Des mensonges imprimés/Édition Garnier/Testament de Richelieu

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 23 (p. 443-456).

RAISONS[1]

DE CROIRE QUE LE LIVRE INTITULÉ

TESTAMENT POLITIQUE DU CARDINAL DE RICHELIEU

EST UN OUVRAGE SUPPOSÉ.

Mon zèle pour la vérité, mon emploi d’historiographe de France[2], qui m’oblige à des recherches historiques ; mes sentiments de citoyen ; mon respect pour la mémoire du fondateur d’un corps dont je suis membre[3] ; mon attachement aux héritiers de son nom et de son mérite : voilà mes motifs pour chercher à détromper ceux qui attribuent au cardinal de Richelieu un livre qui m’a paru n’être ni pouvoir être de ce ministre.

I. Le titre même est très-suspect ; un homme qui parle à son maître n’intitule guère ses conseils respectueux du nom fastueux de Testament politique. À peine le cardinal de Richelieu fut-il mort qu’il courut cent manuscrits pour et contre sa mémoire : j’en ai deux sous le titre de Testamentum christianum, et deux sous celui de Testamentum politicum : voilà probablement l’origine de tous les testaments politiques qu’on a fabriqués depuis.

II. Si un ouvrage dans lequel un des plus grands hommes d’État qu’ait jamais eus l’Europe est supposé rendre compte de son administration à son maître, et lui donner des conseils pour le présent et pour l’avenir, eût été en effet composé par ce ministre, il eût pris probablement toutes les mesures possibles pour qu’un tel monument ne fût pas négligé ; il l’eût revêtu de la forme la plus authentique ; il en eût parlé dans son vrai testament, qui contient ses dernières volontés ; il l’eût légué au roi, comme un présent beaucoup plus précieux que le Palais-Cardinal[4] ; il eût chargé l’exécuteur de son testament de remettre à Louis XIII cet ouvrage important ; le roi en eût parlé ; tous les mémoires de ce temps-là auraient fait mention d’une anecdote si intéressante : rien de tout cela n’est arrivé. Le silence universel dans une affaire aussi grave doit donner à tout homme de bon sens les plus violents soupçons. Pourquoi ni le manuscrit original, ni aucune copie, n’auraient-ils jamais paru pendant un si grand nombre d’années ? On savait à la mort de César qu’il avait fait des Commentaires ; on savait que Cicéron avait écrit sur l’éloquence ; un manuscrit de Raphaël sur la peinture n’eût pas été ignoré.

III. Cet ouvrage n’est point un projet informe, il est entièrement terminé ; la conclusion finit par une péroraison pleine de morale : « Je supplie Votre Majesté de penser dès à cette heure ce que Philippe II ne pensa peut-être qu’à l’heure de sa mort ; et, pour l’y convier par exemple autant que par raison, je lui promets qu’il ne sera jour de ma vie que je ne tâche de me mettre en l’esprit ce que j’y devrais avoir à l’heure de ma mort sur le sujet des affaires publiques. » Rien ne manque à l’ouvrage pour le rendre complet ; on y trouve jusqu’à l’épître dédicatoire, qu’on a eu l’impudence de signer en Hollande Armand Duplessis, quoique le cardinal n’ait jamais signé ainsi ; on y trouve jusqu’à la table des matières, que l’éditeur ose encore dire rédigée par le cardinal même ; et dans cette épître dédicatoire on le fait parler ainsi au roi : « Cette pièce verra le jour sous le titre de mon Testament politique, parce qu’elle est faite pour servir après ma mort, etc. » Donc en effet cette pièce devait voir le jour après la mort du cardinal ; donc elle devait être présentée au roi d’une manière solennelle ; donc l’original eût dû être signé, être connu ; donc le jour où la famille eût présenté au roi ce legs si important eût été un jour mémorable.

IV. Si, après la mort de Louis XIII, ce manuscrit eût passé entre les mains de quelques ministres, et de là dans celles qui l’ont rendu public, ou en aurait dû savoir quelques circonstances ; l’éditeur aurait dit par quelle voie il aurait été mis en possession de ce manuscrit ; il l’aurait dit d’autant plus hardiment qu’il imprimait le livre dans un pays libre, environ quarante ans après la mort du cardinal, et lorsque le souvenir des inimitiés entre ce ministre et plusieurs grandes maisons était éteint. L’éditeur, comme je l’ai déjà remarqué ailleurs[5], était tenu surtout de constater l’authenticité de ce manuscrit, sans quoi il se déclarait indigne de toute croyance. Aucune de ces conditions, absolument nécessaires à l’authenticité d’un tel livre, n’a été remplie ; et même pendant vingt-quatre années entières, depuis la prétendue date du manuscrit, ni la cour, ni la ville, ni aucun livre, ni aucun journal, ne fit la moindre mention que le cardinal eût laissé au roi un testament politique.

