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Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. I. La préparation de l’Ancien Testament

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 1547-1548-21).

I. La préparation de l’Ancien Testament.

i. l’unité de dieu.

On ne saurait avoir le moindre doute sur le sens général de la révélation faite au peuple d’Israël : tout l’Ancien Testament insiste sur le monothéisme comme sur le premier article de la religion. Lorsque Moïse reçoit de Jahvé les commandements sur le mont Sinaï, c’est par là que débute la Loi : « Je suis Jahvé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de la servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. Tu ne te feras pas d’images taillées, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras pas devant elles et tu ne les serviras pas ; car moi, Jahvé ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent et qui fais miséricorde jusqu’à la millième génération à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements. » Ex., xx, 2-6. Dans le Deutéronome, la solennité de l’affirmation est encore plus grande : « Écoute, Israël, Jahvé notre Dieu, est un Dieu unique. » Deut., vi, 4.

Il fallut d’ailleurs de longs siècles au peuple d’Israël pour comprendre toutes les exigences du monothéisme et pour s’y plier. L’histoire du peuple choisi n’est pour ainsi dire pas autre chose que celle de ses infidélités à Jahvé et de ses relèvements ; et ce n’est pas seulement à la période des Juges, mais aussi à celle des rois que s’applique le saisissant raccourci, dans lequel un auteur inspiré résume ses impressions :

« Lorsque Jahvé leur suscitait des juges, Jahvé était

avec le juge et il les délivrait de la main de leurs ennemis pendant toute la vie du juge, car Jahvé avait pitié de leurs gémissements contre ceux qui les opprimaient et les tourmentaient. Mais, à la mort du juge, ils se corrompaient de nouveau plus que leurs pères, en allant après d’autres dieux pour les servir et se prosterner devant eux, et ils persévéraient dans la même conduite et le même endurcissement. » Jud., ii, 18-19.

Cette histoire est bien connue ; nous n’avons pas à la refaire ici. Mais on comprend sans peine que l’enseignement des prophètes ait dû, sans relâche, mettre en relief l’unité de Jahvé et ses attributs de sainteté. de justice, de bonté, de miséricorde, afin de détourner le peuple d’Israël du polythéisme qui le sollicitait de toutes parts. De longs siècles furent nécessaires pour achever cette tâche. Les noms d’Élie et d’Elisée, puis ceux d’Amos, d’Osée, d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel, de Malachie, d’autres encore jalonnent les étapes de la divine pédagogie, grâce à laquelle la nation choisie acquit enfin le sens de sa mission et put apparaître comme le signe de Dieu parmi les Gentils. Lorsque, au lendemain de la captivité de Babylone, les exilés purent reprendre le chemin de leur patrie et rebâtir le temple de Jérusalem, l’œuvre était achevée : la foi monothéiste était solidement implantée en Israël et, si les tentatives des rois syriens purent à un moment faire encore des renégats, si, jusque dans l’armée de Juda Machabée, des soldats se laissèrent aller à porter des objets votifs consacrés aux idoles, II Mach., xii, 40, le soulèvement dont les Machabées furent les héros et les victimes montra clairement que désormais le peuple de Dieu était capable de défendre sa foi jusqu’à la mort.

On croyait, à n’en pas douter, que Jahvé était le Dieu unique, le créateur du ciel et de la terre, à qui une seule parole avait suffi pour appeler le monde à l’existence :

« Tu as fendu la mer par ta puissance, dit un

psalmiste ; tu as brisé les têtes des monstres sur les eaux ; tu as écrasé la tête du crocodile, tu l’as donné pour nourriture au peuple du désert. Tu as fait jaillir des sources et des torrents, tu as mis à sec des fleuves qui ne tarissent point. A toi est le jour, à toi est la nuit ; tu as créé la lumière et le soleil ; tu as fixé toutes les limites de la terre ; tu as établi l’été et l’hiver » Ps., lxxiv, 13-17. Plus magnifiquement encore, un autre psaume chante les merveilles de la création :

« Tu t’enveloppes de lumière comme d’un manteau et

te déplies les cieux comme une tente. (Puis) il façonne avec les eaux sa haute demeure ; des nuées il se fait un char, il s’avance sur les ailes du vent. Des souffles (de la tempête) il fait ses messagers et ses serviteurs du feu et de la flamme (de l’orage). Il affermit la terre sur ses fondements, pour qu’elle demeure inébranlable de siècle en siècle ; l’abîme l’entourait comme un vêtement, les eaux recouvraient les montagnes, mais à ton commandement elles s’écartent, à la voix de ton tonnerre elles prennent la fuite. Les montagnes s’élèvent, les vallées se creusent à la place que tu leur as marquée. Tu as fixé des limites que les eaux ne franchiront pas, elles ne reviendront plus recouvrir la terre. » Ps., civ, 2-9.

La toute-puissance de Dieu ne saurait être arrêtée par aucun obstacle ; elle pénètre le secret des cœurs aussi bien que les obscurités de la nuit : « Ta science est admirable, plus que je ne puis comprendre, elle est élevée au delà de ce que je puis atteindre. Et où donc irai-je pour me, dérober à ton esprit, où fuirai-je pour me cacher de ta face ? Monterai-je jusqu’aux cieux, tu y es ; descendrai-je au scheol, te voici ; que je prenne les ailes de l’aurore et que j’aille habiter par de la l’Océan, là même, je me sentirai conduit par ta main et soutenu par ta droite. Ou bien pirai-je : « Les ténèbres sans doute me feront disparaître : et qu’autour de moi la lumière devienne nuit ! Même les ténèbres ne voilent rien à tes yeux et la nuit brille comme le jour. » Ps., cxxxix, 6-12.

Cette puissance qui pénètre tout n’empêche pas, loin de là, Jahvé d’être le Dieu des miséricordes infinies. Osée l’avait déjà enseigné ; mais un psalmiste le répète avec des accents plus touchants encore : « Il est bon et miséricordieux, Jahvé, lent à la colère et riche en bonté ; ses reproches ne durent pas sans fin, il ne garde pas un ressentiment éternel, il ne nous traite pas selon nos fautes, il ne nous châtie pas selon nos iniquités. Mais, autant les cieux dominent la terre, autant domine sa bonté sur ceux qui le craignent. Aussi loin il y a de l’Orient à l’Occident, autant il éloigne de nous nos iniquités ; comme un père a pitié de ses enfants, ainsi il a pitié de ceux qui le craignent, car il sait de quoi nous sommes pétris ; il se souvient que nous ne sommes que poussière. » Ps., cii, 8-14.

Sans doute, Israël reste le premier-né de Jahvé, son peuple d’élection. Mais les autres nations lui appartiennent aussi et les prophètes saluent avec une émotion joyeuse le jour où le monde entier reconnaîtra son règne. Isaïe chante la gloire de Jérusalem après sa restauration : « Lève-toi, sois éclairée, car ta lumière arrive et la gloire de Jahvé se lève sur toi. Voici, les ténèbres couvrent la terre et l’obscurité les peuples. Mais sur toi Jahvé se lève, sur toi sa gloire apparaît. Des nations marchent à ta lumière et des rois à la clarté de tes rayons. Porte tes yeux alentour et regarde ; tous ils s’assemblent, ils viennent vers toi ; tes fils arrivent de loin et tes filles sont portées sur les bras. » Is., lx, 1-4. Malachie écrit dans le même sens :

« Du levant au couchant, mon nom est grand parmi

les nations ; en tout lieu un sacrifice d’encens est offert en mon nom et une offrande pure, car mon nom est grand parmi les nations, dit Jahvé des armées. » Mal., i, 11. Cette offrande pure ne saurait être le sacrifice idolâtrique offert par les païens ; elle est le culte saint que rendront les nations à l’unique Seigneur lorsqu’elles seront, elles aussi, soumises à sa loi.

