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Des religions pratiquées actuellement dans l’Inde/Islamisme

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ISLAMISME


Parmi les facteurs qui contribuent à façonner une nation, la religion est le plus important, elle est le fondement et le couronnement de la vie nationale. Sans doute, à première vue, c’est un avantage pour une nation de n’avoir qu’une foi, qu’un culte, de n’offrir à ses enfants qu’une seule prière à murmurer qu’ils apprennent tous auprès des mères élevées dans une même croyance, pour penser ensuite conformément à la foi religieuse de leurs ancêtres ; mais il me semble que ce serait un triomphe plus grand encore pour la religion si l’on pouvait voir une population, — dont la foi serait divisée et parmi laquelle le Dieu unique serait adoré sous des formes et des noms différents, — se constituer en une nation unique et puiser dans la diversité des croyances une unité plus profonde, dans la variété des religions l’identité de la seule vraie religion. Si cela pouvait être (bien que cela ne se soit jamais vu dans la longue histoire du monde), il me semble que la religion remporterait son plus noble triomphe et que, dans l’harmonie où les diverses croyances viendraient se fondre, comme divers accords, en un tout harmonieux, la sagesse divine remporterait sa plus belle victoire, tandis que la Confrérie humaine trouverait son plus grandiose et son plus noble modèle. Une pareille possibilité s’offre pour l’Inde, et pour l’Inde seule entre toutes les nations du monde. Les autres ont leurs croyances dont chacune règne d’une frontière à une autre ; mais dans l’Inde, toutes les croyances du monde sont implantées et par suite c’est là, là seulement qu’elles pourront trouver leur unité et leur fusion.

Vous vous rappelez peut-être qu’il y a trois ou quatre ans je vous ai entretenus de quatre grandes religions : l’Hindouisme, le Zoroastrisme, le Bouddhisme et le Christianisme. C’était négliger trois autres religions implantées sur le sol indien : l’Islamisme, le Djaïnisme et le Sikhisme — qui, avec les quatre précédentes, constituent les sept religions de l’Inde et du monde tout entier. À l’heure actuelle, elles éloignent l’Hindou de l’Hindou, les cœurs des cœurs ; elles séparent les hommes attachés à une religion de ceux fidèles à une autre, de sorte que ceux qui adorent un même Dieu s’écartent les uns des autres en son nom. Ô mes frères, s’il se peut qu’en ce pays béni des dieux nous ramenions les religions à l’unité ; s’il se peut qu’avec différentes croyances nous construisions une unique nation ; si le Musulman peut arriver à aimer l’Hindou et l’Hindou le Musulman, si le Chrétien peut arriver à serrer la main du Parsî et le Parsî celle du Chrétien ; si le Djaïniste, le Bouddhiste et le Sikhiste peuvent un jour s’aimer en frères au lieu de se haïr en rivaux : alors, ce sera le triomphe de la religion et alors seulement le nom de Dieu sera un terme de paix.

Nous commencerons à nous occuper des trois religions de l’Inde dont nous n’avons pas encore parlé ; puis, nous consacrerons notre dernier entretien à ce qui fait l’unification et le couronnement de tout, à la divine Sagesse, à la Théosophie, à ce qui est commun à toutes les religions, leur appartient à toutes également — à ce que nulle ne peut réclamer à l’exclusion de sa sœur, mais que chacune peut revendiquer comme la propriété de toute religion. C’est notre tâche, et puisse cette tâche être bénie par les Prophètes de toutes les religions, afin que leurs disciples puissent s’aimer comme Ils s’aiment entr’eux et puissent ne faire qu’un, ainsi qu’Eux ne font qu’un. Alors l’Inde deviendra la nation qu’elle n’a encore jamais été ; alors elle ne sera plus qu’un peuple ; alors le nom de l’Inde sera connu comme celui d’une seule grande nation au sein d’un puissant empire. Ce sera le triomphe de la religion, et c’est à cette œuvre que vous êtes conviés aujourd’hui par votre foi et votre amour.

Il y a quatre points à étudier dans une religion : son Fondateur, dont la vie et le caractère s’impriment sur cette religion ; la religion exotérique, destinée aux masses ; la philosophie, nécessaire aux gens instruits et cultivés ; le mysticisme, expression de l’éternel besoin de l’esprit humain qui aspire à s’unir avec sa source. Étudions ainsi l’Islamisme.

Suivez-moi en Syrie et en Arabie. Au moment où le sixième siècle de l’ère chrétienne s’ouvre pour le monde, suivez-moi et voyons l’état de la belle Arabie, de la Syrie, ce pays que foulèrent les pieds du Christ. La guerre religieuse de tous côtés détruit les foyers et divise les citoyens ; des querelles brutales et sanguinaires, des haines qui se transmettent d’une génération à l’autre isolent les uns des autres les hommes, les clans, les tribus. Regardez l’Arabie, l’Arabie où règne une idolâtrie féroce et cruelle qui va jusqu’à immoler des êtres humains en sacrifice aux idoles, — où les adorateurs de Dieu font des festins avec les corps des morts, — où la luxure a pris la place de l’amour humain et une effrénée licence celle de la vie de famille, — où des guerres sanglantes et implacables éclatent à la moindre occasion, — où le parent tue son parent et le voisin son voisin, — où la vie, en un mot, est trop corrompue pour qu’on la puisse décrire.

Dans ce brûlant enfer de passions, de meurtres, de luxure et de cruauté, un Enfant naquit. Il « ouvrit à la lumière ses yeux innocents » le 29 août 570, à La Mecque, dans le clan Quraish[1]. Son père était mort quelques semaines avant sa naissance ; c’était cet homme qui, dans la force de l’âge, allait être sacrifié, par son propre père et dont la vie avait été sauvée comme par miracle ; la prêtresse du temple ayant demandé de sa propre bouche que le jeune homme fût épargné. La veuve, après quelques semaines, donna naissance à l’enfant, puis, au bout de peu d’années, suivit son mari dans la tombe. L’enfant grandit dans la maison de son grand-père, tranquille, silencieux, nature aimante et douce, patient, aimé de tous. Quelques années passeront après lesquelles le grand-père mourut. Un oncle, Abû Talib, le plus noble caractère parmi les proches de l’enfant, recueillit chez lui l’orphelin — celui qui était doublement, triplement orphelin — et chez son oncle l’enfant grandit, devint jeune homme. Il voyagea alors, faisant des affaires, du commerce en Syrie et observant, d’un regard grave et profond, les scènes qui se passaient autour de lui. Il a déjà vingt-quatre ans et il a voyagé, en Syrie, pour une de ses parentes bien plus âgée que lui, Khadija ; à son retour, elle le trouve si fidèle, si sobre, si pur, si loyal qu’elle l’épouse et ils deviennent mari et femme. — Mahomet n’est pas encore le prophète, Khadija n’est pas encore son premier disciple ; il est jeune et sa femme est plus âgée que lui, mais leur union est si heureuse qu’elle demeure l’une des unions idéales de ce monde — jusqu’au jour où Khadija laisse son mari veuf, âgé de 50 ans, après vingt-six ans de bonheur conjugal.

Vinrent, après le mariage, quinze années de méditation, paisibles quant à la vie extérieure, terribles quant aux luttes intérieures. Quand Mahomet circulait dans les rues de La Mecque, les enfants accouraient et s’accrochaient à ses genoux. Il avait toujours un bon mot pour les enfants, une caresse pour les petits ; jamais il ne manquait à sa parole ; il avait toujours un bon conseil à la disposition du pauvre ou de l’affligé. On l’appelait Al-Amin, le « digne de foi » ; c’est le nom que lui donnaient ses voisins, l’homme digne qu’on se fie à lui, le plus beau titre qu’un homme puisse acquérir. Mais tandis que la vie extérieure est ainsi utile, douce et secourable, quelle est la vie intérieure ? Ah, qui pourra dire quels orages d’angoisse et d’agonie chassent le futur prophète dans le désert environnant où il se débat avec sa propre âme, dans une de ces luttes que seuls connaissent les hommes inspirés des Dieux ! Bien loin dans le désert, il fuit et les mois y suivent les mois, durant ces quinze années ; dans sa caverne, au fond du désert, en pleine solitude, il est là immobile, méditant, priant, avec le doute amer de lui-même, l’interrogation qu’il se pose à lui-même, se demandant le sens du message qu’il entend : « Au nom de ton Dieu, parle. » — Qui est-il donc pour devoir parler ? Et que doit-il proclamer ? Déchiré de doute et d’angoisse, désespérant de ses propres forces, comment lui, illettré, non préparé, se fierait-il à la voix intérieure qui l’appelle ? Ne serait-ce pas son propre orgueil, sa propre suffisance, sa propre soif de domination qui l’appelleraient, et non la voix du Dieu Suprême ordonnant à son prophète de répandre sa parole ? Quinze années s’écoulent de la sorte, années de luttes que peu de gens sauront évaluer — puis une belle nuit, tandis qu’il est étendu par terre, succombant dans son agonie, voici qu’une lumière venue du ciel rayonne autour de lui, tandis que devant lui une apparition glorieuse murmure ces mots : « Lève-toi, tu es le prophète de Dieu ; va par le monde et parle au nom du Seigneur. » — « Que proclamerai-je ? » — « Parle », dit l’ange, et il instruit le prophète relativement à la formation des mondes, à la création de l’homme, lui enseigne l’unité de Dieu, le mystère des anges et lui indique l’œuvre à accomplir. Lui, le plus solitaire des hommes, autour duquel vit tout une nation, il devra aller à elle, se mêler à elle et parler, parler au nom du Seigneur son Dieu.