V. Comment en effet le cardinal de Richelieu, qui, comme on sait, avait plus de peine à gouverner le roi son maître qu’à tenir le timon de la France, aurait-il eu le dessein et le loisir de faire un tel ouvrage pour l’usage de Louis XIII ? L’auteur du nouvel Abrégé chronologique de l’Histoire de France[6], qui peint si bien les siècles et les hommes, avoue dans ce livre si utile que le cardinal de Richelieu avait « autant à craindre du roi, pour qui il risquait tout, que du ressentiment de ceux qu’il forçait d’obéir » : les aigreurs, les défiances, les mécontentements réciproques, allaient tous les jours si loin entre le roi et le ministre que le grand écuyer Cinq-Mars proposa au roi d’assassiner le cardinal de Richelieu comme le maréchal d’Ancre, et s’offrit pour l’exécution ; c’est ce que Louis XIII dit lui-même dans une lettre au chancelier Séguier, après la conspiration de Cinq-Mars. Le roi avait donc mis son favori à portée de lui faire cette proposition étrange. Est-ce dans une telle situation qu’on se donne la peine de faire pour un roi d’un âge mûr, qu’on redoute et dont on est redouté, un recueil de préceptes qu’un père oisif pourrait tout au plus laisser à son fils encore dans l’enfance ? Il me semble que le cœur humain n’est point fait ainsi. Cette raison ne sera pas d’un grand poids auprès d’un savant ; mais elle fait impression sur ceux qui connaissent les hommes.

VI. Supposons pourtant qu’un homme tel que le cardinal de Richelieu eût voulu donner en effet au roi son maître des conseils pour gouverner après sa mort, comme il lui en avait donné pendant sa vie : quel est l’homme qui, en ouvrant ce livre, ne s’attendra pas à voir tous les secrets du cardinal de Richelieu développés, et la grandeur et la hardiesse de son génie respirant dans son testament ? Qui ne se flattera pas de lire des conseils fins et hardis, convenables à l’état présent de l’Europe, à celui de la France, de la cour, et surtout du monarque ? Par le premier chapitre, il est évident que l’auteur feint d’écrire en 1640 : car il fait dire au cardinal de Richelieu dans un jargon barbare, parlant de la guerre avec l’Espagne : « Ce n’est pas que dans cette guerre, qui a duré cinq ans, il ne vous est arrivé aucun mauvais accident, etc. » Or cette guerre avait commencé en 1635, et le dauphin était né en 1638. Comment dans un écrit politique, qui entre dans les détails des cas privilégiés, des appels comme d’abus, du droit d’induit, et des vents qui règnent sur la Méditerranée, oublie-t-on l’éducation de l’héritier de la monarchie ? Certes le faussaire est bien maladroit. La véritable cause de cette faute d’omission, c’est que dans plusieurs autres endroits du livre, l’auteur, oubliant qu’il a feint d’écrire en 1639 et en 1640, s’avise ensuite d’écrire en 1635. Il donne à Louis XIII vingt-cinq ans de règne au lieu de lui en donner trente : contradiction palpable, et démonstration évidente d’une supposition que rien ne peut pallier.

VII. Quoi ! Louis XIII est engagé dans une guerre ruineuse contre la maison d’Autriche ; les ennemis sont aux frontières de la Champagne et de la Picardie ; et son premier ministre, qui lui a promis des conseils, ne lui dit rien, ni de la manière dont il faut soutenir cette guerre dangereuse, ni de celle dont on peut faire la paix, ni des généraux, ni des négociateurs qu’on peut employer ? Quoi ! pas un mot de la conduite qu’on doit tenir avec le chancelier Oxenstiern, avec l’armée du duc de Veimar, avec la Savoie, avec le Portugal et la Catalogne ? On ne trouve rien sur les révolutions que le cardinal lui-même fomentait en Angleterre ; rien sur le parti huguenot, qui respirait encore la faction et la vengeance. Il me semble voir un médecin qui vient pour prescrire un régime à son malade, et qui lui parle de tout autre chose que de santé.