En face de Jahvé, que sont donc les dieux des Gentils ? Les anciens prophètes en avaient déjà montré la vanité et l’on se souvient des railleries avec lesquelles Élie avait salué l’impuissance des prophètes de Baal à faire tomber le feu du ciel : « Criez à haute voix, puisqu’il est dieu ; il pense à autre chose ou il est occupé, ou il est en voyage. Peut-être qu’il dort et il se réveillera. » III Reg., xviii, 27. Les écrivains postérieurs sont encore plus sarcastiques à l’égard des Idoles et de leur impuissance. La lettre de Jérémie, qu’on lit au VIe chapitre de Baruch, décrit avec une précision impitoyable toutes les misères des faux dieux : ils ne peuvent se défendre de la rouille ou de li teigne ; ils doivent être époussetés de temps en temps par leurs ministres ; leurs yeux sont aveuglés par la poussière ; ils tiennent un glaive ou une hache et ils ne peuvent se défendre des voleurs ; on les enferme sous clef comme des prisonniers pour les défendre ; ils ne peuvent pas se relever s’ils tombent, ni se venger s’il sont insultés, ni punir ceux qui leur manquent de parole. Les mêmes traits se retrouvent le psaume cxv : « Leurs idoles ne sont que de l’argent ou de l’or, œuvre des mains des hommes : elles ont une bouche et elles ne parlent pas, des yeux l t Iles ne voient pas, des oreilles et elles n’entendent pas, des narines et elles ne peuvent pas sentir ; elles ont des mains et elles sont incapables de rien toucher ; des pieds et elles ne peuvent marcher. De leur bouche ne sort même pas un souffle, de leur gosier elles ne donnent aucun son. » Ps., cxv, 4-7.

Ces pauvres dieux ont pourtant besoin d’un culte matériel, de sacrifices et de fêtes. Il n’en va pas ainsi de Jahvé, qui réclame avant tout de ses fidèles un cœur contrit et humilié, un amour sans réserve, une vie pure et exempte de péché : « Je hais, je méprise vos fêtes ; je ne puis sentir vos assemblées. Quand vous me présentez des holocaustes et des offrandes, je n’y prends aucun plaisir et les veaux engraissés que vous sacrifiez en actions de grâce, je ne les regarde pas. Éloigne de moi le bruit de tes cantiques ; je n’écoute pas le son de tes luths. Mais que la droiture soit comme un courant d’eaux, et la justice comme un torrent qui jamais ne tarit. » Am., v, 21-24 ; cf. Is., i, Il sq.

De toutes parts se manifeste la transcendance de Jahvé, et l’on comprend sans peine que les Israélites soient fiers et heureux d’avoir été choisis spécialement par lui pour être son peuple. Cf. Deut., iv, 32-40. A mesure que s’achève l’éducation religieuse d’Israël, ce n’est même plus tant du côté de l’idolâtrie que subsiste un danger que de celui d’une exagération, si l’on peut dire, de la grandeur divine. Tout en mettant en relief l’unité absolue de Dieu et en condamnant avec une impitoyable sévérité les erreurs polythéistes, les écrivains inspirés de l’Ancien Testament n’avaient jamais cessé de montrer en Jahvé le protecteur d’Israël, le gardien des âmes pures, le distributeur de toutes les grâces ; et les derniers d’entre eux surtout s’étaient plu à insister sur l’intimité des relations qui s’établissent entre le Créateur et ceux qui le prient :

« Qu’ai-je dans le ciel en comparaison de toi ? et sans

toi, rien ne me plaît sur la terre. Ma chair et mon cœur se consument. Dieu est mon rocher et ma part pour toujours ; car voici que ceux qui s’éloignent de toi périssent ; tu détruis tous ceux qui forniquent loin de toi. Pour moi, mon bien est d’être près de Jahvé ; j’ai placé mon refuge en mon Seigneur Jahvé. » Ps., lxxii, 25.

ii. les intermédiaires.

De telles pages ne sont pas rares dans le psautier ; mais elles sont loin d’exprimer la pensée de tous les Juifs. Pour quelques-uns qui chantent l’amour divin et les douceurs incomparables de l’union avec le Seigneur, il y en a beaucoup qui se contentent de vanter le bonheur des fidèles serviteurs de la Loi : déjà le psaume cxix manifeste éloquemment cette tendance ; et lorsqu’au Dieu vivant on substitue la lettre des préceptes et des observances, on n’est pas loin de détruire le meilleur aliment de la véritable piété. A mesure que l’on se rapproche de l’époque néo-testamentaire, il semble que le nombre des vrais amis de Dieu diminue, dans la mesure même où les rigueurs de la Loi se font plus dures et où l’existence des fidèles se trouve enserrée dans les mailles d’un inextricable réseau de commandements minutieux. Dieu s’éloigne de plus en plus du monde ; on en vient à ne plus oser prononcer son nom, afin de ne pas l’exposer à la profanation, et on le remplace par des synonymes plus ou moins clairs : le Nom, le Lieu, la Chekinah, la Gloire, la Puissance, le Ciel. Le caractère commun de toutes ces dénominations est l’abstraction. Sans doute, on se demande encore, parmi les spécialistes, si les Juifs, en s’exprimant ainsi, voulaient seulement marquer leur vénération et leur respect à l’égard du Seigneur, ou s’ils avalent l’intention de proclamer son caractère ineffable et transcendant. Il y b là une question de nuances, et il est bien difficile de croire qu’aux abords de l’ère chrétienne, Jahvé était, de la part de tous ses fidèles, l’objet d’un amour simple et confiant.

On cite, il est vrai, quelques pages admirables des Talmuds ; ainsi la parabole de R. lehouda, Mekilla, sur Ex., xiv, 19 : » À quoi cela ressemble-t-il, l’image de Jahvé conduisant Israël dans le désert ? À un voyageur qui, dans un chemin, faisait marcher son fils devant lui. Des voleurs vinrent pour le lui enlever. Alors, il le fit passer derrière lui. Le loup vint derrière lui ; alors, il le mit devant lui. Les voleurs vinrent par devant et les loups par derrière ; alors, il le prit dans ses bras. Le fils souffrit du soleil : le père étendit son manteau sur lui. Il eut faim ; il lui donna à manger ; il eut soif, il lui donna à boire. Ainsi fit le Saint, béni soit-il. » Ou encore la parabole de R. Antigonus, expliquant, à propos de Ex., xiii, 21, pourquoi Dieu lui-même conduisit les Israélites au lieu d’en remettre le soin aux anges de service, Mekilla, ad loc. : « C’est comme un roi qui, de son trône, rend ses sentences jusqu’à ce qu’il fasse nuit, jusqu’à ce que ses fils soient dans les ténèbres avec lui ; alors, quand il quitte son trône, il prend la lampe et éclaire ses fils. Et les grands du royaume s’approchent et lui disent : « Nous « voulons prendre la lampe et éclairer tes fils. » Mais il répond : « Si je prends la lampe moi-même pour « éclairer mes fils, ce n’est pas que je manque de serviteurs ; mais voilà, je veux vous montrer l’amour que « je porte à mes fils, afin que vous leur rendiez honneur. » Ainsi le Saint, béni soit-il, a manifesté devant les peuples de la terre son amour pour Israël. »

Ces paraboles sont assurément très belles, et l’on pourrait sans peine trouver dans les écrits juifs d’autres passages qui rendent un son analogue. Il reste que, dans l’ensemble, le judaïsme contemporain du Nouveau Testament, ne s’exprime pas de la sorte et tend à reléguer le Seigneur en des lointains inaccessibles, d’où il juge sans appel ses créatures. Cette transcendance même de Jahvé n’amène-t-elle pas les âmes à supposer l’existence d’intermédiaires, qui, participant, d’une manière ou de l’autre, à la nature divine, permettraient de rétablir le contact entre la majesté infinie du Dieu unique et le monde créé.

1° L’ange de Jahvé.

— Les plus anciens livres du Vieux Testament font intervenir, en plusieurs circonstances, un personnage mystérieux, auquel ils donnent le nom d’ange de Jahvé. Ce n’est pas, du moins le plus souvent, un ange ordinaire ; car il prend la parole au nom de Jahvé et il s’exprime parfois comme pourrait le faire Dieu lui-même. On s’est demandé s’il n’y aurait pas là un indice très sûr de la croyance à l’existence d’une hypostase divine, chargée spécialement d’entrer en relations avec les hommes. Pour Philon d’Alexandrie, l’Ange de Jahvé n’est autre que le Verbe, qui préside au gouvernement du monde ; et plusieurs parmi les Pères, Théodoret entre autres, se sont complu à voir dans l’Ange de Jahvé la seconde personne de la très sainte Trinité préludant à l’incarnation par des manifestations où elle se révélait à demi. Ces interprétations sont récentes ; et, dès qu’elles deviennent un tant soit peu précises, elles sont l’œuvre de docteurs chrétiens. En réalité, les premiers récits n’avaient aucun scrupule à faire apparaître Jahvé en personne et à raconter ses interventions dans l’histoire d’Israël ; on trouve sans aucune peine dans la Bible de nombreux passages où Jahvé lui-même se manifeste à Abraham, à Isaac, à Jacob, à Moïse. À la réflexion, on s’aperçut toutefois que de telles apparitions étaient indignes de Dieu et on préféra les attribuer à son ange, à son envoyé. Plusieurs textes furent retouchés en ce sens, « mais avec tant de respect et de mesure qu’on laissa subsister dans la bouche de l’être mystérieux l’affirmation qu’il était Dieu. À quelle époque se produisit ce scrupule ? Il existe déjà dans Osée, et cependant Jérémie voit encore des objets sensibles sans le ministère d’un ange. Il est impossible d’assigner une date : une idée ne devient pas dominante pour être exprimée une fois et par ailleurs elle peut exercer son influence avant d’avoir été écrite. » M.-J. Lagrange, L’ange de Jahvé, dans Rev. bibl, 1903, p. 221-222. Somme toute, l’ange de Jahvé est le produit d’une spéculation théologique : c’est parce qu’il a semblé inconvenant de laisser Jahvé descendre au milieu des hommes, qu’on lui a, à certains endroits, substitué un ange qui parle en son nom.