Il part, court chez lui et tombe sur le seuil de son foyer devant Khadija. « Que dois-je faire ? » lui dit-il, « Qui suis-je ? Que suis-je ? » — « Va, lui répond l’épouse fidèle de sa voix paisible, tu es sincère et fidèle, jamais tu ne manques à ta parole, les hommes connaissent ton caractère ; Dieu ne trompe pas le serviteur fidèle ; suis donc la voix, obéis à l’appel ». Et la voix de l’épouse, du premier disciple, communique le courage à ce cœur humain qui défaille devant la grandeur de sa mission ; il se lève, désormais ce n’est plus le simple Mahomet mais le Prophète de l’Arabie, l’homme qui fera de ce pays un état organisé, une puissance redoutée et dont les successeurs promèneront le flambeau de la science, le rallumeront en Europe où il était éteint, fonderont de puissants empires, et seront animés, à l’égard du Maître, d’un culte tel qu’aucune autre religion n’en a fourni l’exemple. Car, il faut vous souvenir toujours de ceci, vous tous qui n’appartenez pas à la religion du Prophète arabe ; parmi toutes les confessions humaines, il n’en est pas une qui inspire une croyance plus sérieuse, qui soit observée plus passionnément que celle qui est sortie de la bouche du prophète arabe ; et si, comme le dit le philosophe Bain, une croyance se prouve par la conduite, observez les disciples de Mahomet et voyez comment sa parole gouverne encore les actions de ces hommes. Jamais un musulman n’a honte de s’agenouiller pour prier, bien qu’il puisse y avoir autour de lui des railleurs et des gens qui haïssent son Prophète. Voyez comme la foi, chez le disciple, a vaincu toute crainte de la mort. Où trouverez-vous plus d’héroïsme que chez ces derviches africains, qui chargèrent sur l’emplacement balayé par les fusils Gatling et tombèrent, rang après rang, avant d’avoir pu même atteindre leur ennemi, marchant à la mort comme d’autres à leurs fiançailles, par amour pour leur Prophète et pour la foi de l’Islam ?

Une telle foi doit avoir un avenir dans le monde. Une telle foi devrait être élevée plus haut qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Revenons à notre Prophète qui n’a encore qu’un disciple, sa femme. Ses disciples suivants furent ses plus proches parents. Cela est très significatif pour le fondateur. Il est aisé de conquérir des disciples dans une foule, foule qui ne vous connaît pas, qui vous voit seulement en chaire, ne vous entend que dans un discours précis ou dans les réponses faites à des questions posées. Mais devenir un prophète pour sa femme, pour sa fille, pour son gendre et ses proches parents. Ah ! voilà ce qui est véritablement être prophète, c’est un triomphe que le Christ lui-même n’a pas pu remporter. Voici donc les première disciples. Abû Tâlib, cependant, qui fut le protecteur de Mahomet sa vie durant, ne voulut point accepter comme Prophète l’homme qui, étant petit garçon, s’était accroché à ses genoux : « Fils de mon frère, lui répondit-il, je ne peux pas abjurer la religion de mes pères, mais par le Dieu Suprême, tant que je vivrai, nul ne se risquera à t’attaquer. » Se tournant alors vers Ali, son fils, le vénérable patriarche lui demanda quelle était sa religion. « Ô père, répondit Ali, je crois en Dieu et en son Prophète et je suivrai celui-ci. » — « Soit, mon fils, dit Abû-Tâlib, il ne t’invitera à rien faire qui ne soit bien, c’est pourquoi tu es libre de t’attacher à lui[2]. » Pendant trois ans, tranquillement, Mahomet travaille et à la fin de ces trois années trente disciples l’appellent le Prophète du Seigneur. Il fait alors son premier sermon public, dans lequel il parle de l’unité de Dieu, s’élève contre les sacrifices humains, contre la luxure, l’ivrognerie et la corruption de la vie. Quelques nouveaux disciples s’assemblent encore autour de lui, gagnés par le flot des paroles qui sortent de ses lèvres inspirées. Mais à mesure qu’il est plus entouré, une persécution plus cruelle éclate : on inflige à ses disciples des tortures horribles, presque impossibles à supporter pour le corps humain. Les fidèles sont mis en lambeaux, ils sont transpercés à coups de lances ; ils sont étendus sur le sable brûlant, le visage tourné vers le soleil d’Arabie et de lourds blocs de rochers sur la poitrine ; on leur ordonne de renier Dieu et son Prophète et les disciples meurent en murmurant : « Il n’y a qu’un seul Dieu et Mahomet est son Prophète. » Écoutez ! il y eut entr’autres un homme dont on arracha la chair du corps, morceau par morceau et tandis que ses bourreaux le découpaient ainsi, ils riaient et lui dirent : » N’aimeriez-vous pas mieux que Mahomet fût à votre place et vous chez vous ? » — « Dieu m’est témoin, répondit le mourant, que je ne voudrais pas être chez moi, près de ma femme, de mes enfants et de mes biens, si Mahomet devait à ce prix être piqué par une seule épine. » Voilà l’amour qu’il inspirait à ceux qui mouraient pour lui.

À la fin, les disciples se décidèrent à fuir et à chercher un refuge sous une autre loi ; écoutez en quels termes ceux qu’il avait arrachés au mal parlaient de ce Prophète et de ce qu’il avait fait pour eux, — car le témoignage du disciple est le meilleur témoignage quant au Maître, et c’est ici que vous verrez le mieux comment cet homme avait touché le cœur de ses adeptes. « Ô roi », déclara celui qui prenait la parole au nom de l’ambassade venue chercher protection, « nous étions plongés dans les profondeurs de l’ignorance et du barbarisme ; nous adorions les idoles…, nous vivions dans l’impureté ; nous mangions les corps morts et tenions des discours abominables ; nous méprisions tout sentiment d’humanité, ainsi que les devoirs d’hospitalité et de voisinage ; nous ne connaissions d’autre loi que celle du plus fort, — quand Dieu fit surgir parmi nous un homme dont nous connaissions la naissance, la sincérité, l’honnêteté et la pureté ; il nous appela à l’unité de Dieu, nous apprit à ne rien associer à Dieu ; il nous interdit le culte des idoles et nous enjoignit de dire la vérité, d’être fidèle à nos serments, d’être indulgents et de tenir compte des droits de nos voisins ; il nous défendit de mal parler des femmes, ou de manger les biens des orphelins ; il nous ordonna de fuir les vices et de nous abstenir du mal ; de faire des prières, de répandre des aumônes, d’observer le jeûne. Nous avons cru en lui, nous avons accepté son enseignement[3]. »

Tel est le témoignage fourni par les adeptes sur la doctrine du Prophète, telle est la déposition de ceux qui donnèrent leur vie pour lui.

