Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Inde (Religions de l')

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 329-357).

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INDE (RELIGIONS DE L’). — Cet article renferme deux études distinctes :

Ie partie : Exposé historique.

IIe partie : Problèmes apologétiques.

Ire partie : exposé historique

I. Védisme. — II. Brahmanisme. — III. Bouddhisme : 1° te Bouddha ; a" le Dharma ou la).ni : 3° le Sa/igha ou la Communauté. — IV. Hindouisme. — V. Bibliographie.

L’Inde est l’un des pays les plus religieux du monde, mais s’il adora toujours la divinité, il est loin de l’avoir adorée de la même façon et d’avoir eu d’elle la même idée. Je vais examiner brièvement les cultes principaux qui s’y sont succédé.

I. Védisme. — I.e premier dont nous ayons des documents est le ]’édisme. Ces documents forment quatre collections nommées le i ? ; ^- l’erfa, ou recueil d’hymnes, le i’ajur- Veda, sorle de formulaire, le Sàma-Veda ou recueil de cbants liturgiques dont le texte est emprunté auRig, enfin l’^ivarca-IVrfa, collection d’hymnes qui passe pour être plus récente et, par suite, pour avoir été ajoutée après coup aux autres.

A chaque collection védique se rattache un ou plusieurs Bràhmanas, ou commentaires, qui, sous prétexte d’expliquer le texte, sous couleur d’exégèse, renferment des spéculations philosophiques agrémentées de légendes nombreuses, le plus souvent puériles, mais parfois aussi dignes d’attention. Le tout réuni forme la Çruti, l’Audition, c’est-à-dire la Révélation, par opposition à la Tradition ou Smriti.

Il est impossible de déterminer même approximativement la date de ces documents. Si les plus récents ne paraissent pas remonter au delà du V siècle avant notre ère, les autres sont beaucoup plus anciens et s’échelonnent vraisemblablement le long d’une période de siècles assez étendue. Comme toutes les autres collections védiques s’appuient sur le Rig-Veda, ce recueil serait le plus ancien, mais les hymnes qui le composent ne sont sans doute pas de même date ; ils durent être ajoutés les uns aux autres progressivement, jusqu’à ce que la série en fût close, pour ainsi dire. C’est un peu, d’après certains exégètes, ce qui a eu lieu pour notre Psautier. Tel qu’il nous est parvenu, le Rig-Veda remonterait pour le moins, croit-on, au xi’siècle avant Jésus-Christ.

Bien que le panthéisme paraisse être le fond de ce que l’on est convenu d’appeler la Religion védique, et que, pour reprendre, mais en le modifiant, le mot de Bossuet : tout y soit Dieu, sans excepter Dieu même, il est certaines divinités qui se détachent nettement sur ce fond panthéistique pour former des personnalités distinctes.

Le culte des astres semble avoir été le jiremier de ces cultes idolâtriquesqui ne sont autres que la divinisation des phénomènes et des forces de la nature, et, parmi ces astres, le soleil et la lune, qui attirent tout spécialement l’attention des hommes, durent recevoir leurs premiers et plus constants hommages, le soleil surtout, qui rentre dans le culte général dvi feu, sous le nom d’Agni. Lorsque plus tard la spéculation brahmanique s’occupa de cet astre, elle le rattacha à toute une série de conceptions cosmiques dont il ne fut plus qu’un élément d’une importance plus ou moins considérable. On le considéra comme un feu sacré, allumé chaque matin par des divinités secondaires, les Açyins, en l’honneur des dieux ou

du Dieu suprême. Le feu du sacrifice, allumé par les prêtres sur la terre, n’en fut alors que l’image et la reproduction.

Agni est multiple dans ses manifestations. Il paraît au ciel, non seulement sous la forme solaire ou stellaire, mais l’éclair qui sillonne la nue orageuse, c’est lui. Il est dans le bois et la pierre, d’où on le fait jaillir par friction ou choc. Il est dans les eaux dont on le dira parfois le fils, il est dans le corps de l’homme ; c’est lui qui développe l’embryon dans le sein de sa mère. Pour le même motif, il habite aussi le corps des animaux. Nous verrons plus bas le rôle important joué par Agni dans le sacrifice, mais avant de parler du culte védique, je dois esquisser à grands traits la physionomie des principales divinités.

Le dieu.S’orna, identifié de bonne heure au dieu Lunus, quand on le considère dans sa nature matérielle et physique, est une liqueur, un jus extrait d’une plante que l’on croit appartenir à la famille des asclépiades. Lui aussi joue dans le sacrifice un rùle prépondérant, et c’est pour cela qu’ici je le signale immédiatement après Agni. On obtient ce liquide en broyant la plante, en a pressurant, suivant l’expression consacrée. C’est le breuvage saint p.or excellence ; il fut celui des dieux avant d’être celui des hommes. Primitivement, il n’existait même qu’au ciel. Mais Agni, empruntant la forme d’un aigle, trompa la surveillance du Gandharva préposé h sa garde, et l’apporta sur la terre. Depuis lors, il reste, pour ainsi dire, l’associé d’Agni : l’idée de l’un appelle le plus souvent celle de l’autre : ce sont les deux agents principaux du sacrifice, ce point central du Védisme, sinon même celui de toutes les religions de l’Inde.

Je ne ferai guère que mentionner les autres grandes divinités.

Indra se présente tout d’abord, avec son attitude martiale et ses belliqueux exploits, parmi lesquels le meurtre du serpent Vritra est le plus célèbre. C’est un peu l’Hercule de l’Inde, avec ses allures quelque peu brutales, ses accès de colère, ses violences, et son fond de bonté native qui en fait avant tout le protecteur du faible et du juste. Indra sera le roi des Trente, chiffre que l’on assignera parfois aux dieux principaux. Il fait littéralement la pluie et le beau temps, la pluie surtout, et sous ce dernier rapport il absorbera même, au point de la faire disparaître, la personnalité de Parjanya, le dieu officiel des averses védiques.

A côté d’Agni et surtout d’Indra, bien que de nature en apparence tout opposée, se trouve Brihasputi ou Brahmanaspati, le dieu de la Prière. Toute formule sacrée est une puissance : la puissance de Brihaspati. C’est par la prière que les dieux eux-mêmes sont ce qu’ils sont cl font ce qu’ils font. Delà cette importance attribuée par le Védisme à la prière sous toutes ses formes, dont la principale, celle autour de laquelle se groupent toutes les autres, est le sacrifice. Le sacrifice, la prière : voilà deux conceptions intimement liées l’une à l’autre et au-dessus desquelles plane, si je puis ainsi parler, l’image de Brihaspati, la Prière di^ inisée.

Varuna, nom dont on rapproche souvent l’Où/save’? des Grecs, symbolise la force morale, de même qu’Indra représente la vigueur physique. C’est le défenseur né du Bita, de l’ordre (ritus), au ciel et sur la terre. Rien n’échappe à sa vigilance. Ses messagers sont chargés de faire comparaître devant son tribunal les délinquants qu’il châtie sévèrement, lorsqu’ils ne parviennent pas à désarmer son courroux par le repentir. Varuna est le fils aîné à’.lditi, la mère des Adityas, et il a pour puîné Mitra qui est l’objet d’un bon nombre d’hymnes. Mitra estl’^mj 6’17

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par excellence ; mais sa bonté ne l’einpècUe pas d’être, un justicier redoutable, car, identifié au soleil, il est i le témoin universel, celui qui dénonce les délits et confond les criminels, lorsqu’il leur arrive de taire ou de nier leurs méfaits, en présence de leur juge souverain, que ce soit Varuna ou Yama ; mais ce rôle de témoin, de dénonciateur, il l’exercera surtout dans le Mazdéisme, sous le nom asiatique de Milhra, en attendant d’occuper le rang suprême dans la religion issue du Mazdéisme et appelée de son nom Mitliriacisme.

Siiija, dans l’origine, fut distinct de Mitra qui ne tarda pas à l’absorber.

Vishnii, plus tard devenu si grand, n’est guère célèbre dans les Vedas que par ses trois enjambées qui coûtèrent au démon Bali l’empire des trois mondes. Nous le retrouverons plus tard. Je mentionne, pour mémoire seulement, car leur connaissance approfondie ne nous importe pas ici, Rudra et les Maruts, Savilar, Pusliau, Uslias, l’Aurore, tantôt la mère des deux Açvins et d’autres fois confondue avec eux dans le même mythe ; ïvashtri, l’Ouvrier, celui qui fabriqua la foudre d’Indra, façonna la coupe où les dieux boivent le soma, construisit la charpente du sacrifice, etc. Signalons encore a passage ce Yama, le dieu des Morts, cité plus haut, les Pitris, ou Mânes, les Ancêtres, dont le culte constitue presque exclusivement le confucianisme, considéré au point de vue religieux, et le Shintoïsme, la religion oiricicllcdu Japon.

L’ordre hiérarchique n’est pas très rigoureux parmi les divinités védiques. Chacun des grands dieux devient à son tour le plus grand, ou mieux devient tous les autres à la fois. Un passage du Rig-Veda déclare même formellement que « parmi les dieux, il n’y a réellement ni petits, ni grands, ni vieux, ni jeunes, mais que tous sont grands et tous immortels ». Un procédé commode, pour éviter la compétition parmi eux ou leurs adorateurs, c’est de les identifier les uns aux autres, en affirmant, comme je le disais tout à rheire, que chacun est tous les autres. On retrouvera ce procédé jusque dans les Purànas, de date relativement moderne, par exemple dans le Bhâgavala où l’auteur, après avoir célébré la puissance d’un dieu quelconque, a soin d’ajouter qu’il n’est qu’une forme de Bhagavat. Il semble que l’esprit hindou cède ici au besoin de remonter à un principe unique, auteur de tout ce qui existe. C’est sans doute le même instinct d’unification qui lui fait donner le tout premier rang, tantôt à tel dieu, tantôt à tel autre. Mais au fond de ce monothéisme apparent, se trouve le panthéisme, comme l’a fort bien remarqué M. B.^^RTU, que je prends pour guide dans cette étude. Un dieu n’est le plus grand de tous les dieux ou n’est tous les dieux qu’à la condition d’être tout. Dans ce dernier cas, d’un principe ou germe unique, désigné plus tard sous le nom de Tad, Cela, est sorti par voie d’émanation successive l’univers avec toutes ses parties. L’Aljsolu existait de toute éternité lorsqu’il éprouva le désir, kâmn, d’émettre les êtres. Le premier terme de cette évidulion, ce fut un cire d’une nature indéterminée, énigmatique, désigné par le pronom interrogatif : Qui ? >ffl.’Celle doctrine panthéistique se résumera plus lard dans la fameuse parole Tvam asi tad : « Tu es Cela. » Tu, c’est Dieu, et Celct, chaque chose en particulier, tout en général.

Si r.bsoln est le [loinl de départ du Relatif, de riionime en ])arlicnlicr, on pourrait en inférer qu’il en est aussi le dernier terme et que l’honime doit retourner à Dieu d’où il est sorli. Les Vedas sont généralement muets sur ce point, qui sera traité si amplement dans les Religions subséquentes.

La Prière et le Sacrifice. — Les Vedas sont particulièrement discrets sur l’origine de l’homme et ses Uns dernières, celles-ci surtout ; en revanche ils traitent amplement de ses devoirs envers la divinité, ou mieux du plus important de ces devoirs, de celui qui les résume tous, la Prière, car le sacrifice n’est qu’une des formes de la prière, la plus parfaite, il est vrai.

Bien qu’il soit souvent question de droiture, de bonté, de foi, l’idée de sacrifice, de culte domine toutes les autres. Le péché, c’est avant tout la faute liturgique, supposé même qu’il y en ait d’autres. Un sacrifice défectueux attire la colère du dieu à qui on l’ortre, s’agit-il d’un vice de forme involontaire, et comme les rites sont compliqués, il est important de bien choisir les ministres du sacrifice qui se répartissent en quatre catégories, comprises sous le nom générique de Uitvijs ; il en est question ci-après.

J’ai dit que le culte, c’est-à-dire la prière et l’oblation, résume les devoirs de l’homme envers la divinité. L’ascétisme, la vie monacale, érémitique, si prisée plus lard de la piété hindoue, paraît avoir été ignorée du Védisme primitif, qui de plus est très sobre de détails en cequiconcernele sacrifice lui-même. Ofi’randes ou victimes étaient consumées par le feu qui les portait au ciel ; c’est ce qui valut à Agni d’être lintermédiaire obligé, le médiateur nécessaire entre la terre et le ciel. Le rôle de médiateur sera aussi celui du Mitlira inazdéen.en souvenir, peut-être, durôle que joue ici Agni, si vite identifié à Mitra. C’est à l’aide des « mâchoires ardentes d’Agni » que les autres dieux se repaîtront des offrandes, qu’il s’agisse de lait sur, de beurre, de gâteaux ou de soma. Toutefois ce dernier liquide, ils viendront souvent le boire directement dans la cuve du sacrifice, Indra surtout. On olfrait aussi la chair des animaux. Le sacrifice du cheval, l’Açiamedlia était déjà ou du moins devint, dans la suite, le plus important, mais il n’y avait guère que les princes à pouvoir en faire les frais. Je note en passant que le sacrifice public fut généralement ignoré de l’Inde, de même que la prière publique. Chacun prie ou sacrifie individuellement, avec celle différence que, si on peut prier personnellement sans le secours du prêtre, il n’en est pas de même du sacrifice. Un prêtre même ne peut sacrifier pour lui. Quand on offre un sacrifice, il faut toujours recourir au niinislèi’C d’aulrui.

Entre Dieu el l’homme, c’est un marché : donnant, donnant. Sans sacrifice, point de pluie, point d’herbe I)ar consé(iuent ; sans herbe jjoinl de soma, point de besliaux, point de lait ni de beurre, c’est-à-dire point de sacrifice. Or le sacrifice est l’aliment des dieux, cl si les dieux ne donnaient rien à l’homme qui cesserait de leur sacrifier, ce serait non seulement parce ipi’ils ne le voudraient plus, mais aussi pai-ce qu’ils ne le pourraient plus. Au demeurant, le sacrifice est couime le pivot du monde védique. Tout repose sur lui.

II. Brahmanisme. — Celle religion, que l’on peut a|)pcler la religion des hymnes, tout en demeurant foncièrement la mèuie aux âges subséquents, ne fut cependant pas sans se modifier par voie de suppression ou d’accroissement. C’est surtout alors que le sacrifice qui devait continuer jusqu’au bout d’être le point central, >in centre d’où tout part et où tout aboutit, se compliqua singulièrement el devint une œure. Karman, une opération tellement savante qu’elle exigea une science consomuu’e cl fort étendue dans son genre.

Le Rig-Veda connaissait déjà les sept classes de prêtres de la liturgie postérieure, et désignes sous 6’19

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les noms de Ilotar, Adhvarju, Praçihlar, Braliman, Potar, yeslilai.tgnidhra, ilontlcs diverses fonctions durent être d’assez bonne lieure nellenienl déterminées. Lors([ue, d’autre part, la division par castes fut établie, ce fut dans la première exclusivement, celle desUrahmanes, issue de la tête de Bralimà.quc se recrutèrent les sacrilicateurs, les ministres du culte. Le Ilotar était le récilateur, l’Adhvaryu, le manipulateur, si je puis employer cette expression, le Praçàslar était le donneur d’ordres. Le Ur.vlmian eut tout d’abord pour office de réciter dans le sacrifice du soma des stances adressées à Indra, fonction [ires([ue idculiiiue à celle du Ilotar ; plus lard, il fut établi, en quelque sorte, surveillant général du culte ; le Potar était le « clarilicateur » du soma, et leNeshtar, le a conducteur » de l’épouse du sacrifiant ; l’Agnidlira, ou Agnidli, l’ « atliseur de feu ». Grâce à cette extrême complexité des rites, on dut recourir à ce ([uc l’on appellerait aujourd’hui la division du travail. Il se forma d’abord des PaiislKids, des écoles liturgiques, où les recueils védiques furent délinitivement établis et répartis ; le Rig-Veda à l’invocateur ou Ilotar, le Yajur à l’Adlivaryu, ou sacrificateur, le Sàma au chantre, ou l’dgàtar, et r.tharva au Brahman. Un reste, le nombre des sacrificateurs variasuivant l’importance des sacrifices. Il s’éleva parfois jusqu’au chilTre de seize. Le plus souvent ce nombre de classes de sacrificateurs resta fixé à quatre : Adhvaryu, Holar, Brahman et Udgàtar.

De ces mêmes écoles sortirent aussi les Brâhmanas ^ ou traités lltm’giques dans lesquels sont étudiées les cérémonies cultuelles jusque dans les plus petits détails. Le formalisme y est tout, la magie s’y mêle dans une proportion parfoisinquiétante. On y enseigne, par exemple, comment le prêtre, soudoyé par l’ennemi de celui même qui l’emploie, peut déterminer la mort de celui-ci, en négligeant volontairement un rite imperceptible ; le sacrifice, et nu’me le dieu auquel il s’adresse, agissant un peu à la façon d’une machine inconsciente et surtout avec vine indiiïérenee parfaite, celle de l’arme que l’on arrache des mains de son propriétaire poiir l’en assassiner lui-même. Les rites sont devenus tout-puissants ; les dieux eux-mêmes n’existent plus que par eux et pour eux.

Itiles. — La période que nous étudions ne connut pas, je le répète, le culte public. Le sacrifiant ou )V( ; flm « na, l’offre individuellement pour lui et sa famille, dans le but d’attirer sur lui et les siens les faveurs des dieux, de détourner leur colère ou d’implorer leur secours pour se venger d’ennemis. S’il s’agit d’un sacrifice solennel, il se sert du ministère des prêtres ou olliciants. Sa femme lui est nécessairement associée. Il est d’autres rites qu’il accomplit personnellement, au foyer domestique même : rites de la conception, pour ses enfants, rites de la naissance, et, s’il s’agit de fils, rites de l’initiation, où l’adolescent, confié à un Giini, oii précepteur, est investi du cordon sacré et prend place parmi les Dwijas ou deux-fois-nés, en vertu de cette investiture qui est considérée comme une seconde naissance. Les trois premières castes, celles des Brahmanes ou prêtres, des Kshatriyas ou guerriers, des Vaiçyas ou artisans et laboureurs, ont seules le droit d’accomplir ces rites d’où sont exclus les infortunés Çi’idras et, en général, tous ceux que l’on désigne sous le nom de parias. Il y a aussi les rites du mariage et ceux des funérailles, enseignés, ainsi que les précédents, par les Bràhmanas et d’autres manuels liturgiques, appelés Siilras, ou fils conducteurs, dont l’écheveau nous paraît aujourd’hui extrêmement embrouillé. Leur description et par suite celle de la liturgie qu’ils enseignent m’en trainerait trop loin et serait parfaitement inutile au but ici proposé.

Qu’il me sutlise de dire ((u’à cùlé de ce fatras que constitue aujourd’hui la liturgie brahmanique, il y a des conceptions moralesdignesd’intérét, bien qu’entachées encore d’un formalisme ont ré. Elles se raf)portent au Dltarma, au devoir, dans la conception la plus étendue et parfois même la plus haute du mot. Les actes y sont méticuleusement codifiés, les actes peccamineux surtout. Celte législation formera plus tard des codes de lois dont le plus célèbre, celui de Manu, que l’on regarde parfois comme contem[)orain de Moïse, renferme, à côté de prescriptions ridicules et puériles, des lois d’une grande portée morale. Bien que ces écrits, du moins les principaux, comme le code de Jlanu, aient été assimilés par quelques-uns aux Vedas, aux livres sacrés, ils appartiennent bien plutôt à la Siiiriti ou Tradition.

Je n’ai pas à décrire, ni même à mentionner les divers genres de sacrifices dont parlent les Bràhmanas. On immolait toutes sortes de victimes, y compris l’homme. Ce dernier sacrifice avait, conmie la plupart des autres, son nom spécial, le Purushamedlia. Plus tard, il ne sera mentionné que de plus en plus rarement. Toutefois, il restera toujours une trace, en quelque façon, de ces sacrifices humains dans les suicides volontaires, soit par les eaux du Gange, soit sous les roues du char sacré de Jaghernatli, ou de tout autre genre, sans parler des Sutis ou immolations des veuves sur le bûcher de leurs maris, coutume qui a duré jusqu’au premier quart du dernier siècle, où elle fut supprimée plus ou moins radicalement par la loi anglaise.

Idoles. — Le Brahmanismeprimitif, cette continuation du Védisme, dut connaître le culte des idoles, bien que les textes soient très avares d’informations sous ce rapport. On y trouve l’anthropomorphisme et le zoomorphisme à chaque ligne, pour ainsi dire. Or il serait étrange qu’on n’eût point songé à réaliser par la peinture ou la sculpture ces images humaines ou animales des dieux que les textes sacrés décrivaient avec tant de complaisance. Le culte des images prit par la suite une telle extension, surtout peut-être sous le Bouddhisme, et il est resté si populaire, qu’il a dû exister de tout temps, plus ou moins. M. Ban h observe avec raison qu’il ne faudrait pas abuserici de la preuve négative, et conclure, de ce que les Vedas et les Bràlimanas parlent peu ou ne parlent qu’assez tard de ce culte des images, qu’il fut ignoré du Védisme. Il est vrai cependant que les rites ne comprenaient pas alors de sanctuaires et que les sacrifices avaient lieu en plein air, le plussouvent.Or, c’est surtout pour l’ornementation des temples que sont employées peintures et sculptures. A pari les oblations domestiques, faites à la maison, les cérémonies cultuelles n’avaient pas d’emplacement attitré. A chaque sacrifice, on procédait à la consécration d’un nouveau terrain, qui cessait d’être sacré, silùt la cérémonie terminée. D’autre part, comme il ne pouvait s’agirquedesacrificcs individuels qui n’intéressaient que le sacrifiant ou tout au plus sa famille, les deux caractères, la permanence et la communauté, qui caractérisent habituellement le sanctuaire, n’existèrent pas dans le Védisme, ni le Brahmanisme, son continuateur, ou n’existèrent qu’à titre d’exception.

Spéculations phitusopliico-religieuses. — Upanishads. — A c6té du rituel brahmanique, et parallèlement, se développa la doctrine compliquée des [panishads, qui eut la prétention, elle aussi, de s’appuyer sur les Vedas et de n’en être que le commentaire. Celte littérature des Upanishads est extrê651

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niement loulFue ; et, tout en se réclamant de la Çruti, elle appartient un peu à toutes les époques, puisque auprès d’UpanisLads vishnouites et çivaïtes, déjà bien postérieures à la période védique, il y en a une qui porte le nom d’Allah, suivant la remarque de M. Bartli, ce qui la fait descendre jusqu’à l’invasion musulmane (xi’siècle). Sur deux cent cinquante Upanishads, ou peut-être davantage, connues jusqu’ici, il y en a au plus une dizaine qu’on peut considérer comme reflétant assez bien l’enseignement des anciennes écoles brahmaniques, bien qu’aucune, peut-être, ne soit, comme rédaction, antérieure au Bouddhisme, ce qui nous fait descendre jusqu’au sixième ou cinquième siècle avant notre ère.

Avec les collections védiques et les Bràhmanas ou recueils liturgiques qui en composent la partie pratique, Karmalnindn, les Upanishads, ou partie spécuhiliA’e,.fnihmhiiidn, forment ce que l’on pourrait a[ipeler le Vcdi^^mc, d’un nom générique qui désignerait assez exactement les religions et les i>hiIosophies primitives de l’Inde pensante.

Ici encore, je ne relèverai de cette philosophie que ce qui intéresse la religion, et même, pour éviter de trop m étendre, je ne toucherai que les points généraux, repères indispensables pour se retrouver un peu au milieu de la littérature du monde la plus chaotique, peut-être, qui ait jamais existé.

J’aurai pour guide, comme toujours, mais en l’abrégeant considérablement, l’excellent travail consaci-é par M. Uahth aux religions de l’Inde.

II est un triple problème que l’Inde s’est posé de bonne heure. Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que la nature ? Elle l’a fouillé en tout sens, l’a exauiiné sous toutes les faces qui se présentaient à elle, et en a donné des solutions d’autant plus multiples qu’elles étaient plus incomplètes, à ses yeux mêmes.

Elle se représenta parfois le premier être comme personnel, et le désignait le plus souvent sous le nom de P, ajiipati, auteur ou chef des êtres. Il sortait de son éternelle et solitaire immobilité pour émettre les créatures. Je dis créatures, bien que la création, ou production du néant, ait toujours été ignorée de l’Inde, comme de tous les autres peuples de l’antiquité profane. On comparait volontiers Prajàpati à l’araignée tirant sa toile de son corps et l’y réabsorbant plus lard.

D’autres fois, on se représentait cet être primordial

« comme procédant d’un substralum matériel « , suivant

l’expression de M. lîarth. C’était lliranyngarhhd, l’Embryon d’or, Nuri’nana, celui qui repose sur les eaux ou plutôt sur un serpent aux multiples replis, flottant sur la mer, Viràj, le Brillant, sorti de l’Œuf du monde : toutes conceptions panthéistiques, plutùl que déistes.

Ou encore, ces mêmes Upanishads nous parlent de la l’rnkriti, de la Nature ou Matière, qui, en vertu de sa propre énergie, i)asse de la non existence à l’existence, et devient ainsi le Sudusat, l’Existant n’existant pas, sur lequel s’exercera si complaisammenl la subtilité de ces premiers philosophes qui légueront à leurs successeurs, lescjuels en feront le plus déplorable usage, l’art de jongler avec les mots comme avec des muscades. A côté de ce principe matériel et actif, on en plaçait un autre, le Purushii, le Mâle, dont le rôle, le plus souvent, se bornait à celui de spectateur plus ou moins amusé de la fantasmagorie qui se déroulait sous ses regards. Ce n’est que plus tard que l’on s’avisera d’unir ces deux princi])es et d’en faire sortir les.lifiitinaiix^les âmes individuelles. Ce sera le système du Sihiikhra ou dualisme, l’un des grands systèmes philosophiques de l’Inde. Il n’y a pas de place pour Dieu dans le Sàmkhya, à moins

que l’on ne considère comme tel le Purusha, ce Témoin des manifestations de la Prakriti. Du reste, les Upanishads ne sont pas d’accord sur ce point. Tantôt elles semblent professer l’athéisme, tantôt le dualisme, d’autres fois le panthéisme, qui se trouva délinitivement consacré par le Vedànta, ainsi appelé, comme si ce système, et c’est probablement la vérité, était l’aboutissement, la lin logique de la doctrine flottante, indécise des Vedas. Après s’être sans doute demandé quelle était, dans le monde, la part substantielle de la divinité, cl avoir essayé de distinguer ce qui était Dieu de ce qui ne l’était pas, on finit par proclamer que Dieu était tout, qu’il était, comme on l’enseignera dans certaines écoles, à la fois le Sat et YAiut, c’est-à-dire ce qui existe pour nos organes et ce qui n’existe pas pour eux, en d’autres termes, le Visible et l’Invisible, le Tangible et l’Intangible, le Gonnaissable et l’Inconnaissable, Esprit et Matière, jusqu’au jour où il sera exclusivement l’un ou l’autre, en attendant qu’il ne soit plus ni l’un ni l’autre.

