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Dialogues des morts/Dialogue 45

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 326-329).


XLV

POMPÉE ET CÉSAR


Rien n’est plus dangereux, dans un État libre, que la corruption des femmes et la prodigalité de ceux qui aspirent à la tyrannie.


Pompée. — Je m’épuise en dépenses pour plaire aux Romains, et j’ai bien de la peine à y parvenir. À l’âge de vingt-cinq ans j’avais déjà triomphé. J’ai vaincu Sertorius, Mithridate, les pirates de Cilicie. Ces trois triomphes m’ont attiré mille envieux. Je fais sans cesse des largesses ; je donne des spectacles ; j’attire par mes bienfaits des clients innombrables : tout cela n’apaise point l’envie. Ce chagrin Caton refuse même mon alliance. Mille autres me traversent dans mes desseins. Mon beau-père, que pensez-vous là-dessus ? Vous ne dites rien.

César. — Je pense que vous prenez de fort mauvais moyens pour gouverner la république.

Pompée. — Comment donc ! que voulez-vous dire ? en savez-vous de meilleurs que de donner à pleines mains aux particuliers pour enlever tous les suffrages, et que tenir tout le peuple par des gladiateurs, par des combats de bêtes farouches, par des mesures de blé et de vin, enfin d’avoir beaucoup de clients zélés par des sportules[1] que je donne ? Marius, Cinna, Fimbria, Sylla, tous les autres les plus habiles, n’ont-ils pas pris ce chemin ?

César. — Tout cela ne va point au but, et vous n’y entendez rien. Catilina était de meilleur sens que tous ces gens-là.

Pompée. — En quoi ? Vous me surprenez ; je crois que vous voulez rire.

César. — Non, je ne ris point : je ne fus jamais si sérieux.

Pompée. — Quel est donc votre secret pour apaiser l’envie, pour guérir les soupçons, pour charmer les patriciens et les plébéiens ?

César. — Le voulez-vous savoir, faites comme moi : je ne vous conseille que ce que je pratique moi-même.

Pompée. — Quoi ! flatter le peuple sous une apparence de justice et de liberté ? faire le tribun ardent et zélé, le Gracchus ?

César. — C’est quelque chose, mais ce n’est pas tout ; il y a quelque chose de bien plus sûr.

Pompée. — Quoi donc ? est-ce quelque enchantement magique, quelque invocation de génie, quelque science des astres ?

César. — Bon ! tout cela n’est rien ; ce ne sont que contes de vieilles.

Pompée. — Oh, oh ! vous êtes bien méprisant. Vous avez donc quelque commerce avec les dieux, comme Numa, Scipion, et plusieurs autres ?

César. — Non, tous ces artifices-là sont usés.

Pompée. — Quoi donc enfin ? ne me tenez plus en suspens.

César. — Voici les deux points fondamentaux de ma doctrine : premièrement, corrompre toutes les femmes pour entrer dans le secret le plus intime de toutes les familles ; secondement, emprunter et dépenser toujours sans mesure, ne payer jamais rien. Chaque créancier est intéressé à avancer votre fortune, pour ne perdre point l’argent que vous lui devez. Ils vous donnent leurs suffrages ; ils remuent ciel et terre pour vous procurer ceux de leurs amis. Plus vous avez de créanciers, plus votre brigue est forte. Pour me rendre maître de Rome, je travaille à être le débiteur universel de toute la ville. Plus je suis ruiné, plus je suis puissant. Il n’y a qu’à dépenser, les richesses nous viennent comme un torrent.




  1. On appelait ainsi, chez les Romains, des corbeilles pleines de viandes et de fruits que les grands donnaient à ceux qui venaient le matin leur faire la cour ; on faisait aussi ce présent en argent, et il conservait le même nom. (Éd.)