Quelle sorte d’homme était-il lorsque ses disciples s’assemblaient autour de lui ? Un jour, comme il causait avec un homme riche qu’il désirait gagner à sa cause (car gagner les riches et les puissants, c’était assurer la vie de ceux qui le suivaient), un aveugle vint à passer et s’écria : « Ô Prophète de Dieu, enseigne-moi la voie du Salut », mais Mahomet ne l’écouta pas. Il causait avec un individu de haute naissance et de condition aisée, pourquoi ce mendiant aveugle l’interrompait-il ? Cependant le mendiant aveugle, ne le sachant pas engagé dans une conversation, s’écria de nouveau : « Ô Prophète de Dieu, enseigne-moi la voie ». Le Prophète fronça les sourcils et s’éloigna. Le lendemain, un message parvint au prophète qui est resté inséré à jamais dans le Coran « où il le fit paraître afin que tous pussent se rappeler ». « Le Prophète a froncé les sourcils et s’est éloigné parce que l’aveugle s’approchait de lui : mais comment peux-tu savoir s’il sera purifié de ses péchés, ou s’il sera repris et si la réprimande lui profitera ? L’homme riche, tu le reçois respectueusement ; par suite, ce n’est pas toi qu’il faudra accuser s’il n’est pas purifié, mais celui qui vient à toi cherchant sérieusement son salut, et qui craint Dieu, tu le repousses. Sous aucun motif, tu ne devrais agir ainsi[4]. » Toujours, par la suite, lorsque le Prophète rencontrait l’aveugle, il le traitait avec un grand respect, disant ; « Il est le bienvenu, cet homme à l’occasion duquel mon Dieu m’a réprimandé » ; et il le fit deux fois gouverneur de Médine.

Tel était le Prophète de l’Arabie, ce grand homme qui prononçait une parole de blâme contre lui-même aussi bien qu’il grondait ses disciples. Tel était Mahomet le Prophète.

Mais les persécutions deviennent de plus en plus terribles, si bien que, finalement, les disciples fuient dans toutes les directions, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un avec le Prophète qui, lui, ne veut pas fuir — et, son oncle, le noble Abû Talib, qui ne s’est jamais joint à lui. Celui-ci vient trouver le Prophète et lui dit : « Ô fils de mon frère, laisse-là ton œuvre, abandonne cette cause désespérée. » — « Non, mon oncle, dit le Prophète ; quand les ennemis mettraient le soleil dans ma main droite et la lune dans ma main gauche pour me forcer à renoncer à mon œuvre, je ne m’en désisterais quand même pas avant que Dieu ne manifeste sa volonté ou que je ne périsse dans l’entreprise. » Et alors, le cœur humain en lui étant brisé de voir son oncle, son protecteur, celui qu’il aimait se détourner de lui, Mahomet rejeta son manteau sur son visage pour cacher sa souffrance et il s’éloigna. Alors la voix de son oncle le rappela, lui criant : « Arrête, arrête, dis ce que tu voudras ; par le Seigneur, je ne t’abandonnerai jamais, non, jamais[5]. »

Mais voilà l’oncle qui meurt. C’est « l’année de deuil » car, malheur plus grand encore, mille fois plus grand, Khadija meurt aussi, la femme du Prophète, son seul amour, sa bien-aimée. Le voilà seul après vingt-six ans de parfait bonheur conjugal, seul.

Parfois, le Prophète essaie de faire quelques conversions parmi les commerçants qui visitent La Mecque et un engagement pris par six convertis nous est parvenu. Il fut souscrit sur la colline d’Akaba et porte le nom d’« engagement d’Akaba ». « Nous n’associerons rien à Dieu ; nous ne volerons pas, ne commettrons ni adultère, ni fornication ; nous ne tuerons pas nos enfants, nous éviterons la calomnie et le scandale ; nous obéirons au Prophète en tout ce qui est bien et nous lui serons fidèles dans le bonheur et l’adversité[6]. »

Mais à la fin, il ne resta plus avec le Prophète qu’un seul vieillard fidèle, Abû Bakr et Ali. Il se décida à fuir. Ses ennemis l’avaient enfermé dans une petite maison, des assassins essayèrent de l’y atteindre et il dut s’échapper par une fenêtre. Hélas ! c’est l’année 622 après Jésus-Christ, celle qu’on appelle Hijra, l’Hégire, qui marque la fuite de La Mecque, mais aussi le commencement de l’ère musulmane. Les fugitifs sont pourchassés ; la tête du Prophète est mise à prix. « Nous ne sommes que deux », dit le vieil Abû Bakr, tremblant. « Non, répond Mahomet, nous sommes trois ; Dieu est avec nous[7]. »

Il se réfugie à Médine et là il est le bienvenu ; là, les disciples commencent à se grouper en foule autour de lui, il devient le gouverneur du royaume. Mais voilà que de La Mecque, ses ennemis se lancent à sa poursuite, ce sont les bandes de ceux qui ont persécuté et torturé ses disciples. Mais sa propre troupe est toute petite, tandis que les bandes ennemies sont puissantes. On se livre bataille, la bataille de Badr. Le prophète s’écrie : « Ô Seigneur, si cette petite troupe doit périr, il n’y aura plus personne pour t’offrir un culte pur[8]. » La lutte est furieuse ; des tourbillons terribles de vent et de sable semblent combattre avec les Musulmans. La victoire est à eux, car la force des puissances divines est avec eux et Mahomet doit être reconnu de tous comme le Prophète du Seigneur. C’est la première fois que Mahomet fait couler le sang en repoussant une attaque. Il avait toujours été tendre, compatissant, ses ennemis l’appelaient « l’efféminé » ; mais maintenant ce n’est plus un simple particulier, pardonnant tout le mal qu’on lui a fait ; il est gouverneur d’un royaume, général d’une armée, il a des devoirs envers les disciples qui ont cru en lui. L’heure vient où les crimes qu’il eût pardonnés comme homme, il les doit punir comme souverain et Mahomet le Prophète n’est point un faible sentimental. Après la victoire de Badr, deux hommes seulement furent exécutés et, contrairement à l’usage arabe, les prisonniers furent traités, sur l’ordre du Prophète, avec la plus grande bonté ; les Musulmans leur donnèrent du pain et ne gardèrent pour eux-mêmes que des dattes.

Viennent ensuite des années de luttes, d’agitation, de difficultés ou des querelles s’élèvent parmi ses disciples, où la masse des ennemis grandit autour de lui. Ici se place une scène si belle que je voudrais m’y arrêter un moment. Il y a eu une bataille et une victoire et le butin a été partagé, mais ceux qui ont été le plus longtemps fidèles au Prophète n’ont pas eu leur part du pillage ; il y a de la colère et des plaintes, sur quoi le Prophète prend la parole :

« Je suis informé, Ansâr, des discours que vous tenez entre vous. Lorsque je vins parmi vous, vous erriez dans les ténèbres et le Seigneur vous a indiqué par moi la bonne voie ; vous souffriez et il vous a rendus heureux ; l’inimitié régnait parmi vous et il a rempli vos cœurs d’amour fraternel et de concorde. N’est-ce pas exact, dites-le ? » — « En vérité, tout s’est bien passé comme tu le dis, lui répondit-on, au Seigneur et à son Prophète il faut reconnaître la bienveillance et la grâce ». — « Non, par le Seigneur, reprit Mahomet, mais vous auriez pu me répondre (et la réponse eût été exacte, car j’aurais témoigné moi-même de son exactitude) ; Tu es venu à nous chassé et tel qu’un imposteur et nous avons cru en toi ; tu es venu tel qu’un fugitif sans défense et nous t’avons assisté ; pauvre et proscrit, nous t’avons donné asile ; sans ami dans le chagrin et nous t’avons consolé ! Pourquoi vos cœurs se troublent-ils à cause des choses de ce monde ? N’êtes-vous donc point satisfaits que d’autres obtiennent les troupeaux et les chameaux, tandis qu’avec moi vous regagnez vos foyers ? Au nom de celui qui tient ma vie entre ses mains, je jure de ne jamais vous abandonner. Si toute l’humanité s’engageait sur une route et vous, les Ansâr, sur l’autre, en vérité je suivrais les Ansâr. Le Seigneur leur soit favorable et les bénisse, eux, leurs enfants et les enfants de leurs enfants. » Ils pleurèrent, les rudes guerriers, si bien que « les larmes coulaient sur leur barbe », dit le chroniqueur : « Oui, Prophète de Dieu, nous sommes satisfaits de notre lot[9]. »

Ô mes frères hindous, qui ne savez rien du grand Prophète arabe, ne sentez-vous pas sa fascination — la puissance qu’il avait d’amener les hommes à souffrir la torture, d’affronter la mort par amour pour lui, de faire durer cet amour du Maître à travers les siècles ? Et cependant, il insistait tant sur ses propres imperfections, sur ce « qu’il n’était qu’un homme » que même cet amour qu’il a inspiré ne l’a jamais divinisé.