Il va sans dire que ces philosophies sont en même temps des théosophies, et c’est à ce titre que leur exposé succinct rentre dans le cadre des religions de l’Inde.

On peut dire qu’en somme le Dualisme et le Nondualisme, le Dvaita et l’Advaita se partagent les Upanishads. On y rencontre sans doute plusieurs autres systèmes, mais ils peuvent tous se ramener à l’un ou à l’autre de ces deux là. Nous les retrouverons plus loin et nous nous en occuperons dans la mesure où ils nous intéresseront au point de vue religieux, le seul où nous nous plaçons ici. Il me sullît, jiour le moment, de les avoir indiqués.

Les Upanishads, en effet, ne furent pas de pures spéculations destinées à l’amusement ou à l’uccupation, comme on voudra dire, des esprits plus ou moins songe-creux de l’Inde, elles eurent aussi la prétention de former un code d’enseignements religieux et moraux.

Cette religion, cette morale des Upanishads repose sur la doctrine du Samsara, ou la théorie des renaissances, destinée à une si haute et si durable fortune dans l’Inde, théorie qui elle-même s’appuie sur celle du Karman ou de l’Œuvre.

Le point de départ de cette double théorie, c’est la croyance à ce que l’on peut appeler le mal de l’existence. Tant que les Jlvàtmans, ou âmes individuelles, sont séparés de l’Ame universelle et suprême, ou Paramàtman, aussi longtemps ils sont hors de leur voie, et par suite loin du bonheur qui n’est autre que leur absorption dans ce centre commun, lequel demeure tout ensemble leur principe et leur fin, leur point de départ et leur terme d’arrivée. Or la roue du Samsara, ce cercle fatal des renaissances, tourne jusqu’à ce que l’influence du Karman soit détruite, c’est-à-dire jusqu’à ce que la somme des actes reprchensibles soit comi)ensce par celle des bonnes actions, ou mieux jusqu’à ce que l’homme renonce à l’acte lui-même, et éteigne en lui ci’tte Tristiiu’i, cette soif de l’existence, la cause de tout le mal. La pratique du renoncement est tout s|)écinlemeut préconisée. Ce que l’on recommande, c’est, dans l’imution autant que possible la plus absolue, l’union par la pensée de notre âme avec l’Ame suprèuu’, prélude et cause de l’union réelle et définitive de l’une et de l’autre. Tel est le système du Yoi^a, qui est moins une théologie, à proprement parler, qu’une discipline.

L’extinction de cette soif de la concupiscence, cette absence de désirs est le fait du Sanriyàsin. de celui <iui renonce à tout ; elle conduit diicctcnu-nt à ce que l’on appellera encore l’absorption dans le Brahrae ou Mirvdna, c’est-à-dire à l’extinction de l’existence 653

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individuelle, mot qui fera fortune dans le Bouddhisme surtout.

L’union de nos âmes, commencée dans ce monde par la méditation, par l’union de la pensée avec Hrahme, l’Etre suprême, étant considérée comme ce qu’il y a de plus avantageux pour le salut, toutes les céiémonies cultuelles furent, par le fait même, presque complètement discréditées, ou du moins files perdirent beaucoup de leur importance. L’immohilité, provocatrice de l’état extatique, la suppression, autant que possible, de tout mouvement du corps ou de l’esprit, fut regardée, non sans quelque logique, sinon sans quelque apparence de raison, comme le meilleur, le plus sur moyen d’atteindre le Nirvana. S’absorber dans la pensée de l’Etre suprême devint vite, en pratique du moins, synonyme de suppression de loule pensée. Ce néant anticipé sera emprunté, comme bien d’autres choses, au Brahmanisme par le Bouddhisme, qui en tirera les dernières conséquences.

Les fakirs actuels de l’Inde peuvent nous donner quelque idée de ce faux mysticisme, de ce quiétisme avant la lettre, qui, sous prétexte d’indifférence, ne consiste plus ici que dans l’ankylose de la pensée aussi bien que du corps.

Telles sont les grandes lignes du Brahmanisme primitif, de cette religion si fortement mélangée de conceptions philosophiques, et par suite restée fort peu accessible aux masses, dont elle ne semble pas d’ailleurs s’être jamais occupée. Elle ne s’adressait pratiquement qu’au petit nombre, aux riches, tant ([ue son culte garda le développement qu’il avait dans le Védisme ; à l’élite des esprits, lorsqu’elle devint surtout spéculative.

III. Bouddhisme. : — Quand parut la grande hérésie du Bouddhisme, le Brahmanisme reçut un choc formidable dont il ne se remit jamais complètemenl, même lorsque la nouvelle religion, après plusieurs siècles de domination, fut définitivement chassée de l’Inde. D’autres sectes naquirent, qui, mêlées au vieux Brahmanisme, formèrent ce que l’on est convenu d’appeler l’Hindouisme, qui est moins une religion, comme on le verra, qu’un assemblage, une juxtaposition decultes phis ou moins divers, tantôt se combattant, tantôt se contentant de voj-ager de conserve, en évitant, autant que possible, les occasions de conflit.

Je note ici qu’en parlant des innombrables sectateurs de l’Hindouisme, par exemple, et surtout du Bouddhisme, deux cents millions pour l’un, cinq cents millions pour l’autre, ce sont les chiffres que l’on donne parfois, il faut bien prendre garde que ces mots désignent des choses fort diverses. C’est un peu comme si, en faisantlerecensemenldu Christianisme, on confondait les catholiques avecles Frères Moraves ou les Mormons.

Deux doctrines principales se partageaient l’Inde brahmanique, le Sdmkhya et le Vedânta, c’est-à-dire le dualisme, esprit et matière, et le monisme ou acosmisme.

Les philosophes de l’Inde se préoccupèrent toujours de la destinée humaine. Après de longs et stériles efforts pour résoudre ce problème, ils n’étaient pas plus avancés qu’au début, lorsque parut Gautama, qui se donna pour éclairé d’en haut et qui, sans s’inquiéter d’où vient l’homme, prétendit savoir qui il était et où il allait.

Xous le verrons poser comme principe, d’accord en cela avec le pessimisme brahmanique, t|ue l’existence est un mal. Tous les efforts de l’homme doivent consister à supprimer ce mal, en arrêtant la roue du

Samsara, ou des renaissances successives, pour arriver à la délivrance, au Mi>ksha, comme disait le brahmanisme, au Xir^’âna, comme il disait encore, mais cette expression deviendra plus particulière au langage bouddhique.

En raison de sa durée et de son extension, le Bouddhisme mérite de fixer l’attention de tout esprit sérieux ; c’est le plus redoutable adversaire du catholicisme dans l’Extrême-Orient.

Les Bliihslms ou Hhikkiiiis, moines bouddhistes, ne se renfermèrent pas dans l’enceinte de leurs monastères ou Viliàras, ils connurent assez tard la vie claustrale, mais ils furent d’intrépides et zélés missionnaires, qui propagèrent la nouvelle doctrine au delà des monts et des mers. La Chine, la Birmanie, l’Indo-Chine, l’immense archipel connu aujourd’hui sous les noms d’Insulinde, Malaisie, Indonésie, le Japon, les plaines herbeuses de la Mongolie, les sommets réputés.inaccessibles du Tibet : tous ces pays furent conquis d’assez bonne heure par le Bouddhisme qui, à l’heure présente, y règne encore en maître et y compte de si.r à sept cents millions de sectateurs.

L’ouest lui demeura toujours fermé.

Puisque je parle du monde bouddhique actuel, j’ajoute que l’Inde, qui fut le berceau de ce culte, lui a quasi complètement échappé, on ne l’y trouve plus qu’au Népal, au nord, et à Ceylan, au sud.

La présente étude comprendra trois parties, le Bouddha, c’est-à-dire la vie de Çàkyamuni ou Gautama, le Dharnia ou Dhamma, la Loi, le Sangha ou la Communauté. Ce fut la division adoptée par les premiers écrivains qui traitèrent du Bouddhisræjc’est aussi la plus rationnelle.

Je ne m’occuperai que du Bouddhisme primitif ou indien. Il eut sans doute été intéressant d’en suivre le développement, mais cela dépasserait les limites assignées à ce dictionnaire. Même ainsi restreint, je ne retracerai que les grandes lignes de mon sujet qui autrement exigerait tout un volume.

I. Le Bouddha. — On ne s’occupa d’écrire la vie du Bouddha que longtemps après sa mort. Ses premiers biographes adoptèrent sans contrôle les traditions les iilus merveilleusjs, sinon les plus authentiques.’Les plus anciennes traditions bouddhiques nous viennent de Ceylan et du Népal. On trouveaussi quelques indications dans les écrits jainites qui opposent souvent Nàtaputra, le fondateur du Jaïnisme, au fondateur du Bouddhisme, et mettent au compte du premier les miracles attribués au second, ou des miracles analogues. Mais nulle part on n’a affaire à un annaliste soucieux de l’exactitude historique. Le plus habituellement même, les écrits bouddhiques, j’entends ceux-là qui allichent la prétention de nous retracer la vie du Maître, ne sont que des sermonnaires où se trouvent reproduits les mêmes clichés, à peu près.

Résignons-nous donc à ignorer ce que l’on ne songea point à nous apprendre. Les quelques traits relatifs à l’enfance et à la jeunesse de Gautama sont fort sujets à caution. D’ailleurs, ce fut en tantque Bouddha, et non autrement, que celui-ci intéressa ses premiers annalistes, recrutés exclusivement parmi ses sectateurs.

Observons enfin que les plus anciens documents sont postérieurs à l’ère chrétienne, de quelques siècles, peut-être, surtout dans la forme où ils nous sont parvenus, et qu’ils ont très vraisemblablement subi de nombreuses interpolations, à l’instar de tous ces écrits orientaux que l’on ne recopiait jamais littéralement, mais que l’on refaisait, en les modifiant, chacun à sa façon. De là les innombrables variantes des 655

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manuscrits. Je laisserai le plus souvent aux noms propres leur forme primitive, qui fut le sanscrit ; ce ne fut que plus tard qu’on les transcrivit en pâli.

C’est vers le sixième ou cinquième siècle avant l’ère chrétienne que naquit, dans la famille des (’â !.jas, à Kapilavastu, dans la vallée du Gange, le fondateur du Bouddhisme. Son père Çuddhodana et sa mère Mâyàlui donnèrent le nom de Siddiiii itha. Commeles autres familles, la sienne voulut se rattacher à un poète vètlia’e ; elle choisit le fameux Gotama. d’où son surnom âe Gautamo. Quant au titre de Çâkyamiini, qu’il porte également dans l’histoire, et qui signiûe le moine, l’ascète des Çàkyas, il désigne sa qualité, pas autre chose. La mère del’enfanl étant morte peu de jours après sa naissance, il fut élevé par Maîiàprajàpati, sœur de Màyà et seconde femme de Çuddhodana. Lorsqu’il fut en âge, celui-ci confia son fils à des maîtres habiles, dont le principal fut Viçvàmitra. Siddhàrthæutliien tôt fait d’épuiser leur science, si vaste fût-elle, et comme sa passion d’apprendre croissait toujours, son père, craignant de le voir négliger ses devoirs de Ksbatriya, résolut de le marier sans tarder. Le jeune liomme y consentit, mais à la condition qu’on lui trouvât une jeune lille douée de toutes les perfections morales. Cette perle plutôt rare se rencontra dans la personne de la princesse Go^ii, lille de Dandapàni. Celui-ci cependant éprouva quelque scrupule. Il crut qu’un prince, ami des sciences, pouvait difficilement être ami des armes et des autres sports de la caste guerrière, et comme la jeune lille avait cinq cents prétendants, il décida de la donner à celui qui l’emporterait sur ses rivaux à la lutte, au tir de l’arc, à l’équitation, etc. Siddhârtha fut vainqueur partout. Il épousa Gopâ. Çuddhodana se sentit rassuré.

La légende ne s’arrête pas en si beau chemin. Sans souci de contradiction, elle veut que le jeune homme ait été élevé dans un palais somptueux, entouré de tousies genres de séductions, où toutfùt disposé pour flatter ses sens et lui donner le change sur la fragilité du bonheur de ce monde. Son père lui fournit un personnel nombreux, chargé de lui procurer toutes les distractions possibles, mais avec la consigne de ne jamais le laisser sortir du château, ni du parc qui l’entourait, parc d’ailleiU’S vaste comme une province. Cet internement concorde assez mal avec l’histoire du mariage et de ses joutes préliminaires, mais la légende ne se piqua jamais d’une logique rigoureuse,

Fatigué de tourner perpétuellement dans le même cercle, quelque enchanté qu’il fut, le prince trouva le moyen de forcer la consigne i)aternelle, et c’est alors ((u’eurent lieu les quatre sorties si fameuses dans les traditions bouddhiques et aussi, comme nous le verrons, dans l’hagiographieclirétienne. A lai)remière il apprit ce qu’est la vieillesse ; à la seconde ce qu’est la maladie ; à la troisième ce qu’est la mort. Lui qui savait tout, qui avait tout appris, ignorait jusque-là profondément ces trois choses. Chaque fois, il rentrait plongé dans les plus tristes réilexions, à la pensée que c’était là le sort commun des hommes, sans qu’aucun pût s’y dérober. Il comprit que les plaisirs de ce monde étaient éphémères et ne méritaient pas qu’on s’y arrêtât. Dans ime quatrième sortie enfin, il rencontra un ascète dont l’accoutrement singulier le frappa. Il l’aborda etlui demanda cequ’il faisait. L’ascète lui répondit qu’il travaillait à son salut final. Grandement intrigué, Siddluutha l’eniuiena dans son palais et se fit expliquer la doctrine du renoncement.

Précédemment, on ignore à f(uel moment précis de sa vie opulente et retirée, lo dieu Ilrideva lui était apparu pour lepresscrde mettre à exécution le projet qu’il avait formé de se faire religieux et de travailler

à sa sanctification personnelle, ainsi qu’au salut du monde, en appelant tous les hommes à la vie religieuse. La rencontre du moine décida le prince à ne point difl"érer davantage.

La fortune de cette légende fut extraordinaire. Jean, moine de Saint-Saba près de Jérusalem, qui vivait au vu* siècle, passe pour l’auteur d’une rédaction qui nous est parvenue. Six siècles plus tard, Jacques de Voragine, archevêque de Gènes, lui donna une place d’honneur dans sa Légende dorée. Le prince s’appela Josaphat, corruption probable du terme Bodhisattya, l’une des multiples appellations du Bouddha, et le moine convertisseur B aria a ni. Ils furent insérés dans le Martyrologe, à la date du a^ novembre, où ils sont restés, en attendant une nouvelle revision, celle de BenoîtXlV, toute méritoire qu’elle soit, étant demeurée incomplète.

Cependant, comme Siddhârtha, que l’ascète accompagnait, approchait de sa demeure, il apprit la naissance d’un fils. Cette nouvelle l’aflligea, loin de le réjouir : « C’est une chaîne de plus », se dit-il, et il le nomma en conséquence Râhula. Il arriva au palais où il trouva tout en fête. Triste au milieu de l’allégresse générale, il se retira immédiatement dans son appartement. Il attendit le milieu de la nuit, que le silence fût rétabli, et partit sans même dire adieu à son épouse ni embrasser son fils qu’il n’avait pas vu.

Le Lalitavistara ou Dételoppement-des-Jeux, biographie légendaire de notre héros, raconte comment il s’enfuit avec son écuyer Candaka, sur son cheval Kanthaka, à la faveur des ténèbres. Arrivé à une certaine distance, il renvoya écuyer et monture, se coupa les cheveux avec son sabre, échangea ses riches vêtements contre le sayon de peau d’un chasseur, et s’enfonça dans la solitude.

Les plus vieux documents sont plus sobres de détails sur ce départ, et ces détails, moins merveilleux, sont aussi moins invraiseml)lables. D’après eux, Siddhârtha s’éloigna au vu et au su de sa famille, bien que toujours malgré elle. Il se fit couper la barbe et les cheveux et revêtit la robe jaune des ascètes.

Durant sept années, il erra d’ermitage en ermitage, en quête d’un maitre qui lui enseignât la voie du salut, ce (lue, paraît-il, n’avait su faire le premier moine rencontré par lui. Il ne fil que marcher de déception en déception.

Il avait beau interroger les autres dans de longs entretiens, et s’interroger lui-même, au moyen de la méditation, la réponse désirée n’arrivait pas.

Il franchit alors le Gange, non loin de Patna, pour ^oir s’il ne trouverait pas sur la rive droite du fleuve, ce qu’il cherchait inutilement sur la rive gauche. Il traversa une partie du Magadha et parvint au bourg d’Uruvelâ, situé sur la Neranjarà, l’un des nombreux atUuents du Gange. C’est aujourd’hui la Maison du Bouddha, liouddha-Gaya. On y voit un temple fort riche, entretenu aux frais du roi de Birmanie.

Après divers incidents qui n’ont i>as leur place ici, j’arrive à celui qui décida du sort de Siddhârtha. Une nviit que, plus découragé que jamais, il s’était endormi, dans la campagne, au pied d’un figuier ou Pippala, il se sentit tout à coup hiiddlia, c’est-à-dire éclairé, illuminé d’en haut. Il reconnut ((u’il ne renaîtrait plus et sa joiefutintense. Il voulut passercpiatre semaines dans la solitude, avant de commencer à répandre la doctrine du salut. La légende a peuplé cette retraite ])rcliuiinairi’de merveilles. La [jIus fameuse, peut-être, fut la victoire remportée par le nouveau Buddha, ou Bouddha connue on écrit communément, sur Mâni, le Tentateur. Cet esprit malin lui proposa de l’introduire immédiatement dans le 657

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Nirvana, ce qui lui épargnerait les fatigues et les déceptions de la vie qu’il se proposait de mener désormais. Le Bouddha refusa, alléguant qu’il se devait au salut de ses frères et à la propagation de la vérité. Cette voie du salut qui venait de lui être révélée, il voulait l’apprendre aux autres.

Cette histoire de la tentation au désert, qui se retrouve dans les Evangiles, on a prétendu que le Cliristianisme l’avait enii)runtée au Bouddhisme qui lui est antérieur de cin(j siècles. La réponse est facile. Outre que deux traditions peuvent être semblables, sans être la reproduction l’une de l’autre, mais par suite d un emprunt commun, ou par pure coïncidence, l’antériorité estici en faveur duCliristianisme, puisque les traditions bouddhiques, telles qu’elles nous sont parvenues, sont bien postérieures aux Evangiles, et que les monuments, inscriptions ou images, qui pourraient remonter au delà de notre ère, ne font aucune mention de cet épisode.

Ce qu’il y a de plus probable, c’est que le Bouddhisme primitif ignorait celui-ci et qu’il l’a em])runté au Christianisme, en l’adaptant à sa façon. Ce ne serait pas le seul emprunt que cette religion ferait à la nôtre. J’ai connu à Paris, il j’aune vingtaine d’années, un prêtre bouddhiste, Uyauon Fujishima, que le Mikado envoyait étudier l’organisatien extérieure <le la religion catholique, afin d’en faire liénéficier l’Eglisejaponaise. Ce qu’il fait aujourd’hui, le Bouddhisme a pu le faire autrefois. Il semble avéré que l’apùtre saint Thomas a porté l’Evangile au delà de l’Indus, sur les bords du Gange, et qu’une colonie nestorienne s’est établie de très bonne heure dans l’Inde. De plus, je le répète, nos Evangiles sont datés approximativement, les écrits bouddhicpies, souvent remaniés, sont, dans l’état où ils nous sont arrivés, de date beaucoup plus récente.

Il existe un second récit de la Tentation. Le Bouddha, a près son illumination, passe trois semaines dans le voisinage du Pippala. Au bout de la première, un Brahmane lui pose une question insidieuse qu’il résout. Surgit un cyclone ; le roi des serpents, Mucalimhi, le protège en s’enroulanl autour de lui ; jinis, la tempête passée, il adore le Snhlime.

A la fin de la troisième semaine, deux marchands, qui se trouvaient à passer par là. viennent sur l’avis d’une déesse, leur parente, lui apporter à manger. Les dieux, de leur côté, lui font cadeau d’une écuelle à aumônes, meuble indispensable à tout moine mendiant.

D’après cette même tradition, le Bouddha se demande s’ilest illuminé pour lui seul, ou s’il l’est aussi pour les autres ; s’ile ! , i Pnthi’l.iihiuldlui ou Samraisamhnddha, comme on dira plus tard. Brahmà le lliLe sur ce point en lui révélant sa vocation véritable : il doit être, il est le flambeau du monde.

Nous voyons ensuite le Bouddha en proie à une pensée de découragement. Il se dit que, pour prix de fatigues de tout genre, il ne rencontrera probablement qu’indifTérenee, ingratitude et mépris. Le même dieu le réconforte. Tout d’abord, le Bouddha refuse de se rendre aux désirs de Brahmà, qui est obligé d’insister par trois fois auprès de lui. Cette légende est la contre-partie de celle de la triple tentation par Màra.

.A. la troisième supplique de Brahmà, le Bouddha, qui a en ce moment la claire vision de l’avenir, se décide à prêcher la nonne Lui, et s’écrie : « Qu’elle soit ouverte à tous, la porte du salut ! que celui qui a des oreilles entende la parole et croie. »

La vue d’un étang de lotus, dont lesplantesétaient, les unes au-dessus, les autres au-dessous, les troisièmes enlin au niveau de 1 eau, symbole des âmes sauvées d’avance, d’avance perdues, ou indécises

entre leur salut et leur damnation, lui fait comprendre que son enseignement pourra profiter à un tiers au moinsdugenre humain. Désormais rien ne l’arrête plus ; il va commencer sa vie d’apôtre.

Sa première prédication eut lieu à Bénarès, demeurée la ville sainte par excellence de l’Inde. A certains moines qui lui demandaient comment il avait pu atteindre la vérité en menant une vie commode et facile, puisqu’il ne l’avait point rencontrée dans la voie pénitente et mortifiée où il s’étaitengagé précédemment, le Bouddha répondit que la vérité est précisément dans le chemin qui passe à égale distance des macérations et des voluptés. C’est le chemin sacré, à huit branches qui s’appellent/biy ; (/re, volonté pure, langage pur, action pure, moyens d’existence purs, aspirations pures, mémoire pure, méditation pure.

Naissance, vieillesse, maladie, mort, union avec ce que l’on n’aime pas, séparation de ce que l’on aime, privation deeeque l’ondésire ; tout cela est douleur. En résumé, la douleur est le quintuple attachement. Il s’agit de l’attachement aux cinq éléments qui constituent l’être physique et moral de l’homme : le corps, les sensations, les représentations, les formations ou tendances, et la connaissance.

Ce qui produit la renaissance c’est la soif de vivre ; éteignons cette soif et nous ne revivrons plus.

La connaissance de la quadruple vérité, c’est-à dire de la douleur, de son origine, de son abolition, des moyens de l’abolir : voilà ce qui constitue essentiellement l’Illumination, le Bouddhisme, par conséquent.

Tel est le résumé du fameux discours de Bénarès. Le Bouddha, suivant l’expression consacrée, venait de faire tourner la roue de la Loi dans le but d’arrêter celle du Samsara.

Les cinq moines devant qui le Bouddha prêcha ainsi se convertirent à cette doctrine et furent ses premiers disciples. Bientôt les néophytes furent au nombre de soixante. Le Parfait les envoya isolément prêcher la vérité sainte. Il leur dit : « O disciples, marchez pour le salut de beaucoup, pour le bonheur de beaucoup, par compassion pour le monde, pour le bien, pour le salut, pour le bonheur des dieux et des hommes. N’allez pas deux par le même

chemin Il y a des êtres que n’aveugle pas la

poussière de la terre ; mais, s’ils n’entendent pas prêcher la doctrine, ils ne pourront arriver au salut. Ceux-là embrasseront la doctrine. »

Ce que poursuit le Bouddhisme, mais par une autre voie, c’est, connue le Brahmanisme, la destruction de la personnalité ; pour le Brahmanisme, cette destruction consiste dans l’absorption de l’àme individuelle, du Jifiitman, par le Paramàtinan ou l’Ame suprême, tandis que le Bouddhisme semble ignorer l’Ame suprême, ou du moins il ne s’en occupe pas ; il place le salut dans le Ntrvùna, dont nous verrons plus tard la nature.

J’abrège le plus possible cette biographie du Bouddha, où d’ailleurs la vérité a une part si réduite, ce qui en diminue considéraldenient l’intérêt. La légende, comme une herbe folle, a envahi tout le chan>p de l’histoire.

A côté du sermon de Bénarès prend place, comme importance dans les traditions du Bouddhisme primitif, le célèbre dialogue connu sous le nom de Questions d’l’patissa, du nom de l’un des interlocuteurs ; l’autre était le Bhikshu Assaji. Upatissa ouvrit les yeux à la vérité bouddhique et s’attacha aux pas ilu Maître, qui voyait le nombre de ses disciplesaugnienter chaquejouraU|)oint queles familles s’en alarmèrent, comme elles devaient le faire, seize siècles plus tard, en présence des con<]Ucles faites Î59

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dans leur sein par la parole captivante du moine Bernard.

Le Bouddha interrompait ses tournées de prédications pendant les trois mois que durait la saison des pluies. Puis il se remettait en campagne. Sa sphère d’action fut principalement le nord-est de l’Inde, c’est-à-dire ce qui correspond aujourd’hui aux provinces d’Aoudh et du Bihar, qui formaient alors les antiques royaumes des Kosalas el des Magadlias. Il s’installait dans l’un de ces vastes parcs qui avoisinaient immédiatement les grands centres, et l’on sortait l’entendre. Les plus renommés dans les annales bouddhiques sont les parcs de Veluvana, aux portes de la ville de Rajagaha, et de Jctavana, près de Sàvatthi. Un siècle plus tard, à Athènes, Platon inaugurait ses leçons dans les jardins d’Academus. et Aristote les siennes, le long de la promenade tiu Lycée.

De toutes parts on venait consulter le Sublime. Les docteurs les plus célèbres lui soumettaient leurs doutes, ou lui posaient leurs objections. Tous s’en retournaient édifiés et ravis ; ceux d’entre eux qui étaient venus dans des intentions hostiles devenaient ses partisans les plus décidés. Quand on apprenait son arrivée quelque part, les populations entières se portaient à sa rencontre. Il était suivi d’abord de centaines de disciples, puis de milliers, lorsque ce n’était pas de centaines de milliers, car les légendes bouddhiques aiment assez les gros chiffres.

Le Maître acceptait volontiers les invitations à dîner, d’autant plus qu’il faisait état de ne vivre que d’aumônes. Quand personne ne l’invitait, il mendiait de porte en porte, après sa nicdltalion du matin, la chélive nourriture dont il composait sonainique repas, et se retirait à l’ombre des bois, lorsque la chaleur devenait trop forte. Sa réfection prise, et la sieste faite, il passait la soirée à s’entretenir avec les gens du voisinage qui venaient le trouver. La journée se terminait par la méditation, comme elle avait commencé.

