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Dialogues des morts/Dialogue 17

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 209-215).


XVII

SOCRATE ET ALCIBIADE


Le bon gouvernement est celui où les citoyens sont élevés dans le respect des lois, dans l’amour de la patrie et du genre humain, qui est la grande patrie.


Socrate. — Vous voilà devenu bien sage à vos dépens et aux dépens de tous ceux que vous avez trompés. Vous pourriez être le digne héros d’une seconde Odyssée, car vous avez vu les mœurs d’un plus grand nombre de peuples dans vos voyages qu’Ulysse n’en vit point dans les siens.

Alcibiade. — Ce n’est pas l’expérience qui me manque, mais la sagesse ; mais, quoique vous vous moquiez de moi, vous ne sauriez nier qu’un homme n’apprenne bien des choses quand il voyage et qu’il étudie sérieusement les mœurs de tant de peuples.

Socrate. — Il est vrai que cette étude, si elle était bien faite, pourrait beaucoup agrandir l’esprit ; mais il faudrait un vrai philosophe, un homme tranquille et appliqué, qui ne fût point dominé comme vous par l’ambition et par le plaisir ; un homme sans passion et sans préjugé, qui chercherait tout ce qu’il y aurait de bon en chaque peuple, et qui découvrirait ce que les lois de chaque pays lui ont apporté de bien et de mal. Au retour d’un tel voyage, ce philosophe serait un excellent législateur. Mais vous n’avez jamais été l’homme qu’il fallait pour donner des lois ; votre talent était pour les violer. À peine étiez-vous hors de l’enfance que vous conseillâtes à votre oncle Périclès d’engager la guerre, pour éviter de rendre compte des deniers publics. Je crois même qu’après votre mort vous seriez encore un dangereux garde des lois.

Alcibiade. — Laissez-moi là, je vous prie ; le fleuve d’oubli doit effacer toutes mes fautes : parlons des mœurs des peuples. Je n’ai trouvé partout que des coutumes et fort peu de lois. Tous les barbares n’ont d’autres règles que l’habitude et l’exemple de leurs pères. Les Perses mêmes, dont on a tant vanté les mœurs du temps de Cynis, n’ont aucune trace de cette vertu. Leur valeur et leur magnificence montrent un assez beau naturel, mais il est corrompu par la mollesse et par le faste le plus grossier. Leurs rois, encensés comme des idoles, ne sauraient être honnêtes gens ni connaître la vérité ; l’humanité ne peut soutenir avec modération une puissance aussi désordonnée que la leur. Ils s’imaginent que tout est fait pour eux ; ils se jouent du bien, de l’honneur et de la vie des autres hommes. Rien ne marque tant de barbarie dans une nation que cette forme de gouvernement ; car il n’y a plus de lois, et la volonté d’un seul homme dont on flatte toutes les passions est la loi unique.

Socrate. — Ce pays-là ne convenait guère à un génie aussi libre et aussi hardi que le vôtre. Mais ne trouvez-vous pas aussi que la liberté d’Athènes est dans une autre extrémité ?

Alcibiade. — Sparte est ce que j’ai vu de meilleur.

Socrate. — La servitude des Ilotes ne vous paraît-elle pas contraire à l’humanité ? Remontez hardiment aux vrais principes, défaites-vous de tous les préjugés ; avouez qu’en cela les Grecs sont eux-mêmes un peu barbares. Est-il permis à une partie des hommes de traiter l’autre comme des bêtes de charge ?

Alcibiade. — Pourquoi non, si c’est un peuple subjugué ?

Socrate. — Le peuple subjugué est toujours peuple ; le droit de conquête est un droit moins fort que celui de l’humanité. Ce qu’on appelle conquête devient le comble de la tyrannie et l’exécration du genre humain, à moins que le conquérant n’ait fait sa conquête par une guerre juste et n’ait rendu heureux le peuple conquis en lui donnant de bonnes lois. Il n’est donc pas permis aux Lacédémoniens de traiter si indignement les Ilotes, qui sont hommes comme eux. Quelle horrible barbarie que de voir un peuple qui se joue de la vie d’un autre et qui compte pour rien ses mœurs et son repos ! De même qu’un chef de famille ne doit jamais s’entêter pour la grandeur de sa maison jusqu’à vouloir troubler la paix et la liberté publique de tout le peuple, dont lui et sa famille ne sont qu’un membre ; de même c’est une conduite insensée, brutale et pernicieuse, que le chef d’une nation mette sa gloire à augmenter la puissance de son peuple en troublant le repos et la liberté des peuples voisins. Un peuple n’est pas moins un membre du genre humain, qui est la société générale, qu’une famille est un membre d’une nation particulière. Chacun doit infiniment plus au genre humain, qui est la grande patrie, qu’à la patrie particulière dans laquelle il est né ; il est donc infiniment plus pernicieux de blesser la justice de peuple à peuple que de la blesser de famille à famille contre sa république. Renoncer au sentiment, non seulement c’est manquer de politesse et tomber dans la barbarie, mais c’est l’aveuglement le plus dénaturé des brigands et des sauvages ; c’est n’être plus homme, c’est être anthropophage.

Alcibiade. — Vous vous fâchez ! il me semble que vous étiez de meilleure humeur dans le monde ; vos ironies piquantes avaient quelque chose de plus enjoué.