Les choses continuèrent ainsi pendant dix ans, après quoi la fin arriva. Lorsque les prières furent dites, on le maintint debout dans la mosquée, il était trop faible pour se tenir sur ses jambes, Ali et Fazl le soutenaient chacun d’un côté. Il éleva sa voix affaiblie et s’écria : « Musulmans ! si j’ai fait du tort à l’un quelconque d’entre vous, me voici prêt à réparer ; si je dois quoi que ce soit à quelqu’un, tout ce que je peux posséder vous appartient. » Un des assistants déclare qu’il lui est dû trois dirhems, cet argent lui est payé : c’est la dernière dette que Mahomet doive acquitter sur terre[10]. C’est aussi sa dernière visite à la mosquée, il est rappelé chez lui, sa tâche étant accomplie, il prie, étendu sur sa couche et sa voix s’affaiblit jusqu’à n’être plus qu’un faible murmure ; c’est le 6 juin 632 que le Prophète, abandonnant un corps usé, s’en va veiller, du haut d’un monde plus élevé, sur la religion qu’il a fondée et protégée.

Noble vie que la sienne ; vie merveilleuse, celle vraiment d’un Prophète du Seigneur. Et en même temps si simple, si frugale, si humble ! Cet homme raccommode lui-même ses vêtements usés, met des clous à ses souliers, tandis que des milliers d’hommes s’inclinent devant lui comme devant un Prophète et il traite avec douceur tous ceux qui l’entourent. Pendant dix ans, déclare son serviteur Anas, j’ai été attaché au Prophète, et il ne m’a même pas dit « Uff » une seule fois[11]. »

Deux accusations graves ont été portées contre lui : l’une, c’est que, à un âge déjà avancé, il a épousé neuf femmes. Cela est exact. Mais viendrez-vous, à cause de cela, prétendre que l’homme qui, dans toute l’ardeur d’une vigoureuse jeunesse, à vingt-quatre ans, a épousé une femme de beaucoup son aînée et lui est resté fidèle vingt-six ans ; que cet homme, à cinquante ans, quand les passions s’éteignent, s’est marié par luxure et passion sensuelle ? Ce n’est pas ainsi qu’il faut juger la vie des hommes. Et si vous examinez les diverses femmes qu’il épousa, vous trouverez que par chacune d’elles il réalisait une alliance avec son peuple, ou gagnait quelque chose à ses disciples, ou bien que la femme était dans un besoin pressant de protection.

Mais, dit-on encore, Mahomet a prêché la guerre et l’extermination, le massacre brutal et sanglant des infidèles. Il a toujours été admis et posé par les légistes musulmans que lorsqu’il y a deux commandements, dont l’un est absolu, comme : « Tuez l’infidèle », et l’autre conditionnel, comme : « Tuez l’infidèle lorsqu’il vous attaque et ne veut pas vous laisser pratiquer votre religion », que la condition, la limitation s’applique aussi au commandement absolu, et cette règle trouve sa confirmation, à mainte et mainte reprise, dans le texte du Coran lui-même, aussi bien que dans l’exemple pratique donné par le Prophète. Je ne parlerai pas en mon propre nom, afin que vous ne croyez pas que je prends la parole en avocat. Mais je vous citerai le texte de la doctrine qu’il professait de son vivant. Nous le voyons déclarer en ce qui concerne les infidèles :

« S’ils cessent de te faire de l’opposition, ce qui est du passé doit leur être pardonné, mais s’ils reviennent t’attaquer, le châtiment exemplaire des anciens adversaires des Prophètes devra encore leur être infligé. Par suite, combats-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’opposition en faveur de l’idolâtrie et que la religion soit entièrement celle de Dieu. S’ils se désistent, en vérité Dieu voit ce qu’ils font ; mais s’ils se retournent contre vous, sachez que Dieu est votre patron, c’est le meilleur patron et le meilleur auxiliaire[12]. » Je lis ailleurs : « Invitez les hommes, par la sagesse et une douce exhortation, à suivre la voie du Seigneur ; dans vos disputes avec eux, apportez la plus grande condescendance possible, car le Seigneur connaît bien celui qui erre loin de ses sentiers et il connaît bien ceux qui sont dirigés comme il convient. Si vous vous vengez de quelqu’un, que votre vengeance soit proportionnée au tort qui vous a été fait ; mais si vous endurez ce tort avec patience, en vérité, cela vaudra mieux encore pour le patient. C’est pourquoi vous supportez avec patience l’opposition qu’on vous fait ; mais votre patience n’est possible qu’avec l’aide de Dieu. Et ne soyez pas affligés à cause des incroyants ; ne vous inquiétez pas non plus de ce qu’ils trament subtilement, car Dieu est avec ceux qui le craignent et sont droits[13]. » Et encore ; « Qu’il ne soit fait aucune violence en ce qui regarde la religion[14]. » « S’ils embrassent l’Islam, ils sont sûrement dirigés ; mais s’ils ne le veulent pas, en vérité, il ne t’appartient qu’une chose, à savoir de prêcher[15]. » Et le Prophète donne une remarquable définition de l’« infidèle » : « Les infidèles sont des hommes qui agissent injustement[16], » dont les actes sont mauvais, et pas simplement ceux qui sont en dehors de la religion mahométane car, nous le verrons, l’Islam, dans la bouche du Prophète ne se limitait aucunement à ses seuls adeptes. « S’ils s’éloignent de vous et ne combattent point contre vous, mais vous offrent la paix, Dieu ne vous permet pas de vous emparer d’eux ni de les tuer[17]. »

Est-il juste d’oublier ces doctrines, énoncées au sein de la guerre, de la lutte et de l’oppression, tandis qu’on relève exclusivement les phrases prononcées pour donner à une minorité le courage de combattre une majorité, paroles telles qu’on prononcerait tout général marchant à la bataille ? Voilà en quels termes le Prophète a énoncé ses commandements « absolus ».

Et voyons comment sa propre conduite vient illustrer son enseignement. Jamais un tort ne lui fut fait qu’il n’ait pardonné ; jamais un outrage qu’il n’ait absout. Ô mes frères, essayez de ne pas regarder un pareil homme à travers un voile de préjugés. Il y a des fautes dans toute religion, il y a des erreurs dans la conduite pratique de tous les hommes. Des disciples ignorants agissent souvent mal sur des points où le Prophète avait énoncé la vérité. Jugez donc une religion par ses plus nobles, et non par ses pires représentants : nous apprendrons alors à nous aimer les uns les autres comme des frères, et non à nous haïr les uns les autres, en bigots et en fanatiques.

Passons maintenant de la vie du fondateur — car on ne peut ignorer la vie du fondateur dans aucune religion, c’est le cœur et le ressort principal de toute religion — passons maintenant aux doctrines. En premier lieu, naturellement, vient l’unité de Dieu, doctrine qui se retrouve dans toutes les religions ; ce qu’il y a de spécial, peut-être, dans celle du Prophète arabe, c’est qu’il enseignait l’unité de Dieu comme étant le Roi, le Souverain, le Législateur, comme étant celui que nous appelons Ishvara, le Suprême Logos. À mainte et mainte reprise reviennent ces paroles : « Dites que Dieu est un seul Dieu. Il n’engendre pas, ni n’est engendré et nul n’existe qui lui ressemble[18]. » C’est là le cœur de la doctrine ; c’est le message suprême, car chaque religion a une parole spéciale à prononcer et un message spécial à transmettre. Et de même que la grande parole de l’Hindouisme est l’universalité du Moi, du Dieu qui est en tous et en qui sont tous les hommes, — de même la grande parole de l’Islam, c’est l’unité de Dieu en tant que Souverain ; il n’y a personne à côté de lui ; il n’y a pas de second au-dessous de lui. Je pourrais, à titre de preuves, citer une douzaine de passages du Coran. Cela n’est pas nécessaire, cependant j’ajouterai deux citations :

« Dieu ! il n’y a pas d’autre Dieu que lui, le vivant, qui subsiste par lui-même ; ni la somnolence ni le sommeil n’ont de prise sur lui ; à lui appartient tout ce qui existe au ciel et sur la terre. Quel est celui qui peut entrer en rapport avec lui, si ce n’est par son bon plaisir ? Il connaît ce qui est de leur passé et ce qui leur arrivera dans l’avenir, et les hommes ne comprendront rien à son savoir qu’autant qu’il lui plaira. Son trône s’étend par-dessus les cieux et la terre, qu’il maintient dans l’être sans que ce lui soit une charge. Il est le très haut, le très puissant[19]. » Même en dépit des gaucheries de la traduction, la splendeur de ce passage apparaît. « Dieu a témoigné qu’il n’y avait d’autre Dieu que lui ; et les anges et ceux qui sont doués de sagesse proclament la même vérité ; et ceux qui pratiquent l’équité ; il n’y a d’autre Dieu que lui, le Puissant, le Sage[20]. »