VIII. Celui qui a débité ses idées sous le nom du cardinal de Richelieu commence par se servir des succès mêmes que ce grand homme avait eus dans son ministère, pour lui faire avancer qu’il avait promis ces succès au roi son maître. Le cardinal avait abaissé les grands du royaume, qui étaient dangereux ; les huguenots, qui l’étaient davantage ; et la maison d’Autriche, qui avait été encore plus à craindre : de là il infère que le cardinal avait promis ces révolutions au roi, dès qu’il était entré dans le conseil. Voici les paroles qu’il prête au cardinal : « Lorsque Votre Majesté se résolut de me donner en même temps et rentrée de ses conseils, et grande part en sa confiance… je lui promis d’employer toute l’autorité qu’il lui plaisait me donner pour ruiner le parti huguenot, rabaisser l’orgueil des grands, réduire tous ses sujets dans leur devoir, et relever son nom dans les nations étrangères au point où il devait être, etc. » (pages 6 et 9). Or, il est de notoriété publique que quand Louis XIII consentit à mettre le cardinal de Richelieu dans le conseil, il était bien éloigné de connaître le bien qu’il procurait à la France et à lui-même. Il est public que le roi, qui alors avait de l’éloignement pour ce grand homme, ne fit que céder aux instances de la reine sa mère, qui triompha enfin de la répugnance de son fils, après s’être donné les plus grands mouvements pour introduire dans le conseil celui qu’elle avait fait cardinal, qu’elle regardait comme sa créature, et par qui elle espérait gouverner. On eut même besoin de gagner le marquis de La Vieuville, surintendant des finances, qui consentit avec beaucoup de peine à voir entrer le cardinal au conseil en 1624. Il n’y eut ni la première place ni le premier crédit. Toute cette année se passa en jalousies, en cabales, en factions secrètes ; le cardinal ne prit que peu à peu l’ascendant.

Quelques lecteurs apprendront peut-être ici avec plaisir que le cardinal de Richelieu n’eut les provisions de premier ministre qu’en 1629, le 11 novembre ; Louis XIII les signa seul de sa main. Ces lettres patentes sont adressées par le roi au cardinal même ; et ce qu’il y a de très-remarquable, c’est que les appointements attachés à cette nouvelle dignité y sont en blanc, le roi laissant à la magnificence et à la discrétion de son ministre le soin de prendre au trésor public de quoi soutenir la grandeur de cette place.

Je reviens, et je dis qu’il n’est pas vraisemblable que le cardinal ait tenu en 1624 les discours qu’on lui prête. Il est beau de faire tant de grandes choses, mais il est téméraire de les promettre ; et c’eût été le comble du ridicule et de l’indécence de dire au roi son maître en entrant dans ses conseils : Je relèverai votre nom. On lui fait raconter sans bienséance et avec infidélité ce qu’il a fait : il ne dit rien du tout de ce qu’il faut dire. Pourquoi ? c’est que l’un était fort aisé, et l’autre très-difficile.

IX. Par le peu qu’on vient de dire, il paraît déjà que l’ouvrage prétendu ne peut convenir ni au caractère du ministre à qui on le donne, ni au roi auquel on l’adresse, ni au temps où on le suppose écrit ; j’ajouterai encore, ni au style du cardinal. Il n’y a qu’à voir cinq ou six de ses lettres, pour juger que ce n’est point du tout la même main ; et cette preuve suffirait pour quiconque a le moindre goût et le moindre discernement. D’ailleurs le cardinal de Richelieu, obligé de faire quelquefois des actions violentes, ne laissait point échapper dans ses écrits de paroles dures et indécentes. S’il agissait avec hardiesse, il écrivait de la manière la plus circonspecte. Il n’eût certainement pas appelé, dans un ouvrage politique, la marquise du Fargis, dame d’atour de la reine régnante, la Fargis (page 49). C’est manquer aux premières lois du respect et de la bienséance, en parlant au roi et à la postérité. Cette indigne expression est tirée d’un mauvais livre imprimé en 1640, intitulé Histoire du ministère du cardinal de Richelieu. L’auteur du testament a copié cet ouvrage de ténèbres, plus flétri sans doute par le mépris public que par l’arrêt qui le condamne.

Qui pourra se persuader qu’un premier ministre, qui suppose la paix faite avec l’Espagne, parle des Espagnols en ces termes : « Cette nation avide et insatiable, ennemie du repos de la chrétienté ? » C’est ainsi qu’on aurait pu parler de Mahomet II. Serait-il possible qu’un prêtre, un cardinal, un premier ministre, un homme sage, écrivant à un roi sage, et écrivant un testament qui devait être exempt de passion, se fût emporté (dans le temps de cette paix supposée) à des expressions qu’il n’avait pas employées dans la déclaration de la guerre ?