Dès l’origine, suivant toute apparence, les disciples du Bouddha vécurent en communauté, ou du moins par groupes. Tous étaient égaux, quelle que fût leur caste d’origine, égalité plutôt théorique, puisqu’ils se recrutaient de préférence parmi les Brahmanes, mais le principe était admis, et c’était bien quelque chose, surtout dans un pays où l’inégalité sociale était et demeure toujours si accentuée. Toutefois le Bouddha ne songea point à l’abolition des castes ; si en théorie, celles-ci ne se retrouvaient plus dans les communautés bouddhiques, elles existaient toujours en dehors. De plus, tous les personnages marqviants du Bouddhisme appartenaient aux castes privilégiées. On regardait même comme un dogme qu’un Bouddha ne pouvait naître que Brahmane ou Kshatriya. Du reste, la vie plus ou moins méditative des Bliikshus écartait de leurs rangs les simples et les ignorants, ce qui fait dire à M. Oluenberg, que « la doctrine du Bouddha n’est pas faite pour les enfants, ni leurs pareils » (Le Bouddha, trad. Foucher, 2* édition, p. 155).

Parmi les i)remiers disciples du Parfait, Anandn fut son préféré, son Jean, comme disent ceux qui aimentles rapprochements, et son cousin Devadultu fut en même temps son Judas. Le traître voulut substituer ses propres enseignements à ceux du Maître, à la vie duquel même il attenta. Son schisme mourut, comme lui, vite et misérablement.

Les Bouddhistes, étant essentiellement Shil^sluis, quêteurs, ne s’adressaient évidemment qii’aux riches qui pouvaient leur donner ; mais, à la différence de nos ordres mendiants, ils ne quêtaient que pour eux. Ils recevaient des deux mains, sans jamais tendre au

moins l’une au pauvre, pour la décharger dans la sienne. En général, ils ne s’occupaient guère que d’eux-mêmes, aussi M. Oldenberg écrit-il à leur su jet : « S’adresser aux humbles, aux malheureux, à ceux qui souffrent et qui traînent d’autres douleurs encore que la grande douleur commune de l’instabilité des choses : voilà ce que le Bouddhisme n’a jamais su faire. » (/hid., 161.)

Dans le plan du Bouddha, la femme n’avait pas de place, elle était exclue de son Eglise, et lorsqu’il se résigna à l’y laisser entrer, cène fut qu’après de longues sollicitations et à contre-cceur. On lui arracha enfin son consentement ; il dit alors avec un soupir à son confident Ananda : « Désormais la vie sainte ne sera plus longtemps pratiquée ; la vraie doctrine ne pom-ra plus durer que cinq cents ans. »

C’est ainsi qu’il eût voulu interdire la Bonne Loi à la moitié du genre humain. Nous avons vu que pratiquement les pauvres ne la pouvaient connaître. Le Bouddhisme primitif ne s’adressait donc qu’au petit nombre.

L’enseignement du Bouddha fut exclusivement oral. Il n’écrivit jamais rien. Sa langue, du moins selon l’opinion commune, n’était pas le sanscrit, mais un idiome vulgaire qui en dérivait et que l’on parlait de son temps. Le pâli, l’un de ces idiomes dérivés du sanscrit, devint avec celui-ci la langue sacrée du Bouddhisme. Le Bouddha, dans sa prédication, procédait habituellement par images ; il employait aussi la forme syllogistique, si l’on s’en rajiporte aux textes anciens, mais il est plus que probable que les sermons qu’on lui prête ont été remaniés et que la forme rebutante sous laquelle ils nous sont parvenus ne fut pas celle qu’il leur donna ; autrement l’on ne pourrait guère s’expliquer le prestige attribué à sa parole.

Le Maître prêcha durant plus de quarante années sa doctrine de la délivrance. Il était âgé de quatrevingts ans lorsque Màra, le Tentateur, essaya, comme au début, de le détourner de sa mission, et de l’empêcher d’avoir avec ses disciples une dernière entrevue. Ainsi fju’autrefois, il lui proposa de le faire entrer imnuHliatement dans le Nirvana, but de toutes ses aspirations. Ce fut inutile..près avoir quêté une dernière fois à Vesali, le Bouddha se rendait à Kuslnàra. En passant à P.ivà, il accepta l’hospitalité du forgeron Cunda qui lui servit de la viande de porc. L’estomac afTaibli du vieillard ne put digérer cet aliment. Il se traîna jusqu’à Kusinàra où il voulait mourir. Après avoir fait ses recommandations spéciales au fidèle Ananda, il s’adressa à tous les assistants : a Je vous le dis, en vérité, ô disciples, tout ce qui est créé est périssable ; luttez sans relâche. » Au moment même où il entrait dans le Nirvana, c’est-à-dire où il expirait, une musique céleste se fit entendre, et Brahmà parut en personne pour déclarer l’entrée du Parfait dans le Nirvana. C’est ainsi que, chez les biographes du Bouddha, la légende se mêle tellement à l’histoire que celle-ci disparaît presque en entier, ou du moins se reconnaît difficilement.

Plusieurs savants, et non des moindres, en présence de cette incertitude, sont allés jusqu’à nier l’existence du personnage, mais cette opinion n’a pas été suivie. Du reste on comprendrait ditlicilement une hérésie sans hérésiarque.

2. La Loi. — La loi bouddhique est renfermée dans le Tiipitaha ou triple corbeille, savoir le />/î(/rm « , la loi proprement dite, le Vinaya, ou discipline, et VAIihidliarma ou métaphysique. Je ne puiserai dans ces corlieilles que ce qui rentre d.ins mon cadre. Je n’aurai presque aucun usage à faire de l’Abliidliarma, vaste amoncellement de définitions, de discussions.

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de raisonnements plus ou moins subtils et alaniliiqués, où la raison trouve foit peu son compte, (]uand le bon sens n’y est |)as eruellemenl outiayé. De l’aveu de tous, c’est le point faible du Bouddhisme, qui ne vaut guère que pai- sa morale. C’est donc celle-ci que nous étudierons surtout, sinon même exclusivement. On a déjà u. dans la biographie du Bouddha, les l)arties essentielles de son enseignement. Il me sutlira d’ajouter à ce que j’ai dit de courtes explications.

Le Bouddha s’appliquait à démontrer à ses disciples que rien de ce qui tombe sous les sens n’est le moi, parce que celui-ci est permanent et que les sensations, ou plutôt leur objet, leur substratum, ce qu’en langage bouddhique on appelle corporéité, ne l’est pas. Cette spéculation est vieille comme les rpanishada, comme le Védisme, par conséquent. L’Atraan seul existe, tout le reste n’est qu’un ensemble de phénomènes auxquels ne répond aucune réalité.

La question qui prime toutes les autres, dans la philosophie bouddhii]ue, est celle de la douleur. Or la douleur a pour origine la soif de l’existence. Eteignons cette soif, et du même coup nous supprimons la douleur : plus de cause, plus d’effet. Le désir est la clef de cette doidoureuse énigme de l’existence. Les philosophes bouddhiques, qui toujours raffinèrent à l’excès et se grisaient de leurs propres formules, avaient imaginé ce processus : « De l’ignorance proviennent les formations, des formations la connaissance, de la connaissance nom et corps, des nom et corps les six domaines [c’est-à-dire les sens et leurs objets ; le sixième sens, c’est le Manas, l’organe interne], des six domaines le contact [entre les sens et leurs objets], du contact provient la sensation, de la sensation le désir, du désir l’attachement, de l’attachement l’existence, de l’existence la naissance (distincte de l’existence), de la naissance proviennent vieillesse et mort, soulTrance et plainte, douleur, chagrin et désespoir. » Telle est l’origine de la douleur. Si nous voulons supprimer celle-ci, supprimons sa cause première, l’ignorance que nous remplacerons par la science. Nous reprendrons alors, mais dans un tout autre sens, le précédent processus, puisqu’il s’agira, non plus d’apports, mais de suppressions, l’une amenant l’autre.

Je lais une foule de raisonnements, ou plutôt de paralogismes, quand il ne s’agit pas de tautologies, pour arriver sans autre transition au cœur du problème.

Ce (]ui met en branle, ce qui fait tourner la roue du Samsara et produit cette série de renaissances ou de douleurs, c’est le Karman ou l’œuvre. Déjà le Brahmanisme l’avait proclamé : l’œuvre fait à chacun sa destinée. La fameuse loi de causalité, la ^ oilà. Eu ceci, comme en bien d’autres points, le Bouddhisme n’a pas le mérite de l’invention. Nous lisons dans le Dhainmapada cette maxime : « Ni dans le royaume de l’air, ni au sein de l’océan, ni dans le creux des rochers, nulle part tu ne trouveras d’asile contre le fruit de les mauvaises actions. » Or, ce langage fut toujours celui du Brahmanisme.

Il y a cinq régions où l’àme peut éraigrer au sortir du corps, suivant son Karman : ce sont les cincj mondes des dieux, des hommes, des fantômes, des animaux et des enfers.

Par une fiction qui ne manque pas de grandeur, l’eschatologie bouddhique transporte le méchant, à sa mort, aux pieds de Yama, le Pluton et tout à la fois le Minos de l’Inde. Assis sur son tribunal, le dieu lui demande, d’une voix terrible, s’il n’a pas rencontré, durantsa vie, lesmessagers duCiel. — Quels messagers ? interroge en tremblant le misérable.’Varna répond : « L’enfance, la vieillesse, la maladie, la

répression des crimes ])ar la justice humaine, la mort enfin. » Et le redoutable juge, après lui avoir reproché d’avoir été sourd aux avertissements de ces cinq messagers célestes, prononce cette sentence : -i Ces forfaits, ce n’est pas ton père, ni la mère, ton frère ou ta sœur, c’est toi et toi seul qui les a commis ; seul donc tu en mangeras le fruit. » Cela dit, Yama livre le condamné aux exécuteurs de ses ordres, ([ui lui font expier ses forfaits par d’horribles tourments, après quoi il est rejeté dans ce monde où il recommence une nouvelle vie, au branle de la roue du Samsara.

Non plus que le Brahmanisme, le Bouddhisme ne connut l’éternité des peines.

La théorie brahmanique du Karman, le Bouddhisme n’a fait que la développer, tout en subissant ce que M. SÉNART appelle justement « la tyrannie des cadres et des mots » (Mélanges Harlez, 294 et seq.). Après avoir parlé de sa scolastique « incertaine et fluide », le même savant dit du Bouddhisme : « C’est dans ses tendances morales qu’est le secret d’un triomphe que l’originalité métaphysique ne lui eût pas assuré. » Elle le lui eût d’autant moins assuré que cette métaphysique est précisément moins originale au fond, sinon dans la forme. Voici, du reste, le résumé de cette métaphysique.

L’âme et le corps sont, pour le Bouddhisme, un double courant de phénomènes, de sensations, de transformations qui se succèdent sans fin et constituent un perpétuel devenir. Suivant cette doctrine, il y a des sensations avec objet mais sans sujet, des visions de choses et des choses vues ; seul le voyant n’existe pas. Ainsi, point d’âme substantielle ayant une essence propre : c’est tin mot qui exprime une collectivité, comme le mot char, c’est l’exemple classique, par rapport aux diverses parties d’un véhicule. Le Brahmanisme défendait fine l’on dit : « C’est moi, c’est à moi. » Pour le Bouddhisme, plus de moi, plus de toi, l’identité du sujet n’existe pas. Que devient avec cela la responsabilité des actes, et par suite la morale ? Le Bouddha pensait échapper à la diûiculté par une subtilité. D’après lui, malgpé la belle fiction de tout à l’heure, il ne fallait pas dire : « Un tel a fait telle chose et il en éprouve les suites », pas plus que le contraire ; la vérité est entre ces deux assertions De la sorte, il n’était pas prouvé que le coupable jugé et condamné par Yama subit les conséquences de ses crimes ; le contraire n’était jias démontré davantage.

Ainsi, c’est sur un non-sens qu’est basée la morale regardée généralementcommc la pluspure après celle de l’Evangile. Pour peindre ce que l’être a de fuyant, les Bouddhistes le comparent au llcuve t coule sans cesse : il porte toujours le même nom et pourtant ce n’est jamais la même eau qui passe. Ou encore à la llanime d’une lampe qui n’est jamais la même, bien que paraissant toujours la même, la fiamnie qui brillait durant la première veille de la nuit n’étant pas celle qui brille dans la seconde. C’est, comme on l’a remarqué, le tt^tk j-.ti d’HKRACLiTK (Oldenberg, op. cil., 2.5^ cl seq.), pour qui rien n’est, tout devient, tout meurt, tout s’écoule, tout devient tout, tout est tout, en n’étant rien, de sorte que chaque être contient en soi sa propre négation, en tant qu’il est et à la fois qu’il n’est pas irlenliquc à lui-même.

Tout se transforme le long du chemin qui conduit au y’ir’àna. M.iis qu’est-ce que le Nirvana ? Le Bouddha refusa toujours de se prononcer à ce sujet. Lorsqu’on l’interrogeait pour savoir ce qu’il en était, il secontentait de répondre : « Ne dites pas : le moi existe, ni le moi n’existe pas. » Si>fn"CB Hardy et Eugène Brn-NocF, qui avaient si sérieusement étudié les textes bouddhiques, croyaient qu’il s’agissait bien du néant absolue ! Bartuixémy Saint-Hilaibe, après avoir cité 663

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leur témoignage, ajoute : « Dans l’histoire de l’esprit humain, l’adoration dunéantest un phénomène aussi surprenant que douloureux ; mais si c’est un fait avéré, s’il est constaté par les ouvrages bouddhiques cux-nièmes, il faut bien l’accepter, tout en le déplorant. >i (Le Bouddha et sa religioit, p. 3g5 et seq.)

La morale bouddhique se résume dans le chemin aux huit embranchemeiils, dont j’ai parlé précédemment. Voici les cinq préceptes qu’elle impose : « Ne pas tuer le moindre être, ne pas prendre le bien d’au-Irui, ne pas commettre l’adultère, ne pas mentir, ne pas boire de liqueur enivrante. » Elle était surtout négative, comme on le voit. Elle préconisait de plus ce que l’on appelle les trois catégories, savoir la droiture, la méditation, la sagesse. D’après M. Oldexberg, cette morale est une sorte de bilan ([ui s’établit par recettes et par dépenses, par gains et perles (op. cil., 286 et seq. Il dit à ce propos : « Ce n’est nullement au pauvre qu’on doit faire du bien, mais au religieux, au moine, au sage o, p. 2C)’j).Le vrai Bouddhiste n’est pas autre chose qu’un bon calculateur. Le Bouddha, qui n’ordonne pas tant d’aimer son prochain que de ne le pas haïr, proscrit la vengeance pour ne pas éterniser les querelles ni amener de continuels procès. Le pardon des injures, tel que nous l’entendons, lui était étranger, à plus forte raison l’amour des ennemis. Il recommandait parfois cependant â’envelopper l’uni{ers de bienveillance, même à l’égard de ses ennemis, mais il faut bien prendre garde qu’ici la bienveillance bouddhique est loin delà charité chrétienne ; c’était cependant un énorme progrès sur l’égoïsme qui semble avoir fait le fond de la morale des autres religions naturelles.

La domination de l’esprit sur les sens, la vigilance et le contentement, ce sont trois choses que, île son côté, préconisa toujours le Brahmanisme, et qu’il donna comme l’essence même de l’esprit de détachement.

La méditation, si chaudement recommandée par le Bouddhisme, ne fut le plus souvent qu’une gymnastique puérile.

Le Boudilha et ses disciples passaient de longues heures dans cet exercice qui consistait à ne penser à rien, crainte de penser à mal. Qu’il s’agit d’une tension prolongée de l’esprit ou d’une trop longue et trop conqilète détente, le résultat était le même, une surexcitation nerveuse qui mettait l’imagination en fou et produisait des effets analogues aux états pathologiques que s’eiTorce d’expliquer le psychisme^ actuel. Les Bhikshiis arrivaient fréquemment à l’extase par lauto-suggestion, au moyen de trucs spéciaux, minutieusement décrits dans les traités de discipline. Le plus usité consistait à fixer longtemps un objet ([uelc(>n([ue, dans une position spéciale, jusqu’à ce que l’on acquit le re/lft intérieur. Une fois en possession de ce reflet, le moine, en quête d’extase, rentrait dans sa cellule, et là, les yeux fermés ou grands ouverts, mais immobiles, il contenqtlait ce que l’on appelait la copie du rellct. Il se sentait dégagé des sens, l’esprit élevé au-dessus des sphères de ce nuinde. C’était le plus haut degré de l’extase, cpiand ce n’était pas le pur idiotisme.

Un autre exercice consistait à s’isoler de tout ce qui n’était pas le moi. On arrivait par c’e moyen au sentiment calme et universel du néant. C’était un peu. suivant la remarque d’Oldenberg. la iisychiatrie moderne, pour qui » rien n’est, il n’y a rien et il n’y aura jamais rien » (op. cil., 315, note). C’est l’anéantissement physii|ue, intellectuel et moral que le Boud dhisme (loiinait pour le dernier degré de perfection. M. Oldcnberg observe encore (31g et seii.), et c’est là une des dilfcrences fondamentales qui existent entre

le Christianisme et le Bouddhisme, que le premier ne pouvait s’établir sans avoir pour fondateur Dieu lui-même, tandis que le Bouddhisme, pour naître, non seulement n’avait pas besoin de Dieu dont il ne s’occupe même pas ; ilpouvait même se passer de la personne du Bouddha, e’est-à-dire deSiddhàrtha, de tel homme plutôt que de tel autre. Le Bouddha se comparait à un poussin qui, de son bec et de ses ongles, perce avant ses frères la coque où il est renfermé sous les ailes de la poule couveuse. Il était l’ainé de la famille, voilà tout. Mais chaque poussin qui brise sa coque est délivré à son tour, au même titre, bien qu’un peu plus tard que le premier de la couvée.

Les Chrétiens sont délivrés par Jésus, le Sauveur, qui est pour tous la Voie, la Vérité, la Vie (./ «  «  «., xiv, 6). Bouddha ne délivre personne ; il montre la voie, il enseigne la vérité, il indique la vie, nous venons devoir quelle vérité, cjuelle voie et quelle vie ; mais là s’arrête son action ; c’est à chacun d’atteindre seul, par ses propres forces, le but qui lui est indiqué.

Le Christ est unique et pour tous les temps. Les Bouddhas universels, comme Çàkya-Muni, apparaissent d’époque à époque. Leur œuvre périt à la longue, et c’est alors qu’un nouveau Bouddha vient sur la terre reprendre la tâche de son devancier.

Le Bouddhisme laisse sans solution le problème final de l’univers, mais en théorie seulement, car. pratiquement, ce qu’il destine à tout être. c’est le Nirvana, c’est-à-dire le néant définitif et absolu.

Le Mokshii, le salut, tel que le rêvait le Brahmanisme, consistait dans la réunion de l’ànu" individuelle à l’àme universelle où elle disparaissait comme le ruisseau dans la mer. En perdant sa personnalité, elle perdait conscience d’elle-même, de sorte qu’elle était heureuse sans le savoir, ni pouvoir s’en rendre compte. Un tel étal équivalait au néant ; c’est ce que comprit le Bouddhisme qui, plus logique et plus hardi, tira la conclusion des prémisses posées par son prédécesseur. Partant de ce principe que l’existence est un mal, le seul mal, à vrai dire, il en inféra que le bien consistait dans la non-existence et que le salut, pour chacun de nous, n’était et ne pouvait être que le néant.

3. Sangh. ou Communauté. — Dans le Bouddhisme primitif, il n’y a que le monachisme qui soit essentiel. jACOBi(.S’acrerf Books, XXll, p. 2’( et se([.) a nettement établi l’empnmt fait au Brahmanisme de cet élément monacal qui, à l’origine, composait à lui seul la communauté bouddliique.

En mourant, le Bouddha ne s’était pas désigné de successeur. C’était non seulement à chaipie groupi’delîhikshus, mais à chaque Bhikshu de faire tourner pourson comptelaroue de la loi. Telle avait d’ailleurs été la suprême volonté du Maître, qui avait dit à ses disciples ; « Que la vérité soit voire flambeau et votre recours ; n’ayez pas d’autre recours. »

Ce qui devait arriver, arriva : l’anarchie des doctrines. On tenta d’y remédier par des réunions plénières, des conciles dont les deux plus célèbres furent celui de /fffy’ooTi An, tenu peu après la mort du Bouddha, et celui de Vesàli (i eut lieu un siècle plus tard. On en compte encore quelques autres, d’ailleurs pinson moins authentiques. Ce furent d’insullisants palliatifs pour un mal qui, dans l’Inde, alla toujours grandissant, jusqu’au jour où le Brahmanismeexpnisa lie la vallée du Gange, son berceau, le Bouddhisme « pii l’en avait chassé précédemment Telle est, en quehpies lignes, l’histoire de la communauté boudilhiquedans l’Inde. Voyons mainlenanl (pielle élait son organisation.

Lorsque quehpi’nn se présentait à la porte du Sangha, avait lieu la cérémonie du l’ravrajana (in 665

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jiàli T’ahbajjii) ou départ du monde. La cérémonie de l’admission s’appelait V l’pasuinpadd. Entre les deux se plaçait un noviciat plus ou moins Ion ; , ’.

Les formules d’admission étaient toujours les mêmes. On s’informait auprès du postulant, que l’on adjurait de dire toute la vérité, s’il n’était pas dans l’un des cas de prohibition énumérés en sa présence. Le novice était placé sous la surveillance d’un ou deux moines. On avait eu soin, dès le premier jour, de lui dire ses nouvelles obligations, soit vis-à-vis de ceux-ci, soit à l’égard de la communauté, le régime auquel il se vouait, ses exigences, ses rigueurs, tempérées toutefois par la charité pulilique à laquelle il aurait désormais recours. Surtout on lui indiquait ce qu’il devait éviter, les quatre défenses : l’impureté, le vol, le meurtre, la vanité, e’est-à-dire l’éloge mensonger de soi-même. Il était toujours loisible au moine, même profès, de quitter la communaulc. Il venait trouver ses supérieurs, et se contentait de leur dire qu’il avait ses biens, ses plaisirs, sa famille dans l’esprit, c’était le terme consacré. On le laissait aller. Plus tard, si la communauté, à son tour, lui revenait dans l’esprit, il pouvait être reçu de nouveau, mais le temps précédemment passé dans le Sangha ne lui était point comjité pour déterminer son rang d’ancienneté : il recommençait.

A la différence des ascètes du Brahmanisme, qui généralement ne se retiraient dans la solitude qu’après avoir assuré la perpétuité de leur race, les Bouddhistes pouvaient se vouer, dès le principe, à la continence absolue, sans être obligés de fonder une famille. Certaines sectes juives, contemi)oraines du Bouddha, pratiquèrent aussi le célibat : tels les Esséniens, les Ebionites, les Thérapeutes.

Cet alfranchisserænl de tout lien familial, les Bhikshus l’exaltaient en termes dithyrambiques : Cl En grande joie nous vivons, nous qui ne possédons rien ; la gaité est notre nourriture », leur fait-on chanter.

Si le renoncement était complet, il n’était pas délinitif, car on pouvait toujours se reprendre et renouer les liens brisés. Le Bhikshu qui laissait une femme dans le siècle, ne l’appelait plus que son ancienne seconde : mais, comme il pouvait, d’un jour à l’autre, quiller la eonmiunauté, pour venir la rejoindre, elle n’avait pas le droit de se remarier. Ses biens, non plus, n’étaient pas aliénés, pour le même motif.

Le travail des mains était interdit. L’étude des Livres saints, la méditation et la prière étaient, avec la mendicité qui lui valait son nom, les occupations exclusives du Bhikshu. Une devait recevoir que des dons en nature. Lorsqu’on offrait del’argent à la communauté, si celle-ci, pour un motif spécial, se voyait dans l’inqjossibilité de refuser, elle désignait parmi ses membres un jeteur d’or, chargé d’enfouir quelque part la somme reçue, avec défense de lepérer la cachette, de peur que plus tard, sa famille lui revenant à l’esprit, et le souvenir du trésor lui étant toujours présent, il ne s’avisât de l’aller déterrer.

Les moindres actions des Bhikshus étaient minutieusement réglementées. Il y avait une façon spéciale de boire, de manger, de s’asseoir, de dormir, etc. Toutefois, les Jainites dépassaient de beaucoup le>irs rivaux, pour cet esprit de minuties qu’ils poussaient jusqu’à l’extravagance.

Les liaités de discipline prescrivaient aussi des soins hygiéniques parfois assez ini])ortants.

Les couvents proprement dits ou Viliàrns étaient assez [>eu nombreux, et ne renfermaient guère qu’une ou deux dizaines de moines, à la dilTérence des lamaseries actuelles ù Tibet. Une hutte, un tronc d’arbre, un trou de rocher servait d’abri au Bhikshu, durant la saison des pluies. Il se formait ainsi des

espèces de laures analogues à celles de la Palestine ou de la Thébaide, dans les premiers siècles du Christianisme. Les membres de la communauté habitaient dans le voisinage les uns des autres, quand ils ne vivaient pas ensemble. Nous avons vu précédemment comment s’écoulaient leurs journées. Après sa profession, le nouveau Bhikshu passait cinq années sous la direction de deux anciens ou 1 lieras. L’ordre hiérarchique était basé, non sur la nature des fonctions qui d’ailleurs étaient presque les mêmes pour tous, mais sur le temps passé dans le Sangha.

Le culte bouddhique était réduit au minimum et ne méritait nullement ce nom, du moins à l’origine, car il s’est bien développé depuis, en Chine et au Jaj)on notamment. Nous ne traitons ici que du Bouddhisme primitif. U’ailleuis, à qui ce culte se serait-il ra]iporté, puisque le Bouddhiste ne s’in([uiétait même pas de savoir s’il y a un Dieu, et ([u’il attendait son salut, non de la grâce, mot vide de sens pour lui, mais de ses seules forces ? Tout se réduisait à certaines pratiques disciplinaires, comme Icjeùne et la confession publique, les plus importantes de toutes.

Le jour assigné pour le jeûne, le dernier jour de chaque quinzaine, tous les membres de la communauté étaient convoqués..Si un moine était malade, c’est chez lui qu’avait lieu la réunion, autant que possible. Les profès seuls y assistaient, ixm les autres, non plus que les religieuses ou les laïcs. Le doyen lisait le formulaire de confession, car jeûne et confession se pratiquaient le même jour, et il énonçait ce que l’on appelait la déclarution de pureté. Dans l’origine, le coupable devait déclarer sa faute, qu’elle fût ou ne fût pas expiée. Plus lard, il ne s’agit plus ([ue des fautes expiées. Jusqu’à l’expiation, le coupable devait s’interdire ces sorlcsde réunions..S’ilavait commis des fautes entraînant l’exclusion, il était retranché de la communauté.

A côté de la coulpe, il y avait le chapitre, c’est-à-dire la dénonciation solennelle des délinquants. Elle avait lieu généralement aussitôt la saison pluvieuse écoulée. Ici encore, il ne fut bientôt plus question que de fautes expiées par une pénitence volontaire, jugée équivalente au délit commis.