Puis vient, par rang d’ordre, la foi dans les Prophètes de Dieu ; non pas dans l’un seulement d’entre eux, mais dans tous les Prophètes. À mainte et mainte reprise, il est déclaré dans le Coran que « il n’y a pas de distinction entre les Prophètes ». Tous viennent de la part de Dieu ; chacun d’eux est envoyé à sa propre nation et accomplit sa propre tâche. Et dans tout le livre de notre Prophète, vous constaterez qu’il reconnaissait les autres Prophètes et ne cherchait pas à intervenir dans leur œuvre. « Chacun d’eux croit en Dieu, en ses Anges, en ses Saintes Écritures et en ses Apôtres[21]. » « Dites : nous croyons en Dieu et en ce qui nous a été envoyé, — et en ce qui a été envoyé à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus, — et en ce qui a été révélé à Moïse, à Jésus, et aux prophètes par leur Dieu ; nous ne faisons aucune distinction pour aucun d’entre eux[22]. » « Ceux-là qui ne croient pas en Dieu et en ses Apôtres et voudraient établir une distinction entre Lui et eux, dire : nous croyons en quelques-uns des Prophètes et rejetons les autres, essayant de prendre un chemin intermédiaire — ceux-là sont véritablement les incroyants et nous avons préparé pour les incroyants un châtiment ignominieux. Mais ceux-là qui croient en Dieu et en ses Apôtres et ne font de distinction pour aucun d’entre eux, à ceux-là nous donnerons sûrement leur récompense ; et Dieu est plein de grâce et de miséricorde[23]. »

L’emploi que fait le Prophète du mot Islam s’accorde parfaitement avec cet esprit libéral dont nous venons d’avoir la preuve ; il dit souvent qu’il n’y a qu’une seule religion, l’Islam, mais que veut dire Islam et en quel sens l’emploie-t-il ? Islam signifie s’incliner, se soumettre et, en matière religieuse, se soumettre à la volonté de Dieu. C’est la seule religion, dit le Prophète, et en vérité, il en est ainsi : soumission parfaite à la volonté divine. Mais est-ce une innovation qu’introduit le Prophète d’Arabie ? Certes non, il dit même le contraire : « En vérité, la vraie religion aux yeux de Dieu est l’Islam et ceux qui reçurent les Écritures ne s’en écartèrent qu’après que la doctrine de l’unité de Dieu leur fût parvenue et que l’envie eût éclaté parmi eux[24]. » « Abraham n’était ni juif, ni chrétien, mais il était de la vraie religion, étant soumis à Dieu et n’étant pas du nombre des idolâtres. En vérité, les plus proches parents d’Abraham sont ceux qui suivent sa voie, ce prophète et ceux qui croient en lui ; Dieu est le patron des fidèles[25]. » Quel est celui qui, en matière de religion, fait mieux que l’homme qui se soumet à Dieu, se fait ouvrier d’équité et suit la loi d’Abraham, l’orthodoxe ? puisque Dieu fait d’Abraham son ami[26]. »

C’est en ce sens seulement que l’Islam est la seule religion ; tous les hommes, quelle que soit leur foi, qui se soumettent à Dieu, sont les vrais enfants de l’Islam, au sens où son Prophète employait ce mot. Peu importe que ses adeptes aient rétréci ce sens en ces derniers temps. J’en appelle au Prophète contre ses adeptes, ainsi que souvent j’en ai appelé près du Christ contre les chrétiens et près des Rishis contre les Hindous modernes. « Un certain jour, nous appellerons tous les hommes pour les juger avec leurs chefs respectifs, et tous ceux qui recevront leur livre dans la main droite le liront avec joie et satisfaction[27]. » « Quant aux véritables croyants, et à ceux de Juda, aux Sabiens, aux Chrétiens, aux mages et aux idolâtres : en vérité, Dieu jugera d’eux au jour de la Résurrection[28]. » « Nous ne l’avons pas désigné pour veiller sur eux (les idolâtres) ; et tu n’es pas non plus leur gardien. N’outrage pas les idoles qu’ils invoquent en dehors de Dieu à moins que, criminels, ils n’outragent Dieu dans leur ignorance[29]. » « À chacun de vous nous avons donné une loi et ouvert une voie ; et s’il avait plu à Dieu, il aurait certainement fait de vous un seul peuple. Mais il a jugé bon de vous donner des lois différentes, afin de pouvoir vous éprouver dans ce qu’il vous a donné respectivement. Par suite, efforcez-vous de l’emporter l’un sur l’autre en bonnes œuvres ; tous, vous retournerez à Dieu et il vous déclarera alors ce en quoi vous avez différé[30]. »

De même, il ne faut pas intenter de querelles aux autres religions bien qu’elles soient idolâtres. Toutes comparaîtront, au dernier jour, devant Dieu et il leur expliquera leur désaccord. C’est là la grande parole : nous retournons tous à Dieu. Laissons les disputes jusqu’à ce que la lumière divine nous illumine, nous verrons alors l’entière vérité ; nous n’en voyons à présent qu’un fragment. Laissons les disputes, ainsi que ce livre vous l’ordonne, jusqu’à ce que l’esprit divin illumine tous les hommes et que ceux-ci voient comment les nombreuses croyances n’en font qu’une.

Passons maintenant, à la religion exotérique : nous trouvons la croyance aux anges ; quatre grands Archanges gouvernent immédiatement après Dieu lui-même ; ce sont : Mikail (Michel), l’Ange qui protège ; Jibrail (Gabriel), l’Ange qui transmet les messages de Dieu ; Azrael, l’Ange de la mort, et Israfil, l’Ange de la trompette du jugement. Ce sont les quatre grands Archanges analogues aux Devarâjas des Hindous ; puis viennent les anges rapporteurs, qui notent les actions des hommes, deux d’entre eux étant attachés à chaque personne ; puis les légions d’anges tout autour de nous, qui appliquent les lois divines, exécutent la volonté divine, guident les pas des hommes, les défendent et les protègent dans le danger. Ceux-là sont analogues aux Devas des Hindous. Puis viennent les ordres inférieurs, les Jinns, que nous appellerions, nous théosophes, les élémentaux inférieurs ; il y en a cinq ordres, un pour chacun des éléments, ainsi que l’enseigne toute la science occulte. On professe aussi la doctrine du septuple ciel et du septuple enfer, comme dans toute religion exotérique. Enfin, nous trouvons Iblis (Satan), qui s’est révolté contre le Tout-Puissant ; avec ses légions d’anges rebelles, il est tombé des cieux, il est devenu le prince de l’air et l’ennemi de l’homme.

Arrivons maintenant aux devoirs de l’individu. Le premier et plus important de tous est la droiture ; et il y a là-dessus un passage si beau que je vais vous le lire : « Ce n’est pas de la droiture lorsque, dans vos prières, vous tournez votre visage vers l’est et l’ouest ; mais la droiture est dans le cœur de celui qui croit en Dieu, en un jour de jugement, aux Anges, aux Écritures et aux Prophètes ; qui, pour l’amour de Dieu, donne de l’argent aux siens, aux orphelins, à ceux qui sont dans le besoin, aux étrangers, à ceux qui lui en demandent, et pour le rachat des captifs ; de celui qui est constant dans sa prière et fait l’aumône ; de ceux qui tiennent leurs engagements après s’être engagés ; qui se comportent patiemment dans l’adversité et les épreuves et aux époques de violences ; ce sont ceux-là qui sont sincères, et ce sont ceux-là qui craignent Dieu[31]. » « En vérité, Dieu commande d’être juste, de faire le bien et de donner aux siens ce qui leur est nécessaire ; et il défend la méchanceté, l’iniquité, et l’oppression[32]. » « Ne lui avons-nous pas donné (à l’homme) deux yeux, et une langue et deux lèvres ; et ne lui avons-nous pas montré les deux sentiers du bien et du mal ? Cependant il ne tente pas d’escalader le rocher. Qu’est-ce qui pourra le faire comprendre ce que c’est que ce rocher ? L’escalader, c’est libérer le captif et nourrir, aux jours de famine, l’orphelin, ton parent ou le pauvre qui gît à terre. Ceux qui font cela et qui sont parmi les croyants et se recommandent entre eux la miséricorde : ceux-là seront les compagnons de la main droite[33] ». « La véritable fortune d’un homme, dans l’autre vie, c’est le bien qu’il fait à ses semblables dans celle-ci. Lorsqu’il mourra, les hommes demanderont quels biens il laisse ; mais les anges qui l’interrogeront dans son tombeau lui demanderont de quelles bonnes actions il s’est fait précéder[34]. » En examinant cette doctrine, on fera bien de se rappeler la situation dans laquelle le Prophète avait trouvé son peuple, situation que nous avons décrite au début de cet entretien — et de se souvenir ensuite que ce même peuple pratiqua ce qui lui avait été enseigné.