2° Les théophanies.

— Des remarques analogues peuvent être faites à propos d’autres textes de l’Ancien Testament, qui semblent introduire une sorte de pluralité en Dieu et qu’un bon nombre de Pères ont interprété comme autant d’indices d’une révélation encore incomplète et voilée, mais déjà réelle de la Trinité. « Ainsi, lorsque ces Pères lisent, Gen., i, 16, ces paroles de Dieu : « Faisons l’homme à notre image « et à notre ressemblance » ; ils pensent que ce pluriel indique un dialogue entre les personnes divines. Volontiers ils interprètent de même la parole de Dieu après la chute d’Adam : « Voici qu’Adam est devenu comme « l’un d’entre nous », Gen., iii, 22 ; ou encore, au moment de la confusion des langues : « Descendons et confondons leurs langues », Gen., xi, 7. Plus volontiers encore, ils reconnaissent la pluralité des personnes divines dans le récit des théophanies et, en particulier, dans l’apparition de Mambré où trois personnes apparaissent en même temps. Plusieurs enfin, surtout parmi les théologiens scolastiques, attachent la même signification aux répétitions de mots, ainsi au trisagion d’Isaïe, vi, 3 : Sanctus, sanctus, sanctus, ou encore aux paroles du psaume lxvii, 7-8 : Benedicat nos Deus, Deus nosier, benedicat nos Deus. ou du Deutéronome, vi, 4 : Dominus Deus nosier Dominus unus est. » J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, t. 1, Les origines, 6e éd., Paris, 1927. p. 552-554. Ces explications sont assurément légitimes, puisque l’Ancien Testament peut être interprété à la lumière du Nouveau qu’il prépare et dont il est le symbole. Mais elles n’expriment en aucune manière la croyance juive, et il ne serait pas venu à l’idée d’un docteur juif de voir insinué en l’un quelconque de ces textes le mystère de la sainte Trinité. Il a plu au Saint-Esprit, inspirateur de toutes les Écritures, de placer ici et là, comme autant de pierres d’attente, des formules propres à insinuer le mystère et destinées à prendre tout leur sens à la lumière des révélations postérieures : « L’homme est créé à l’image de Dieu, écrit le R. P. Lagrange à propos du Faciamus hominem. L’auteur insiste trop sur ce caractère pour qu’on puisse supposer que le Créateur s’entretient avec les anges. Dieu se parle à lui-même. S’il emploie le pluriel, cela suppose qu’il y a en lui une plénitude d’être telle qu’il peut délibérer avec lui-même, comme plusieurs personnes délibèrent entre elles. Le mystère de la sainte Trinité n’est pas expressément indiqué, mais il donne la meilleure explication de cette tournure qui se représentera encore, Gen., iii, 22 ; xi, 7 ; Is., vi, 8. » Dans Rev. bibl., 1896, p. 387. On ne saurait mieux dire. Les Pères et les interprètes chrétiens ont plus exactement compris la plénitude du Vieux Testament que les Juifs eux-mêmes. Ceux-ci pourtant n’avaient pas le moyen de l’entendre autrement qu’ils ne l’ont fait et ni les récits des théophanies, ni les expressions que nous venons de relever n’étaient de soi capables de les aiguiller dans le sens d’une découverte du mystère trinitaire.

Les mêmes remarques sont-elles valables pour tous les cas ? L’Ancien Testament parle à plusieurs reprises de l’Esprit de Jahvé, de la Sagesse de Jahvé, de la Parole de Jahvé ; et lorsque nous nous rappelons que, dans l’énoncé du mystère chrétien, le Verbe et l’Esprit-Saint prennent place à côté du Père, nous ne pouvons guère nous empêcher de nous demander si nous ne trouvons pas ici les vrais antécédents de la révélation dernière.


3° L’Esprit. —

La croyance à l’Esprit de Dieu se manifeste la première. Il n’est pas certain que, dans le récit de la création, Gen, i, 2, il s’agisse d’autre chose que du vent qui souffle en rafale sur les eaux primitives, bien que les Psaumes qui reprennent ou commentent ce récit fassent ici intervenir l’Esprit de Dieu : « Tu caches ta face : ils sont tremblants ; tu leur retires ton Esprit : ils expirent et retournent dans leur poussière, lu envoies ton Esprit, ils sont créés et tu renouvelles la face de la terre. » Ps., civ, 29-30. « Les ciciix ont été faits par la parole de Jahvé et toute leur armée par l’esprit de sa bouche. » Ps., xxxiii, 6. L’Esprit est un souille, dont la nature n’est pas autrement précisée. Il sort de la bouche de Jahvé, et c’est lui qui vivifie : telle est sa fonction spéciale. On peut ici rappeler encore la célèbre vision d’Ezéchiel. Sur les ossements desséchés, le prophète a une première fois parlé au nom de Jahvé et les os se sont rapprochés les uns des autres ; il leur est venu des nerfs, la chair s’est reformée et la peau a recouvert le tout, mais il n’y a pas encore d’esprit. « Alors Jahvé me dit : Prophétise et parle à l’Esprit ; prophétise, fils de l’homme, et dis à l’Esprit : « Ainsi parle le Seigneur Jahvé : Esprit, viens « des quatre vents, souille sur ces morts et qu’ils revivent. » Je prophétisai selon l’ordre qu’il m’avait donné. Et l’Esprit entra en eux et ils reprirent vie, et ils se tinrent sur leurs pieds : c’était une armée nombreuse, très nombreuse. » Ez., xxxvii, 9-10. Est-ce de l’Esprit de Dieu qu’il s’agit ici ? Est-ce de l’esprit vital qui anime l’homme ? Il est difficile de le dire, car le prophète ne précise rien et il ne faut pas chercher à être plus précis que lui : ce qui est sûr, c’est que les ossements desséchés reprennent vie, dès qu’a soufflé sur eux un esprit qui vient de Jahvé.

Vivifiant toutes choses, l’Esprit de Jahvé est aussi l’auteur des œuvres les plus manifestement divines, spécialement celui de l’inspiration prophétique : si Joseph peut interpréter les songes de Pharaon, c’est qu’il est plein de l’Esprit de Dieu. Gen., xli, 38. Les soixante-dix vieillards, choisis pour aider Moïse dans sa tâche, reçoivent de l’Esprit qui est sur Moïse et qui est aussi mis sur eux. Num., xi, 17. Lorsque le lion de Timnatha se jette sur Samson, l’Esprit de Jahvé saisit Samson, et celui-ci déchire le lion comme un chevreau. Jud., xiv, 6. Lui aussi, Gédéon est revêtu de l’Esprit de Jahvé et il entraîne ses soldats à la victoire, Jud., vi, 34 ; Saül est saisi par l’Esprit de Jahvé et sa colère s’enflamme contre les Ammonites. 1 Reg., xi, 6.

On voit clairement, dans l’histoire de Saül, le rôle de l’Esprit sur les âmes : dès le jour de sa consécration, Samuel promet à Saul que l’Esprit de Jahvé le saisira, qu’il prophétisera et qu’il sera changé en un autre homme. I Heg., x, 6. Saül prophétise en effet ; et, tout le long de sa carrière, nous le trouvons en proie à des transports qui le font en quelque manière sortir de lui-même et lui donnent une physionomie nouvelle. Le texte sacré distingue parfois entre l’Esprit de Jahvé qui s’éloigne de Saül et l’esprit mauvais, venant de Jahvé, qui se saisit alors de lui, IBeg., xvi, 14 : cette distinction (lui semble inspirée par un scrupule théologique, ne doit pas être primitive ; tout ce qui manifeste chez l’homme des activités anormale s est attribué d’abord à l’Esprit de Jahvé, que ce soit bon ou que ce soit mauvais, parce que Jahvé ne se distingue pas de son Esprit et qu’il est lui-même l’auteur de tout ce qui vient à l’existence.