X. Est-il vraisemblable qu’un homme d’État qui se propose un ouvrage aussi solide dise que « le roi d’Espagne, en secourant les huguenots, avait rendu les Indes tributaires de l’enfer ; que les gens de palais mesurent la couronne du roi par sa forme, qui, étant ronde, n’a point de fin ; que les éléments n’ont de pesanteur que lorsqu’ils sont en leur lieu ; que le feu, l’air, ni l’eau, ne peuvent soutenir un corps terrestre, parce qu’il est pesant hors de son lieu » ; et cent autres absurdités pareilles, dignes d’un professeur de rhétorique de province dans le xvie siècle, ou d’un répétiteur irlandais qui dispute sur les bancs ?

XI. Y a-t-il encore une grande vraisemblance que le cardinal de Richelieu, si connu par ses galanteries, et même par la témérité de ses désirs[7], ait recommandé la chasteté à Louis XIII, prince chaste par tempérament, par scrupule, et par ses maladies ?

XII. Après de si fortes présomptions, quel homme de bon sens peut résister à cette preuve évidente de faux qui se trouve dans le premier chapitre, je veux dire à cette supposition que la paix est faite ? « Vous êtes parvenu, dit-on, à la conclusion de la paix… Votre Majesté n’est entrée dans la guerre…, etc., et n’en est sortie…, etc. » Un imposteur, dans la chaleur de la composition, oubliant le temps dont il parle, peut tomber dans cette absurdité énorme ; mais un premier ministre, quand il fait la guerre, ne peut pas assurément dire que la paix est conclue. Jamais la guerre ne fut plus vive contre la maison d’Autriche, quoique toutes les puissances négociassent, ou plutôt parce qu’elles négociaient. Il est vrai qu’en 1641 on jeta quelques fondements des traités de Munster, qui ne furent consommés qu’en 1648 ; et l’auteur du testament fait parler le cardinal de Richelieu tantôt en 1640, tantôt en 1635. Le cardinal ne pouvait ni supposer la paix faite au milieu de la guerre, ni dire des injures atroces aux Espagnols avec lesquels il voulait traiter.

XIII. Faudra-t-il à cette preuve palpable de l’imposture ajouter une bévue, moins forte à la vérité, mais qui ne décèle pas moins un menteur ignorant ? Il fait dire à un premier ministre tel que le cardinal, dans ce même premier chapitre, que « le roi a refusé le secours des armes ottomanes contre la maison d’Autriche ».

S’il s’agit d’un secours que le Turc voulait envoyer aux armées françaises, le fait est faux, et l’idée en est ridicule : s’il s’agit d’une diversion des Turcs en Hongrie ou ailleurs, quiconque connaît le monde, quiconque a la moindre idée du cardinal de Richelieu, sait assez que de telles offres ne se refusent pas.

XIV. Comme il paraît par le premier chapitre que l’imposteur écrivait après la paix des Pyrénées, dont il avait l’imagination remplie, il paraît par le second qu’il écrivait après la réforme que fit Louis XIV dans toutes les parties de l’administration. « Je me souviens que j’ai vu dans ma jeunesse, dit-il, les gentilshommes et autres personnes laïques posséder par confidence non-seulement la plus grande partie des prieurés et abbayes, mais aussi des cures et évêchés. Maintenant les confidences… sont plus rares que les légitimes possessions l’étaient en ce temps-là. » Or il est certain que dans les derniers temps de l’administration du cardinal, rien n’était plus commun que de voir des laïques posséder des bénéfices. Lui-même avait fait donner cinq abbayes au comte de Soissons, qui fut tué à la Marfée ; M. de Guise en possédait onze : le duc de Verneuil avait l’évêché de Metz ; le prince de Conti eut l’abbaye de Saint-Denis en 1641 ; le duc de Nemours eut l’abbaye de Saint-Remy de Reims ; le marquis de Tréville, celle de Moutier-Ender, sous le nom de son fils ; enfin le garde des sceaux Châteauneuf conserva plusieurs abbayes jusqu’à sa mort, arrivée en 1643 ; et on peut juger si cet exemple était suivi. Le nombre des laïques qui jouissent de ces revenus de l’État est innombrable. Il n’y a qu’à voir les Mémoires du comte de Grammont[8], pour se faire une idée de la manière dont on obtenait alors des bénéfices. Je n’examine pas si c’était un mal ou un bien de donner les revenus de l’Église à des séculiers ; mais je dis qu’un imposteur habile n’eût jamais fait parler le cardinal de Richelieu d’une réforme qui n’existait pas.