Le Bouddha, suivant une tradition peu vraisemblable, bien que fort accréditée, établit de son vivant qualre pèlerinages fameux entre tous ; c’était Kapitiii’astu, son lieu d’origine, VArl/re de lu Bodhi, au pied duquel il avait reçu l’Illumination, Bénarès où il avait fait tourner, poiu" la ]iremière fois, la roue de la loi, entin Kuslnàrn, où il avait résolu de mourir.

Il avait recommandé à ses disciples de ne point s’occuper de son cadavre. Sui ant lui, les laïcs lui rendraient assez d’honneurs sans qu’ils eussent à s’en mêler. Il prophétisait. Sans parler de ses funérailles qui furent plus que rojales, bientôt l’Inde lui bâtit de splendides Stupas, oà ses reliques, c’est-à-dire les quelques ossements recueillis sur son bûcher, furent conservées avec piété et reçurent les plus grands honneurs. Actuellement, on montre encore une de ses dents à Ivandy, et une autre au Bengale, dans la ville d’.va. Celle-ci fut, en 1900, l’objet d’un pèlerinage qui mit en mouvement et en joie tout le monde bouddhique. On y accourut jusque du.)aj)on.

Un mot des Bliikshunis ou religieuses bouddhiques. Dans rinde, la femme est considérée comme une mineure perpétuelle. Aussi les nonnes sont-elles I invariablement placéessousia direction des moines : i le Bouddhisme ne pouvait avoir et n’a jamais eu son lîobert d’Arbrissel. Vue prescription oblige la Bhikshunl, ou Jlliikkliiiiii, eût-elle cent ans de profession, à la soimiission au Bhikshu, fût-il ordonné du jour même. Les Viliâras de nonnes sont établis à part, 667

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mais dans le voisinage des communautés de moines. Durant la saison pluvieuse, elles doivent se retirer dans les villes ou les bourgs, au sein des quartiers les plus calmes. Le vagabondage leur est interdit. Cliaque quinzaine, les Bhikshus vont au parloir, recevoir leur confession et leur adresser la sainte parole. Il leur est défendu de pénétrer dans l’intérieur du monastère, à moins qu’une religieuse malade ne réclame leur assistance.

Les devoirs des nonnes sont contenus dans liuit ordonnances attribuées au Bouddha lui-même. Le noviciat durait deux ans. Il est probable, bien que les textes n’en parlent pas, que les engagements de la religieuse n’étaient pas plus indissolubles que ceux du moine, et qu’elle pouvait, elle aussi, retourner dans le siècle, quand le siècle, suivant la formule, lui « revenait à l’esprit >'.

Une communauté à deux faces s’entendait du voisinage immédiat et des relations spirituelles entre communautés des deux sexes.

Il y avait des laïcs afliliés au SangUa, à l’Kglise bouddhique, et formant une sorte de tiers ordre : c’étaient les Upàsakas et les Updsikds, les Zélateurs et les Zélatrices. Leur rôle consistait à pourvoir aux besoins temporels des couvents. Pour eux, iln’y avait non seulement pas de noviciat, mais rien qui ressemblât à un lien religieux. Il suflisait, pour prendre rang parmi les Zélateurs et les Zélatrices, de déclarer devant un moine que l’on mettait son recours dans le Triralini, le Triple joyau, c’est-à-dire le Bouddha, le Dharma et le Sangha. Il était interdit à ces laïcs de vendre des armes ou des toxiques, des poisons, au rang desquels on comptait les liqueurs fortes. De plus, on leur conseillait Vuctuple jeune, les huit prescriptions prohibitives concernant le meurtre, le vol, le mensonge, l’ivrognerie ou même le simi)le usage des boissons enivrantes, l’adultère, les repas de l’après-midi, l’emploi des parfums et des guirlandes, mais ces derniers points sont contestés.

Un laïc reconnu indigne n’était l’objet d’aucune censure publique. On se contentait de ne pas lui accorder ou de lui retirer l’écuelle à aumône, c’est-à-dire que l’on refusait ses dons et que l’on passait à sa porte, sans s’y arrêter. Le seul cas où l’on déclarait ainsi l’indignité de l’Upâsaka, c’était, non pas lorsqu’il manquait à l’une des prescriptions susdites, il ne l’iït bientôt resté personne, c’était lorsqu’il cherchait à nuire à la communauté, ce qui pouvait avoir lieu de huit façons différentes, nettement déterminées. On lui passait tout le reste.

Le mode le plus fréquemment employé par les Zélateurs pour venir en aide à la communauté, c’étaient les repas. On distinguait les repas par arrangement, sur invitation, par souscription, les repas de quinzaine. Il y avait aussi, toujours pour l’entretien des moines et des religieuses, les fondations à temps ou à perpétuité. Parfois les Zélateurs n’attendaient pas qu’on vint les trouver ; ils se rendaient eux-mêmes dans les vihàras, et parcouraient les cellules en demandant : « Qui de vous est malade, ô révérends ? A qui dois-je apporter quelque chose et quoi ? »

En retour de ces bienfaits, les Bhikshus promettaient à levirs bienfaiteurs l’entrée dans le néant ou Nirvana, à la plus brève échéance possible. C’était tout ce qu’ils avaient à offrir et tout ce que l’on en pouvait attendre raisonnablement.

Décadence du /louddhisme. — Rien d’ennuyeux comme les si)éeulations du Tripitaka. rien de vide ni de creux comme ces traités prétendus philosophiques, où, dans l’absence à peu près complète d’idées, les

mots s’accumulent et les phrases s’entassent, et cela dans un style que M. Bahth estime le plus insupportable de lous{Iielcgions de V Inde, -p.’^i).ie n’ai pas à m en occuper ici, non plus que du panthéon bouddhique, né d’ailleurs après le Bouddha, qui en est, cela va sans dire, le plus grand personnage. L’iconographie, telle qu’elle nous est parvenue, ne se compose que de figures plus laides et plus grotesques les unes que les autres, si toutefois on excepte certaines sculptures, dues à l’intluence occidentale. Son étude ne va pas, non plus, au but que je poursuis.

Il me reste à dire le sort du Bouddhisme dans l’Inde.

Il existe deux courants de traditions, celui du midi et celui du nord. Les traditions du midi, outre les deux conciles dont j’ai parle, en signalent un troisième qui aurait eu lieu sous le règne et par les soins à’Açoka, de la dynastie des Maurvas, fervent propagateur du Bouddhisme dont il fut, en quelque sorte, le Constantin. Açoka vivait au troisième siècle avant notre ère. De nombreuses inscriptions, qu’il fit graver sur la pierre ou sur le cuivre, nous sont parvenues. Elles sont écrites dans un alphabet qui fut déchiffré par l’Anglais Pkixsep. Le roi s’y donne le litre de Pitodùsi (en sanscrit Priyaduri ; m : celui qui regarde avec bienveillance) et de /Jei’Hni/m/ïnn (Devdnûnipriya : l’ami des Dieux). Il érigea, dit-on, jusqu’à quatre-vingt mille Stiipas. Il envoya son lils évangéliser Cejlan, qui est demeuré lidèle au Bouddhisme. h’anislika, de ladynastie indo-scythe, assembla, vers l’an loo de notre ère, un nouveau concile pour fixer définitivement le canon bouddhique, mais tous n’en acceptèrent pas les décisions. C’est alors qu’aiiparaissenl les deux sectes fameuses, appelées à se partager le monde bouddhique, celle du Ilinayùnn ou Petit-Véhicule qui se piquait de rigorisme orthodoxe, et n’admettait que les religieux, et celle du Grand-Véhicule, ou Mahàyâna, qui s’adressait également aux laïcs. Le Mahàyâna recommandait la bienfaisance active et non pas seulement la non-nuisance ou Valiinisii, qui résumait, dans le Brahmanisme les devoirs à l’égard du prochain. Le Nirvana était moins le néant que l’apparence du néant.

Le Petit-Véhicule descendit au sud de l’Inde où il est resté, tandis que son rival, non sans quelques cahots, il est vrai, gravit les hauts plateaux de l’Himalaya pour se répandre en Chine, au Tibet, au Japon, etc.

A partir de cette époque, on ne suit i)lus que vaguement les progrès ou le recul du Bouddhisme dans l’Inde. Les dynasties grecques, scythcs, parlhes, mongoles, qui se succédèrent dans la vallée gangétique, loin de persécuter le Bouddhisme, devenu depuis longtemi)S une religion, l’avaient adopté. Il n’en fut plus tout à fait (lemême, quand cette partie de l’Inde (nord-ouest) retrouva ses rois nationaux. Sans être ouvertement hostiles au Bouddhisme, ces princes revinrent à la religion de leurs aïeux et furent Vishnouites ou Ciyaï/<’s plutôt que Bouddhistes, si bien que le pèlerin chinois Jlioan-Tsang, qui visita cette contrée au vn « siècle de notre ère, constata que le Bouddhisme n’y progressait plus. C’était même la décadence, Jine décadence qui, à partir de cette époque, alla toujours s’accélérant. Aujourd’hui l’Hindouisme règne en maître dans ce pays qui fut le berceau du Bouddhisme, et celui-ci n’y a laissé que des ruines.

D’après M. Barth (op. cit., p.8 1), le Bouddhisme a été frai)pé d’une décrépitude précoce, que l’éminenl indianiste attribue, entre autres causes, à la doctrine même de son fondateur, à l’aversion de celui-ci pour le surnaturel, à ses conceptions lro|) abstraites pour un peu])le sensuel, à sa façon malsaine surtout de poser et de résoudre le problème de la vie.

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Telle est, dans ses grandes lignes, l’iiisloire du IJoiuldhisnie i>rimilif, di- celui qui seul a le droit de se réclauiei’du liouddlia. Au fond, c’est la doctrine de la désesiXTance. Il jiiofesse, en ellet, quil n’existe rien en dehors de ce monde. La vie i)réscnte est un mal qui menace de s’éterniser, grâce à des renaissances successives auxquelles on ne saurait mettre lin qu’en pratiquant, dans toute sa rigueur, la loi du UouddUa. Le néant est l’unique perspective ouverte aux regards du croyant. Nos matérialistes n’en ont pas d’autre, mais, du moins, ne proclament-ils ])oint que l’existence soit un mal, et sont-ils persuadés qu’ils ne revivront plus.

Ce Uouddhisme primitif a subi bien des transformations dans le cours des siècles. Cei)endant, si l’atliéismequ’il semblait reconnaître, endépitdes dieux qui traversent sa légende, a fait place au polythéisme, |)armi les populations mongoles de la Chine et du Tibet, ou au panthéisme du Japon, il n’a point su promettre à ses adeptes un autre but suprême, une autre récompense linale que le Nirvana, qu’il s’agisse de la destruction totale de l’être, ou seulement, avec l’ancien Brahmanisme, de celle de la personnalité, ce qui, nous l’avons vu, revient pratiquement à la même chose.

Voilà donc la sanction de cette morale, qu’en l’embellissant beaucoup, les adversaires du Christianisme opposent à celle de l’Evangile : le Néant. Mais le néant elTraie moins certains honuncs que la pei-speclivc de rencontrer, au delà du tombeau, un juge ciussi incorruptible que sévère et juste.

IV. Hindouisme. — Afin de me renfermer strictement dans le cadre de ce dictionnaire apologétique, je ne m’occuperai de l’Hindouisme qu’autant qu’il offre, en apparence ou en réalité, des points de contact, ou plus exactement de comparaison, avec le Christianisme. Sous ce nom, d’ailleurs, l’on désigne les sectes nombreuses qui, surtout depuis la disparition du Bouddlùsme.se disputent la prééminence dans l’Inde religieuse. Les deux principales sont le Vishnouisme et le Çivaïsme, celles qui regardent soit Vishnu, soit Çiva, comme dieu suprême. Le Çivaïsme n’a jamais été opposé au Christianisme, ou rapproché de lui, comme on voudra dire, excepté sur certaines particularités tout à fait secondaires, insigniliantes même : telle, par exem()le, la déesse-mère, représentée tenant un enfant-dieu entre ses bras. C’est donc le seul Vishnouisme qui se recommande à notre attention.

Je me bornei-ai à résumer très succinctementle travail que j’ai publié, sur ce sujet, il y a quelques années (Cosmologie hindoue, d’après te Bliàgavala Puiànii. Paris, Maisonneuvc).

Dans la préface de sa magistrale édition du Bkâgai’atti Purâna, Eugène Bubnouk (mort en 1852) écrivait : « Venu après les grandes compositions de la littérature brahmanique, le Bhàgavata résume en mythologie, en philosophie et en histoire [leurs] traits les plus frappants et les plus caractéristiques, réunissant dans une sorte d’unité encyclopédique des éléments aussi dissemblables et d’époques aussi diverses » que le sont les éléments épars dans les traités philosophiques ou les épopées de l’Inde {Le Bhàgavata Purâna, traduction Burnouf, 1840. Introd., iv). Ce Puràna comme les autres (on en compte dix-huit) a subi, dans le cours des siècles, des modilications « dont il est jusqu’à présent impossible d’apprécier l’étendue » (ibid., xxxvi). Généralement, on en attribue la rédaction actuelle à VoPADEVA, qui vécut vers le treizième siècle de notre ère.

Burnouf estime que les Purànas doivent leur ori gine à une réaction du Védisme contre le Bouddhisme (Ibid., cxix).

Voici les idées générales du Bhàgavata sur Dieu : c’est un portrait dessiné dans ses grandes lignes.

Dieu est créateur de l’Univers, par voie d’émanation, son soutien, il sera son destructeur. Il est uni aux choses, tout en se distinguant d’elles. Il est toutpuissant. Il brille de son propre éclat. C’est la lumière que jamais n’obscurcit l’erreur. II est l’Etre existant, l’Etre suprême, l’Absolu, l’Ami du mystère, la Science pure, unique, uniforme et immuable qui s’appelle le Veda, Bralime, le Verbe. C’est l’Ami des âmes, l’Etre simple, sans parties. C’est une pure conception, c’est l’Insaisissable. Il est l’Indistinct et l’allié de l’Indistinct. Ses qualités sont intinics. Il est sans qualités, sans attributs, ni désirs. Il est inactif. C’est le temps inlini, sans commencement, milieu ni lin. Il est l’Esprit impérissable, inaltérable, complètement libre, il est à la fois l’immortalité et la mort. Il est l’œuf du monde, renfermé dans l’œuf de Brahmà. C’est l’ensemble de tous les êtres. Il est ! a porte de la délivrance que l’on obtient par l’inaction intelligente. Il a pour pieds la terre, le soma est son cœur, le feu sa bouche, le soleil son œil, etc. II est la cause et l’ellet, ce qui est et ce qui n’est pas, la dualité et la non dualité, etc, etc.

Je pourrais prolonger indéliniment cette énumération. Je crois en avoir dit assez pour montrer le caractère chaotique de cette tliéosophie des Purànas. La coexistence du lini et de l’infini fut toujours pour la raison humaine une énigme indéchill’rable : on se demande comment l’un peut échapper à l’absorption par l’autre. Pascal tranche la dilliculté à sa manière, lorsqu’il dit : « Le fini s’anéantit en présence de l’inlîni et devient un pur néant. » (Pensées, édit. Brunschvicg, p. 435.) Les philosophes de l’Inde se sont laissé aussi tenter par ce problème qu’ils ont résolu tantôt d’une façon, tantôt de l’autre. Les uns sauvegardent l’unité de substance, en niant l’existence du uni qu’ils donnent pour l’œuvre de Màyâ, de l’Illusion. D’autres iirétendent n’avoir pas besoin, pour maintenir cette unité de substance, de sacri-Uer le lini à l’inlîni ; ils se contentent de le lui subordonner. Suivant eux, les êtres sont autant de parcelles détachées de l’Etre, qu’ils rejoignent et avec qui ils se confondent de nouveau, lorsqu’ils ont achevé de parcourir le cercle des transmigrations. De la sorte, il n’y a en réalité qu’une substance.

Ces deux catégories de philosophes se réclament du Vedànta. Un autre système, celui du Sàmkhya, on se le rappelle, car il a été question de l’un et de l’autre, à propos du Brahmanisme, admet deux sortes de divinités suprêmes et distinctes, bien qu’il affecte d’éviter le nom de Dieu, et que souvent même il se proclame athée. Ces deux principes, nous les connaissons, c’est l’Esprit, Purusha, et la Matière, Prakriti. Mais il arrive que, le plus souvent, les partisans de ce système donnent le pas à l’un de ces principes sur l’autre, de sorte qu’au demeurant ils en arrivent à professer, sinon l’unité de substance, du moins un principe suprême, quel que soit le nom qu’ils lui donnent.

Le Bhàgavata, qui recueille toutes les traditions, philosophiques ou autres de l’Inde, traditions et légendes d’une importance capitale pour l’intelligence de l’esprit hindou (Victor Hknky, Les L.ittératures de l’Inde, ao4), ne pouvait manquerde parler de ces spéculations. Bien qu’au demeurant partisan décidé du Vedànta, de la non dualité, il lui arrive, dans plusieurs passages, de préconiser le Sàmkhya, le dualisme, pour revenir aussitôt à l’unité de principe. Il semble donc bien qu’au fond l’Hindouisme, vu à la lumière du Vishnouisme, soit la croyance à 671

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un dieu unique. Ces simples indications sulUsent [>our le moment. Plus tard, nous verrons ce qu’il t’aul penser de l’Etre sui>i’cuie et unique de ce système.

Trinité. — Le dogme de la Trinité fut-il connu de l’Inde ? Voilà ce que nous allons examiner maintenant,

Le mol, que généralement l’on traduit par Trinité, est celui de Triinûrti, triple manifestation, triple forme. Plus on avancera dans cette étude, plus l’on reconnaîtra que très souvent les mêmes mots signilient des choses bien dilférentes, qu’on les prenne dans le sens cUrctien, par exemple, ou dans le sens hindou. Cette fameuse’Irimùrti se compose de Urahmà, le dieu créateur, on sait dans quel sens il faut prendre ce mot, Vishnu.Iedieu conservateur, et Civa, le dieu destructeur, les trois plus grands dieux de l’Hindouisme ; mais le premier occupe, en réalité, un rang très effacé, comparé à celui de ses deux conqiagnons. Tandis, en elfel, que Vishnu et Çiva comptent par milliers les temples et les oratoires qui leur sont dédiés, Brahmà n’en a qu’un, celui de Pokhar.

Au-dessus de ces trois personnages divins, qui sont inégaux presque en tout, se place le quatrième, le Turiya ou Bralime, dont ils participent dans une mesure plus ou moins étendue. Seul ce Turiya parait épuiser le conceiil divin ; et, quand Vishnu l’épuisé à son tour, c’est qu’il ne se distingue plus alors de Bralime dont il est, en quelque sorte, l’avatar. C’est ainsi qiu", dans un passage très curieux, Bhagavat, l’incarnation de Vishnu, représente en même temps la Trimiirti tout entière, c’est-à-dire ici Brahme lui-même. Le solitaire Atri avait imploré l’assistance de Bhagav.it, et voici que trois dieux se présentèrent à lui. Il s’étonna de voir de la sorte paraître trois divinités, lorsqu’il en invoquait une seule. Ils lui en <lirent la raison : > Cet être unique, objet de ta méditation, c’est nous-mêmes qui sommes devant toi. » (Bhdg.-Ptir., 4. I, iSetseq.)

L’idée chrétienne, ou mieux le dogme chrétien d’un Dieu en trois personnes, semblerait donc avoir élé entrevuparl’auteur, quel qu’il soit, duBhàgavata. Mais là s’arrête l’analogie ; les relations de ])ateriiité, de libation et de spiration lui furent complètement inconnues. On ne saurait donc nullement identitier la Trinité chrétienne avec la trinité, ou plus exactement la triade hindoue, telle qu’elle est exposée dans ces écrits dont la rédaction est postérieure à l’ère chrétienne, et, pour quelques-uns du moins. de date relativement récente.

Les trois personnes de la Trimùrti peuvent être identifiées à Brahme, considéré sous trois aspects différents, dans son triple rôle de créateur, de conservateur et de destructeur. Il en résulte qu’elles n’ont pas de raison d’être subjectives, si je puis ainsi parler ; elles n’existent qu’objectivement, c’esl-à-dire par rai)porl aux créatures, lorstju’il s’agit de leur donner, conserver ou ôter Tixislence.

Dans le Vislinii-I’(irânii(.l, traduction Wilson, tome II, p. 90), la glose <lonne de Dieu une déllnilioii vraiment remarquable : Brahme est Existence, Intelligence, Félicité : Saccidàiuindubraluna. Voilà c<’rles une belle conception de la Divinité, mais de là au mystère de la Sainte Trinité tel que nous le concevons, il y a un abîme.

Il importe donc de ne point se laisser duper par les mots. A part le chiffre trois, qui ne décide ici de rien, la Trimùrti de l’Inde, encore une fois, n’a rien à voir avec la Trinité chrétienne.

Incaniatinii. — Les Avaliirs ou Incarnations divines sont fort célèbres dans l’hindouisme et méri tent que l’on s’y arrête, du moins celles de Vishnu, et parmi ces dernières les deux plus fameuses, l’incarnation de ce dieu dans la personne de Ràma, fils de Daçaratha, et l’incarnation du même en Krishna, fils de Vasudeva. Je ne dirai qu’un mot de Uàiua-Vishnu, tout l’intérêt portant sur Krishna-Vishnu. A force d’austérités, le roi des Ràkshasas Daçagrîva. Celui-qui-a-dix-cous, appelé aussi Ràvana, Celui-qui-fait-pousser-des-cris, avait obtenu de Brahmà le privilège de ne pouvoir être vaincu ni ])ar les dieux, supérieurs ou secondaires, ni par les démons. Il considérait les hommes comme des êtres trop ehétifs pour s’en préoccuper. Mais s’il ne s’en préoccupait pas, il s’en occupait, et même beaucoup trop, surtout des solitaires qu’il tourmentait perpétuellement et dont il troublait les sacrifices. Des plaintes dirigées contre lui arrivaient continuellement au ciel. Lesdieuxcraignirent que, les sacrifices ne venant à manquer, ils ne périssent eux-mêmes d’inanition. Ils s’assemblèrent et, Brahmà en tête, conjurèrent Vishnu de se faire honjuie, pour, en cette qualité et sous cette forme, les délivrer de celui qui était le Iléau, r « épine « des momies. Vishnu y consentit. Il descendit dans la famille du roi d’Ayodhyà (Onde), Daçaratha, de la dynastie solaire, et s’incarna dans ses quatre fils, mais surtout dans Ràma, l’aîné. Après une longue suite d’incidents et de péripéties diverses, Ràma-Vishnutua Ràvona, le ravisseur delà déesse Sîlà, son épouse, et sauva le monde des hommes et aussi celui des dieux.

L’oeuvre de VâLMÎKi, le Râmâyana, qui narre les exploits de Vishnu fait homme, outre sa valeur littéraire qui est considérable, aunehaule portée morale, qui à mon gré laisse loin derrière soi le Bouddhisme ; mais cette morale est moins connue, bien que son influence soittoujours fort ni)|)réciable chez un peuple qui fait encore aujourd’hui de ce poème sa lecture favorite.

Un autre Ràma, distinct de celui-ci, fut aussi une incarnation de Vishnu ; il était fils de Vasudeva et eut pour mères Devaki et Roliinî qui, par un miracle ([u’il est inutile de raconter, le i)orlérent successivement dans leur sein. Ce fut Rohinî cjui l’enfanta. Il eut pour frère Krishna, de ijuelques semaines plus jeune que lui. D’a[u’ès le Bhàgavala, qui vanous renseigner amplement sur lui, Krishna fut le vingtième et dernier avatar de Vishnu. Ràma, son aîné, était le dix-neuvième, mais je n’ai pas à m’en occuper ici. Krishna seul réclame notre attention. Son nom signilie le Aoir. Le dieu, suiviint sa coutume en pareil cas, s’incarna dans son père avant de s’incarner dans sa mère, Devaki. Celle-ci avait un frère, le roi Kamsa. Une voix mystérieuse avait averti le prince quc le huitième enfant de sa sœur lui olerait le trône et la vie. Afin de détourner ce double laaiheur, Kamsa résolut d’égorger Devaki. Vasudeva calma sa fureur en lui promettant de lui abandonner, dès leur naissance, tous les enfanls de sa sœur. Kamsa, bien i|u’il n’eût rien à redouter des sept premiers, ne laissa poinl de les détruire, ])ar surcroît de précautions. Il gnellait aec anxiété la naissance du huitième qui bientôt lui parut prochaine. Devakî, en effet, mère jxiur la huitième fois, enfanta un fils d’une merveilleuse beauté qu’elle reconnut, ainsi que son mari, connue étant une incarnation de Vishnu. Tous deux l’ayant adoré, le nouveau-né leur parla :

« yVimez-moi comme votre fils et comme votre dieu, 

leur dit-il, et vous aurez part à ma félicité. " Sis parents (<pendant résolurent de le soustraire, sans tarder, nu couteau de Kamsa. Vasudeva prit le ]K’tit enfant dans ses bras, et cette môme nuit, au milieu d’épaisses ténèbres, malgré une i)luie lorrenlielle, il se rendit dans la bergerie voisiiu’de Nanda. Tous les C73

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bergers darni<iienl, sous rinfluence de Nidrà, la déesse du sommeil. Au moment même où Yaçodà, l’épouse de Manda, venait d’aecouclier d’une lille, sans secours et privée de connaissance, Vasudeva lui déroba son enfant dont elle if^norait encore le sexe, luit son lils à la place, et revint trouver Uevakî avec la lillo du berf^er, pour donner le cliaufre à son beau-frère, le roi Kamsa. Ce barbare, apprenant que sa sceur venait d’avoir son huitième enfant, courut aussitôt lui arracher celui qu’elle tenait dans les bras, et saisissant le nouveau-né par le pied, il le jeta violcnimenlconlre une pierre ; mais l’enfant lui échai)pa des uiains, et l’on vit paraître, à sa place, une jeune déesse, la sœur de Vishnu. Kamsa comprit qu’il avait été trompé, et que le véritable enfant de sa sœur, son futur vainqueur et meurtrier, était caclié clans les environs. A peine le jour venu, il convoqua ses lidcles serviteurs et leur raconta ce qui s’était passé. Us lui proposèrent alors, i)our le débarrasser sans faute de son ennemi, de parcourir, le jour même, les villes, les villages, les parcs, c’est-à-dire les bergeries, et tous les autres endroits habités et d’égorger tous les enfants de dix joiu’s et au-dessous. Sans plus tarder ils partirent ; mais ils tombèrent sous les coups de la vengeance divine, avant d’avoir commencé leur sanglante mission.