Socrate. — Je ne saurais être enjoué sur des choses si sérieuses. Les Lacédémoniens ont abandonné tous les arts pacifiques, pour ne se réserver que celui de la guerre ; et comme la guerre est le plus grand des maux, ils ne savent que faire du mal : ils s’en piquent ; ils dédaignent tout ce qui n’est pas la destruction du genre humain, et tout ce qui ne peut servir à la gloire brutale d’une poignée d’hommes qu’on appelle les Spartiates. Il faut que d’autres hommes cultivent la terre pour les nourrir, pendant qu’ils se réservent pour ravager et pour dépeupler les terres voisines. Ils ne sont pas sobres et austères contre eux-mêmes pour être justes et modérés à l’égard d’autrui ; au contraire, ils sont durs et farouches contre tout ce qui n’est point la patrie, comme si la nature humaine n’était pas plus leur patrie que Sparte. La guerre est un mal qui déshonore le genre humain : si on pouvait ensevelir toutes les histoires dans un éternel oubli, il faudrait cacher à la postérité que des hommes ont été capables de tuer d’autres hommes. Toutes les guerres sont civiles ; car c’est toujours l’homme contre l’homme qui répand son propre sang, qui déchire ses propres entrailles. Plus la guerre est étendue, plus elle est funeste ; donc celle des peuples qui composent le genre humain est encore pire que celle des familles qui troublent une nation. Il n’est donc permis de faire la guerre que malgré soi, à la dernière extrémité, pour repousser la violence de l’ennemi. Comment est-ce que Lycurgue n’a point eu d’horreur de former un peuple oisif et imbécile pour toutes les occupations douces et innocentes de la paix, et de ne lui avoir donné d’autres exercices d’esprit et de corps que celui de nuire par la guerre à l’humanité ?

Alcibiade. — Votre bile s’échauffe avec raison ; mais aimeriez-vous mieux un peuple comme celui d’Athènes, qui raffine jusqu’au dernier excès sur tous les arts destinés à la volupté ? Il vaut encore mieux souffrir des naturels farouches et violents comme ceux de Lacédémone.

Socrate. — Vous voilà bien changé ! vous n’êtes plus cet homme si décrié dans une ville si décriée ; les bords du Styx font de beaux changements ! Mais peut-être que vous parlez ainsi par complaisance, car vous avez été toute votre vie un protée sur les mœurs. Quoi qu’il en soit, j’avoue qu’un peuple qui par la contagion de ses mœurs porte le faste, la mollesse, l’injustice et la fraude chez les autres peuples, fait encore pis que celui qui n’a d’autre occupation ni d’autre mérite que celui de répandre du sang ; car la vertu est plus précieuse aux hommes que la vie. Lycurgue est donc louable d’avoir banni de sa république tous les arts qui ne servent qu’au faste et à la volupté ; mais il est inexcusable d’en avoir ôté l’agriculture et les autres arts nécessaires pour une vie simple et frugale. N’est-il pas honteux qu’un peuple ne se suffise pas à lui-même, et qu’il lui faille un autre peuple appliqué à l’agriculture pour le nourrir ?

Alcibiade. — Eh bien ! je passe condamnation sur ce chapitre. Mais n’aimez-vous pas mieux la sévère discipline de Sparte et l’inviolable subordination qui y soumet la jeunesse aux vieillards que la licence effrénée d’Athènes ?

Socrate. — Un peuple gâté par une liberté trop excessive est le plus insupportable de tous les tyrans ; ainsi l’anarchie n’est le comble des maux qu’à cause qu’elle est le plus extrême despotisme : la populace soulevée contre les lois est le plus insolent de tous les maîtres. Mais il faut un milieu. Ce milieu est qu’un peuple ait des lois écrites, toujours constantes et consacrées par toute la nation ; qu’elles soient au-dessus de tout ; que ceux qui gouvernent n’aient d’autorité que par elles ; qu’ils puissent tout pour le bien et suivant les lois ; qu’ils ne puissent rien contre les lois pour autoriser le mal. Voilà ce que les hommes, s’ils n’étaient pas aveugles et ennemis d’eux-mêmes, établiraient unanimement pour leur félicité. Mais les uns, comme les Athéniens, renversent les lois, de peur de donner trop d’autorité aux magistrats, par qui les lois devraient régner, et les autres, comme les Perses, par un respect superstitieux des lois, se mettent dans un tel esclavage sous ceux qui devraient faire régner les lois, que ceux-ci règnent eux-mêmes, et qu’il n’y a plus d’autre loi réelle que leur volonté absolue. Ainsi les uns et les autres s’éloignent du but, qui est une liberté modérée par la seule autorité des lois, dont ceux qui gouvernent ne devraient être que les simples défenseurs. Celui qui gouverne doit être plus obéissant à la loi. Sa personne détachée de la loi n’est rien, et elle n’est consacrée qu’autant qu’il est lui-même, sans intérêt et sans passion, la loi vivante donnée pour le bien des hommes. Jugez par là combien les Grecs, qui méprisent tant les barbares, sont encore dans la barbarie. La guerre du Péloponèse, où la jalousie ambitieuse de deux républiques a mis tout en feu pendant vingt-huit ans, en est une funeste preuve. Vous-même qui parlez ici, n’avez-vous pas flatté tantôt l’ambition triste et implacable des Lacédémoniens, tantôt l’ambition des Athéniens, plus vaine et plus enjouée ? Athènes avec moins de puissance a fait de plus grands efforts et a triomphé longtemps de toute la Grèce ; mais enfin elle a succombé tout à coup, parce que le despotisme du peuple est une puissance folle et aveugle, qui se tourne contre elle-même et qui n’est absolue et au-dessus des lois que pour achever de se détruire.

Alcibiade. — Je vois bien qu’Anytus n’a pas eu tort de vous faire boire un peu de ciguë, et qu’on devait encore plus craindre votre politique que votre nouvelle religion.