Considérons maintenant la doctrine en ce qui concerne les femmes. Combien le monde s’est mépris sur les théories du Prophète au sujet des femmes ! On dit qu’il enseignait qu’elles n’ont pas d’âme. Pourquoi calomnier le Prophète de Dieu ? Écoutez ce qu’il a réellement enseigné : « Quiconque fait le mal en sera puni et ne trouvera d’autre patron ni d’autre auxiliaire que Dieu ; mais quiconque accomplit de bonnes actions, qu’il soit homme ou femme, s’il est un vrai croyant, sera admis au Paradis et ne sera, en aucune façon, traité injustement[35]. » « En vérité, les Musulmans des deux sexes et les vrais croyants, de quelque sexe qu’ils soient[36], et les hommes dévots et les femmes dévotes, et les hommes véridiques et les femmes véridiques, et les hommes patients et les femmes patientes et les hommes humbles et les femmes humbles et ceux qui, de quelque sexe qu’ils soient, font l’aumône, et les hommes qui jeûnent, et les femmes qui jeûnent, et les hommes chastes et les femmes chastes et ceux qui, de quelque sexe qu’ils soient, pensent souvent à Dieu : pour ceux-là Dieu a réservé son pardon et une grande récompense[37]. »« Je ne souffrirai pas que l’œuvre de celui qui, parmi vous, travaille, soit perdue, qu’il soit homme ou femme ; l’un des deux vient de l’autre[38]. »

En outre, le Prophète s’efforçait d’inculquer un grand respect envers les femmes : « Ô hommes ! craignez votre Dieu qui vous a créés descendants d’un seul homme et qui, de celui-ci, a créé sa femme et par eux deux a multiplié le nombre des hommes et celui des femmes ; craignez Dieu, au nom de qui vous vous implorez l’un l’autre et respectez les femmes, qui vous ont engendrés, car Dieu veille sur vous[39]. » « Les âmes des hommes sont naturellement portées à la convoitise ; mais si vous êtes bons envers les femmes et craignez de leur faire du tort, Dieu sait bien comment vous agissez[40]. »

L’enseignement du Prophète ne se bornait pas, d’ailleurs, à des généralités ; il pose la loi applicable aux femmes en matière d’héritage, loi bien plus juste, bien plus libérale, — quant à l’indépendance qu’elle confère, — que la loi de la chrétienne Angleterre jusqu’à il y a une vingtaine d’années. La loi musulmane concernant les femmes a été un modèle. Elles étaient protégées dans leurs propriétés ; elles ne pouvaient être dépouillées d’une partie de l’héritage de leurs parents, frères, ou maris. Mais, dit-on, et la polygamie ! voilà la tache au sujet de la femme ; c’est vrai ; mais comment vivent ceux qui jugent ainsi ? et songent-ils que cette loi fut donnée à un peuple plongé dans la plus grossière licence et qui se trouva, par elle, restreint à une limite de quatre femmes ? Je lis, dans l’Ancien Testament que l’Ami de Dieu, l’homme selon le cœur de Dieu, était polygame ; bien plus, le Nouveau Testament ne défend pas la polygamie, si ce n’est pour l’évêque ou le diacre, de qui seul il est dit que cet homme doit être le mari d’une seule femme. De même je trouve la polygamie dans les vieux livres hindous. Il est si aisé de relever les trous dans la croyance des autres ! Mais comment les Occidentaux osent-ils s’élever contre la polygamie limitée des Orientaux, tant qu’ils ont chez eux la prostitution ? Il n’y a pas, jusqu’ici, de monogamie dans l’Univers, si ce n’est çà et là, parmi les hommes purs. Il n’y a pas monogamie où il y a une femme légitime et des maîtresses inavouées. En parlant ainsi, je ne prétends rien attaquer, je souhaite seulement que les hommes se rendent les uns aux autres justice. Un seul homme et une seule femme, voilà le vrai mariage ; tout le reste est mal. Mais la plupart des hommes ne sont pas encore assez purs pour cela et, dans les balances de la Justice, il se peut que la polygamie orientale qui garde, protège, nourrit et vêt les épouses, pèse d’un poids plus lourd que la prostitution de l’Occident qui prend une femme pour le plaisir des sens et la jette à la rue lorsque ce plaisir est satisfait. Déclarez que les deux choses sont mauvaises, mais ne permettez pas au Chrétien de blâmer son frère à cause d’un péché qu’ils commettent tous les deux. La polygamie est chose mauvaise, mes frères musulmans ; et souvenez-vous que votre propre Prophète vous a dit que vous ne deviez jamais prendre une seconde femme à moins de pouvoir l’aimer autant que la première et la traiter avec une égalité, une justice absolues ; or, quel homme peut aimer deux femmes avec le même amour et la même justice ? Si ce n’est pas réalisé, le Prophète ne permet pas alors plus d’une femme — et je crois qu’il s’est exprimé ainsi afin que la monogamie prît graduellement la place de la polygamie et que cette honte fût supprimée de sa religion.

On inculque aux enfants la tendresse envers les parents, une citation suffira : « Ton Seigneur t’a commandé de n’adorer personne en dehors de lui et de témoigner de l’affection à tes parents soit que l’un d’eux ou tous les deux atteignent avec toi un âge avancé. C’est pourquoi ne leur dis jamais fi de vous ! ne leur fais pas non plus de reproches, mais parle-leur respectueusement et résigne-toi à te montrer humble envers eux par tendresse d’affection et dis : Ô Seigneur sois miséricordieux envers eux deux, car ils m’ont nourri lorsque j’étais petit[41]. »

Et quelle justice, quelle libéralité dans le traitement prescrit envers les esclaves : « Pour ceux de vos esclaves qui désirent un document écrit, leur permettant de se racheter en payant une certaine somme, rédigez-en un, si vous savez en eux des qualités : et donnez-leur des richesses de Dieu qu’Il vous a données[42]. »

Arrivons maintenant aux devoirs personnels qu’il faut accomplir. La récitation quotidienne du Kalimah ou Credo : « Il n’y a d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. » Le Zakât, don des aumônes, qu’il faut pratiquer envers les étrangers, les pauvres, les orphelins et les captifs ; l’aumône doit consister en grains, en fruits, en marchandises, en bétail et en argent. « L’aumône ne doit être faite qu’aux pauvres et à ceux qui sont dans le besoin, et à ceux qui sont employés à recueillir et distribuer ces aumônes, et à ceux dont le cœur est apaisé, et à ceux qui sont endettés et insolvables — puis pour le rachat des captifs et le progrès de la religion de Dieu — enfin au voyageur[43] », « Et quelqu’aumône que vous fassiez, quelque vœu que vous prononciez, en vérité, Dieu les connaît ; mais les impies n’auront personne pour les secourir. Si vous faites l’aumône pour paraître, c’est bien ; mais si vous vous cachez et donnez directement aux pauvres, cela vaudra mieux pour vous et rachètera vos péchés ; et Dieu est bien informé de ce que vous faites. La direction des aumônes ne vous regarde pas, mais Dieu dirige quiconque il lui plaît. Le bien que vous ferez en aumônes rejaillira sur vous ; mais vous ne donnerez pas dans un sentiment autre que le désir de voir la face de Dieu[44]. » Et quelle beauté dans le passage suivant, extrait d’un sermon du prophète : il vient de dire qu’un homme bon qui fait l’aumône et s’en cache est plus grand que n’importe quel objet de la création et il continue ainsi : « Tout acte bon est une charité. Sourire au visage de votre frère est charité. Une exhortation à vos semblables pour leur faire commettre des actions vertueuses équivaut à une aumône. Remettre dans le bon chemin un voyageur qui s’égare, c’est faire la charité ; aider un aveugle est charité ; écarter du chemin les pierres, les ronces et les autres obstructions est charité ; donner à boire à celui qui a soif est charité[45]. » Le Salât, les cinq différentes heures fixées pour la prière — prières très belles et très nobles ; le Roza, le jeûne de trente jours du Ramazân ; Hajjitha, le pèlerinage de la Mecque, si l’homme qui l’accomplit laisse des ressources suffisantes à ceux qui restent derrière lui ; voilà les cinq devoirs qui incombent à tous. Le vin est strictement interdit.

Nous sommes forcés de passer outre. Nous n’avons pas le temps, — et cela importe peu — de parler de la grande division en Sunnis et Shiahs, non plus que de la question des Imâns, sujets intéressants, sans doute mais que je dois passer sous silence, le temps pressant.