Les prophètes et plus tard les justes sont eux aussi remplis de l’Esprit de Jahvé : c’est cet Esprit qui pousse Ezéchiel à promulguer ses oracles : « Jahvé me dit : « Fils de l’homme, tiens-toi sur tes pieds et je te « parlerai. » Dès qu’il m’eut adressé ces paroles, l’Esprit entra en moi et nie fit tenir sur mes pieds et j’entendis celui qui me parlait. » Ez., ii, 2. « Il me dit (encore) : « Fils de l’homme, reçois dans ton cœur et écoute de tes « oreilles toutes les paroles que je te dirai… » et l’Esprit m’enleva et j’entendis derrière moi le bruit d’un grand tumulte. » Ez., iii, 10, 12. Dans les psaumes, le fidèle s’adresse ainsi à Dieu : « O Dieu, crée en moi un cœur pur ; renouvelle en moi un esprit bien disposé. Ne me rejette pas loin de ta face ; ne me retire pas ton Esprit-Saint. » Ps., li, 12-13. Et ailleurs : « Enseigne-moi à faire ta volonté, car tu es mon Dieu ; ton bon Esprit me placera dans la terre de justice. » Ps., cxiii, 10.

Très spécialement, le Messie doit être rempli de l’Esprit de Jahvé et Isaïe insiste sur ce point : « Un rameau sortira de la tige de Jessé ; un rejeton poussera de ses racines. Sur lui reposera l’Esprit de Jahvé, esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte de Jahvé, et il respirera la crainte de Jahvé. » Is., xi, 1-2. La seconde partie de la prophétie d’Isaïe n’est pas moins explicite : « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme se complaît. J’ai mis sur lui mon Esprit ; il exposera aux nations la loi. On ne l’entendra pas crier, ni parler haut, ni élever la voix sur la place publique ; il ne brisera pas le roseau froissé ; il n’éteindra pas la mèche fumante ; il exposera fidèlement la loi ; il ne sera pas fatigué ni lassé jusqu’à ce qu’il ait établi sur la terre la loi, et les îles attendent sa doctrine. » Is., xlii, 1 sq. Et plus loin : « L’Esprit du Seigneur Jahvé est sur moi, car Jahvé m’a consacré par son onction. Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux malheureux, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la liberté, aux prisonniers la délivrance. » Is., lxi, 1.

Aux jours messianiques, le Messie ne sera pas seul à être comblé par les dons de l’Esprit. Bien au contraire, ce sera l’un des signes de son avènement que la merveilleuse effusion de ces dons sur toute chair : « Je répandrai mon Esprit sur toute chair, annonce le Seigneur dans Joël ; et vos fils et vos filles prophétiseront ; et vos vieillards auront des songes et vos jeunes gens auront des visions. Sur les esclaves aussi et sur les servantes, en ces jours-là, je répandrai mon Esprit. » Joël, iii, 1-2. « L’Esprit d’en haut sera répandu sur Israël, le désert sera changé en verger et le verger en forêt ; et dans le désert le droit habitera et la justice dans le verger. » Is., xxxii, 15. « Je leur donnerai un seul cœur ; je mettrai en eux un Esprit nouveau ; j’enlèverai leur cœur de pierre et je leur donnerai un cœur de chair, afin qu’ils marchent dans mes commandements et qu’ils gardent mes jugements. » Ez., xi, 19 ; cf. xxxvi, 26.

Tous ces textes et ceux qu’il serait facile de signaler encore dans l’Ancien Testament témoignent d’une doctrine très cohérente. Nous apprenons par eux que Jahvé communique son Esprit pour vivifier et pour illuminer, qu’il agit sur les hommes par le moyen de son Esprit et que les prophètes ou même simplement les justes, sont remplis de l’Esprit de Jahvé. Mais, nulle part, cet esprit n’est représenté comme une personne ; il n’agit pas par lui-même, il ne possède en propre aucune vertu ; il est inséparable de Jahvé. On pourrait tout aussi bien dire que Jahvé fait parler les prophètes ou qu’il donne la vie aux créatures. Si l’on parle plutôt de l’Esprit, c’est par analogie avec le souffle vital qui manifeste chez les animaux et chez Us hommes la présence de la vie. Lui aussi, Jahve. le grand vivant, a un Esprit de vie ; il lui suffit de souffler pour se manifester et, dans certains psaumes, le vent de la tempête est en effet la manifestation caractéristique de Jahvé, comme le fracas du tonnerre tel sa voix. Ps., xxix, 8-9. il faut rappeler toutefois que le vent ne saurait être qu’une image insuffisante de l’activité vivifiante et illuminante du Seigneur : dans l’histoire d’Elie, Jahvé ne se révèle au prophète ni dans le vent fort et violent qui déchire les montagnes et qui brise les rochers, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu ; il passe au contraire dans le souffle doux et léger. III Reg., xix, 11-13.

4° La Parole.

De l’esprit, il est naturel de rapprocher la parole, car la parole est le produit de l’esprit ; et, comme lui, elle sort de la bouche de l’homme sous la forme d’un souffle. Aussi arrive-t-il que la Bible accorde à la parole de Jahvé un rôle essentiel dans l’œuvre de la création : « Dieu dit et tout a été fait ; il a ordonné et tout a été créé. » Ps., xxxiii, 9. « C’est par la parole du Seigneur que les cieux ont été créés, et par le souffle de sa bouche que toute leur armée a été faite. » Ps., xxxiii, 6. En parlant ainsi, les psalmistes se contentent d’ailleurs de faire écho au récit de la Genèse ; celui-ci nous apprend que Dieu dit : « Que la lumière soit », et que la lumière fut. Gen., i, 3. Quelques textes semblent même attribuer à la parole une action propre. On lit ainsi dans Isaïe, iv, 10-11 : « Comme la pluie et la neige descendent du ciel et n’y retournent pas qu’elles n’aient abreuvé et fécondé la terre et ne l’aient couverte de verdure, donné la semence à semer et le pain à manger, ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche ; elle ne revient pas à moi sans effet ; elle accomplit ce que je veux, elle remplit sa mission. » À peine est-il besoin de remarquer que ces expressions ne doivent pas être prises à la lettre : si la parole de Dieu est personnifiée, il n’y a là qu’une figure de rhétorique sans signification métaphysique, et la pensée des auteurs inspirés n’est assurément pas de donner à la parole une existence réelle.

La même chose doit être dite à propos des expressions, si énergiques et si remarquables soient-elles, qu’emploie le livre de la Sagesse. Tous les chrétiens connaissent le passage qu’emploie l’Église dans la liturgie du cycle de Noël et qui révèle alors un sens si profondément émouvant : « Pendant qu’un paisible sommeil enveloppait tout le pays et que la nuit, dans sa course rapide, avait atteint le milieu de sa carrière, ta parole toute puissante s’élança du haut du ciel, de Ion trône royal, comme un guerrier impitoyable au milieu d’une terre d’extermination, portant comme un glaive aigu ton irrévocable décret. » Sap., xviii, 14. Nous devons oublier, pour bien interpréter ce verset, son adaptation liturgique : la parole de Dieu y est personnifiée, mais il n’est pas question de la regarder comme réellement distincte du Seigneur qui la prononce.

5° La Sagesse.

S’il est vrai que ni l’Esprit de Dieu, ni la Parole de Dieu ne sont regardées comme des hypostases par les écrivains inspirés, que doit-on penser du troisième terme, peut-être plus fréquemment employé dans les livres de l’Ancien Testament et en tout cas plus énigmatique, la Sagesse ? Par ce mot, lorsqu’on l’applique à l’homme, on désigne une qualité rare faite tout à la fois d’habileté pratique et d’intelligence spéculative, de science et de technique, que possèdent certains personnages favorisés de Dieu.