XV. Dans ce même second chapitre, le faiseur de projets, qui est indubitablement un homme d’Église, trop prévenu en faveur des prétentions du clergé, et trop peu jaloux des droits de la couronne, déclame contre le droit de régale. Il oubliait qu’en 1637 et en 1638 le cardinal de Richelieu avait fait rendre des arrêts du conseil par lesquels tout évêque qui se croirait exempt de ce droit était tenu d’envoyer au greffe les titres de sa prétention. Cet écrivain ne savait pas qu’un évêque ministre d’État s’intéresse plus aux droits du trône qu’aux prétentions ecclésiastiques. Il fallait connaître le caractère d’un premier ministre pour le faire parler. C’est l’âne qui se couvre de la peau du lion, et qu’on reconnaît bientôt à ses oreilles[9].

XVI. Le faussaire ignorant, dans ce même chapitre second, où il entretient le roi des universités et des colléges, au lieu de lui parler de ses vrais intérêts, dit dans son style grossier (chap. II, sect. x) : « L’histoire de Benoît XI, contre lequel les cordeliers piqués, sur le sujet de la perfection de la pauvreté, savoir, du revenu de saint François, s’animèrent jusqu’à tel point que non-seulement ils lui firent ouvertement la guerre par leurs livres, mais de plus par les armes de l’empereur, à l’ombre desquelles un antipape s’éleva, au grand préjudice de l’Église, est un exemple trop puissant pour qu’il soit besoin d’en dire davantage. » Certainement le cardinal de Richelieu, qui était très-savant, n’ignorait pas que cette aventure dont parle le faussaire était arrivée au pape Jean XXII, et non pas au pape Benoît XI. Il n’y a guère de fait dans l’Histoire ecclésiastique plus connu que celui-là : son ridicule l’a rendu célèbre ; il n’était pas possible que le cardinal s’y fût mépris. D’ailleurs, pour apprendre à un roi combien les querelles de religion sont dangereuses, on avait à citer cent exemples plus frappants.

XVII. Dans cette même section x du chapitre II, où il est question des jésuites : « Cette compagnie, dit-il, qui est soumise par un vœu d’obéissance aveugle à un chef perpétuel, ne peut, suivant les lois d’une bonne politique, être beaucoup autorisée dans un État auquel une communauté puissante doit être redoutable. » Je sais bien que ce trait est adouci quelques lignes après ; mais, de bonne foi, le cardinal de Richelieu pouvait-il croire les jésuites redoutables, lui qui savait ne les rendre qu’utiles, et les punir souvent ? lui qui ne craignait ni la reine, ni les princes, ni la maison d’Autriche, aurait-il craint quelques religieux ? Il avait exilé plusieurs jésuites, aussi bien que quelques pères de l’Oratoire, et d’autres religieux qui étaient entrés dans des cabales, mais ni lui ni l’État n’avaient rien à craindre de ces compagnies. Il serait assurément bien étrange que le vainqueur de la Rochelle se fût plus défié, dans son Testament politique, des jésuites que des huguenots. Cette réflexion n’est pas une preuve convaincante, mais, jointe aux autres, elle sert à faire voir que l’auteur, en prenant le nom d’un premier ministre, n’en a pu prendre l’esprit.

XVIII. S’il fallait relever tous les mécomptes dont cet ouvrage fourmille, je ferais un livre aussi gros que le Testament politique, que la fourberie a composé, que l’ignorance, la prévention, le respect d’un grand nom, ont fait admirer, que la patience du lecteur peut à peine achever de lire, et qui serait ignoré s’il avait paru sous le vrai nom de l’auteur. J’ai déjà, dans un petit ouvrage qui ne comportait pas d’étendue[10], indiqué quelques-unes de ces preuves qui décèlent l’imposture aux yeux de quiconque a du jugement et du goût. En voici une qui est sans, réplique. L’auteur, qui étale, et encore mal à propos, une vaine et fausse érudition sur l’histoire de l’Église, sur le commerce, sur la marine, s’avise, au chapitre IX, section vi, de dire, à propos d’établissements dans les Indes : « Quant à l’Occident, il y a peu de commerce à faire ; Drake, Thomas Cavendish, Herberg, L’Hermite, Lemaire, et feu M. le comte Maurice, qui envoya douze navires à dessein d’y faire commerce, ou d’amitié ou de force, n’ayant pu trouver lieu d’y faire aucun établissement. » Remarquez dans quel temps l’imposteur fait parler le cardinal de Richelieu : c’est en 1640 ; c’est dans le temps même que le feu comte Maurice, qui était plein de vie, gouvernait le Brésil au nom des Provinces-Unies ; c’est après que la compagnie hollandaise des Indes occidentales avait fait des progrès considérables depuis 1622 sans interruption. Remarquez encore qu’au commencement même de cette section vi, l’auteur avoue que « les Hollandais ne donnent pas peu d’affaires aux Espagnols dans les Indes occidentales, où ils occupent la plus grande partie du Brésil ». En vérité, peut-on mettre sur le compte d’un homme d’État un tel fatras d’erreurs et de contradictions ? L’Angleterre, dont il parle, avait déjà des pays immenses dans l’Amérique. Quant à Drake et à Thomas Cavendish, leurs exemples sont cités très-mal à propos : ils ne furent pas envoyés pour faire des établissements, mais pour ruiner ceux des Espagnols, pour troubler leur commerce, pour faire des prises ; et c’est à quoi ils réussirent.