Il n’est pas besoin d’insister sur les nombreux et remaripiables rapports qui existent entre ces légendes krishnaïtes et les traditions évangéliques, la naissance miraculeuse de Krishna, l’heure de cette naissance, la présence de l’enfant-dieu au milieu de bergers ; la persécution du roi qui voit en lui un compétiteur, le massacre des enfants ordonné pour arriver sûrement à détruire ce futur rival, la hxation d’un âge maximum ; tous les petits enfants qui ont atteint cet âge et ceux qui sont plus jeunes voués à la mort : autant de rapprochements qui, pris surtout dans leur ensemble, ne peuvent que dilTicilement être purement fortuits. Les adversaires du Christianisme les ont souvent relevés pour accuser celui-ci de plagiat, sous prétexte que la légende de Krishna est antérieure à l’histoire du Christ. Ce qu’ils ont oublié de démontrer, c’est que cette légende nous soit arrivée intacte, avec tous ses détails, et qu’elle n’ait passubi de transformations depuis son origine, jusqu’à l’époque relativement récente de sa rédaction délinitive. Il reste donc à conclure, si l’on tient à ce qu’il y ait plagiat, que la version la moins ancienne est tributaire de l’autre, et que Vopadeva ou Sojjadeva, l’auteur présumé du Bhàgavata-Puràna où nous lisons ces détails et qui vivait vers le douzième et treizième siècle de notre ère, eut connaissance des récits évangéliques et les reproduisit en partie pour in embellir la vie de son héros. En pareil cas, il est toujours bon de poser la question préalable : la priorité des documents mis en cause.

l.e reste de la légende krishnaïte n’oll’re que peu d’intérêt. Krishna est souvent l’objet de tentatives criminelles, mais ceux qui attentent à ses jours périssent misérablement. Dans sa jeunesse, il mu I II plie les miracles les plus étranges dont quelques-uns font songer à l’évangile apocryphe de l’enfance de Jésus. Adcdescent, il mène avec les bergères du parc de Nanda une vie fort peu édiliante. Puis, il se fiyt ascète et finalement meurt victime de l’imprudence du chasseur Jaras à qui il pardonne son meurtre involontaire.

( ; hose curieuse, l’Inde, ipii connut les viergesmère

; , comme nous le voyons dans plvisicurs de ses

légendes, n’eut jamais l’idée de faire nailre de l’une d’elles Vishnu ou tout autre dieu fait homme. Dans iliaque avatar, le dieu nait suivant les lois de la nature ; il s’incarne dans son père avant de s’incarner

Tome II.

dans sa mère. De plus, il ne s’incarne le plus souvent que partiellement.

Observons que les poètes donnent souvent ces incarnations divines pour des illusions, de pures apparences. Us insinuent que les ignorants seuls, les insensés peuvent croire que la divinité daigne s’abaisser réellement à se revêtir de la nature humaine et de toutes ses faiblesses.

L’époque choisie par la divinité pour s’incarner, c’est quand, tout décline, quand tout va de mal en pis, lorsque les membres de chacune des castes ignorent leurs devoirs ou leurs droits, et que les castes, parla même, tendent à se confondre. Vishnu s’incarnait sous des couleurs dill’érentes suivant les âges. Dans l’âge de fer, le quatrième et le pire, dans le Kaliyuga, il prit la couleur noire, d’où son nom, parce que c’était l’âge du péché.

Le but que se propose le dieu fait homme, c’est moins de sauver le monde de la décadence qui le menace que de le détruire pour le renouveler. Ainsi le Bhàgavata se termine par le récit d’une catastrophe où disparaît entièrement cette race des Yadus, dans laquelle était né Krishna, et avec elle l’univers ainsi que Krishna lui-nu’me.

Ces quelques détails sur le plus célèbre de tous les avatars suflisent, et comme l’Hindouisme ne nous intéresse guère qu’au point de vue vishnouite, il me reste bien peu de choses à ajouter.

Actuellement encore, dans l’Inde, les noms de Kània, le héros duHamàyana, et de Ki’ishna sont de tous les plus vénérés, le premier surtout, peut-être. Les dévots ne se lassent pas de les répéter.

LeÇivaïsme.qui est toujours si répandu dans l’Inde, se subdivise en sectes nombreuses, dont plusieurs, celles qui se réclament principalement du J’antrisme, sont profondément immorales ; aussi cette religion est trop décriée pour que les ennemis les plus décidés du Christianisme aient osé jamais les comparer ; un pareil rapprochement eût été, à leur gré, trop à l’honneur de celui-ci. Je n’ai pas à parler de la fameuse doctrine de la Blutkliou dévotion, qui occupe une place prépondéi’ante dans l’Hindouisme, si ce n’est pour remarquer a^ec M. lîartli que, sous son influence, le Vishnouismedégénéra souvent en une sorte de mysticisme erotique où l’on se plut à évoquer le souvenir des ébats de Krishna avec les bergères et surtoutavec Kâdhâ. D’après l’éminent indianiste dont je viens de citer le nom, ii ce mysticisme erotique a infecté à peu d’excej)tions près toutes les branches du Vishnouisme, les religions de Ràma aussi bien que celles de Krishna » (o[). cit., p. 138 et sqq.). (Ju’il me suflise de mentionner le culte du linga dont l’image obscène déshonore presquetousles temples de l’Inde.

Les religions qui sont l’œuvre de l’homme, les religions naturelles, par conséquent, pour peu qu’elles soient populaires, sont loin d’évoluer dans le sens du progrès, comme le prétendent certains mythologues. Nous les voyons, au contraire, se surcharger, au cours des siècles, d’une superlétation de pratiques toujours plus superstitieuses, comme les vieux murs de lichens, parasites qui, tout en les défigurant, ne laissent pas que d’en compromettre la solidité. Les religions de l’Inde sont une des preuves les plus manifestes de cette vérité. Elles n’ont pas et ne peuvent avoir le sel qui conserve et savive de la corruption.

Concluons que la religion, qui est la chose la plus sublime, quand elle descend du ciel, est ce qu’il y a (le plus absurde et de plus extravagant, lorsqu’elle vient d’ailleurs.

Bibliographie. — Ouvrages généraux ..Bartli. Les Religions de /’/ « rfe (Paris, Fischbacher, 18-y. Extrait de rEncyelopédie des sciences rcli 22

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Hindouisme

EugèneBurnouf, Bhâgavata-Purâna.Tradiiclion française, Paris, Imprimerie Nationale, 1840-1898 ; W. Crooke. An Introduction to the popular Beligions and Folklore of Northern India, 1894 et 1896 ; Popular Beligions and Folklore of Northern India, 1896 ; Joseph Tiahhnann, Dus Mahdbhiirata, 1895 ; Genesis des Mahàbliiiruta, 1899 ; Garcin de Tassy, Histoire de la littérature hindoue et hindoustanie, 1"= édit., 1887 ; 2^ édit., 1871 ; Jacobi, Bas Râmàyana, 1898 ; Lassen, Indische Alterthumskunde, 1844-1861 ; Lyall, Asiatic Studies. i" édit., l884 ; 2^ éd., 1900 ; de La Mazelière, Essai sur l’évolution de la civilisation indienne, Paris, Plon-Nourrit, 1908 ; Weber, consulter les Indische Studien dont ilfut le directeur ; Monier Williams, Brahmanism and Hinduism, 1887 ; Wilson, Select IVorks.

A. Roussel.

Il" PARTIE : PROBLÈMES APOLOGKTIQUES

Examinée du point de vue apologétique, l’histoire des religions de l’Inde soulève un certain nombre de problèmes qui peuvent être rangés en trois catégories :

1. Problèmes qui intéressent l’iiistoire des religions considérée comme une théorie générale des origines de la religion et des lois qui président à ce qu’on appelle son évolution ;

2. Problèmes relatifs à la comparaison des religions indiennes et de la religion révélée, entant que ces religions sont historiquement indépendantes ;

3. Problèmes d’influence ou d’emprunt.

Dans l’examen de ces questions, il faut suivre les excellents conseils que donnait M. W. Hopkins aux élèves en théologie de Harvard : « Jadis il fallait du courage pour être libéral ; il en faut aujourd’hui pour être conservateur, pour braver le reproche immérité d’étroitesse d’esprit, pour éviter les sentiers d’un prétendu progrès et cheminer en compagnie du Doute aux pas lents au lieu de voler avec l’expéditive Imagination. Tous, vous désirez être loyaux, beaux joueurs, fair » ; et quelques-uns d’entre vous pensent peut-être qu’il est d’un esprit étroit de ne pas

« accepter les résultats » et de ne pas admettre

toutes les objections formulées contre le christianisme historique <hi l’école dominicale (Sunday-school). Fort bien ! iMoi aussi je prétends être aussi libéral que les faits m’y autorisent. Mais ne confondons pas les aflirmations et les faits… Ce n’est pas ce qu’un homme croit qui le fait libéral, mais bien l’attitude qu’il observe à l’égard de ce qu’il ne croit pas. On peut ne croire à rien et être très peu libéral. Et on peut accepter toutes les idées nouvelles et se llatler d’être un esprit large, et se montrer par là aussi déraisonnable que si on rejetait tout ce qui est nouveau… To be loose-minded is notto he liberal-minded. « (^Christ in India, ecluve de Harvard Suinmer School of Theology, et de Vale Diviiiily School, 1900-1901, réimprimée dans India Old and Ne^’, New-York, 1902,

p. 144-)

I. Origines et évolution. ~ La discipline encore jeune et incertaine de ses méthodes qu’on appelle 677

INDE (RELIGIONS DE L’)

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histoire ou science comparée des relif, ’ions, s’impose pour tàelie la reclicrclie îles origines religieuses et l’étude de l’histoire religieuse en général.

Les religions de l’Inde sont à la fois anciennes (Veda, 2O0O ans avant notre ère ?) et archaïques (car elles demeurent en perpétuel contact avec le paganisme populaire hindou qui n’est qu’un aspect du paganisme ou naturisme dit primitif) ; d’autre part, elles permettent de considérer une succession de documents s’élendant sur trois millénaires au moins. Elles fourniront par conséipiciit des ressources inljnies : on peut, avec les données indiennes, imaginer de nombreuses théories sur les origines et l’histoire religieuses de l’humanilé dans son ensemble, sur le mode déformation, dedéveloppement, de transformation, île disparition des croyances, des légendes, des cultes, des dogmatiques. Semblables théories doivent, tout au moins, attirer et retenir un instant l’attention des apologistes, car elles forment le plus souvent un ensemble lié, une philosophie de l’histoire.

1. Les considérations générales d’histoire religieuse rencontrent peu de faveur parmi les philologues, et on ne peut s’étonner de cette réserve. Car, tandis que les « comparatifs » prétendent » reconstruire » l’histoire générale des religions à la lumière de l’histoire desdivcrsesreligions (c’est le programme des II ibhert Lectures), les spécialistes ne pensent pas être à même de raconter, dans un récit continu et documenté, l’histoire de ces diverses religions. Indianistes, égyptologues, sémitisants, hellénistes, ethnographes même, confessent que les religions indiennes, égyptiennes ou sauvages sont dilTiciles à connaître dans leur nature intime ; que, à plus forte raison, les origines et les diverses phases de ces religions échappent à l’enquête. Pour édifier une théorie générale de l’Inde ou de l’Egypte, il faut avoir recours à des simplifications qui ne sont pas très scientifiques, et à des hypothèses qui comportent une part d’à priori. (Voir, par exemple, les travaux de M. Toutain et ses remarques sur la méthode qui, à son avis, doit être exclusivement monographique et documentaire, Méthode à suivre en mythologie grecque, da.ns Etudes de mythologie et d’histoire, 1909, etc.)

Mais il faut s’entendre. Les philologues sont, par profession, exigeants ; et si M. Barth a écrit que, loin de connaître « l’évolution » du bouddhisme, nous n’en avons même pas « l’histoire au sens le plus modeste du mot », si moi-même j’ai pris plaisir à épuiser la variété d’hypothèses contradictoires qui est de mise lorsqu’il s’agit du bouddhisme, — une des religions qui sont le mieux connues, — il serait exagéré de penser que l’indianisme ne fournit aucun commencement de solution des problèmes que l’Inde soulève. Les plus notables parmi les indianistes ont souvent essayé de vulgariser les résultats de notre enquête : leurs ouvrages, si incomplets, imparfaits ou systématiques qu’ils soient, dégagent un certain nombre d’idées maîtresses, sur lesquelles tout le monde, ou prestpie tout le monde, est d’accord.

Nous allons relever quelques indications indiennes qui intéressent l’histoire générale des religions. Elles tendent à infirmer ou à confirmer l’hypothèse de l’évolution, ou, pour mieux dire, elles engagent à substituer à cette hypothèse, trop abstraite et trop absolue, des vues plus exactes parce qu’elles sont moins ambitieuses et mieux documentées.

2. Ce serait une grave erreur de considérer l’histoire de rinile comme l’histoire d’une longue décadence, de la pureté des mœurs et des croyances védi ques à l’idolâtrie de l’hindouisme : car cette histoire présente ou paraît présenter certains indices très suggestifs d’évolution progressive. La méprise serait aussi grave d.’y chercher une démonstration de la

« loi » du progrès, car les régressions sont évidentes.

En fait, on constate des progressions et des régressions dans des plans dilférents, successives ou simultanées, souvent interdépendantes. Et cette « évolution », traverséepar de nombreuxaccidents, aboutit à un syncrétisme peu susceptible, semble-t-il, de réel progrès.

On voudrait pouvoir dire que l’histoire de l’Inde est celle de l’inlluence exercée sur les nuisses autochtones, — races inférieures en moralité et en intelligence, manquant de « ce quelque chose d’arrêté et de ferme dans l’imagination même », « d’une certaine solidité de l’esprit » (Ubnouvieb, dans Lagrange, Religions sémitiques, p. 5), — par les Aryas, conquérants indo-européens de l’Inde, quelque 2. 000 ans avant notre ère ; et, inversement, de la transformation des Aryas par le milieu autochtone. Mais nous soumies mal outillés pour rendre plausible une aussi vaste synthèse. Mieux vaut s’en tenir, à titre d’exemple, à des observations d’un caractère moins général, encore qu’elles soient trop vastes pour être scientifiques.

L’Inde védique des derniers temps, immédiatement antérieureauBouddha(visiècleavantJ.-C.), vit naître un mouvement intellectuel d’une grande ampleur qui aboutit, plus ou moins vite, à l’élaboration de quelques idées capitales, dont l’Inde vit encore aujourd’hui, et à la formation d’écoles philosophi(pies, ascétiques ou mystiques qui nous ont laissé d’innombrables documents, malheureusement mal datés.

Les Aryas n’étaient pas, tant s’en faut, étrangers à la conception du bien et du mal — les règles de la vie domestique comme les pratiques religieuses, en bonne partie immémoriales, témoignent d’une saine moralité ; — mais cette conception fut alors jiortée à un haut degré de précision. On vit que la pureté de naissance, la pureté liturgique, la pureté obtenuepar l’ascétisme, sont sans valeur réelle : la moralité des actions, seule, importe ; et les actions sont blanches ou noires par l’intention. L’acte de la voix et du corps n’est rien sans l’acte de pensée. — Les anciens avaient cru à l’eflicacité des sacrifices, des austérités, des actes moraux, en vue du bonheur d’ici-bas et du bonheur d’outre-tombe : c’est une vieille doctrine aryenne ou universelle. L’Inde, sans doute, continua de croire au sacrifice et aux œuvres pies, et aussi à la magie, — car rien ne se perd dans l’Inde ; — mais, à partir d’une certaine époque, elle croit aussi, elle croit surtout que la vie à venir sera la rétribution des actes moraux de la vie présente. A des notions, les unes païennes, les autres théistes, de la divinité, elle tend à substituer la grande image d’une loi inflexible, souvent gardée par « un souverain qui s’occupe de tout », la loi de l’acte (karman).

3. Ce dogme de la res|)onsabilité personnelle restera le fondement très solide de la moralité. Mais il ne se développe pas sans aboutir à une conception toute mécanique de la rétribution. L’acte, par lui-même, dégage une force mystérieuse qu’on appelle l’invisible ; cette force suflit à expliquer, et explique seule en fonction de la justice, l’heur et le malheur qui sont récompense et châtiment ; elle remplace avantageusement, dans l’Inde, le fatum capricieux des anciens. Mais, comme les Hindous sont très systématiques, il s’ensuit du dogme de l’acte que Dieu, l’être souverain en dehors du monde, n’est plus nécessaire à l’ordre du cosmos, car celui-ci est soutenu I par l’ensemble des actes des créatures ; qu’il n’est plus 679

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nécessaire à la rétribution, car celle-ci est réglée par l’acte personnel. Dieu aura si peu de chose à faire que les écoles philosophiques, la plupart du moins, s’en passeront. — Quant aux dieux et aux démons, ils sont impuissants à l’égard de ceux qui ne sont pas prédestinés, par leurs actes, au châtiment ou à la récompense : ce n’est pas Varuna qni frappe d’hydropisie les pécheurs. Le paganisme sauvage ou mythologique est donc ébranlé : les dieux et les démons sont tenus, comme les simples mortels. d’observer le pentalogue : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas commettre l’adultère. .. Mais, par un effet contraire, le dogme de la rétribution donne naissance à une forme nouvelle de paganisme : les dieux ne sont plus les « immortels » qu’adoraient les Indo-Européens et les Aryas ; ce sont des créatures comme les autres, promues à la divinité par leurs actes, et qui redescendront dans l’échelle des êtres lorsque leur réserve de bonnes œuvres seraépuisce par la jouissance. Inversement, les saints, les ascètes, les sacrificateurs peuvent « passer » dieux.

La croyance à la transmigration peut élre regardée, au point de vue logique, comme un corollaire du dogme de l’acte ; mais nous ne pensons pas qu’elle repose seulement sur des déductions logiques, car elle pénètre profondément la conscience ou la mentalité indienne. Quelques savants en ont cherché les origines dans des spéculations relatives aux morts. Toutefois le plus probable est que cette croj’ance, absolument étrangère au vieux védisme, est un produit de la terre indienne. Presque tous les sauvages croient aux réincarnations ; presque tous supposent que la conception est l’incarnation de quelque esprit humain ou animal : c’est là un des aspects de l’animisme. De ces spéculations sauvages, très répandues, et dont les Australiens n’ont su tirer que d’absurdes totémismes, la pensée brahmanique (ou aryenne) aurait fait sortir la grandiose et morale doctrine de la transmigration commandée par l’acte personnel, en les fécondant par le principe de la responsabilité, par le sentiment de l’unité du cosmos.

t). Le monisme du Vedànta, qui est la plus grande thèse philosophiipie de l’Inde et le fondement de presque toutes ses théologies, se présente souvent comme une vue rationaliste, au plus court : Je suis fera /im « H, l’être uniersclet inlini, car je suis el l’Etre est un, indivisilde, immuable : toutes les limites, toutes les contingences ne sont qu’illusion. — Mais, de quelques démonstrations philosophiques qu’on l’ait entouré, ce monisme semble avoir pour point de départ des données très rudimentaires : « Le principe de vie qui est dans l’homme, Viitman ou soi(ii self »), est le même que celui qui anime la nature. Ce principe, dans riionnr.e, est le souffle ; l’air, ou quelque chose de plus subtil que l’air, l’éther, est Vùtinuii dans la nature. Ou l>ien Viitnian est un être minuscule, un homunciihis, un purusha quàle) qui réside dans le cœur où on le sent battre et d’où il dirige les esprits animaux. Il s’y lient à l’aise, car il n’est pas plus grand que le pouce. Il peut se faire plus petit, car on le sent cheminer dans les artères, et on le voit distinctement dans la petite image, la pupille qui se réfléchit dans le centre de l’œil. Un purusha tout pareil apparaît dans l’orbe du soleil, qui est le cœur et l’œil du monde. C’est Vi’itmaii de la nature, ou plutôt c’est le même âtman qui se manifeste ainsi dans le cœur de l’homme et dans le soleil : une invisible ouverture au sommet ilu crâne lui ouvre un passage pour aller d’une demeure à l’autre. »

De ces notions, qui sont presque « animistes », les brahmanes sont arrivésà l’idée d’un (i<man « unique, simple, éternel, infini, incompréhensible ; prenant

toute forme et lui-même sans forme ; agent unique, cause de toute action, et lui-même immuable ; cause efficiente et matérielle du monde qui est son corps, qu’il tire de sa propre substance pour l’j' réabsorber, et cela par un acte de sa volonté… c’est de lui queprocèdent et en lui que rentrent toutes les existences finies, sans que la multiplicité de ces existences affecte son unité : de même l’océan et les vagues. Plus subtil que l’atome, plus grand que toute grandeur, il a cependant une demeure, la cavité du cieur de l’homme. C’est là qu’il réside en son intégrité et qu’il se repose, se réjouissant en lui-même et en ses œuvres. L’être absolu est directement et matériellement immanent. .. » (Barth, Religions nf Indin, p. 71 et suiv.) Il s’ensuit, — pour transcendant que l’Etre en soi puisse devenir parles elTorts de la dialectique, — que les méthodes d’extase, familières aux sorciers et aux

« fakirs », seront utiles au « grand œuvre '>, à l’union

de l’àme individuelle avec la grande àme. Par la fixité du regard, la réglementation du souffle, on peut « faire rentrer l’âme dans lecœur pour l’y mettre en contact avec l’Unité suprême ». Les abstinences, les macérations, la pénitence (tapas) dégagent aussi une vertu mystérieuse : beaucoup de thaumaturges vulgaires y ont recours pour commercer avec les esprits. Toutes leurs « recettes » seront de bonne prise pour les mystiques de l’Union (^vo^a). Mais le souci delà moralité (dogme de l’acte), le dogme de la transmigration, le sentiment de la sublimité de la grande àme et des tares qui font son accès difficile aux âmes individuelles, empêcheront cette mystique de tomber décidément dans l’absurde. Elle oriente vers un but sublime, et par desdiscipliues austères (élude du Veda, observation des lois morales, etc.), l’indiscrète curiosité du divin qui s’attachait exclusivement à des buts prosaïques et temporels (acquisition des pouvoirs surnaturels, etc.). Elle réserve le succès définitif du retour en lame éternelle, à ceux qui sont détachés des passions et préfèrent atix exercices d’hypnose la méditation transcendante de l’Etre, la distinction du momentané et de l’éternel, du douloureux (joies d’icibas ) et du vrai bonheur.

5. La spéculation brahmanique s’arrêta longuement et complaisamment au monisme (Vedànta), qui reste le credo de l’Inde scolastique ; mais la mythologie et la piété sont trop vivantes pour que le monisme ne soit pas entamé. examiner, dans l’ensemble, la théologie des grandes sectes, on voit qu’elle concilie les exigences du mysticisme, incapable de se contenter d’un démiurge ou d’un créateur, el les exigences de la dévotion, disons du cœur et de la raison, qui réclament un dieu qu’on puisse adorer, qui puisse rendre service : d’où une conception hybride, proprement incompréhensible à l’Occidental, mais qui répond aux tendances profondes et contradictoires de l’Hindou, à moins <iu’clle n’ait formé ces tendances : la conception qu’un indianiste (HonciNs) a heureusement nommée « panthéisme personnel »..Seul existe l’être sans limites et sans caractères ; mais ICrishaa, dieu très personnel, dieu à biographie, est l’hj’postase essentielle et intégrale de cet être dont nous sommes, aussi longtemps que nous ne rentrons pas en Krishna, des formes vaines, douloureuses et pécheresses.

I Ce panthéisme est un instrument bien imparfait de j moralité, et un lourd « handicap v de la raison indienne, car il lui interdit une fois pour tontes déposer raisonual)lemcnt quelque problème que ce soit. Il est donc, à plusieurs points de vue, inférieur à la théologie naturiste souvent, souvent aussi théiste et moiiolhcisante du vieux Veda. Cependant il u civilise u les cultes sauvages de l’Hindoustan, — c’est ainsi, 681

INDE (RELIGIONS DE L’j

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par exemple, que les adorateurs du porc reconnaîtront dans leur animal sacré Tavatar-sanglier de Vishnou ; — il élargit l’Iiorizon des dévotions populaires et orgiasliques ; il s’enorgueillit d’œuvres admirables comme la Bhagavadgîtà. Plus fécond, à vrai dire, pour la mystique que pour la vie religieuse proprement dite, il respecte les vieilles règles de la vie sociale, mais multiplie les ascètes facilement dévoyés ; il oscille entre les aspirations de laplus haute spiritualité et les irrésistibles tentations de la thaumaturgie, du mysticisme opératoire et du paganisme proprement dit.

L’évolution de l’animisme sous l’influence de l’idéologie brahmanique est, au moins en partie, une évolution manquée.

6. Les considérations qui précèdent, — nous avons simplement appliqué aux données indiennes les théories aujourd’hui à la mode, — paraissent assez vraisemblables. On résiste difficilement au désir d’expliquer ; et quelque importance qu’il faille accorder u priori aux démarches spontanées de la raison, aux initiateurs des mouvements philosophiciues, aux fondateurs de sectes, la part, peut-être capitale, que le génie individuel prit certainement à l’évolution dans les temps préhistoriques, comme aux époques historiques, il est difficile de la démontrer et de la préciser’. La tendance actuelle est de sacriiier la raison pure, les c voyants nettes fondateurs, pour mettre au premier i)lau les croyances frustes et populaires d’où seraient issues, — par un progrès qu’il importe d’expliquer, — les conceptions savantes et scolastiques, plus simplement les idées morales et religieuses. On ne s’aventure pas en disant que le paganisme est susceptible de progrès ou de transformation sous l’influence de concepts proprement dits, d’idées rationnelles ^ ; que ces idées ont, en effet, puissamment agi sur les crojances ou pratiques sauvages qu’on trouve ou retrouve un peu partout, soitvivantes soit à l’état de survivances ; et qu’elles-mêmes sont souvent dans une dépendance assez étroite de ces croyances, — sans être toutefois de même ordre et de même origine. Nous tiendrons qu’il n’y a pas stricte relation de cause à effet entre l’idée de réincarnations sous des formes animales et la notion de la responsabilité condamnant les pécheurs à une renaissance animale ; entre l’assimilation du souffle de la poitrine au souffle aérien, et l’identification brahmanique de l’ëlrc individuel avec le dieu-panthée, « être-penscejoie » ; entre l’extase idiote du sorcier en quête d’aventures surnaturelles et l’extase béate du saint bouddhique qui se perd dans le nirvana.

1. On n’oubliera pas, et la remarque vaut surtout pour les religions dites à fondateur, que la philologie impose In distinction de l’ordre logique et de l’ordre historique. Em d’autres termes, le travail d’analyse n’a pas forcément une valeur historique. L’analyse est indispensable à l’intelligence des faits et des doctrines, car nous ne pouvons les comi>rendre qu’en les reconstruisant suivant un schéma logique, en allant du simple au composé, en supposant un développement continu dans l’expression et dans la substance. Slais l’aïuilyse nous fournit-elle du développement réel une image qui soit plusque plausible ? C’est au moins douteux. Des conditions qui s’imposent à la méthode, analyse et synthèsepar un classement harmonieux et progressif, un ne peut préjuger du caractère des faits. La nature fait des sauts, l’histoire est pleine de miracles : notre méthode, a priori^ suppose l’enchaînement causal et le progrès graduel.

2. Vn bon exemple est celui de lapratique sauvage de l’abandon des cadavres aux fauves et aux oiseaux. En Perse, elle est interprétée en fonction du dualisme ; dans le Bouddhisme (Tibet), le mort est censé donner son corps aux créatures, par un dernier acte de « bienveillance }> ou de charité (voir Nahiman, J R A S, 1912, 256).