Mais Dieu lui-même possède la Sagesse. Le livre de Job insiste sur son caractère mystérieux. Les hommes savent explorer la terre pour découvrir les trésors cachés dans ses profondeurs : « Mais la Sagesse, où se trouve-t-elle ? Où est la demeure de l’intelligence ? L’homme n’en connaît point le prix ; elle ne se trouve pas dans la terre des vivants. L’abîme dit : elle n’est pas en moi ; et la mer dit : elle n’est pas avec moi. Elle ne se donne pas contre de l’or pur, elle ne s’achète pas au poids de l’argent… C’est Dieu qui en sait le chemin, c’est lui qui en connaît la demeure. Car il voit jusqu’aux extrémités de la terre ; il aperçoit tout ce qui est sous le ciel. Quand il régla le poids du vent et qu’il fixa la mesure des eaux, quand il donna des lois à la pluie et qu’il traça la route de l’éclair et du

tonnerre, alors il vit la sagesse et la manifesta. » Job, xxviii, 12 sq. Nous sommes ici en présence d’une admirable poésie ; mais il n’y a pas lieu de chercher autre chose. La Sagesse est un trésor, le plus précieux de tous les biens ; elle appartient à Dieu qui seul peut la révéler et la communiquer à l’homme : l’auteur inspiré n’affirme pas autre chose que cela. Il en va de même dans le livre de Baruch : « Qui a trouvé le lieu de la Sagesse et qui est entré dans ses trésors ?… On n’a pas entendu parler d’elle dans le pays de Chanaan et elle n’a pas été vue dans Théman… Mais celui qui sait toutes choses la connaît ; il la découvre par sa prudence. » Bar., iii, 15 sq.

Le livre des Proverbes insiste davantage dans les chapitres viii et ix, où il fait l’éloge de la Sagesse en ses rapports avec Dieu et avec les hommes. La Sagesse invite les hommes à se mettre à son école : « C’est au sommet des hauteurs, sur la route, à la jonction des chemins qu’elle se place ; près des portes, à l’entrée de la ville, là où passe la foule, elle fait entendre sa voix : « Hommes, c’est vous que j’appelle ; je m’adresse aux « enfants des hommes. Simples, apprenez la prudence ; « insensés, apprenez l’intelligence. Écoutez, car j’ai à « dire des choses magnifiques, et mes lèvres s’ouvrent « pour enseigner le bien. » Prov., viii, 2-6. Plus loin le Seigneur insiste et son invitation se fait plus pressante : « La Sagesse s’est bâti une maison ; elle s’est taillé sept colonnes. Elle a immolé ses victimes, mêlé son vin et dressé sa table. Elle a envoyé ses servantes, pour appeler dans les hauts quartiers de la ville : « Que « celui qui est sans instruction entre ici. » Prov., ix, 1 sq. Mais en face d’elle, se dresse la folie. Elle aussi, la folie convoque les hommes et les invite à pénétrer chez elle. Elle aussi leur promet toutes sortes de biens, Prov., ix, 13 sq. ; et le parallélisme est assez poussé pour qu’il ne soit pas possible d’affirmer de la Sagesse ce qu’on ne saurait dire de la folie. Personnifiées l’une et l’autre, la sagesse et la folie ne sont que des qualités morales, qui se dressent l’une en face de l’autre, comme le feront les vertus et les vices de la Psychomachie.

Seulement, nous n’avons pas le droit de nous arrêter ici, car l’auteur inspiré précise les rapports de la Sagesse avec Dieu : « Jahvé m’a formée au commencement de ses voies, avant ses œuvres, jadis. Avant les siècles, j’ai été établie, dès le commencement, avant l’origine de la terre. Il n’y avait point d’abîmes quand je suis née, point de sources chargées d’eaux. Avant que les montagnes fussent fondées, avant les collines, je suis née, lorsqu’il n’avait encore fait ni la terre, ni les champs, ni les premiers grains de la poussière du globe. Lorsqu’il établit les cieux, j’étais là ; lorsqu’il traça un cercle à la surface de l’abîme ; lorsqu’il amassa les nuages là-haut et qu’il régla les sources de l’abîme ; lorsqu’il fixa une limite à la mer pour que les eaux ne transgressent point son ordre ; lorsqu’il affermit les fondements de la terre, j’étais auprès de lui comme une enfant ; j’étais chaque jour ses délices ; jouant sans cesse en sa présence, jouant sur le globe de la terre (et trouvant mes délices parmi les enfants des hommes). » Prov., viii, 22 sq.

Peu de passages de l’Ancien Testament ont été plus souvent cités et étudiés que celui-là. Lorsqu’on le lit avec des yeux chrétiens, on n’hésite pas à y voir une description grandiose des origines éternelles de la Sagesse incréée et à y trouver l’annonce, sinon la représentation claire, du mystère trinitaire. La question se complique lorsqu’on se demande ce qu’a voulu dire au juste l’auteur inspiré. Assurément, la personnification de la Sagesse est poussée ici beaucoup plus loin que dans le livre de Job ; mais nous avons déjà vu que l’écrivain à qui nous devons ces chapitres des Proverbes personnifie volontiers des abstractions et qu’il est capable de mettre en parallèle la sagesse*et la folie. A-t-il pensé qu’il pouvait y avoir en Dieu, ou à côté de lui, une Sagesse subsistante et personnelle ? On peut en douter. Les rabbins ont parfois entendu de la Tôrah ce qui est dit ici de la Sagesse et ont vu en elle l’architecte ou l’instrument dont Dieu s’est servi pour la création ; plusieurs d’entre eux ont même affirmé la préexistence de la Tôrah auprès de Dieu à titre de réalité substantielle ; cf. J. Bonsirven, Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, Paris, 1935, t. i, p. 250-251 ; et cette transposition suffit à mettre en évidence la facilité avec laquelle on peut interpréter notre texte dans le sens d’une véritable hypostase. Mais, d’autre part, nous n’avons pas le droit d’attacher trop d’importance aux spéculations rabbiniques sur la Tôrah ; et le monothéisme strict des Proverbes ne nous permet guère de voir ici autre chose qu’une audacieuse figure. La Sagesse dont il s’agit ici est glorifiée dans toute la mesure possible ; elle reste un attribut divin. Ajoutons d’ailleurs, et ceci est capital, que les termes employés sont de telle nature qu’ils entraînent tout naturellement l’esprit vers une interprétation plus large : lorsque le mystère de la très sainte Trinité aura été pleinement révélé, on songera sans effort au texte des Proverbes et on trouvera en lui les premiers linéaments de la révélation. Ce ne sera pas le seul cas où un auteur inspiré aura en quelque sorte dépassé sa pensée propre et ouvert les voies à de nouveaux enseignements divins.

La doctrine de la préexistence de la Sagesse est reprise dans l’Ecclésiastique : « Je suis sortie de la bouche du Très-Haut (la Vulgate ajoute ici : engendrée la première avant toute créature) ; et comme un brouillard je couvris la terre. J’établis ma tente sur les hauteurs les plus élevées et mon trône sur une colonne de nuée. Seule j’ai parcouru la voûte du ciel et je me suis promenée dans les profondeurs de l’abîme. Dans les flots de la mer et sur toute la terre, dans tout peuple et sur toute nation j’ai exercé l’empire. Parmi tous j’ai cherché un lieu de repos et dans quel domaine je devais habiter. Alors, le Créateur de toutes choses me donna ses ordres et celui qui m’a créée fit reposer ma tente ; et il me dit : « Habite en Jacob, aie ton héritage « en Israël. » Dès le commencement et avant tous les siècles j’ai été créée et je ne cesserai pas d’être jusqu’à l’éternité. J’ai exercé mon ministère en sa présence dans le tabernacle, et ainsi j’ai fixé mon séjour en Sion. » Eccli., xxiv, 3 sq. C’est encore la Sagesse elle-même qui prend la parole, mais au lieu de s’adresser aux hommes ; elle élève la voix dans l’assemblée du Très-Haut : n’avons-nous qu’une simple prosopopée, ou bien la Sagesse est-elle présentée comme une véritable personne ? À cette question, nous apporterons la réponse que nous avons déjà faite à propos des Proverbes, et l’on aurait sans doute bien étonné l’auteur « l’Ecclésiastique, si on la lui avait posée en tenues clairs. Dans la mesure où la Sagesse se distingue de Dieu, elle est une vertu morale à laquelle doivent aspirer les fidèles du judaïsme, puisque c’est chez eux qu’elle a établi sa résidence de préférence à tous les autres peuples. Cependant, elle agit, elle parle, comme si elle avait une existence personnelle, et ces formules ouvrent bien large la porte aux interprétations de l’avenir.