XIX. Si on voulait se donner la peine de lire le Testament politique avec attention, on serait bien surpris devoir qu’en effet ce livre est plutôt une critique de l’administration du cardinal qu’une exposition de sa conduite, et une suite de ses principes : tout y roule sur deux points, dont le premier est indigne de lui, et dont le second est un outrage à sa mémoire.

Le premier objet est un lieu commun, puéril, vague, un catéchisme pour un prince de dix ans, et bien étrangement déplacé à l’égard d’un roi âgé de quarante années ; tels sont ces chapitres : « Que le fondement du bonheur d’un État est le règne de Dieu ; que la raison doit être la règle de la conduite ; que les intérêts publics doivent être préférés aux particuliers ; que la prévoyance est nécessaire ; qu’il faut destiner un chacun à l’emploi qui lui est propre ; qu’il est important d’éloigner les flatteurs, médisants, faiseurs d’intrigues ; » et vingt autres découvertes de cette finesse et de cette profondeur, accompagnées d’avis qui auraient été une insulte à Louis XIII, prince éclairé, et qui eût été en droit de répondre à son ministre, à son serviteur : Parlez ainsi à mon fils, et respectez plus votre maître.

Le second point, qui est surtout renfermé dans le neuvième chapitre, roule sur les projets d’administration imaginés par l’auteur ; et de tous ces projets il n’y en a pas un seul qui ne soit précisément le contre-pied de l’administration du cardinal. L’auteur se met en tête d’abolir les comptants, ou de les réduire par grâce à un million d’or. Les comptants sont des ordonnances secrètes, pour des affaires secrètes, dont on ne rend point compte. C’est le privilége le plus cher de la place d’un premier ministre. Son ennemi seul en pourrait demander l’abolition.

XX. Ce chapitre neuvième du Testament politique porte à chaque page les preuves les plus évidentes de la supposition la plus maladroite : c’est là que tout est faux, réflexions, faits et calculs ; c’est là que l’auteur avance que quand on établit un impôt, on est obligé de donner une plus grande solde au soldat ; ce qui n’est pourtant arrivé ni sous Louis XIII ni sous Louis XIV ; c’est là qu’en soulageant le peuple de dix-sept millions de taille, il porte tout d’un coup à cinquante-sept millions les revenus du roi, qu’il suppose n’aller d’ordinaire qu’à trente-cinq ; et il le suppose encore avec ignorance, car les tailles allaient seules d’ordinaire à trente-cinq millions ; les fermes, à onze, etc. C’est là qu’il se propose de rembourser les rentes établies par le cardinal, dont plusieurs étaient au denier vingt, qu’il appelle le denier cinq ; d’ôter aux trésoriers de France les deux tiers de leurs gages ; de faire payer la taille aux parlements, aux chambres des comptes, au grand conseil, à toutes les cours qu’il appelle souveraines, dans le temps même qu’il les met au rang des paysans, N’était-il pas bienséant au cardinal de Richelieu de proposer cette extravagance pour avilir un corps dont il avait l’honneur d’être membre par sa qualité de pair de France : dignité dont il faisait autant de cas que de celle de cardinal ?

XXI. À l’égard de la guerre on a déjà remarqué[11] qu’il ne parle point de celle dans laquelle on était engagé. Mais dans ses réflexions vagues, générales, et chimériques, il recommande de taxer tous les fiefs des gentilshommes, pour enrôler et soudoyer la noblesse ; il veut que tout gentilhomme soit forcé de servir à l’âge de vingt ans ; qu’on ne prenne les roturiers, dans la cavalerie, qu’à l’âge de vingt-cinq ; que les vivres ne soient confiés qu’à gens de qualité ; qu’on lève cent hommes quand on veut en avoir cinquante, et cela apparemment pour qu’il en coûte le double en engagements et en habits. Quel projet pour un ministre ! En vérité l’idée d’enrôler la noblesse de France, et de faire payer la taille au parlement, peut-elle partir d’une autre tête que de celle d’un de ces faiseurs de projets qui dans leur oisiveté se mettent à gouverner l’Europe ? Dans le même chapitre neuvième, il traite de la marine ; il parle doctement des grands périls de la navigation d’Espagne en Italie, et d’Italie en Espagne, lesquels n’existent pas plus que ceux de Charybde et de Scylla : il prétend que « la seule Provence a beaucoup plus de ports grands et assurés que l’Espagne et l’Italie tout ensemble » ; hyperbole qui ferait soupçonner que le livre serait d’un Provençal qui ne connaîtrait que Toulon et Marseille, plutôt que d’un homme d’État qui connaissait l’Europe.