Après l’aspect exotérique d’une religion vient sa philosophie. Or, actuellement, dans l’Islam moderne, il y a bien des choses à négliger ; mais il n’y a pas de mots trop forts pour exprimer ce qu’était l’Islam aux jours de puissance de sa pensée. « Acquérez la science, » dit le prophète dans un de ses sermons, « car celui qui l’acquiert dans la voie du Seigneur accomplit un acte de piété ; celui qui en parle loue le Seigneur ; celui qui la cherche adore Dieu ; celui qui en répand la connaissance fait l’aumône et celui qui la confère à ceux qui y conviennent accomplit un acte de dévotion envers Dieu. La science met son possesseur à même de distinguer ce qui est défendu de ce qui ne l’est pas ; elle éclaire le chemin du ciel ; elle est notre amie dans le désert, notre société dans la solitude, notre compagne quand nos amis nous sont enlevés ; elle nous guide vers le bonheur, nous soutient dans le malheur ; c’est notre ornement dans la compagnie de nos amis ; elle nous sert d’armure contre nos ennemis. Par la science le serviteur de Dieu s’élève à la hauteur du bien et à une noble position, il s’associe aux souverains dans ce monde et atteint à la perfection du bonheur dans l’autre[46]. » Et il est une parole du prophète qui me paraît si frappante, si inattendue que je vais la citer ici : « L’encre de l’érudit a plus de valeur que le sang du martyre. Déclaration inattendue chez un prophète pour lequel tant d’hommes ont subi le martyre. Et pourtant, comme elle est profondément vraie ! C’est d’Ali, le bien aimé, le beau-fils du Prophète qu’est venue toute la doctrine de l’Islam et le merveilleux jaillissement de son érudition. Il enseignait au milieu des luttes et des combats. Il se levait pour professer, pour ordonner aux jeunes gens d’étudier, d’apprendre et de se rendre maîtres des sciences avant toute autre chose. Et on nous donne une définition de la science qui vaut d’être citée : « La lumière du cœur est son essence ; la vérité est son principal objet ; l’inspiration est son guide ; la raison est là qui accepte ; Dieu est son inspirateur ; et les paroles de l’homme son instrument[47]. » Peu de définitions de la science plus grandioses que celles-ci sont sorties des lèvres humaines. Pendant cent ans, les disciples d’Ali étudièrent tandis que l’autre moitié du monde musulman était aux combats et aux conquêtes ; cent années d’études paisibles, après quoi l’œuvre commença et quelle œuvre ! Du huitième siècle au quatorzième, c’est la main de l’enfant de l’Islam qui serre le flambeau de la science. Partout où ils vont, ils transportent avec eux leur savoir ; ils conquièrent, mais où ils conquièrent ils fondent des écoles, des universités. Celles du Caire, de Bhagdad, de Cordoue, bien loin dans l’Espagne occidentale, s’élèvent à l’ombre du Prophète. L’Europe chrétienne afflue vers l’Andalousie pour y apprendre des maîtres musulmans les éléments d’une science oubliée ; ils enseignent l’astronomie, traduisent le Siddhânta des Hindous et d’autres livres encore ; ils écrivent des traités d’astronomie, de chimie, de mathématiques. Le pape Sylvestre II, qui occupa plus tard le siège pontifical, avait, dans sa jeunesse, été étudiant à l’Université de Cordoue où il avait étudié les mathématiques, ce qui le fit ensuite accuser d’hérésie et d’être le fils du diable. Les Musulmans inventent, que n’inventent-ils pas ? Ils reprennent l’étude des mathématiques aux Hindous et aux Grecs, ils découvrent les équations du second degré, puis le quadratique, puis le théorème du binôme ; ils appliquent, en trigonométrie, le sinus et le cosinus ; ils découvrent ou inventent la trigonométrie sphérique ; ils fabriquent le premier télescope, ils étudient les étoiles ; ils calculent les dimensions de la terre, à un ou deux degrés près, à l’aide de mesures prises sur les bords de la mer Rouge. Que sont donc ces hommes qui grandissent dans l’Islam ? Ils fondent une nouvelle architecture, découvrent une nouvelle musique, enseignent l’agriculture scientifique, portent l’industrie à son plus haut point d’excellence ; mais est-ce tout ? Non. En philosophie, ils sont plus grands encore ; là ils plongent dans l’essence même de l’Être suprême ; ils proclament l’Un absolu et les relations des hommes à l’Être Unique ; ils énoncent l’identité de l’esprit humain avec le divin ; ils traitent de l’espace et du temps et le subtil cerveau métaphysique des Arabes découvre les plus merveilleuses vérités philosophiques, la pure Védânta, mes frères hindous, car toute science y aboutit. Les noms d’Ibû Sina et Ibû Rûshd priment ici tous les autres.

Telle fut, pendant six siècles, l’explosion de science que le Prophète souleva sous ses pas. Oh ! si aujourd’hui mes frères de l’Islam voulaient reprendre ces grandes œuvres de leurs grands hommes et les traduire en langues modernes ; s’ils voulaient en apprendre le contenu (car ils ne le font pas) à leurs fils ; s’ils voulaient les élever (car ils ne le font pas) dans la connaissance de leur propre philosophie : ils porteraient alors bien haut le nom de l’Islam entre toutes les philosophies du monde. Parmi les enfants de l’Islam, tout homme instruit devrait connaître cette doctrine comme un Hindou connaît son Védânta et il devrait être à même de justifier son Prophète aux yeux de l’univers intellectuel.

Toute religion, ai-je dit, a sa part de mysticisme, l’Islam doit avoir son aspect mystique, Ali fut cette fois le précurseur et ses disciples, les dispensateurs de ce mouvement mystique. Dans l’année qui suivit la fuite de la Mecque, quarante-cinq pauvres hommes s’unirent pour suivre Dieu et son prophète, vivre en communauté et observer des pratiques ascétiques. C’est le germe du Sufisme, l’aspect mystique de l’Islam. Ils enseignent que « tout vient de Dieu[48] ». Ils enseignent qu’il n’y a rien en dehors de Dieu et que tout l’Univers n’est qu’un miroir qui le reflète. Ils enseignent qu’il existe une beauté parfaite et que tout ce qui est beau ici-bas n’est qu’un rayon de celle-ci. Ils enseignent qu’il n’y a qu’un amour, l’amour de Dieu et que tous les autres ne sont de l’amour que parce qu’ils font partie de cet amour unique. Ils enseignent que Lui seul est l’Être véritable, que tout le reste est le non-être et que l’homme, qui est Dieu lui-même, peut, par l’illumination, s’élever du non-être à l’Être et retourner d’où il vient. Oh ! écoutez comment ils ont chanté l’amour de Dieu, écoutez quel souffle de dévotion pénètre la poésie de la Perse :

Tu es l’être absolu ; toute autre chose n’est que fantôme,
Car, dans ton univers, tous les êtres n’en font qu’un.
Ta beauté qui captive le monde, afin de dévoiler ses perfections,
Apparaît dans des milliers de miroirs, mais n’est qu’une.
Quoique la beauté accompagne tout ce qui est beau
À la vérité, l’unique et incomparable Enchaîneur de cœurs est unique[49].
Le Non-Être est le miroir de l’Être absolu.
Et là apparaît la réflexion de la splendeur de Dieu.
Lorsque le Non-Être se fut opposé à l’Être
Une réflexion de ce dualisme se produisit aussitôt.
L’unité de l’un se manifesta à travers la pluralité de l’autre ;
L’un, quand vous l’énumérez, devient plusieurs.
La numération, quoiqu’elle ait l’Un pour base,
N’a, cependant, jamais de fin.
Le Non-Être, à partir de ce moment, devint clair,
Et, par là, le trésor caché devint manifeste.
Répétez ce que dit la tradition : « J’étais un trésor caché,
Afin que tu puisses clairement contempler le mystère caché.

Et encore :

Le Non-Être est le miroir, l’univers est la réflexion et l’homme
Est la personnalité cachée là-dedans comme l’œil dans la réflexion.
Tu es l’œil de la réflexion, tandis qu’Il (Dieu) est la lumière de l’œil.
Au moyen de cet œil, l’œil de Dieu se contemple lui-même.
Le monde est un homme, et l’homme est un monde.
Nulle explication plus claire que cela n’est possible.
Si tu regardes bien à la racine des choses
Il est à la fois le Voyant, et l’œil de la Vision[50].

Écoutez maintenant comment, au treizième siècle, le Sufisme enseignait le dogme de l’évolution que Darwin enseigna au christianisme du dix-neuvième siècle.