L’Ecclésiastique, rédigé en hébreu par un Juif palestinien, témoigne de l’hésitation avec laquelle les compatriotes de Ben-Sirach s’engagent dans la voie des personnifications réelles, l’eut-être le livre de la Sagesse, œuvre d’un Alexandrin, marque-t-il un progrès i il ce suis. L’écrivain sacré ne nous dit-il pas en effet : « (La Sagesse) est le souffle de la puissance de Dieu, une pure émanation de la gloire du Tout-Puissant ; aussi rien de souillé ne peut tomber sur elle. Elle est la splendeur de la lumière éternelle, le miroir sans tache de l’activité de Dieu et l’image de sa bonté. » Sap., vii, 25-26. Mais il dit également : « Elle est elle-même (ou bien : il y a en elle) un esprit intelligent, saint, unique, multiple, immatériel, actif, pénétrant, sans souillure, clair, impassible, aimant le bien, sagace, ne connaissant pas d’obstacle, bienfaisant, bon pour les hommes, immuable, animé, libre de soucis, tout puissant, surveillant tout, pénétrant les esprits les plus purs et les plus subtils. » Sap., vii, 22-23. On reconnaît sans peine dans cette litanie des expressions stoïciennes : c’est assez dire que l’auteur de la Sagesse a subi des influences helléniques et qu’on a le droit de l’interpréter en fonction de ces influences. Il importe assez peu, dès lors, que la Sagesse soit elle-même un esprit, ou qu’il y ait en elle un esprit, et même qu’elle paraisse se distinguer de la toute-puissance de Dieu dont elle est le souffle. Le stoïcisme nous oriente plutôt dans le sens de l’immanence que dans celui de la transcendance. Il ne faut pourtant pas oublier qu’ici encore les formules dépassent la pensée qu’elles cherchent à traduire. L’épître aux Hébreux reprendra plus tard, pour les appliquer au Verbe, les expressions de la Sagesse, et il se trouvera que ces expressions traduiront aussi bien que possible le mystère de la nature intime du Verbe. C’est donc que ces expressions sont riches d’une plénitude de sens qui peut demeurer d’abord inaperçue et qui, sous l’influence de l’Esprit-Saint, se manifeste par la suite. L’auteur de la Sagesse ne pressent pas le dogme chrétien de la Trinité ; mais il parle de telle manière qu’il suffira à l’auteur de l’épître aux Hébreux de reproduire ses formules pour en découvrir la richesse.

6° Les intermédiaires dans les écrits juifs non inspirés.

Esprit, Parole, Sagesse, ces trois termes, nous venons de le voir, figurent dans les livres de l’Ancien Testament pour désigner soit des manifestations de la puissance créatrice ou sanctificatrice de Dieu, soit des qualités de connaissance et d’action accordées aux hommes par Dieu qui les possède en plénitude et les transmet à qui il lui plaît. Les écrits du judaïsme palestinien emploient les mêmes expressions ; et, souvent, pour éviter de faire intervenir directement Jahvé dans les affaires du monde, ils le remplacent par son Esprit ou par sa Parole, quand ce n’est pas par son Nom ou par sa Gloire.

L’Esprit est souvent mentionné dans les apocalypses ou dans les écrits rabbiniques où l’on dit assez volontiers que l’Esprit-Saint parle ou agit ; mais on voit sans peine qu’en pareil cas l’Esprit tient la place de Dieu et s’exprime en son nom : il n’a pas de personnalité distincte. Bien plus, on ne le voit même plus exercer son influence sur des hommes choisis, sur des prophètes, car il n’y a plus alors de prophètes et les Juifs des temps post-exiliens souffrent profondément de ce silence de Dieu, de cet éloignement de l’Esprit-Saint. À la place de l’Esprit de Dieu, apparaissent des esprits multiples, qui sont préposés à la conduite des astres, aux transformations des éléments, à la vie des hommes. De ces esprits, les uns sont bons, les autres mauvais, de sorte qu’entre eux se livrent d’impitoyables combats. Qu’on lise des ouvrages tels que les Testaments des Patriarches ou le Livre d’Hénoch, on est stupéfait du rôle que jouent désormais les esprits dans la pensée religieuse des Juifs ; et il est remarquable que, pour désigner Dieu, l’auteur des paraboles d’Hénoch n’ait pas trouvé de nom plus caractéristique que celui de « Seigneur des esprits ». C’est bien cela en effet. Du haut du ciel qui est son séjour, Dieu règne sur les esprits et ceux-ci commandent à la grêle, à la neige, à la gelée, aux brouillards, à tous les phénomènes de la nature, cf. Hénoch, lx, 16-20 sq. On a comparé cette concep tion du monde à l’animisme babylonien ; on l’a aussi rapprochée du pneumatisme stoïcien ; il peut se faire qu’elle soit simplement un retour offensif de la superstition populaire. En toute hypothèse, elle ne saurait nous retenir.

Le rôle de la Parole est assez différent. Les targoums se plaisent à la faire intervenir dans les affaires du monde : ils nous apprennent que la Parole (memra) de Jahvé va et vient, vit, parle, agit ; et, au premier abord, on est tenté de se laisser impressionner par la multitude des passages dans lesquels elle intervient. Mais, à y regarder de près, on ne tarde pas à s’apercevoir que, lorsque des targoumistes écrivent : la Parole de Jahvé, ils se contentent de penser : Jahvé. La formule remplace le nom divin qu’il ne faut pas pro faner en lui attribuant des opérations indignes de sa transcendance. Il faut ajouter d’ailleurs que si la Parole est souvent mentionnée dans les targoums, elle est presque absente du Talmud : est-ce, comme on l’a dit, pour éviter l’emploi d’un mot susceptible de rappeler le dogme chrétien ? N’est-ce pas, plutôt, parce que la périphrase s’était révélée à l’usage aussi vide qu’inutile ?

Il en va de la Chekina, de la Gloire de Jahvé, comme de la Memra. La Chekina est souvent décrite sous des traits matériels ; elle remplit exactement la place de Dieu et jouit de son omniprésence ; elle réside surtout dans le temple, dans la maison et dans l’âme des justes ; elle accompagne les Israélites pendant la marche dans le désert ; elle est encore avec eux lorsqu’ils sont exilés en Babylonie ; elle descend partout où des hommes sont rassemblés pour prier. Elle a par suite tous les caractères d’une personne. Mais il ne faut pas s’y tromper : s’il en est ainsi, c’est parce que le mot Chekina sert à désigner Dieu lui-même et que, lorsqu’on l’écrit, on pense simplement à Jahvé sans vouloir le nommer.

Cette conclusion n’est pas pour nous surprendre. Le monothéisme avait été trop solidement implanté dans le peuple d’Israël par la grande tradition prophétique et, au lendemain de l’exil, les prêtres qui avaient remplacé les prophètes dans la direction religieuse de la nation avaient trop fortement insisté sur ce dogme fondamental, pour qu’il fût permis d’attendre la découverte, dans les livres mêmes de l’Ancien Testament et, à plus forte raison, dans les apocalypses apocryphes, dans les targoums ou dans les talmuds, les indices d’une orientation quelque peu précise dans le sens de la Trinité. Les écrivains chrétiens, et déjà l’auteur de l’épître aux Hébreux, éclairés par les enseignements du Sauveur, ont pu appliquer aux personnes divines les termes de Sagesse, d’Esprit, de Parole que leur avaient légués les livres de l’Ancien Testament, et même reprendre, en un sens élargi, des définitions ou des formules dont les richesses étaient restées inaperçues. Les Juifs eux-mêmes, exclusivement attachés au monothéisme et de plus en plus soucieux de le préserver de toutes les atteintes du dehors, n’ont jamais songé à de semblables exégèses.

III. le messianisme

Il reste cependant permis de se demander si l’on ne trouverait pas, dans une autre direction que celle où nous avons cherché jusqu’à présent, des points d’attache mieux assurés au dogme chrétien de la Trinité. Ne serait-il pas surprenant que Dieu, dont on sait la miséricordieuse condescendance aux besoins de sa créature, n’eût pas préparé les âmes à recevoir la révélation du mystère et les eût brutalement jetées dans l’éblouissement de la pleine lumière ? Si nous nous rappelons que, somme toute, le mystère d’un Dieu unique en trois personnes a été enseigné aux Juifs par celui qu’ils attendaient sous le nom de Messie, il n’est pas illégitime de chercher, dans les prédictions relatives au Messie, non pas des formules claires, mais des appels vers plus de clarté, des pierres d’attente pour un monument à venir.


La paternité de Dieu.