Voilà une partie des chimères qu’un politique clandestin a mises sous le nom d’un grand ministre, avec cent fois moins de discrétion que l’abbé de Saint-Pierre n’en a montré, quand il a voulu attribuer une partie de ses idées politiques au duc de Bourgogne.

Le projet de finances, qui remplit presque tout le dernier chapitre, est tiré d’un manuscrit qui existe encore : je l’ai vu ; il est de 1640. Il porte les revenus du roi jusqu’à cent cinquante-neuf millions de ce temps-là, par l’arrangement qu’il propose. L’auteur du testament en retranche deux, tout le reste est conforme. Rien n’est si commun que des projets de cette espèce ; les ministres en reçoivent, et les lisent rarement. Le faussaire, en copiant ces idées, fait bien voir qu’il ne s’était pas donné la peine de connaître par lui-même les finances de Louis XIII. Il avance hardiment que chacune des cinq années de la guerre n’avait coûté que soixante millions : cela n’est pas vrai ; j’ai en main l’état de l’année 1639 ; il se monte à soixante-dix-huit millions neuf cent mille livres. Il est encore faux qu’on ait payé ces charges sans moyens extraordinaires ; il y eut beaucoup de taxations, beaucoup d’augmentations de gages, dont la finance fut fournie ; on augmenta les droits dans les provinces ; on mit une taxe d’un vécu sur chaque tonneau de vin ; on porta la taille de trente-six millions deux cent mille livres jusqu’à trente-huit millions neuf cent mille livres. En un mot, la plupart des choses rapportées dans ce livre sont aussi altérées que les propositions qu’on y fait sont étranges.

XXII. On demandera sans doute comment on a pu faire à la mémoire du cardinal de Richelieu l’affront d’imaginer qu’un tel livre était digne de lui ? Je répondrai que les hommes réfléchissent peu ; qu’ils lisent avec négligence ; qu’ils jugent avec précipitation, et qu’ils reçoivent les opinions comme on reçoit la monnaie, parce qu’elle est courante.

XXIII. Si on m’objecte que le P. Lelong et d’autres ont cru le livre en effet l’ouvrage du cardinal, j’avouerai que le P. Lelong a très-bien compilé environ trente mille[12] titres de livres, et j’ajouterai que par cette raison-là même il n’a pas eu le temps de les examiner ; mais surtout je répondrai que quand on aurait autant d’autorités que le P. Lelong a copié de titres, elles ne pourraient balancer une raison convaincante. Si pourtant la faiblesse des hommes a besoin d’autorités, j’opposerai au P. Lelong et aux autres : Aubery, qui a écrit la vie du cardinal Mazarin ; Ancillon, Richard, l’écrivain qui a pris le nom de Vigneul de Marville[13], et enfin La Monnoie, l’un des critiques les plus éclairés du dernier siècle ; tous ont cru le Testament politique supposé.

XXIV. Mais, dit-on, en 1664, l’abbé Desroches, ancien domestique du cardinal de Richelieu, donna sa bibliothèque à la Sorbonne, à l’exemple de son maître ; et dans cette bibliothèque on trouve un manuscrit du testament conforme à l’imprimé, avec la même épître dédicatoire, et la même table des matières. C’est ce manuscrit même, remis à la Sorbonne, qui achève de prouver l’imposture. Il est remis vingt-deux ans après la mort du cardinal, sans aucun enseignement, sans la moindre indication de la part de l’abbé Desroches. Ce domestique du cardinal et la Sorbonne elle-même négligèrent cet ouvrage, et ce n’est que depuis deux ans qu’on lui a donné place sur des tablettes. Si le manuscrit avait été copié sur l’original, on l’aurait plus respecté ; on trouverait quelques marques de son authenticité ; on verrait à la fin de la lettre au roi la souscription du cardinal de Richelieu. Elle n’y est point. On n’a pas osé pousser l’effronterie jusqu’à signer ce nom. Pour peu que le cardinal eût laissé seulement quelques mémoires qui eussent eu quelque rapport (même éloigné) avec le testament, on les eût rapportés ; on eût donné quelque crédit à la hardiesse de celui qui imputait tout l’ouvrage à ce ministre. Mais non ; il n’y a pas un mot à la fin ni à la tête du manuscrit dont on puisse tirer la plus légère induction. Donc l’abbé Desroches regardait lui-même ce manuscrit avec la même indifférence qu’on l’a regardé très-longtemps dans la Sorbonne.