Si accusées que soient, dans l’histoire de l’Inde, certaines « évolutions progressives », les régressions sont au moins aussi notables. Nous avons observé que, dans plusieurs cas, le progrès même, celui par exemple qui résulte de la vulgarisation du dogme de la responsabilité, ne laisse pas de marquer un recul à certain point de vue. Souvent aussi, et il faut y insister, le progrès, si réel qu’il soit, a lieu dans une direction fâcheuse, aboutit aune impasse : parexemple, la conception raoniste ou panihéistique, supérieure du point de vue spéculatif à l’animisme, au théisme mj’thologique ou à l’anthropomorphisme, enferme à jamais la pensée et la religion dans un ordre de systèmes toujours incomplets, toujours ruineux. Dans l’Inde, elle interdit ou paralyse le développement du monothéisme, dont les expressions les plus pures se lisent peut-être aux premières pages de cette longue histoire. (Il en va de même dans l’ordre social : l’organisation de la caste marque un progrès sur les anciennes lois tribales ; mais elle devient un obstacle à des progrès ultérieurs.) Entin, il y a des cas où la régression est un recul sans compensation. Nous signalerons l’évolution de la doctrine du sacrifice, de l’âge du Rigveda à celui des Bràhmanas (commentaires liturgiques) : avec autant de précision qu’il peut être donné de constater une « évolution », les indianistesconstatent la transformation du sacrilice, surtout œuvre de piétéelde respect àl’époque du Veda (hommage, do ut des, nourriture), en une opération liurcment ou presque purement magique (Bràhmanas). Les dieux ont évolué dans le même sens ; jadis personnalités puissantes, bienveillantes si parfois fantasques, iisne sont plus, pour les liturgistes, que des figurants dans une opération magique qui agit par elle-même. Le vrai dieu, c’est la formule, ou le prêtre même qui sait manier la formule.

Il faut noter que l’Inde religieuse paraît avoir » atteint ses limites » à une époque fort ancienne (des Upanishads à la Bhagavadgità, disons du vi’siècle au commencement de notre ère), et que, depuis lors, elle « piétine sur place » ou recule. C’est une histoire de perpétuels recommencements. Les doctrines morales et rationnelles, même soutenues par des organismes relativement aussi [larfaits que la communauté bouddhique ou par des institutions indéformables comme est la caste, n’ont pas eu raison, sinon dans des cercles plus ou moins étendus et pour des périodes plus ou moins longues, des croyances inférieures. Cela s’explique sans doute par leurs imperfections morales et logiques. Elles sontincessanmient entamées et ne durent que par des retours à la tradition, qui sont presque des recommencements, des’( initiatives ». Si notre philologie « démontre » quelque

« thèse d’histoire de la religion « , c’est bien l’impuissance

de la pensée « civilisée » à assainir radicalement, à éduquer définitivement le paganisme, et l’exlrème facilité avec lafquelle cette pensée dévie et tombe. S’il en est ainsi, comment s’assurer que le naturisme ou sauvagismc. d’où paraît s’élever la première évolution progressive, était parfaitement pur, ne contenait pas des germes de progrès, l’empreinte (les philosophes indiens diraient les samskiiras) des évolutions antérieures partiellement avortées ?

Quelque partie de l’histoire de l’Inde qu’on envisage, soit l’ancien védisme, soit le brahmanisme proprement dit.soit le bouddhisme, soit l’hindouisme, la religion et la magie, le civilisé et le sauvage sont le plus souvent mêlés. Les sauvages de l’Hindoustan, qui sont parmi les plus dévergondés d’imagination, distinguent le prêtre et le sorcier, la prière et la formule, le dieu juste et les dieux et démons. L’Inde ne conûrme pas, il s’en faut, cette opinion des « comparatistes », philosophes trop épris d’ordre et de 6 « 

INDE (RELIGIONS DE L’ ;

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clarté, qu’une idée raisonnable de la divinité est nécessairement le ternie d’une longue évolution sauvage, d’un long voyage à travers l’absurde. D’où viendra, à un moment donné, l’idée raisonnable ?

Pour conclure, nous dirons que toute l’induction historique est contre les partisans de l’évolutionisme radical. Car l’histoire, et aussi l’ethnographie, montrent l’action parallèle o de deux facteurs, d’un côté l’induction sensible, d’autre part la raison pure », la première tendant à « ranthro])omorphisme pur, ou, pour eaiployer un terme ((ue d’autres préfèrent, à l’animisme », la seconde aljoutissant aisément à « des notions transcendantes, à une conception plus ou moins vague de la divinité comme étant au-dessus et en dehors du monde ». — « Comment faut-il, dans le plus lointain passé, se représenter l’action de ces deux facteurs ? » se demandait M. A. Bartu. Il n’y a, du point de vue scientifique, qu’une réponse à cette ([uestion, celle même qu’il y faisait : « J’imagine pour mon compte qu’ils ont été confusément à l’œuvre l’un et l’autre, depuis les premiers jours, comme ils le sont encore actuellement… Ce dont je suis persuadé, par contre, c’est que le Veda, pas plus que tout autre document du reste, ne nous fera pas faire un pas décisif vers la solution du problème. « (Bullftin des retirions de l’Inde, p. lo, extrait de la Revue d’Uist. des religions, 1885.)

II. Comparaison avec la religion révélée.

— Lorsqu’on examine ce qu’il y a de mieux dans les religions païennes, et notamment dans les religions hindoues, on rencontre des preuves parfaites de la noblesse de la pensée humaine, des arguments en faveur de la « religion naturelle » inscrite au cœur de tous les hommes. Mais quelques savants paraissent croire que la transcendance de la religion révélée est quelque peu obscurcie, voilée, compromise, par cette enquête. — On peut même se demander, et à bon droit, si le but de plusieurs adeptes de la science des religions » n’est pas de montrer que toutes les religons se valent ou, du moins, qu’elles sont toutes de même nature.

Un devoir très strict s’impose ici à l’historien. On ne peut raisonnablement exiger qu’il jjréfèrc la sagesse hindoue à la nôtre, qu’il melte sur le même rang les raisonnements corrects de notre tliéodicée et les inductions de la gnose brahmanique. Mais, pour comprendre les religions hindoues, pour leur rendre pleine justice et apprécier ce qu’elles valent comme instruments de progrès moral et spirituel, il faut se dépouiller, dans une juste mesure, de nos préjugés, disons mieux, de noire mentalité européenne.

1. Des exemples montreront combien ce détachement, cette soumission à l’objet, est ici nécessaire.

On représente souvent le bouddhisme comme une doctrine d’hébétement, de désespérance et de suicide. C’est lui faire tort, c’est ne pas le com])rendre. Les bouddhistes n’arrêlent pas de penser au bonheur, au bonheur absolu qu’ils nomment nirvana. Ils sont de parfaits hédonistes. Assurément, lenirvvna n’est pas, |)our eux, la plénitude de vie, d’intelligence et d’amour, qui est. de l’avis des Occidentaux, le bonheur absolu. Bien au contraire, le nir àna est la déliTance de l’existence, le terme de la vie et de la souffrance vitale ; à en juger d’après les principes de l’ontologie bouddhique ([)hénoménalisnie, inexistence de la chose en soi), c’est, à s’y méprendre, le néant. Mais il sullil <le lire les Stances des profi-s et des professes pour être fixé. Ces bons religieux aspirent au nirvana en pleine joie ; ils y aspirent comme au bien le plus positif et le plus concret

du monde ; leur jubilation est grande lorsqu’ils se sentent sûrs de l’atteindre ! Ce ne sont pas des désespérés anxieux du grand repos, qui parlent ainsi :

« Il y a une ambroisie : comment peux-tu boire les

cin(i plaisirs des sens qui sont si amers ? Il y a un sans-ennemi : comment peux-tu l’attacher aux plaisirs qui engendrent tant d’ennemis ? Il y a une délivrance : peux-tu le laisser enchaîner par les plaisirs ? Il y a un sans-vieillesse : peux-tu te satisfaire des désirs qui vieillissent vite ? Toutes les existences ne sont-elles pas liées à la vieillesse et à la mort ? Ce stade sans vieillesse, sans mort, sans rivalités, sans soulfrances, sans craintes, beaucoup l’ont obtenu ; aujourd’hui encore on iieiit l’olilenir : il sullit de s’appliquer sérieusement… » (Traduit librement des Therigdlluis, 503 et suiv. ; version de Mrs. C. Rhys Daviiis, l’sahns of ilie Early liuddliists. — Tlie Sisters, 1909 ; et de Neumann, Lieder der Mbnche und iXoiinen Gotamo Iluddho’s^ 1899.) Par le fait, les bouddhistes sont des mystiques intempérants. Audessus des mondes démoniaques, humains et divins,

— paradis à houris, — au-dessus des existences éphémères, agréables aux gens de bien, douloureuses aux pécheurs, auxquelles sont condamnés les hommes du commun, ils ont éditié des plans successifs d’existence atténuée, cieux inimatériels, où les profès de la méditation jouissent pendant des milliers de siècles de la joie des extases plus ou moins inconscientes ; — mais, insatisfaits des bonheurs qui ont un terme, ils placent au-dessus de toutes les contingences, au-dessus de tout l’imaginable, un séjour immobile qui échappe à toute délinition, qui n’est pas un séjour, ni un état, mais qui est meilleur <[ue tout le reste. Vers ce nirvana convergent tous leurs elforts, qui ne sont pas tous d’ordre moral et méditatif, — malheureusement l’hypnose intervient, — mais dont l’ensemble constitue une discipline spirituelle très digne d’estime.

Les bouddhistes croient au bonheur et ils le cherchent ; ils le trouvent, iei-bas, dans une contrainte asccti que bien équilibrée et charmée de beaux rêves ; ils cherchent à le délinir en fonction de l’inintelligible, en écarlant les ternies d’être et de pensée, ce qui est une entreprise désastreuse. Mais leurs vues sur ce point sont en parfaite harmonie avec leur tempérament ; ils s’y conij)laisent et ils en vivent, d’une vie morale et non dépourvue de toute vertu sociale.

2. De même faut-il essaver de comprendre le Vedànta, — doctrine de Braliman, « être unicpie, sans second », dont tous les êtres particuliers sont des émanations, des transformations ou des déguisements, — et les formes de Vedànta, de monisme tempéré, de « panthéisme personnel », aux(iuelles on donne le nom de liliaUi, dévotion. (Quelqucs indianistes ont cru que les religions de bhakti doivent beaucoup à lOccidenl. Voir ci-dessous, col. 697, note 2.)

On dit très bien que le retour en Brahnian est la destruction de la personnalité ; et les indianistes accordent en effet que l’Indien n’attache aucune importance à la survivance de la personnalité. Il jilæe précisément le bonheur absolu et l’existence vraie dans la suppression des limites qui constituent l’individu, touj(nirs incomplet et caduc ; et il se complail à imaginer une pensée exempte de sujet et d’(d>jet, une jouissance sans organe et sans aliment. Le brahmane ortho<loxe remplace la vision béaliliiiue de notre théologie par le retour en Brahman ; lorsque l’individu <i prend conscience » de son identité avec l’être universel, c’csl-à-dire [)erd conscience de soi, on peut dire qu’il disparait, — la perte de la personnalité équivalant, à notre avis, ù l’anéantissement ; — mais les 685

IDE (RELIGIONS DE L’j

086

I

Indiens opinent qu’il commence à exister de l’existence absolue, inljnie et bienheureuse de l’Etre. Par le fait, nous nous exiiliquons sur l’Inlini en termes intelligibles et nous en parlons surtout par analojjie ; les Indiens procèdent surtout par voie négative, iieii, neti, « il n’est pas ainsi, il n’est pas ainsi » ; ils nient, ou peu s’en faut, la validité de toute analogie. Mais cet Etre qu’ils vident de tout caractère, est pour eux l’Etre même, la pensée et la joie, sac-cidiirianda.

Totilefois les doctrines de bliakti ont de Braliman

« ne conception assez dilïérente. Non quelles sacrilient

quoi que ce soit de l’inintelligibilité (disons de la transcendance logique) et de l’immanence de Brahman ; mais, issues probablement de la rencontre des religions populaires avec le monisme savant, elles se refusent à confondre le dieu et le (idèle. Deventi l’Absolu, l’ancien dieu ethnique ou mylhirpie reste un dieu personnel ; reconnu comme divin en son être intime, le fidèle cependant ne s’unira pas substantiellement à son dieu lorsqu’il sera délivré des renaissances terrestres : il s’unira à lui par la dévotion (hliahiî), par l’amour. Une assez belle théologie de ces rapports du dieu et du fidèle, mais qu’il est dillicile de dater : vision, amour, tendresse, assimilation.

Le dieu personnel, dans ces doctrines, est une forme, un corps ou une manifestation intégrale de l’Absolu : et cela n’est pas trop mal conçu. Ses avatars, descentes ou incarnations, peuvent être des missions de salut (elles sont encore bien d’autres choses). Mais l’Absolu se manifeste aussi « partiellement » : la mjthologie, l’évhémérisme, — surtout sous la forme de l’adoration des « saints », ascètes et gurus (maîtres spirituels, chefs de secte), — la démonologie même ont donc place dans le système. Les avatars peuvent être mâles ou femelles. En un mot, la gnose panthéiste, riche d’ailleurs de morale et d’ascétisme, s’est unie à des dévotions fortement marquées de monothéisme et de monolâtrie, mais pauvres en métaphysique. Il en est résulté une grande variété de formes religieuses, qui vont d’une pure théologie de l’amour pur jusqu’aux aberrations sensuelles et païennes les plus étranges.

3. Mais il est équitable de juger cette idéologie et cette civilisation plus encore par ses sommets et ses vertus, que par ses bassesses et ses vices.

Les religions de l’Inde sont donc dignes d’un intérêt particulier. Il y a entre notre mentalité et celle des Hindous de singulières différences, entre notre spiritualité et la leur de frappantes affinités. On trouve ailleurs dans le monde paien, d’une part, des conceptions païennes à proprement parler, soit’ulgaires, soit artistiques ; d’autre part, des cristallisations plus ou moins complètes de la religion naturelle : le théisme de l’Assyrie, le monothéisme de la Perse, le dualisme del’Avesta. Ici, au contraire, nous sommes en présence de grands châteaux d’idées reposant sur des notions delà vie et de l’être à peine prévues dans les cahiers des philosophes, et qui, cependant, ontabrité des générations de moinesoude bonnes gens vivant dans un véritable enthousiasme mystique ou dévot, pratiquant l’ascétisme, certaine chai-ilc, certain amour de Dieu ; ayant parfois sur la présence de l’Infini des clartés vraiment fécondes. Les Hindous ont fait rendre au panthéisme presque tout ce qu’il peut donner. La frénésie de leur dévotion et de leur mystique leur a permis d’y mêler beaucoup de théisme.

4. Nous ne discuterons pas avec les sceptiques qui défendraient la position philosopliique des Hindous et ce panthéisme personnel. Sir Alfred Lyali. leur a

donné audience et nous a répété de brillants paradoxes sur la médiocrité de notre petite théodicée, de notre Dieu anthropomorphique : mais il ne prend pas tout à fait ces parailoxes à son compte, il fait parler un brahmane trop brahmanisant pour qu’on discute avec lui (Asiatic Studies, II, trad. de Kérallain, Etudes sur les inreiirs religieuses et sociales del’Extrème-Orienl, vol. II). L’Occidental a raison et le brahmane a tort : néo-bouddhistes et soi-disant théosophcs sont, à mon avis, d’assez faibles créatures, comme disent les Anglais.

Mais les Hindous sont merveilleusement doués pour les ressources de la vie spirituelle, et on peut se demander si leur infériorité religieuse ne doit pas s’expliquer d’abord par leur indigence en espritscientifique ; si ce qui leur manque, ce n’est pas surtout la ferme éducation de la raison dont la Grèce et Rome furent les maîtresses. On pensera que les notions morales et religieuses qui sont portées, dans le christianisme, à un maximum de perfection théorique et d’efficace pratique, existent dans l’Inde ; que, si elles y restent frustes ou mêlées, c’est affaire « d’évobition historique ». L’Inde religieuse serait, à plusieurs égards, comme une ébauche manquée de la grande doctrine de salut. Et voilà ce qu’on ne peut admettre sans examen et sans réserves.

Notons d’abord que l’idée que nous nous faisons des religions de l’Inde, il est exact en effet de dire que nous nous la faisons. S’il faut craindre d’estimer insuffisamment les choses de l’Inde, il faut aussi être en garde contre le danger de les « christianiser ». Qu’il s’agisse du bouddhisme, chasteté, charité, confession, ou de l’hindouisme, « incarnations » et dévotion, les mêmes mots recouvrent presque toujours des choses différentes. Un examen détaillé serait infini. On peut signaler au lecteur les remarques sur la charité bouddhique de H. Oldexberg, Der liuddhismus und die christliche Liebe, Deutsche Rundschau, 1908, p. 380 (contre Pischel, Leben und Lehre des Buddha, 1908), et Archiy fiir lieligionsii-isseiischaft, 19 10, p. 682 (Christus, p. 292 ; aussi Bouddhisme, Beauchesne, 1909) ; celles de E. Hardy sur la confession (Buddkismus, 1890).

Mais les analogies et les affinités fussent-elles aussi étroites qu’il paraît à première vue, c’est une différence essentielle entre le christianisme et l’Inde que, par exemple, les faits divins du krishnaïsme soient légendaires et mêlés de paganisme ; que la théodicée krishnaïte soit irrationnelle et contradictoire ; que toute cette idéologie, la bouddhiciue ou la brahmanique, soit essentiellement une théosophie, une théorie et une pratique de divinisation ou immédiate ou à long terme. CVoir Oltramark, /.es idées théosophiques de l’Inde, Musée Guimet.)

Enfin, — et pour rencontrer ce qu’il y a de spécieux dans les considérations qui précèdent, — il est très vrai que presque toutes les bonnes idées des Hindous ont été gâtées par leur incapacité de bien poser les questions, par l’arbitraire et l’intempérance de leur dialectique. Mais il s’en faut que les brahmanes n’aient jamais raisonné sobrement : et presque chaque fois que cela leur est arrivé, ils ont al)outi, tovit comme l’antiquité païenne, à des doctrines purement rationalistes (Sâmkhva, Nyàya, etc.), peu supérieures au stoïcisme ou à l’hédonisme gréco-romains, dépouillées de cette émotion et de cette imagination religieuse qui, par moments, établit des points de contact entre l’Inde et le chrisli.inisme. De telle sorte que la raison philosophique n’a pas manqué à l’Inde, mais qu’elle y a été incapable, comme elle le fut à l’époque du syncrétisme impérial, soit de servir utilement la dévotion, soit de s’enrichir de la dévotion. L’Inde n’est n divine j> 687

INDE (RELIGIONS DE L’)

688 que lorsqu’elle est mystique et déraisonnable ; elle n’a pas, entre le monisme et la superstition dévote, d’autre chemin d’enlre-d’eux que d’effrayantes confusions. Le miracle de l’union intime et harmonieuse de la raison et de la dévotion, réalisé par le christianisme, reste unique.

El il ne faut pas oublier que cet heureux équilibre de rationalisme et de mysticisme, cette résistance à l’esprit de système et cette fermeté à tenir les deux bouts de toutes les chaînes, que ces qualités qui distinguent le christianisme des relig : ions orientales les plus riches en émotions et en dogmes religieux, sont si peu des résultantes de l’évolution historique, des dons de la civilisation méditerranéenne, qu’elles sont le propre d’une certaine Eglise. Si les religions indiennes ressemblent au cliristianisme, elles ressemblent surtout aux sectes gnostiqnes et mystiques : ascétisme outré, condamnation du mariage, impeccabilité du saint, amour pur, prédestination, docétisme, idéalisme… Combien de points communs entre les églises ou dévotions hindoues et les a sectes » chrétiennes ! … Par le fait, le bon sens en matière religieuse, en dehors de la grande Eglise, manque presque aussi complètement aux Occidentaux qu’aux Orientaux. « L’humanité », a dit fortement le R. P. Lagrangr, « incapable de s’élever utilement, pratiquement à la vérité religieuse, n’est pas moins incapable de la conserver » (Méthode historique, éd. de 1904, p. 37).

Mais il reste que l’Inde présente mieux que d’admirables pièces pour les musées de l’histoire des religions, des vies pénétrées de sentiments presque chrétiens de dévotion, d’ascétisme, de charité ? Sans doute, ou peut-être : mais il est d’élémentaire théologie que les « Gentils « ne sont pas destitués de lumière religieuse. On ne s’étonne pas, et on ne parle plus guère de la révélation primitive, lorsque tel chantre védique rencontre dans la louange de Varima des accents dignes de la Bible. De même faut-il constater sans surprise que tel ouvrage bouddliique révèle des sentiments de repentir et d’iiumilité, des aspirations à la charité ; que tel krishnaite ou ràmaiteaime d’amour son dieu, et pense que ce dieu a pris forme humaine pour enseigner la bonne doctrine (et perdre les mceliants) : rien ne prouve a priori que les dogmes de la dévotion (lihahti) soient des inliltrations occidentales. Car il est délicat de raisonner a priori sur le développement et les limites delà religion naturelle. Gerliiine conception delà réversibilité des mérites est peut-être aussi naturelle que l’idée d’une divinité juste et paternelle, que les idées de responsabilité, de purilication liturgique ou pénitentiaire. Les ressemblances des religions païennes avec la religion révélée n’ont rien de surprenant, car celle-ci est pleinement humaine ; elle satisfait tousies besoins de la nature humaine ; et il est évident que les religions non révélées satisfont en quelque mesure ces mêmes besoins. C’est leur raison d’être ; c’est le secret de leur naissance et de leur durée.

L’histoire des religions peut donc servir l’apologétique, puisqu’elle met en lumière la convenance liuniaine de nos dogmes, et ce miracle de la perfection et de la consistance de notre doctrine. Mais, nu premier contact, l’impression est quelquefois assez trouble. C’est un malheur qu’on ait entrepris de vulgariser les disciplines délicates, encore si incertaines, que sont les études d’histoire religieuse.

III. Questions d’influence ou d’emprunt. — Dans la préface de son estimable ouvrage sur les relations des Evangiles et des livres bouddhiques, M. C. F. AïKKN, professeur d’apologétique à l’Univer sité de Washington, assure que la foi d’un bon nombre de chrétiens a été ébranlée par les nombreuses publications qui affirment l’origine bouddhique d’une partie des évangiles (Tlie Dliuinma of Gotama, the lluddha and the Gospel of Jésus the Christ, a critical enquiry into the alleged relations of Biiddhism tvith primitii’B Christianity, Boston, 1900. — Il convient de faire d’expresses réserves sur les observations chronologiques de cet auteur : chap. iv, Anæhronisms, et p. 802). La conférence de M. W. Hopkins, Christ in India, paraît inspirée par la même préoccupation. (Voir ci-dessus, col. 676, au bas.)

C’est étrange. Mais il faut tenir compte de l’assurance, et j’ose dire de la légèreté, avec laquelle des savants d’ailleurs distingués présentent au public, au grand public, des assertions mal contrôlées. La créance bénévole que rencontrent ces assertions s’explique par la tendance si répandue à accueillir toutes les objections, d’où qu’elles viennent et quelles qu’elles soient. Elle s’explique aussi par les dillicultés inhérentes à cet ordre de recherches : certaines ressemblances entre les Evangiles et les Suttas crèvent les yeux, et les partisans de l’emprunt mettent ces ressemblances en relief : ce n’est pas leur emploi de souligner les contrastes. Parfois, on constate chez les avocats de l’exégèse par le bouddhisme — comment dirai-je ? — quelque innocente supercherie. Un d’entre eux, traduisant l’histoire pâlie d’un personnage anonyme qu’il rapproche de saint Pierre (Matthieu, XIV, a8) (voir ci-dessous, col. 698), imprime avec italiques :

« …A believing layman…, a faithful, pious

soûl, an elect disciple… » Peut-on exiger que le lecteur se reporte au texte pâli, constate que elect disciple correspond à arijasài’aka, et sache que ce terme, très banal, signifie en somme « un bouddhiste » ?

Parmi les causes qui expliquent le succès, au moins relatif, de la thèse de l’emprunt, il faut noter ce fait que la biographie et la personnalité même de S. Joasaph. saint longtemps tenu pour authentique, ne sont qiedes reflets du Bouddha. Cela a impressionné beaucoup de gens, et c’est sans doute pour cette raison que l’abbé E. Hardy raconte l’histoire de ce célèbre emprunt à la première page de son petit livre sur le boiuldhisme(/} » rfrf/in, collection Gosehcn, 1908), voulant, il me semble, montrer qu’on ne peut en tirer aucune conclusion fâcheuse.

Quant aux savants, ils sont persuadés à bon droit que lies relations plus ou moins suivies ont existé, (le tout temps, entre les divers centres qu on regardait jadis comme isolés. Ils ont été heureusement impressionnés par « l’esprit tempéré et judicieux » (expressions du Rev. V. Sanday, Congrès d’Oxford, 1908, II, p. 2^3) avec lequel le plus récent avocat de l’induence bouddhique. M. Van den Bkro, a rectifié et défendu une position compromise par de flagrantes erreurs. Beaucoup de « thèmes » ou « motifs » ont voyage d’Orient en Occident. Quelques-uns ont pénétré dans notre hagiographie. Le < bouddhisme » des Evangiles ne serait qu’un cas, un témoin de la compénétration désormais incontestée.

La controverse qui va nous occuper est déjà ancienne et a fourni matière à une littérature ccmsidérable. On peut distinguer trois pointsdc vue différents, encore que les deux premiers soient assez voisins : I. Inlluence bouddhique i)ar voie littéraire, soit indirecte (Skydkl), soitdirectc (A. EnMiNus) ; 2. Influence boudclhique par diffusion de données propres au bouddhisme, relatives notamment à la biographie du Maître (Van ohn Bkug van EYsiNc.A, qui admet aussi la troisième hypothèse) ; 3. Did’usion de Ihcmcs mythiques, légendaires ou moraux dont le bouddhisme. 689

INDE (RI’.LIGIONS DE L")

690

Ip eliristianisme, le zoroaslrisme auraient profité. — Nous pensons que le troisième point do vue, seul, est justilié, et dans quelques cas isolés.

Plusieurs indianistes distinguent les sources bouddliii |ues antérieures et postérieures au christianisme A notre iivis, cette distinction est au moins ini|)rudente. et les apologistes ont à peine le droit iTen tiri’r parti. Les matériaux du Lotus, du Lalita, duJàtaka. quelle que soit la date de la rédaction de ces ouvrages, sont très probablement fort anciens.

Nous ne pensons pas non plus qu’il y ail deux problèmes, celui des Canoniques etcelui des Apocryphes. A considérer la question du point de vue apologétique, la (lilTérence est grande ; la date tardive des Apocryphes rend aussi moins invraisemblable des inlluences orientales ; et c’est sans doute pour ces raisons que si peu de protestations se sont élevées contre la théorie qui rencontre dans le Pseudo-Mathieu, etc., des rellets du Lalita. Mais les arguments qu’on a fait valoir pour l’inllnence bouddhique dans les Apocryphes ont le même poids et la même nature que ceux relatifs aux Canoniques.