Remarquons tout d’abord que l’Ancien Testament n’ignore pas l’idée de la paternité de Dieu. Jahvé est le père d’Israël : « Tu es notre père, déclare Isaïe ; Abraham ne sait rien de nous et Israël ne nous connaît pas. C’est toi, Jahvé, qui es notre père ; tu t’es nommé en tout temps notre Sauveur. » Is., lxiii, 16. De même un peu plus loin : « Cependant toi, Jahvé, tu es notre père ; nous sommes de l’argile et tu es le potier ; nous sommes tous l’ouvrage de tes mains. O Jahvé ne t’irrite pas à l’excès ; ne te rappelle pas toujours l’iniquité ; vois, regarde ; nous sommes tous ton peuple. » Is., lxiv, 7 sq. Dans la prophétie de Jérémie, c’est Jahvé lui-même qui a pitié de son fils : « Ephraïm est-il pour moi un fils précieux ? Est-ce un enfant de complaisance ? Aussitôt que je prononce son nom, il occupe ma pensée, mes entrailles sont émues ; je lui pardonne. » Jer., xxxi, 20. Et ailleurs encore : « Je m’étais dit : je te mettrai au rang des fils et je te donnerai un pays de choix, une part exquise. .. et je disais : tu m’appelleras mon père. » Jer., iii, 19.

Jahvé est encore le père de tous les justes : quelques passages des psaumes expriment d’une manière admirable cette idée : « Mon père et ma mère m’abandonnent, mais Jahvé me recueillera. » Ps., xxvii, 10. « De même qu’un père a pitié de ses enfants, Jahvé a pitié de ceux qui le craignent, car il sait la boue dont il nous a formés ; il sait que nous ne sommes que de la poussière. » Ps., ciii, 13-14. Et la Sagesse de Salomon développe abondamment la même doctrine : « Il se vante d’avoir Dieu pour père, ricanent les impies à la vue du juste. Voyons si ses discours sont vrais, faisons l’épreuve de ce qui lui arrivera finalement ; car si le juste est fils de Dieu, Dieu prendra sa défense et le sauvera des mains de ses adversaires. » Sap., ii, 16-18. Lorsque l’épreuve est terminée, le dépit éclate dans leurs paroles : « Voilà donc qu’il est compté parmi les fils de Dieu et que son sort est celui des saints. » Sap., v, 5. Si expressives sont ces formules, qu’on a pu les regarder comme de véritables prophéties de la passion du Sauveur : tel n’est pas leur sens littéral. Du moins mettent-elles en un relief saisissant l’idée de la paternité de Dieu à l’égard du juste.

Plus précisément enfin Jahvé est le père du Messie. Il n’est pas exact, comme le disent encore bon nombre d’exégètes libéraux, que le titre Fils de Dieu ait été, pour les Juifs, l’équivalent de Messie et qu’il ait été d’un usage courant. Pourtant, c’est un fait que l’expression a été employée quelquefois, ou, tout au moins que Jahvé donne au Messie le nom de fils. Le psaume n est particulièrement caractéristique. Le psalmiste y met en scène l’avènement futur du Messie qui reçoit toutes les nations en héritage. Les peuples cependant refusent de reconnaître cette investiture divine, et c’est alors que le Messie prend la parole et expose son droit : « Jahvé m’a dit : « Tu es mon Fils ; moi-même « aujourd’hui je t’engendre. Demande-moi et je te donnerai les nations pour héritage, et pour domaine les « extrémités de la terre ; tu les briseras avec un sceptre « de fer, tu les mettras en pièces comme le vase du « potier. » Ps., ii, 7 sq. Il serait difficile de voir ici une allusion précise à la génération éternelle du Verbe ; car le Messie est engendré par Dieu au jour de sa manifestation, bien plutôt qu’au jour de sa naissance en ce monde, et il n’est pas question de sa préexistence. Comme la résurrection de Jésus était la grande manifestation messianique, saint Paul, dans les Actes des apôtres, lui a appliqué notre texte : « La promesse faite à nos pères, Dieu l’a accomplie pour nous, leurs enfants, en ressuscitant Jésus, selon ce qui est écrit au psaume deuxième : « Tu es mon Fils ; je t’ai engendré « aujourd’hui. » Act., xiii, 33. D’autres, à commencer par saint Justin, Dial., 88, y ont plutôt vu l’annonce du baptême du Sauveur. En toute hypothèse, le psalmiste a eu en vue l’inauguration du règne messianique, et il n’y a pas lieu de cheicher davantage dans les formules qu’il emploie. Cependant l’affirmation de la filiation divine du Messie est trop claire pour ne pas retenir l’attention.

Le Messie.

D’autre part, le Messie lui même a, avec Dieu, des relations spéciales qui l’élèvent au-dessus de tous les autres hommes. Il est un homme, assurément, et jamais les Juifs n’auraient songé à faire de lui un personnage étranger à la condition humaine. Mais il n’est pas un homme comme les autres. Nous avons déjà rappelé quelques textes prophétiques qui annonçaient la merveilleuse effusion des dons de l’Esprit répandus sur lui. Is., xi, 1 5. Il y a plus. Isale déclare qu’il sera le fl’s d’une vierge et qu’il sera appelé Emmanuel, Is., vii, 14 : sans doute, ce nom théophore peut, comme tant d’autres, n’avoir qu’une signification symbolique et exprimer la confiance dans le secours de Dieu. Mais, ailleurs, d’autres noms plus expressifs encore lui sont attribués : « Un enfant nous est né, un fils nous est donné, et la domination reposera sur son épaule. On l’appellera admirable, conseiller, Dieu fort, père éternel, prince de la paix. » Is., îx, 5. Les traducteurs grecs de la prophétie seront un jour si étonnés de cette accumulation de titres glorieux qu’ils n’oseront pas la reproduire et qu’ils les remplaceront tous par celui-ci, plus simple : l’ange du grand conseil.

De son côté, Michée annonce : « Et toi, Bethléem Ephrata, petite entre les milliers de Juda, de toi sortira pour moi celui qui dominera sur Israël et dont l’origine remonte aux temps anciens, aux jours de l’éternité. » Mich., v, 1. Bien qu’il ne faille pas entendre au sens métaphysique l’expression les jours d’éternité, on ne peut manquer de s’arrêter devant elle : le Messie est ancien, plus ancien que tout le reste, au moins dans les desseins de Dieu. Les visions de Daniel font même entrevoir de nouvelles perspectives, puisqu’elles nous transportent dans le ciel et y montrent le Messie siégeant auprès de Dieu : « J’étais toujours spectateur de ces apparitions nocturnes, et voici venir sur les nuages du ciel comme un fils d’homme et il parvint jusqu’à l’ancien des jours et on le lui présenta. Et il lui fut donné pouvoir et gloire et royauté, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Son pouvoir est un pouvoir éternel, qui ne lui sera pas enlevé et son règne est un règne qui ne sera pas détruit. » Dan., vii, 13-14. Le Messie reste un homme, assurément, et le chef du royaume d’Israël ; mais cet homme a une origine céleste et c’est de Dieu lui-même qu’il tient toute sa puissance : ne sommes-nous pas élevés de la sorte bien au-dessus des conditions ordinaires de l’humanité ?

Le psaume cx donne, avec plus de force encore, les mêmes enseignements. On sait l’usage qu’en a fait le Sauveur au cours de ses discussions avec les pharisiens : « Comme les pharisiens étaient assemblés, Jésus les interrogea en disant : » Que pensez-vous du Messie ? » De qui est-il le fils ? « Ils lui répondirent : » De David. « Et Jésus leur dit : » Comment donc David, inspiré par l’Esprit, l’appelle-t-il Seigneur, lorsqu’il dit : le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied ? Si donc David l’appelle Seigneur, comment est-il son fils ? » Nul ne put lui répondre un seul mot ; et depuis lors, personne n’osa plus l’interroger. » Matth., xxii, 41-45. Il est indéniable que le psaume l’applique directement au Messie, bien que les Juifs du IIe siècle l’aient Interprété d’Ezéchias, Justin, Dial, 83, sans doute pour enlever à l’exégèse chrétienne un de ses meilleurs arguments ; et le Messie y est présenté comme le maître de David ; bien plus, il est invité par Jahvé lui même à prendre place à sa droite. Il est encore un homme et sa destinée est de régner sur toutes les nations de la terre, mais il n’est pas un homme comme les autres et nul ne saurait lui être comparé.