Imaginons un moment que le testament soit l’ouvrage du cardinal ; ce seul mot Testament impose un devoir indispensable à son domestique de légaliser la copie, de la déclarer juridiquement collationnée avec l’original. S’il manque à ce devoir, il est coupable : il donne à tout le monde le droit de s’inscrire en faux contre lui ; mais l’abbé Desroches possédait ce manuscrit au même titre que d’autres curieux. Il fallait bien que cet ouvrage fût écrit à la main avant d’être imprimé ; il fallait même, pour le dessein de l’imposteur, qu’il en courût plusieurs copies manuscrites, et qu’on se les prêtât avec mystère, comme un monument singulier. Le silence du domestique, encore une fois, prouve que le maître n’est point l’auteur du testament ; et toutes les autres raisons prouvent qu’il n’a pu l’être.

XXV. Mais on dit qu’on disait, il y a soixante et dix ans, que Mme la duchesse d’Aiguillon avait dit, il y a quatre-vingts ans, qu’elle avait eu une copie manuscrite de cet ouvrage. On a trouvé une note marginale de M. Huet ; et cette note dit qu’on avait vu le manuscrit chez Mme d’Aiguillon, nièce du cardinal. Ne voilà-t-il pas de belles preuves ? Oui, je crois sans peine que tous ceux qui s’intéressaient à la mémoire du cardinal voulaient avoir un manuscrit qui portait son nom, et que l’auteur voulait accréditer par ce nom même ; et de là je conclus que ce manuscrit était manifestement supposé, puisque de tous les parents, de tous les domestiques, de tous les amis de ce ministre, aucun n’a jamais pris la moindre précaution pour établir l’authenticité du livre.

XXVI. Que la curiosité humaine se fatigue maintenant à chercher le nom du faussaire, je ne perdrai pas mon temps dans ce travail. Qu’importe le nom du fourbe, pourvu que la fourberie soit découverte ? qu’importe que Courtilz ou un autre ait forgé le testament de Mazarin, de Colbert et de Louvois ? qu’importe que Staatman ou Chévremont[14] ait pris insolemment le nom de Charles V, duc de Lorraine ? Mérite-t-on d’être connu pour avoir fait un mauvais livre ? Que gagnerait-on à connaître les auteurs de toutes les plates calomnies, de toutes les critiques impertinentes dont le public est inondé ? Il faut laisser dans l’oubli les auteurs qui se cachent sous un grand nom, comme ceux qui attaquent tous les jours ce que nous avons de meilleur, qui louent ce que nous avons de plus mauvais, et qui font de la noble profession des lettres un métier aussi lâche et aussi méprisable qu’eux-mêmes.

FIN DES MENSONGES IMPRIMÉS, ETC.
  1. Ce qui suit formait, en 1750, comme on l’a dit page 427, le chapitre iii.
  2. Voltaire était, depuis 1746, historiographe de France.
  3. Le cardinal de Richelieu fonda, en 1635 (voyez tome XVI, page 31) l’Académie française, dont Voltaire était membre depuis 1746 (voyez dans ce volume, page 205).
  4. Appelé Palais-Royal depuis qu’il avait été donné au roi par le cardinal. (B.)
  5. Voyez la note et la variante, pages 429-432.
  6. Le président Hénault. Son Abrégé avait paru en 1744.
  7. Allusion à la prétendue passion de Richelieu pour la reine Anne d’Autriche, dont il aurait été rebuté.
  8. Par Hamilton. Voyez au début du chapitre ii.
  9. La Fontaine, livre V, fable xxi.
  10. Les Conseils à un journaliste ; voyez tome XXII, page 241.
  11. Paragraphe VII, page 446.
  12. La première édition de l’ouvrage du P. Lelong ne contient que 17,487 articles ; voyez la note 1, tome XIX, page 352.
  13. Argonne (Bonaventure d’) ; c’est sous ce nom que Voltaire en parle dans le Catalogue des écrivains, tome XIV, en tête du Siècle de Louis XIV.
  14. Voyez la note de la page 430 ; et, tome XIX, la note 4 de la page 31.