I. Pour expliquer les « parallèles » entre la vie du Bouddha et celle du Christ, parallèles dont il a eu le mérite d’établir un catalogue étendu, R. Sryn 81. suppose que « nos évangiles reposeraient sur une sorte de poème chrétien, écrit à Alexandrie par un.lutcur qui aurait eu sous les yeux une vie du Houddha » (Dds /^ranf^t’liii/n Jestt in seinrn VprJiâltnissen zur Jiuddhasage, 1882 ; Huddha iiiid C/irislus, 1883 et 1887 ; Die liiiddltalegende und dos f.ehen , /fsii, 188/1 et 1897. LiLLiF, Buddhism in Christendoni or Jésus tlie Essene, 1887, est tout fantastique). M. Bartii est-il trop sévère : « Je suis obligé de convenir que, de toutes les solutions possibles, celle de M..Seydel me paraît encore la plus invraisemblable » {liuUetin des religions de l’Inde, dans /leue d’Histoire des Religions, 1885, p..50 du tiré à part) ; et E. Hardy : « Seydel a eu le malheur de lier pour toujours son nom à l’hypothèse la plus insoutenable du monde » ? (liiiddhismus nacli alleren l’àli-Werken, 1890, p. I211.)

Je ne sais, cependant, si la thèse de M. A. Edmunds n’est pasencore moinsplausible Buddliist and Christian (iospels, « oir first compared from ihe originals.

! , ’édit., Philadelphie, 1908-9 ; liiiddhistand Christian

Gospels, 1902, 1904 (daté du Good Friday) ; Can thc pâli Pilakas aid us m fi.fing ihe te.rts « /’tlie Gospels ? 1906 ; Buddhist Texts qnoted as Scriptiire In ihe Gospel of John, a discovery in the loa’er criticism, 1906 ; beaucoup d’articles dans VOpen Court, 1902, igoS, etc., et dans le, ’V/f ;  ;  ; /’ ; ( (Chicago) ; le dernier, Monist, ig12, p. lag, Buddhist l.oans tu Christianity. Ce savant, aussi loyal qu’érudit, a rendu de grands services ànos études ; ilconnait bien le bouddhisme ; il n’a pas, pour le bouddhisme, un enthousiasme irrétléchi ; il proclame que les deux religions sont, pour tout l’essentiel, originales et indépendantes ; son Il introduction historique » (Possibilily of connexion between Christianity and Buddhism) est vraiment une mine précieuse d’informations. (Quelques-unes doivent être vériliées. Par exemple, pour les Indiens de Pantænus, voir DucnKSNn, Histoire ancienne de l’Eglise, III, p. 576.) — VoirJ. Kennedy,./. B. Asiatic Soc., 1902, p. 877 (Système de Basilide et ses sources indiennes) ; 1904, p. 809 (/ndians in Armenia) ; 1907, p. gSi (Early Christian cnmmunities in fndin) ; 1898, p. 2^1 (Commerce of Balnton tvith India ; cf. 189g. p. 482, etBLOcnKT, Bahvlone dans les historiens chinois, lievue Orient Chrétien. 1910) ; E. Hui, t7.sch, iliid., igo4, p. 899 (Mots sud-indiens dans un papyrus du second siècle) ; Garbr, Sdnihhya-Philoso phie, 1894 ; G0HI.ET d’Alvirli.a, Ce que l’Inde doit à ta Grèce, 1897. — Mais M. Edmnnds est persuadé que les rédacteurs de f.uc, ii, 8-1 4 et de Jean, vii, 38, xii, 84, avaient en main ou dans l’oreille des textes bouddhiques, et qu’ils ont cité ces textes sous le titre de Loi ou d’Ecriture. U pense que, jjour Luc, ii, 14, l’original pâli peut nous aider à fixer le texte de la a traduction » grecque : 1e pâli porte a [Bouddha naît] dans le monde des hommes pour le salut et le bonheur », et, parconséquent, il faut lire sùi’^ziy. et non pas îùâoxi’a ;. Ces hypothèses hardies, M. Edmunds les répète depuis quelquedixans, et elles font leur chemin dans le monde. M. V. H. Schoff, qui connaît fort bien les relationscommerciales de l’Inde et de l’Occident, écrit le plus gravement du monde : « Buddhist writings are actually twice qiioted as Scri|)ture in the Christian Gospel of John. » (Monist, 1912, p. 148. — Voir ci-dessous, col. 691, n. i.)

On peut dire que pas un indianiste, pas un « historien des religions » n’a fait bon accueil aux identillcations textuelles de M. Edmunds : des livres bouddhiques très répandus en Occident, pillés par Luc et par Jean, cités sous le nom d’Ecriture, collationnés (Samyutta et Digha) par l’Evangéliste pour élolTer » le récit de la tentation ! Il sullit d’énoncer semblabes propositions. Les partisans de l’emprunt se sont donc tus, généralement, sur les découvertes sensationnelles de l’ingénieux Américain.

Mais, à mon sens, celui-ci a raison contre eux. Comme il le dit très bien : " La force de ma position est dans le fait que le quatrième Evangile contient des citations expresses des écritures sacrées du bouddhisme. » (Monist, 1912, p. j36.) L’hypothèse de l’influence bouddhique n’a de valeur à proprement parler scientifique que si des emprunts, quelques emprunts tout au moins, sont prouvés. Or, si on excepte l’histoire de saint Joasaph, décalquée à une époque tardive sur la biographie du Bouddha, et peut-être quelques thèmes de folk-lore dont nous parlerons plus loin, aucun des « parallèles » qu’on signale ne présente ces particularités qui font reconnaître aux plus prévenus les thèmes apparentés. Vous croyez que les ressemblances s’expliquent au mieux par l’emprunt ? Nous soutenons qu’elles sont dues à la similitude des situations (voir ci-dessous, p. 28-24) ; et vous n’avez pas le droit de dire, vous ne dites pas en effet, qu’elles ne s’expliquent que par emprunt. L’hypothèse de la dépendance ou de l’inlUience reste une simple hypothèse dont vous affirmez, mais dont nous nions la vraisemblance. — M. Edmunds est donc trop heureux de rencontrer, à défaut de coïncidences suffisantes dans les thèmes, des coïncidences verbales qui sont aux discours moraux et aux récits biographiques, par le fait ici très peu concluants, ce que sonlaux fables les traits qui ne s’inventent pas deux fois.

Certains emprunts, comme on sait, sont dénoncés et par les mots et par la parenté des données. C’est le cas pour la légende de saint Joasaph, où l’exacte correspondance de deux récits, même banals dans leurs éléments, ne laisse pas place au doute. C’est le cas pour la mathématique grecque. Les équivalences jâmitra =r àiàyfrpîç, kendra = /-i-jrpn, etc., prouvent l’emprunt, que la similitude de quelques considérations sur la circonférence n’établirait qu’insullisaniment ; mais la suite de ces considérations, le parallélisme dans la succession des thèmes et le mode de démonstration, rendent superflues les équivalences verbales.

Ici manque la suite dans l’alTabulalion, comme l’originalité dans les points de contact ; des coïncidences verbales sont donc nécessaires à la démonstration. Il est fâcheux que celles rencontrées par 691

INDE (RELIGIONS DE L’)

692

M. Edmunds soient ou purement artificielles ou inopérantes. Qu’un péché ineffaçable soit nommé en pâli « péché qui dure toute la période cosmique ». et en s^rec r/i-Ji-nn àuy-orryci^, la quasi-équivalence des mots n’ajoute rien à l’équivalence des idées, et celle-ci ne démontre rien. C’est vainement que M. Edmunds détache en encre rouge les mots témoins’.

2. Parmi les nombreux parallèles. — la liste, déjà longue, n’en est pas close-, — bien peu, s’il en est, rentrent dans la catégorie des coïncidences qui s’expliquent au mieux par emprunt ou communauté d’origine. Plusieurs, et de ceux mêmes qu’il serait vraiment trop arbitraire de supposer apparentés, frappent par leur grande précision 3.

Que le Christ ait dit : if.x1761, ô=.^-i i-itru, u5û (Jean, i, Sg ; Math., iv, i g) et que le Bouddha ordonne les premiers disciples par ces mots : « Viens, moine ! » ; qu’André dise à Siméon : n Nous avons trouvé le Messie », et Çàriputra à Maudgalyàyana : n Ami. j’ai trouvé l’Immortalité » ; que le bon disciple soit comparé dans Mahàvagga à un rocher inébranlable et. dans Matthieu (vu, 2^), à une maison bâtie sur le roc ; que les Brahmanes soient, aux yeux des bouddhistes, une bande d’aveugles, et les Pharisiens, pour Matthieu et Luc. des aveugles guides d’aveugles ; que les bonnes œuvres soient un trésor à l’abri des voleurs…, cela ne démontre pas la dépendance littéraire de l’Evangile ; et je ne pense pas que ces parallèles, fovn-nis par E. Hardy, soient utilisés par les partisans de l’intluence ou de l’emprunt.

Est-il pkis significatif qu’un enfant divin soit conçu et naisse d’une manière extraordinaire ; que des anges ou des demi-dieux célèbrent sa naissance ; que sa destinée soit aussitôt prédite ; qu’il sache toutes ses lettres lorsqu’on le conduit à l’école et qu’il mette dans l’alpliabet la science de l’époque ; que les idoles tombent devant lui, — ici prosternées, là, brisées ; qu’il soit tenté au moment de commencer sa mission ; qu’il ait des disciples et les envoie deux à deux ; qu’une femme déclare bénis son père et sa mère : « Peut-on oublier que la bénédiction des

1. Les « Buddhist Texts in John » seraient vii, 38 : Qui crédit in me, sicitt dicii Scriptura, ûumina de ventre ejus fluent aquQC vivoe (voir col. 098, n. 3) ; xii, 37 :.Vos audivimus ex lege quia Christus muiiot in aeternum (et^ T-cv oiiCivv.) — or, le Doiiddlut et toute personne possédant certains pouvoirs magiques peuvent « demeurer une période cosmique ou jusqu’à la fin fie la période cosmique ».

— « Il est remarquable, dit.M. Edmunds, que les ileu.v disciples bien-aimés ont été assurés d’atteindre ici-bas le ciel ; Jean, xxi, 2*2 : Si eum volo manere donec veniam, quid ad te ; et Samyutta : Ananda obtiendra dès cette vie le nirvana. >> — C’est bien de la parallétomanle, comme dit, je crois. NL E. Lehniiinn.

2. Voir col. 689. Les plus inlëi essants, peut-être, sont étudiés par M. Van den Berg van Eysinga : îndische ûwîneden on onde christcUJhe rerhalen (thèse de théologie de Leyde, janvier 1901), traduction revue, Indische Einfliisse. .., Gocltingue, 1909. — Max Muller, Coïncidences, dans Tiuns. of Ihe R. ACr. of Lit., 1897 (XVllI), réimprimé dans Last Kssays. — Parmi les travaux d’ensemble, longs ou brefs, où sont énumérés et appréciés les « parallèles », IIabdy, tludd/iismus, 1890 ; WiNDIsc.ii, 1895 el 1907 (voir ci-dessous) ; R. O. Fraxkf, Deutsche Lit. Zeit., 1901, p. 27f>0 ; lloPKiNS, C/irist in India (voir col. f1761, 1902 : La Vallke l’ovssi.N, Revue biblique, juillet 1906 ; Cari Cle.men, Retigionsgescliichtliche Erkldrum^ des N. T., Giessen, 1909 ; GAi<BE, fl<-Kisc//< ? « an</je/i « H, 1910, 73-86 îl9ll, 122-140.

3. Uopkins énumère des parallèles très topiques entre l’Ancien Testament et le Bouddhisme. Lorinzer a relevé tant de co’i’iicidences entre la Bhagavadgîtâ et le cliristianismc, qu’il a supposé que l’auteur de la BhagavadgitA connaissait là Pntrologie.

parents est en Orient, comme dans l’antiquité, une marque coutumière d’admiration ? Pourquoi ne pas indiquer comme source de l’Evangile la rencontre d’Ulysse et de Xausicaa : Trois fois bénis ton père et la noble mère, trois fois bénis tes frères el tes sœurs ! » (Ed. LKHM.4.NN, Der fiuddliismus als indisclie.N’eife, ah If’ettreligion, igii, p. 85.) Il est très naturel que le Bouddha recommande à ses disciples de se soigner les uns les autres quand ils sont malades, <i car, ô moines, vous n’avez ni père ni mère pour vous soigner. Que celui qui voudrait me soigner soigne son confrère malade u. De même. Bouddha louera l’oflfrande du pauvre, déclarera certains péchés impardonnables, dira : « Que vous fait qu’un autre soit coupable ou innocent ? » ; et le reste.

Pour que ces parallèles fussent significatifs d’emprunt ou de commune origine, il faudrait, outre la similitude des thèmes, la coïncidence de traits accessoires. Si la Vierge concevait d’un rayon de soleil, nous reconnaîtrions xme donnée de folk-lore embellie dans le Maliàbhàrata et qui traîne un peu partout ; si Siméon admirait sur les pieds de l’enfant des roues merveilleuses, il serait probablement un double d’Asita ; si, après la tentation, un serpent venait abriter la tête du Christ, nous ne pourrions pas ne pas penser au Lalita. Mais semblables détails manquent dans le traitement des thèmes parallèles, et lorsqu’il y a coïncidence dans le détail (péché inell’açalile, etc.), c’est que la similitude du thème emporte la similitude de l’expression ou de la mise en scène.

Il n’est pas diflicile, mais il serait long, très long de le montrer.

3. C’est une satisfaction de constater que, parmi les orientalistes, seuls oji presque seuls, Pisciiel’et MM. R.O. Frankk et Kuiix’- se soient formellement déclarés en faveur de l’emprunt. Des savants libres de tout préjugé ont exprimé un scepticisme plus ou moins radical.

M. Wi.VDiscH a étudié longuement les légendes relatives à la naissance et à la o tentation » du Bouddha. Ce sont les deux points les plus importants. Sa conclusion est formelle contre la dépendance des récitsévangéliques [.Màra und liiiddha, Leipzig, iSgû, p. 214-220 (Die cliristliclie l’ersuchtingsge.’schichte) ; Buddha’s Gehurt, ibid., igo8, p. 195-228 (Die i-ergleichende M issenschafi)].

M. HoPKiNs (op. laudato) ne pense pas qu’il faille charger les ailes de la foi de fardeaux inutiles. C’est donc en toute liberté d’esprit qu’il examine les cinq

« coïncidences décisives » de Seydcl. Il pense que

l’influence bouddhique n’est pas « impossible ; mais K, elle n’est pas prouvée u. Aucun de ses lecteurs ne doutera qu’il n’y croie pas.

MM. Oi.Tiis.’SBE.nc. (Deutsche Itundschaii, igoi, p. 254 ; Theol. I.iteraturzeitiing, igoô, p. 66 ; 1909, p. 625 ; Z D M C, igo5, p. 025 ; Indien und die Ketigionsifissen- ^chaft, 1 go6) et Garbe (voir ci-dessous, col. 699,

1. Piscbel a dit des choses bien étranges au sujet de l’épisode.sita-Siméon (quoi que signifie iv tw Tr.r./yaTt, ce n’est l’.as une traduction du sanscrit ; Asita se rend^rtr te cch/ [par voie aérienne] à Kapilavastu. — Ce qu’il pense du symbole du poisson est aussi fort sujet à caution [Deutsche lit. y.eil., 1904, p. 2938 ; Siizungsber. de Berlin, 190.5, p. 506 ; Leben und Lehre des Iluddha, 1906) ; voir OldesiiERG, Z D M G. LIX, p, 625, cl Civrbe, qui se rallie ii Piscbel, .Monisl, 1911, 525.

2. M, Kubn est l’auteur du beau mémoire Barlaani und Joasaph, 1893 ; Franke, Deutsche Lit. Zeit., 1901, p. 2760. formule d’ailleurs des réserves. — On peut croire que MM, Leumann et Caland ne sont pas hostiles îi la thèse Seydel-^’^nde^bel’g.

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n. 1, et Deutsche LUI. Zeit., 1906, 15 iléc.) sont, ce me semble, plus formels encore. — (M. Garbe admet l’emprunt pour les Apocryphes, pour le symbole du Poisson, pour le chapelet, etc.)

M. C. Clemex (voir col. 691, n. 2), dans un méritoire travail sur les relations du christianisme avec les rclig-ions elles philosophies de rantiquité, rencontre presque toutes les assertions des partisans de l’emprunt et il en montre rirrémcdiable faiblesse. Je lui reprocherai de regarder certaines sources bouddliiques comme postérieures au christianisme, sur la foi de M. Hopkins ; mais ceci ne clianjrc rien à l’affaire.

M. Ed. Lkhman>', professeur d’histoire des relifîions à Berlin, a eu un mot bien dur et bien lé^’cr sur les travaux de M. A. Lang. « L’inattendue théorie de Lan^ (sur le monothéisme des sauvages) a été accueillie avee la méliance qu’elle méritait. » (Orieiitalische lieligiouen, Teubner, igoC, p. aG.) Mais dans l’excellent n Bouddhisme » (fiiidJIiisiniis, 191 1, p. 78-98) qu’il vient de publier, il ne dissimule pas son incrédulité au sujet de l’emprunt Pour un seul parallèle «. il montre quelque condescendance : n Si on veut voir ici un emprunt, la conclusion ne serait peut-être pas fausse ; le christianisme ne serait pas plus pauvre si cette histoire lui manquait, f Comme il s’agit lie Pierre marchant sur les eaux, je ne suis pas disposé à être de cet avis. (Voir col. 698, n. 2.)

4. Plusieurs savants, très sceptiques sur le bouddhisme des liTes canoniques, croient à l’influence bouddhique dans les.-Vpocryphes. (L’édition la plus commode est celle de Ch. Michel, dans la collection Hemmer-Lcjay. A. Picard, 1911.) On peut dire que les rapprochements établis parM. E. Ivuhx (Hiiddhistisclies in den apocnphen Siangelien dans Gitriipiijùhaumudi, 1896, p. 1 16-119 ; ^oir aussi Congrès de Genève, II, p. gi (Etangile de yicodèmc) : L’eau dans laquelle est lavé Krishna guérit les malades : comparer Evangile arabe, 1 7] entre le Lalitavistara d’une part, le Pseudo-Matthieu et le Pseudo-Thomas de l’autre, ont été presque unanimement considérés comme décisifs. M. Garbe est très catégorique : « Pour moi, la plus forte preuve que l’influence bouddhique s’est exercée sur le christianisme pour la première fois dans les Apocryphes, c’est la différence fondamentale <pii existe entre les parallèles qu’on y relève et ceux que présentent les Canoniques. » (Deutsche Bundschau, 191 1, et Monist, 191 1, p. 627. — Je crois que le seul Douscbiitz, Theol. Lit. Zeil., 1896, p 44^1 a protesté contre la thèse de M. E. Kuhn. Mais on voit que MM. Kennedy et Ch. Michel ne la tiennent pas pour prouvée.)

Le surnaturel des Canoniques diffère essentiellement de celui des Apocrjphes : ici le merveilleux et parfois l’absurde ; là, le miracle et, dans l’ordre même du miracle, quelque chose de hautement édifiant et raisonnable. Les Apocryphes sont donc, plus ou moins, du type du Lalita ; les coïncidences seront, par conséquent, plus frappantes. Mais je ne vois pas qu’elles constituent des « suites » assez caractérisées pour rendre l’explication par emprunt, ou nécessaire, ou particulièrement plausible. (A mon avis, la question est trop claire en ce qui concerne les Synoptiques pour qu’il soit utile d’énumérer tous les parallèles ; je serai moins incomplet, sans être complet, pour les Apocryphes.)

Le Pseudo-Matthieu (xin, 2-3), nous dit-on, raconte que l’enfant, avant de naître, répandait une lumière merveilleuse et qu’à la naissance nulla poUutio sanguinis facta est in nascente, nutius dohir in paituriente. Je me refuse à croire que l’origine bouddhique de ces passages soit « parfaitement évidente ». La ressemblance des légendes de nativité du Bouddha et

de Krishna aurait pu avertir M. V.x drn Berg que, au mieux, r.pocryi)lie ninis présenterait une troisième version du thème de la vie utérine et de la naissance d’un enfant divin.

Cependant, dans le Pseudo-Matthieu, les miracles de la vie utérine du Bouddha, lumière, etc., n’ont pas laissé de trace. On n’y voit pas, en effet, que la lumière qui illumine la grotte dès que Marie y fut entrée, provienne de l’enfant : la lumière persiste jusqu’au troisième jour (xiii, 2 et xiv), auquel jour .Marie sortit de la grotte et entra dans une étable’. Quant à la phrase qu’on prétend qui dépend du Majjliinia, nulla pollulio…, elle est mise dans la bouche de la sage-femme qui constate la virginité : virgo concepil, firgo pepi’ril, i’irgo pennansit.EUe n’est pas empruntée à l’Enfance bouddhique ; elle relève d’une préoccupation dogmatique radicalement étrangère au bouddhisme. On sait que Màj-à avait eu commerce avec Çuddhodana, et qu’elle enfanta par le côté.

Que le miracle du palmier tendant ses fruits à Marie sur l’ordre de Jésus (Pseudo-Matthieu, xx, 2) soit n génuinement indien », parce que Mâyà mit au monde Bouddha debout et en s’accrochant aux branches d’un arbre complaisant, j’hésite à le croire ! Bien plutôt l’accouchement de Maya est une réplique de celui de Latone : « … elle se sentit près d’accoucher ; elle jeta ses deux bras autour d’un palmier ; elle appuya ses genoux sur le tendre gazon et la terre au-dessous d’elle sourit et l’enfant bondit à la lumière » (LIrmne à Apollon Délien, v. 1 16-1 19-)

D’après le Pseudo-Jacques (vi, i) « lorsque Marie eut six mois, sa mère la mit à terre, pour voir si elle tiendrait debout. Elle fît sept pas et s’en vint dans le giron de sa mère… >-. Ceci serait une adaptation des sept pas du Bouddha nouveau-né vers les quatre points cardinaux. M. Garbe remarque, avec raison, que les sept pas sont un rite ancien du mariage védique. Mais je tiens qu’un folkloriste pourrait citer de nombreuses applications occidentales du nombre sacré sept. (Dans le Pseudo-Matthieu, xiir, 3, Joseph et Marie subissent l’ordalie de la boisson du Seigneur : Marie fait sept fois le tour de l’autel. Cesepties aussi vient de la saptapadi ?)

Quand on conduisit le jeune Bouddha au temple, les statues des dieux se précipitèrent à ses pieds (Lalita, chap. viii, p. 120). Lorsqu’il se rendit à l’école, le maître, « incapable de supporter sa gloire et son éclat, fut étendu sur le sol, tombant la face en avant » ; l’enfant connaissait 64 écritures pour la plupart inconnues, même de nom, à son maître ; et à mesure que ses condisciples récitaient l’alphabet sous sa direction, on entendit résonner des mots ou

1. Contrairement à ce que dit M. Von den Berg, p. 75 [Wàhrend nach dent Proiet’ang-cUum Jacobi, ersi nach Jfsu Geburt ein herrtiches Licht erglanzl,..), c’est bien dans Jacques, xix, 2, qu’on peut trouver un parallèle à la radlance utérine du Bouddha : … Htrjr, jifl ; ixt/y. h tw ffTTx/.c.iw… xv.i TToôi ôy.iycv T5 i&j ; EX£tvo uTlsTTiyj.tTC iui ou iz’V.Yfi TÔ ^pi^Zi xat rjBt kvà i’fv.^z /jikt^cv… Dans IWpocryphe, lu lumière a pour but d’éclairer la grotte ; le Lalita iiKsii^te sur les caractères merveilleux du Bouddha depuis la conception.

2. Une autre histoire d’arbre, citée pur M. Van den Berg, est plus intéressante : les arbres mettent leurs fruits à la portée des enfants de Vessantara [Cariyapitnlta, , 9) Il y a peut-être, dans PseuHo-Matthieu, xx, 2, un trait de folk-lore. comme le pense M. J. Kennedy J R.4 S. 1ÎI07, p. 986) : « There are certains bits of folklore wbîch [Ihe Lalita] lias in common witb the Apocryphol Gospels, e. g. the sil tree which bends down to Àlâyâdevi, the images fatlîng down in the présence of the infant, the mysteries ofthe alphabet, and the tree whicl » ntTords the méditative Buddha a shade despile the révolutions of the Sun. » 695

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des phrases bouddhiques commençant par les difTérenles lettres. — La première histoire, nous dit-on, est dans le Pseudo-Matthieu ; la seconde dans Tliomas, où le maître tombe inanimé sur le sol à la vue de l’enfant, où l’enfant explique le sens mystique des lettres : « La concordance est si frappante que l’origine Ijouddhique saute aux yeux. »

Il n’est pas dit dans le Lalita que les idoles se brisent, mais seulement qu’elles tombent aux pieds du Bouddha. Dans le Pseudo-Matthieu, elles sont coni 7(/s « el confracln : l’auteur lui-même cite la prophétie d’isaïe (xix, i) de laquelle, à en croire M. Cli. Mi-CHF. L, toute cette légende est née (movelnintiir a facie [Domini] oinuia inanufacla.Hgyptioriim). Ah I si i’Apocryplie expliquait que la tête des idoles se brisa en sept morceaux comme il doit arriver à des êtres inférieurs quand ils sont salués par des êtres supérieurs ! Ce serait là un de ces traits caractéristiques que nous cherchons vainement, et dont tout indianiste embellirait aisément une légende qu’il voudrait bouddhiser. Dans le Lalita, le maître d’école, incapable de supporter l’éclat de l’enfant, se prosterne la face contre terre ; dans le Pseudo-Thomas (xiv, deuxième épisode d’école),.lésus parle insolemment au maître qui le frappe à la léte : « L’rnfant, dans sa douleur, le maudit et aussitôt il tomba défaillant la face contre terre. » Je ne peux donc me rallier à la conclusion de M. Garbe : « Nor eau it be a cliance correspondance that bolli in Ihe narrative of the Lalitavistara and in Ihe (lospel of Thomas the teacher falls unconscious to the ground al Ihe appearance in Ihe sehool of the miraculous cliild. » Rien dans l’Apocryphe qui rappelle la variété d’alphabets du Lalita, ou la manière dont les sons de l’alphabet sont paraphrasés par des sentences ou des mots (procédé habituel aux sources indiennes) ; les « allégories » portent, à ce qu’il semble, sur la forme des lettres (voir la note de M. Ch. Michel ad vi, 4)- H serait au moins hasardé d’atlirmcr que ces allégories peuvent èlrc hindoues.

On ne peut tirer de l’huile d’un grain de sable ; on ne peut en tirer d’un tas de sable : j’aimerais mieux un grain de sésame. Ce /nàjnbouddhique s’applique ici à la lettre. Une masse de « parallèles », dont aucun n’a de valeur propre, peut à peine créer un préjugé qui se dissi|)e à l’analyse. Les bouddhistes ont pensé à mettre le Bodhisattva en présence d’un maître d’école ; de même les gnostiques, les Perses, Thomas le philosophe Israélite ont conduit en classe

« cet enfant terrible, méchant, rancunier, faisant

peur à ses camarades et à tout le monde » qu’est le Jésus du PseudoTlionias, bien différent du Bodhisattva.