Je mourus dans un minéral et devins une plante.
Je mourus dans la plante et réapparus dans un animal.
Je mourus dans l’animal et devins un homme.
Pourquoi, dès lors, craindrais-je rien ? Suis-je jamais devenu moindre en mourant ?
La prochaine fois, je mourrai dans l’homme,
Afin que puissent pousser les ailes de l’ange.
De la condition de l’ange, je chercherai encore à m’élever, « toutes choses périront sauf la face du Seigneur[51].

Une fois encore je prendrai mon vol au-dessus des anges ;
Je deviendrai ce que l’imagination ne peut concevoir.
Laissez-moi alors devenir rien, rien ; car la corde de la harpe
Crie vers moi : « En vérité, nous retournerons à lui[52].

Le Sufisme enseigne, d’après le Awârifu-d-ma’ â rif[53] comment il faut marcher dans le sentier. Le livre est divisé en trois parties ; Shari’at, la loi ; Tarikat, le chemin ; Hâkikât, la vérité. Elles sont caractérisées ainsi : un homme ayant demandé à un Shaikh, — un maître spirituel, — ce qu’étaient les trois étapes, celui-ci répondit : « Va frapper chacun des trois individus que tu vois là assis. » L’homme alla frapper le premier qui d’un bond fut sur ses pieds et rendit le coup à son agresseur. L’homme frappa le second des individus : le rouge monta au visage de l’offensé ; il fit un mouvement pour se lever, serra les poings, mais se retint. L’homme frappa alors le troisième personnage qui n’y fit pas attention. « Le premier, déclara le Shaikh, est dans la Loi ; le second, dans le Chemin, le troisième, dans la Vérité. »

Le prophète Mahomet est, naturellement, regardé comme l’autorité suprême, mais pour franchir le Sentier un Shaikh est nécessaire et le Murid, son disciple, doit lui témoigner la soumission et le dévouement les plus absolus ; le Murid doit obéir au Shaikh en toute chose, sans réserve ni hésitation : « Si l’on t’ordonne de plonger dans le vin ton tapis de prière, fais-le ; car le Shaikh sait tout ce que tu sais et plus encore ». Une méditation prolongée est exigée, qui s’élève avec les divers stades, jusqu’à Wajd — Samâdhi — l’extase. Kâbi’a une femme mentionnée par Ibn Khallikân (1211-1282 ap. J.-C.), montait la nuit sur le toit de sa maison et disait : « Ô Dieu ! le bruit du jour a fait place au silence ; l’amant est près de celle qu’il aime. Mais je t’ai pour amant et seule avec toi, je suis dans la joie. » Dieu seul contente le Sufi. Les derviches déclarent : « Nous ne craignons pas l’enfer, pas plus que nous ne désirons le ciel. » L’ascétisme le plus sévère est exigé, on ordonne des jeûnes de plusieurs jours et autres austérités. Mais ce sont les plus libéraux des hommes : « Les chemins qui conduisent à Dieu sont en nombre aussi grand que les souffles des fils des hommes. » Mais je n’ai pas le temps de m’attarder davantage sur ce sujet fascinant.

Tel est le mysticisme de l’Islam et puisse l’Islam le faire rentrer dans son sein ! car ce mysticisme n’existe plus aujourd’hui. Lorsque l’Islam se sera ainsi reconstitué, il sera prêt à se rattacher par un amour fraternel aux autres religions. Car l’union bénie entre les diverses croyances qui se partagent le monde, ne repose pas sur leur aspect exotérique où les formes sont différentes et les cérémonies variées, où chaque religion est d’accord avec les idiosyncrasies de son peuple respectif et parle sa propre langue en s’adressant à Dieu. L’union des religions repose sur la vérité spirituelle, sur les idées philosophiques et par-dessus tout sur le mysticisme, par où l’homme apprend à se connaître comme Dieu et s’efforce de retourner vers celui dont il vient.

Mes frères, la plupart d’entre ceux qui m’écoutent ici sont Hindous ; vous n’appartenez point à l’Islam ; cela importe peu. Vous dites So-ham; twam-assi, les Sufis disent : An-at-haq, Haq-tu-i, je suis Dieu, tu es Dieu. Comment donc êtes-vous différents, si Dieu est un ? Essayez de comprendre cette vérité et elle vous inspirera de l’amour ; essayez de découvrir tout ce qu’il y a de noble en elle, et vous serrerez les mains de 70 millions de Musulmans dans l’Inde ; ils font partie de la nation indienne ; sans eux, nous ne pouvons pas constituer un peuple ; apprenons donc à aimer et non à haïr, apprenons à comprendre et non à critiquer ; aimons notre propre religion par-dessus tout, mais respectons la foi de nos voisins. Mahomet, le Christ, Zoroastre, Moïse, les Rishis et les Bodhisattvas font partie de la même grandiose Loge, ce sont les gardiens de l’humanité et des nations ; ils ne font pas, entre eux, de différence. Quant à nous, les plus humbles de leurs disciples, leurs enfants, puissions-nous saisir un rayon de leur amour qui embrasse tout. C’est par l’amour seulement qu’ils peuvent venir à nous ; Mahomet ne peut pas venir vers les siens, comme il aspire à le faire, avant qu’ils n’aient rejeté leur bigoterie, leur étroitesse de vues et n’aiment tous les hommes comme lui les aime tous. Il est vôtre, ô Mahométans, mais il est nôtre pareillement ; nous réclamons tous les Prophètes que Dieu a donnés aux hommes ; nous les aimons tous, nous les révérons tous ; nous nous inclinons devant tous avec le plus profond respect. Puisse le Dieu de toutes les nations accorder que nous, ses enfants, cessions de nous disputer en son nom, que nous l’appelions Mahâdeva, Vishnou, Allah, Ahûramazda, Jehovah ou Père. Quelque nom que murmurent nos lèvres d’enfant, il n’y a qu’un Dieu, il n’y a rien en dehors de Lui, et nous L’adorons tous.

  1. L’illustre tribu des Coreïshites.
  2. Syed Ameer Ali, M. A ; C. I. E. The Spirit of Islam, pp. 87, 88.
  3. The Spirit of Islam, pp. 100-101.
  4. Le Coran, chap. LXXX. « Il fronça les sourcils. » Le Coran de Sale ne donne pas ces vers, ce qui est regrettable.
  5. Spirit of Islam, pp. 111.
  6. Spirit of Islam, pp. 119, 120.
  7. Spirit of Islam, p. 126.
  8. Spirit of Islam, p. 145.
  9. Spirit of Islam, p. 197, 198.
  10. Spirit of Islam, p. 218.
  11. Spirit of Islam, p. 221.
  12. Le Coran, chap. VIII, 39, 40, 41.
  13. Le Coran, chap. XVII.
  14. Ibid., chap. II.
  15. Ibid., chap. II.
  16. Ibid., chap. II.
  17. Le Coran, chap. IV.
  18. Le Coran, chap. CXII.
  19. Le Coran, chap. II.
  20. Ibid., chap. III.
  21. Le Coran, chap. II.
  22. Ibid., chap. III.
  23. Le Coran, chap. IV.
  24. Ibid., chap. III.
  25. Le Coran, chap. IV.
  26. Ibid., chap. VI.
  27. Ibid., chap. XVII.
  28. Ibid., chap. XXII.
  29. Le Coran, chap. VI.
  30. Ibid., chap. V.
  31. Le Coran, chap. II.
  32. Le Coran, chap. XVI.
  33. Ibid., chap. XC.
  34. Spirit of Islam, p. 135, d’après un sermon du Prophète.
  35. Le Coran, chap. IV.
  36. Ibid., chap. XXIII.
  37. Le Coran, chap. XXXIII.
  38. Ibid., chap. III.
  39. Ibid., chap. IV.
  40. Le Coran, chap. IV.
  41. Le Coran, chap. XVII.
  42. Le Coran, chap. XXIV.
  43. Ibid., chap. IV.
  44. Le Coran, chap. II.
  45. Spirit of Islam, p. 135.
  46. Spirit of Islam, pp. 531-532.
  47. Spirit of Islam, pp. 537.
  48. Le Coran, chap. IV.
  49. Jâmi.
  50. Gushan-i-Raz.
  51. Le Coran, chap. XXVIII.
  52. Le Mesnavi, compilation des sentences du derwiche Jelâl.
  53. Ce livre fut écrit au treizième siècle par le shaikh Shahâbn-d-Dîn, compagnon du Sufisme du Divan-i-Khwaja Hâfiz. Traduit par le lieutenant-colonel H. Wilberforce Clarke.