu’absurde, et un aveu indirect de son ignorance sur ce point. Ainsi, il paroît que ce Cupidon est enveloppé d’une nuit profonde, et beaucoup plus difficile à découvrir qu’il ne seroit à souhaiter. Ainsi, abandonnant pour le moment la recherche de sa nature, passons à celle de ses attributs. Rien de plus ingénieux que cette fiction qui suppose que Cupidon est dans une éternelle enfance ; car les composés qui ont un certain volume sont sujets à vieillir ; au lieu que les premières semences des choses, les atomes, dis-je, étant infiniment petits (et indestructibles), demeurent, pour ainsi dire, dans une perpétuelle enfance ; c’est aussi avec d’autant plus de fondement qu’on le suppose nu, qu’aux yeux de tout homme qui se fait une juste idée des composés, ils paroissent comme vêtus et masqués. À proprement parler, il n’est dans la nature rien de nu sinon les élémens de la matière. La supposition de l’aveuglement de Cupidon est aussi une très judicieuse allégorie ; car ce Cupidon, de quelque nature qu’il puisse être, semble être totalement dépourvu de providence (d’intelligence) ; son mouvement et sa direction dépendant uniquement des corps qui l’avoisinent, et dont il sent l’action ; il se meut, pour ainsi dire, à tâtons, comme les aveugles ; ce qui doit nous donner une plus haute idée de cette providence divine et souveraine qui, de ces atomes tout-à-fait dépourvus de providence (d’intelligence) et comme aveugles, mais nécessités par une loi fixe et émanée d’elle, a su tirer ce bel ordre et cette harmonie que nous admirons dans l’univers. Le dernier attribut de Cupidon, je veux dire, son arc et ses flèches, signifient que cette force qu’il représente est de nature à pouvoir agir à distance ; car ce qui agit à distance semble lancer des flèches. Or, tout philosophe qui suppose les atomes et le vuide, est, par cela seul, forcé de supposer que la force de l’atome peut agir à distance : sans une action de cette espèce (vu le vuide interposé), aucun mouvement ne pourroit être excité ni communiqué ; tout s’engourdiroit et demeureroit immobile. Quant au plus jeune des deux Cupidons, les poëtes le regardent avec raison comme le plus jeune des dieux ; car, avant la formation des espèces, il devoit encore être sans énergie et sans vigueur. Dans la description que les poëtes en font, l’allégorie se rapporte en partie aux mœurs, et s’y applique aisément. Cependant la dernière a plus d’un rapport avec la première ; car Vénus produit un appétit (un desir vague) pour l’union des corps et la génération ; Cupidon, son fils, détermine cette affection et l’applique à tel individu. Ainsi c’est Vénus qui est le principe de la disposition générale ; et Cupidon, celui des sympathies plus particulières. Le premier dépend de causes plus prochaines (et plus faciles à découvrir), et le dernier de causes plus élevées, d’une sorte de fatalité, et, en quelque manière, de cet ancien Cupidon qui est le vrai principe de toute sympathie individuelle.

  1. Comme cette fable se trouve aussi en tête de l’ouvrage suivant, qui est le dernier de cette collection, mon premier dessein étoit de fondre ensemble les deux narrations et les deux explications, pour n’en faire qu’une seule fable et une seule interprétation, en retranchant de la seconde tout ce qui se trouve dans la première, et en ajoutant à cette première tout ce qui n’est que dans la seconde : mais m’étant apperçu que ces deux explications ne sont pas d’accord entre elles, j’ai été obligé de renoncer à cette idée, et de donner les deux fables telles qu’elles sont ; il n’en résultera d’autre inconvénient que la répétition inévitable de quelques phrases.
  2. Je prie le lecteur de fixer son attention sur cette définition ; ou plutôt sur cette application, afin de pouvoir la comparer avec celle que nous trouverons dans l’ouvrage suivant.
  3. Les deux causes les plus générales du mouvement paroissent être l’éloignement médiocre des corps qui s’attirent réciproquement, et la proximité des corps qui se repoussent.