5. Les remarques qui ijrécèdentjustilient notre position : renq)runt est invraisemblable, sept fois invraisemblable. Mais faut-ils’étonner (lu’olles ne persuadent j)as tout le monde ? Plusieurs spécialistes ont, sans succès, plaidé la causeque nous défendons. C’est que certains esprits rangent beaucoup de choses dans la catégorielle « ce qui ne s’invente pas deux fois 1). Ko-.THN déclare qu’un ustensile de dévotion aussi étrange que le eha]>elet n’a pas pu naître dans deux cerveaux : »… dcnn man darf wolil dem menschlichcn Gchirn nicht zulraucn, dass es dièses absonderliche Werkzeug des Dévotion ofter als einmal erfunden h.ibe’». Comme si la litanie, la répétition en nombre déterminé de formules n’étaient pas 61 Immaines qu’elles sont sauvages ! Je tiendrais donc Kôi)pen pour un esprit faux si mon excellent

î. DU Hcli^liin (le$ liuddha^, Lamaiiche Hiérarchie und A’i>(7/c, 1859, p. : tl9’ami M. R. Garbe ne m’avertissait qu’il est disposé à en penser autant de moi I « Whoever possesses a direct insighl for what is right, vhich oftcn is more important for the advancement of scientilic knowledge than scolarship or industry, will not doubt for an instant that the stories herein to be adduced from the Apocryphal Gospels bave been transferred from Buddhist Legends where thej’likewise appear. » (Monist, igi i, p. Sa ;  ;.) Parce que l’histoire de l’écolage du Bouddha ne m’impressionne pas, manqué-je donc de ce don d’intuition qui fait sentir la solution juste ?

Hélas I nous nous flattons tous déposséder l’esprit de finesse.

Heureusement, il appartient à M. Lehmann de montrer que lai|uestion relève aussi de l’esprit géométrique. Il fait aloir une considération, non pas toute nouvelle, mais dont les adversaires de l’emprunt n’avaient pas tiré le parti possible.

Si l’histoire évangéliquc s’est enrichie de nombreux thèmes bouddhiques, la naissance dans le Pseudo-Matthieu, le cantique des anges, les scènes de l’école, etc., c’est donc que la geste du Bouddha a été utilisée par les chrétiens. N’est-il pas surprenant que les adaptateurs chrétiens aient ignoré el omis d’autres données ou fondamentales ou intéressantes ? L’épisode le plus notable de la jeunesse du Bouddha (rencontre du malade, du vieillard, du mort…) était très propre à frapper les esprits, et, par le l’ail, il a élé christianisé dans la légende de saint Joasaph. S’il avait été connu en Occident, « on l’aurait cerlainemenl utilisé ; on s’en serait facilement servi pour remplir l’histoire de la jeunesse du Christ, ce grand trou dans le récit évangéliquc » (/iiiddltisniiis, p. 84).

L’argument est jikis « contraignant » lorsqii’on l’applique aux Apocryphes*. La fantaisie des Pseudépigraphes est bien connue : n’est-il pas étrange qu’ils se soient l)ornés à une demi-douzaine d’emprunts fort déguisés ou anodins ? Ils sont muets sur les « quatre rencontres », sur la sortie de la maison, sur la personnalité physique du Maître, sur l’Arbre de la Bodhi. Nous ne croirons pas que l’épisode de Siinéon soit calqué s>ir la prédiction d’Asita, parce que les chrétiens n’ont aucunç idée des caractères physiques de prédestination qui justilient la prédiction d’Asita : ces « marques » du Bouddha dont on eût fait facilement, au prix de quelques retouches, des marque ; du Messie. Nous ne croirons pas que les chrétiens aient placé sur le Thabor une scène qu’ils auraient « refaite sur l’éclat lumineux dont s’embrase le corps du Bouddha peu avant le nirvana : car ils ignorent l’Arbre si essentiel au bouddhisme, si popularisé par l’iconographie qu’il est devenu un symbole du Bouddha, et qui aurait aisément servi à des épisodes d’extase ou de transfiguration.

6. Les Evangiles et, en général, leslivres chrétiens rendent-ils quelque témoignage de la diffusion de thèmes mythiques, légendaires ou moraux, répandus dans le monde ancien ?

Il ne s’.igit ])as d’épisodes qui ne pouvaient vojager et être inq)ortés qu’avec la biographie dont ils l’ont partie, — comme c’est le cas, par (xinq)le, |)our le cantique des dieux (devapiittns) i la naissance du Bouddha ou le récit des démêlés du Bouddha avec le Satan bouddhique, qu’on ne conçoit pas ipii aient

1. L’histoire (hi concours de l’at-c aui-ail étt* <lo boiuie prise. — La répétition (ie3 scènes d’école dans l’.Vpoci’ypbe montre l’indigencB d’imagination et d’information bouddhique de l’auteur.

69 :

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été connus île personnes qui n’avaient point entendu parler liu Bouddha.

Il s’agit, d’une i)art, de vieux tours de pense’e, de certaines idées « qui sont dans l’air », comme par exemple l’idée de maternités miraculeuses, très répandue à coup sûr. Les incioj ants attribuent le surnaturel évangélique à l’imagination pieuse ; et, pour semblable que l’imagination soitpartoutà elle-niêrae, ils souiiçonnent qu’elle a été guidée par certains thèmes légendaires sans date et sans patrie connues. Ainsi M. Bartb, critiquant les théories de Scydel, disait : « … Il restera toujours un certain nombre de rapports qui ne sauraient être expliqués de la même façon [similitudes fortuites…, surnaturel de la mise en scène pourainsidiredonnéd’avancej… Il y a là un vieux fond d’éléments mythiques qui existait à l’état flottant d’un bout à l’autre du monde antique et qui dispense de recourir à l’hypothèse d’un emprunt direct. » (Bulletin des religions de l’Inde, dans Jie’ue de l’Histoire des Religions, 1885, p. 4gdu tiré à part.

— Voir, pourla théorie de très vieilles données mythiques, la bibliographie de’Van den Bekg, p. io8 : Kern, dans Rœdigers Deiitscher Literatiirzeitung, 1883, p. 12-]6 ; îlxppBi., Jalirl/ucherProt. TheuL, 1883, p. 409 ; Pfleidkrbr, Vrchrislentum, 2, 1902, 1, 4'> ; Christusbild des urchrisilichen Glauhens, igoS ; Enistehung des Christentums, igo5, p. ig6.) Je crois qu’on est moins disposé aujourd’hui qu’en 1885 à croire au caractère mythique des données en question. Si mythe il y a, nous dirons que le mythe est créé à nouveau, lorsqu’il en est besoin’ : on ne voit pas que le bœuf, l’âne, les bergers de Bethléem rejoignent, dans une tradition préhistorique, les scènes bucoliques de la nativité et de l’enfance de Krishna. Si les épisodes krishnaïtes n’ont pas été influencés par le christianisme — et je suis à peine plus porté à le croire que M. Barth, mais quelques-uns le croient 2, — ils s’expliquent par le niilieu, de même que le récit de l’Evangile cadre avec les circonstances historiques et ! ocult=.

Il s’agit aussi de données dont quelques-unes appartiennent sûrement, dont plusieurs autres peuvent appartenir à la vieille sapience orientale ou indienne,

— car l’Inde est probablement la i>atrie des apologues el des contes. (Voir les travaux de M. E. Cosquin ; B.RTH, J. des Savants, nov.-déc. igoS etjanv. 1904.)

Je citerai comme exemple la parabole des talents i celle des trois marchands. D’après un livre jaina,

trois marchands partirent chacun avec son capital ; le premier lit de grands gains ; le second revint aussi riche qu’il était parti ; le troisième perdit tout. Otte parabole est empruntée à la vie commune. Il faut l’appliquera la Loi. Le capital, c’est la vie humaine ; celui qui perd son capital renaîtra dans un corps de damné ou d’animal ; celui qui le conserve renaîtra dans le inonde des hommes ; celui qui l’accroit de 1. L’idée d’enfants prédestinés assaillis par toute espèce de dangers ; le fils ou le neyeu que le méchant père ou oncle cherche à faire périr (voir la légende de Krishna ; comp. 1b bil)liographie de M. Van den Bekg, p. 80 ; Ltu-MANN, Congrès de Leyde, 188."i, II, 540, pour le Jainisme ; Beal, Rom. Legend, 1875, p. 103, pour le Bouddhisme) : je ne pense pas qu’il y ait lii de mythe proprement dit. Comp. C. Cle.men, p. 234.

2. Webeh, Krisnajanmâstamî, Méni. de ÏAcad. de Berlin, 1867, p. 338-339 ; Barth, Bel. de Vlnde, 1879, p. 13> ; Senart, Essai tur la légende de Bouddha, 1882, p. : it16 ; HoPKiNS, Christ in India ; Grierson, Kennedï, Keitii, dans J R A S. 1907, p. 311, 477, 951 ; 1908. p. 169. S.’î", 505 ; 1909, p. 607. — Je n’écrirais plus aujourd’hui ce que j’écrivais Ifi-dessus dans la Befiie biblii/ue de juillet 1906 p. 6 de l’article sur le Bouddhisme ;. Quand on sert-porte aux textes, on voit que le détail des parents de Krishna venus à Muttro « pour payer la taxe » s’explique assez bien.

viendra dieu… » Nous n’avons jamais soutenu, je pense, que toutes les paraboles de l’Evangile étaient inédites. Les paraboles, comme le dit la secte jaïna, sont empruntées à la vie commune. Celle des talents est-elle apparentée à celle des trois marchands, il est possible. C’est une question à examiner’.

Le Jâtaka 190 de la collection pâlie raconte qu’un bouddhiste, pressé de rejoindre le Maître, n’ayant pas de barque pour traverser la rivière Aciravati, îixe affectueusement sa pensée sur le Bouddha et s’engage résolument sur les eaux : ses pieds n’enfoncent pas. Cependant, à la vue des vagues [qui le distraient ], sa pensée d’afTection s’affaiblit : aussitôt il enfonce. Mais il renouvelle et fortilie sa pensée, et il achève la traversée. Les peines que prend M.’V’an den Berg pour prouver que ce Jàtaka est le modèle de Matthieu, xiv, 28, sont peines perdues^. Mais les savants qui rejettent en bloc ou en détail le surnaturel chrétien, seront portés à reconnaître ici une version d’une variété (traversée d’une rivière) d’un thème folkloristique bien connu : l’homme qui, par quelque magie ou quelque recette thaumaturgique, accomplit une tâche diflicile ; qui se trouble en cours de route et périt s’il ne retrouve pas le sésame. Le Jàtaka serait la version bouddhique de ce thème. Je n’en suis pas très sur, s’il faut l’avouer^.

1. Sacred Boohs of Ihe East, XLV, pp. XLii et 29 ; voir iVatth., XXV, 14 ; Luc.. xix, 11. — H. Jacohi renvoie uussi à l’Evangile suivant les Hébreux dans la Théophanie d’Eusèbe (PG., XXIV, 088) qui ollre des ressemblances plus étroites avec la source indienne. — M. R. O. Franke a conq)arë lîi parabole du semeur [Marc, i, 3-8, etc.) avec celle de Samyutla. IV, 315 : Un laboureur a trois champs, un bon, un médiocre, un mauvais ; il sèmera d’abord le bon, ensuite le médiocre ; enfin, il sèmera ou ne sèmera pas le mauvais : car ce champ peut au moins donner à manger au bétail. De même, le Bouddha enseigne aux moines, aux laïques croyants, aux mécréants. (Comp. Winternitz, Lesebuck de Bertbolel, [i. 313.) — Il faut oppo>cr.MilinJa, p. 248 : » < Un mt’» -iecin, capable de guérir toutes les maladies, dira-t-il : Qu’aucun malade ne vienne près de moi ! Viennent seulement les bien portants et les forts ! » — On peut rappi’ocher du « Beaucoup d’appelés, et peu d’élus », Anguttara, 1, 35 ; PrflyHd en 8.000 articles, p. 01. et, avec unpeude « parallélomanie », Z^/m/H/wa/jatia, 17’i, Cdânafarga, XXXVI, 8. Mais la pai-allélomaiiie est dangereu&e ! L’école Sàmkhya et Scot Erigène élablissent les mêmes quatre catégories : 1. Creans non creata [Praliriii ], 2. Creata et non creans [Shodaçaka], 3. Creata cl creans [Mahadâdayah], 4..Vo/l creans non creata [Pitrusha).

— La comparaison de la l’înâ, luth, dans Saniyutta, IV, 19" : w Quand lalyre est brisée, où donc e.st l’harmonie ? »

2. Dans lvncien Testament, dit M. Van den Berg, les traversées miraculeuses de la mer et du Jourdain se font à pied sec ; d’où on conclurait en toute rigueur que le miracle raconlé par Matthieu dépasse l’imagination palestini <-niie.’— Le détail « voyant les vagues » est plus naturel que le ^3/ ; Itw-> ôè Tà*> àv£/y.^-y, et l’abandon du navire par saint Pierre est beaucoup moins motive que l’entreprise du pieux laïque du Jàtaka, — circonstances qui prouvent le caractère secondaire de l’Evangile.-’— Tout cela, pour arriver à la modeste conclusion : « Il ne paraît pas impossible que l’épisode ait été emprunté, naturellement par des voies indirectes, à un cycle de pensées indiennes. »

3. Citons un cas où on a reconnu un « emprunt évident », et où nous discernons à peine la possibilité d’un « souvenir » folkloriste : — On lit, Jean, viii, 28 : Quicredit in me, sicut dicii Scriptura. flumina de rentre ejus fluenl aquæ liiae. M. A. Edmunds croit que « Ecriture » désigne ici je ne sais quel traité pùli où se trouve décrit un miracle catalogué parmi les manifestalions habituelles du pouvoir magique : " la partie ^uper ! eure du corps flamboie ; de lai>nrtie inférieure procèdent des torrents d’eau ».

— Si on soutient que la métaphore biblique repose iur ridée de fantasmagories aqueuses et ignées, on ne pourra que diflicilement rendre cette opinion plausible. Mais la fantasmagorie décrite dans le Patisamhbidflmagga a sans doute des attaches dans les croyances populaires.

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INDE (RELIGIONS DE L’)

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Que des contes populaires aient trouvé place dans l’iiajfiograpliie chrétienne, la chose d’ailleurs n’est pas douteuse.

La légende de saint Eustache’entretient avec le Jàtaka 12 de la collection pidie d’étroites relations. Ce Jàtaka, qui est représenté sur des bas-reliefs antérieurs à l’ère chrétienne, luet en scène un roi Brahniadatta, adonné, comme Placidas-Eustache, aux plaisirs de la chasse : le futur Bouddha, en ces tempslà roi des cerfs, rencontre le roi et le convertit. Pour la seconde partie de l’histoire d’Eustache, on a l’embarras du choix : Viçvantara et bien d’autres))erdent, pour les retrouver, leur femme et leurs enlants. — Faut-il, avec MM. Speyer et Garbe, conclure à la dépendance directe des légendes chrétiennes en question ? Le R. P. Dklehaye, dont la compétence est grande, hésite à l’accorder : h Je ne sais si les ressemblances incontestables entre les thèmes s’étendent sullisaniment aux détails pour permettre une conclusion aussi absolue^. » En effet, le récit chrétien n’est pas un décalque du conte pâli, comme c’est le cas pour l’histoire de saint Joasaph. < Les motifs que l’on a signalés proviennent de la grande réserve des contes populaires dont la source est dans l’Inde, d’après les meilleurs connaisseurs… Ce serait aller trop loin que de s’imaginer qu’un hagiographe, ayant lu les Jàtakas ou entendu raconter la version qu’ils j représentent, soit parti de là pour rédiger l’histoire de saint Eustache. Le récit dont il s’est directement inspiré avait probablement, au cours de longues pérégrinations, subi des modifications profondes, et je ne sais s’il est défendu de supposer qu’il représentait mieux que le Jàtaka même la version primitive. .. » M. A. Edmunds (Monisl, 1912, p. 138) s’étonne que M. Garbe reconnaisse l’origine indienne de la légende de S. Eustache et nie l’origine bouddhique du récit évangélique de la tentation, etc. Mais, d’abord, on conçoit très bien qu’un saint soit tenté au début de sa mission ou, comme c’est le cas pour le Bouddha, au moment de sa crise psychologiqtu-, tandis que l’histoire du cerf expliquant au chasseur qu’il est absurde et immoral de tuer les animaux, a été probablement inventée dans le pays où les animaux parlent ; ensuite, si le récit de la tentation a été calqué, comme l’afTirme M. A. Eduninds, sur le Samyuttanikàya collationné avec le Diglianikàya, c’est donc que Luc connaissait à fond la littérature pâlie, ce qui n’est pas, sans doute, métaphysiquement impossible I Tandis que la diffusion des contes populaires, d’où qu’ils soient autochtones, est prouvée à l’évidence.

Autre point. Un exemple illustre montre combien

1. (rASTEK, J R A S, 1894, 335-340 ; J. S. Speter, Buddhisiische Eleinenlen in eenii^e epUoden ult de le^enden vati S. Iltibertus en S. Eustacltlus, Teoi, Tijdschri/t, l., kll-’iWi’, De Indiscbe oorsprotii^ ran den heili^en reua Sint Christophurus, Ilij’dr. lot. de’/'aal-/.and-en Voikvkunde van Nederlandscit-Indie, ’, l, 3()8-369 ; Rii : iiKDGAHJiE, H’iu ht in Christentutit huddhistisckcr Uci kunft ? ot lîitddiiistisches in der christlichen Lei^ende, Deutsclie Hund^clian, 1910. Juli, 73-8( ;  ; 1911, Oit., lL’2-140 ; ces deux mémoires traduits dans Monist (Gliicago), 1911, 509-5(13, sons le titre Contributions of lïnddhisni la Cliristianily. Uépliqiie de A. Kdmu.nds et V. H. Schoff dans Monist, 1912, 129149. Compte rendu de li. Delehaïe dans Musi’on, 1912, 1, auquel je renvoie le lecteur.

2. La solution un peu simpliste qui rattache directement la légende chn-lienne aux traditions bouddhiques paraîtra moins probable si nn essaie de suivre h travers les diverses littératures les vestiges des contes t|iii sont à la base de la légende d’Eiustuche. » Le P. Delehnye signale des mémoires pu)>liés dans Studi Medieimli, 1909, et dans, -lrc/(if fiir das iitudium der ncueren Sprachcn, C.XXI, p.3’iO.

le R. P. Delehaye a raison de mettre en doute l’hypothèse de l’emprunt. On connaissait de longue date une version bouddhique du Jugement de Salomon : mais cette version, de source tibétaine, pouvait être très jeune et postérieure aux influences nestoriennes, etc., en Asie centrale. Cependant Beni’ey (Pancatantra, II, 544) croyait à l’origine indienne. Max MiiLler (/-as/ £ssai 5, 1, 280) laissait la question ouverte : a Ce qui est bien surprenant », dit M. R. Garde (Deutsche Rundschau, avril 1912, p. 84), « car il n’y avait qu’une réponse possible, aussi longtemps qu’on ne possédait que la version tibétaine, qui pouvait avoir été rédigée des siècles après le premier contact des missionnaires chrétiens et du Tibet… Mais le problème se présente sous un jour nouveau depuis qu’on a trouvé la réplique du Jugement de Salomon clans le Jàtaka pâli (Commentaire de la stance 546, 2). L’iniluence chrétienne est impossible et la question d’emprunt doit être résolue d’une autre manière… Le récit des Rois ne peut pas être postérieur au vi= siècle : il est donc certain que l’hébreu est l’original et que le parallèle bouddhique, beaucoup plus jeune, est un emprunt, n M. Garbk conlirme cette conclusion en observant que le récit biblique est plus barbare que le récit pàii, où il n’est pas question de couper l’enfant en deux : le sage fait tracer une ligne sur le sol, et l’enfant appartiendra à celle des deux mères (la vraie et une ogresse) qui sera capable d’attirer l’enfant de son cùté. Tiré par les bras et par les pieds, l’enfant crie, et la vraie mère cède, n De qui le cœur est-il le plus doux pour l’enfant ? de la vraie mère ou de la fausse mère ? » — Donc, à une époque fort ancienne, « des récits ont pu voyager de la Palestine dans l’Inde ».

Je n’en disconviens pas ; mais, en vérité, c’est de l’origine de la vieille sapience orientale qu’il faut ici décider. Un point est hors de doute : il ne peut être question d’emprunt direct. Ce mode d’explication ne doit être admis que lorsqu’il s’impose (légende de Joasaph) : à être plus indulgent, on s’expose trop S(nivent à des déconvenues.

Comme on voit, à l’exception de la légende de saint Joasaph et peut-être de quelque vie de saint, on ne relève aucune trace problable d’emprunt bouddhique dans les récits chrétiens, qu’ils soient canoniiiues, apocryphes ou hagiographiques. Le |irol)lème des soi-disant emprunts de nos livres n’existe pas : le seul problème est celui que posent des ressend)lances parfois étroites, le plus souvent moins étroites en fait qu’elles ne le sont en apparence. Nous avons dit comment, à notre avis, il convient de le résoudre lorsqu’on envisage le culte dévot d’un dieu-homme, si répandu dans l’Inde ; les mêmes considérations valent pour quelques-uns des parallélismes que nous avons relevés dans ce paragraphe (maternités surnaturelles, etc.), et aussi pour ceux (pii concernent le culte ou les rites.

7. En eifet, les ressemblances entre le bouddhisme et le christianisme ne sont pas toutes d’ordre narratif ou dogmatique ; sous le rapport du culte et de l’organisation monacale, il y a aussi bien des détails à signaler. M. Garbe, qui repousse avec énergie les hypothèses de MM. Van den Bcrg, etc., sur les Evangiles, u se déclare au contraire impressionné par les nombreuses ressendilanccs extérieures des deux religions. Il leur trouve tant de points communs ipi’il n’hésite pas à recourir à l’hypothèse de l’emprunt dans une large mesure, et il cite à l’appui le rosaire ou cha[)elet, les couvents des deux sexes, la distinction entre novices et profès, le célibat et la tonsure des clercs, le culte des reliques, la crosse, les tours des églises, l’encens, les cloches. Ne dirait-on 701

INDEX

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pas que l’Eglise n’a fait que iiu-llre sou empreinte sur une orj ; anisalion existante ?

(I Avant de se laisser éblouir par cet ensemble imposant, il convient d’en examiner les éléments un à un. Il y a des cas « ù l’emprunt par l’Eglise est certain, mais ce n’est pas au bouddliisme qu’elle s’est adressée. Prenons, par exemple, le nimbe dont nous entourons la tête du Christ et des saints ; … ce n’est pas à leurs confrères bouddhistes que les artistes chrétiens ont pris ce motif » ; les uns et les antres le tiennent du monde ancien. « De même, les origines de la vie religieuse dans l’Eglise chrétienne sont assez connues pour qu’on soit amené à voir dans les deux monacliismes des institutions indépendantes qui, parties de principes analogues, ont abouti à des formes semblables’. Il ne faut pas aller jusqu’aux Indes pour expliquer l’usage de l’encens. Moins encore pour la pratique du rosaire. M. Garbe croit que le rosaire, qui est connu des bouddhistes comme des sectes brahmaniques, est une importation des croisés. Il trouve même dans le nom de l’objet une preuve de son origine indienne, d’après A. Weber, par une confusion du mot japamàlâ, guirlande de prières, japiiinàtii, guirlande de roses : japa ^prière, japà ^=- rose^. On n’est pas plus ingénieux ! Mais ces arguments ne résistent pas à l’épreuve des faits. L’usage de compter les prières sur des grains enlilés est antérieur, en Occident, à la première croisade et Guillaume de Malniesbury (y 1143) nous apprend que Godiva, femme du comte Leofric, avait un circttliim gemmannn quem filo insuerat ut singulanun contacta singulas orationes incipiens numerum non prætermillerel-’. De plus, le nom primitif de cet objet n’est ni chapelet, ni rosaire. Le plus commun est celui de pater noster, qu’il a gardé dans certains idiomes (par exemple en flamand), et dont la signilication saute aux yeux… Du moment que l’usage s’introduisit de répéter un grand nombre de fois la même prière, par exemple 50 fois ou 150 fois l’oraison dominicale, le besoin d’un compteur se Ut sentir. La forme la plus simple de compteur, c’est un nombre déterminé de petits cailloux ou de grains que l’on fait passer d’un monceau à l’autre. Le perfectionnement qui consiste à enfiler les grains sur un cordon est si élémentaire qu’on peut bien admettre que les Occidentaux ont été capables de l’inventer de leur côté’.

1. GoBLET d’Alviella, Ce que l’Inde doit à la Grèce {Paris, 1897), p. 18r> et suiv., dit trt : s judicieusement : Ces usages (circuuiainhulatioiis. exoi-cismes, litanies, etc.i peuvent s’expliquer par des raisonnements généraux qui se retrouvent dans tous les cultes… Les pratiques de rascétisme sont a peu près aussi vieilles que la religion. Or, partout où les ascètes se sont groupés pour pratiquer plus aisément ou plus complètement les austérités de la vie contemplative, ils ont créé des associations communautaires conçues sur un plan analogue, ,. » De même qu’au moyen tige un serine pouvaitentrer en religion sans le congé du seigneur, de même la communauté bouddhique exige le consentement des parents, des maîtres, des seigneurs. Et ce principe, en Occident comme en Orient, doit flécliir dans certaines circonstances, ’1. Cette confusion n’est pas attestée dans les sources indiennes, A Webkr, Abh. de Berlin, 1867,.340.3.’il ; Inti. AinI.. IV, 2.".0 ; Ind. Lileratur, 1876, p. 326 ; Koppen, Budd/ia, II, 31y, suppose que la première forme du chapelet fut le collier de crânes porté par les Çivaïtes.

3. Gesia Ponti/ïcum (London, 1870), p, 311. Sur toute cette question, voir les articles du P. Tiicrston dans le Munt/i, oct. l’.lOO, avril lUOl, sept, VJ02, juillet l’.l03, maijuin l’jns.

4, Pour des computs très élevés, les bouddhistes chinois ont des images qu’ils percent de ti’ous d’aiguille. Voir J. J, M. DE Groot, Seclarianism and Religions Persécution in China, Amsterdam, 1903-11)04.

« Il faudrait de même examiner de près les autres

détails du tableau. On n’a jamais prétendu sérieusement que l’Eglise ait créé tous les rites dont elle se sert pour honorer Dieu, qu’elle ait inventé les moyens par lesquels s’exprime chez elle le sentiment religieux. Mais il ne s agit pas de cela ici. On veut savoir si elle a emprunté quelque chose au bouddhisme, et si l’emprunt s’est fait sans intermédiaire. Dès que cela sera démontré par des arguments plausibles, nous ne ferons aucune dilliculté de l’admettre. Mais ce n’est pas une de ces hypothèses qu’il sutlit d’énoncer pour entraîner la conviction *. u

Louis DE LA Valliîe Poussin.