Les apocryphes, du moins quelques-uns d’entre eux, reprennent et développent ces conceptions grandioses du Messie. Voici comment s’expriment à son sujet les psaumes de Salomon : « Il est un roi juste, instruit par Dieu, établi sur eux (les fils de Jérusalem) ; et il n’y a pas d’iniquité pendant ses jours, au milieu d’eux ; car tous sont saints, et leur roi est le Christ (du) Seigneur… Le Seigneur lui-même est son roi et son espérance, et il est puissant par son espérance en Dieu ; et il aura pitié de toutes les nations qui sont devant lui dans la crainte. Car il réduira la terre par la parole de sa bouche pour toujours ; il bénira le peuple du Seigneur dans la sagesse avec joie. Et il sera pur du péché pour commander aux peuples immenses, pour reprendre les chefs et détruire les pécheurs par la force de sa parole. Et il ne faiblira pas pendant ses jours, appuyé sur son Dieu, parce que Dieu l’a fait puissant par l’Esprit-Saint, et sage par le conseil et l’intelligence, accompagnés de la force et de la justice… Il est puissant dans ses œuvres et fort par la crainte de Dieu. Il paît le troupeau du Seigneur dans la foi et la justice, et il n’en laissera pas parmi eux être malades dans leur pâturage. Il les conduira tous dans l’égalité et il n’y aura pas parmi eux d’orgueil ni d’esprit de domination. Telle est la majesté du roi d’Israël, que Dieu a prévue pour le susciter sur la maison d’Israël afin de la corriger. » Ps. Sal., xvii, 35-47.

Jérusalem venait de tomber entre les mains de Pompée, lorsque ce psaume fut rédigé. À une heure où toutes les espérances humaines semblaient anéanties, l’auteur relève le courage de ses compatriotes en orientant leurs regards vers un avenir meilleur. Il reprend dans les Livres Saints les traits les plus glorieux du Messie et il les rassemble en une vigoureuse synthèse. Israël peut avoir été vaincu par des maîtres humains : il n’en possédera pas moins, au jour marqué par Dieu, le règne de justice et de sainteté dont le Christ du Seigneur sera le chef invincible ; et ce roi sera tout-puissant, d’une puissance spirituelle, dont Jahvé sera le principe et que personne ne pourra lui enlever. Toute la scène se passe sur la terre, dans le cadre même de Jérusalem ; et pourtant le pouvoir du Messie a bien quelque chose de surhumain par son origine autant que par son caractère.

Les Paraboles d’Hénoch nous ramènent au ciel et rappellent les visions de Daniel : « Là, je vis quelqu’un qui avait une tête de jours et sa tête était comme de la laine blanche ; et avec lui un autre dont la figure avait l’apparence d’un homme, et sa figure était pleine de grâce comme un des anges saints. J’interrogeai l’ange qui marchait avec moi et qui me faisait connaître tous les secrets, au sujet de ce fils de l’homme : « Qui est-il et d’où vient-il ? Pourquoi marche-t-il avec « la tête des jours ? » Il me répondit et me dit : « C’est le Fils de l’homme qui possède la justice et avec lequel la justice habite, qui révélera tous les trésors des secrets, parce que le Seigneur des Esprits l’a choisi, et son sort a vaincu par le droit devant le Seigneur des Esprits pour l’éternité. Le fils de l’homme, que tu as vii, fera lever les rois et les puissants de leurs couches et les forts de leurs sièges ; et il rompra les freins dis torts et il brisera les dents des pécheurs, et il renversera les rois de leurs trônes et de leur pouvoir, parce qu’i’s ne l’ont pas exalté et qu’ils ne l’ont pas glorifie et qu’ils n’ont pas confessé humblement d’où leur avait été donnée la royauté. » Hénoch, xlvi, 1-5. « Au moment, ce Fils de l’homme fut nommé auprès du Seigneur des Esprits, et son nom devant la tête des jours. Et avant que le soleil et les signes fussent créés, avant que les étoiles du ciel fussent faites, son nom fut nommé devant le Seigneur des Esprits. Il sera un bâton pour les justes, afin qu’ils puissent s’appuyer sur lui et ne pas tomber ; il sera la lumière des peuples et il sera l’espérance de ceux qui souffrent dans leur cœur. Tous ceux qui habitent sur l’aride se prosterneront et l’adoreront ; et ils béniront et ils glorifieront et ils chanteront le Seigneur des Esprits. Et c’est pour cela qu’il a été élu et caché devant lui, le Seigneur, avant la création du monde et pour l’éternité. La sagesse du Seigneur des Esprits l’a révélé aux saints et aux justes. » Hénoch, xlviii, 2 sq.

Il ne faut pas exagérer la portée de ces textes ni des textes analogues que l’on peut trouver dans les autres apocalypses apocryphes. D’une part, nous ne savons pas si ces livres étranges ont eu beaucoup de lecteurs et s’ils ont exercé une influence étendue. De l’autre, les lois mêmes du genre, apocalyptique exigent des exagérations manifestes, des tableaux grandioses, si bien qu’il est difficile de savoir la portée exacte que les auteurs attribuaient à leurs descriptions. Malgré ces réserves, nous gardons le droit de souligner la transcendance du Messie que viennent de nous faire connaître les Paraboles d’Hénoch. Le Messie reste un roi qui doit briser les ennemis de Dieu et venger les justes. « Mais ce roi vainqueur est en même temps le juge universel devant qui doivent comparaître non seulement tous les hommes, saints et pécheurs, mais les anges eux-mêmes. Et sa personne dépasse toutes les saintetés et toutes les grandeurs d’ici-bas. Il apparaît comme un des anges saints ; cependant, il est distinct des anges et supérieur à eux ; il est appelé le Fils de l’homme, et en effet on l’aperçoit au ciel se mêlant aux justes glorifiés et habitant avec eux ; il préexiste à la création du monde et habite près de Dieu sous ses ailes ; c’est son élu, son assesseur, et il reçoit avec lui les bénédictions et la gloire que les hommes lui rendent. C’est le type le plus idéal conçu par le messianisme juif avant le christianisme. » J. Lebreton, op. cit., p. 173.

Nous ne prétendons assurément pas trouver dans ces passages relatifs aux temps messianiques et au Messie des révélations suffisantes de la Trinité. Les textes que nous avons cités et ceu-v que nous pourrions encore apporter montrent assez combien demeure imprécise l’idée même du Messie qui doit être le chef de ce royaume nouveau où sera accomplie toute justice. Il est entendu que le Messie doit être un homme, et même, au témoignage d’Isaïe, un homme souffrant pour nos péchés, mis à mort à cause de nos iniquités. Pourtant cet homme sera plus grand que les autres. Élu par Dieu, il aura avec le Seigneur des relations uniques qui lui permettront de le regarder comme son Père. Il sera élevé au-dessus de toutes les créatures et des anges eux-mêmes. N’est-ce pas assez pour amener les esprits réfléchis à se poser des questions et à se demander si un personnage doué de telles prérogatives n’appartient pas à une sphère qui dépasse celle du monde créé ? Il ne semble pas que les Juifs, même les meilleurs d’entre eux, se soient posé de telles questions. Mais lorsque Jésus se sera présenté au monde, lorsqu’il se sera fait reconnaître pour le Messie, les intelligences seront prêtes à s’ouvrir et à comprendre : c’est dans la direction ouverte par les oracles messianiques que l’on cherchera d’abord la solution des problèmes soulevés par ses affirmations au sujet de ses rapports avec Dieu. Plus tard seulement, on se souviendra que la doctrine de la Sagesse offre de son côté des principes de solution, et l’on reviendra à cette doctrine pour y découvrir les indispensables compléments des oracles messianiques.

IV. philon d’Alexandrie.

Il est d’usage, lorsqu’on étudie les origines du dogme de la Trinité, de s’arrêter quelque peu à l’examen de la doctrine de Philon d’Alexandrie. Nous sacrifierons à cet usage, mais non sans quelque regret. Car il y a, semble-t-il, un abîme entre les enseignements de Philon et ceux du Sauveur, tels que nous les font connaître les écrits du Nouveau Testament : on ne voit pas comment le philosophe alexandrin aurait pu exercer quelque influence, même lointaine, sur les premiers développements de la théologie chrétienne.

Quand Philon commence à exercer son activité littéraire, il y a longtemps que les Juifs d’Alexandrie se sont posé le problème des relations entre la Loi de Moïse et la philosophie hellénique. Le problème est, pour eux, capital ; car si attachés soient-ils à la Loi et aux traditions ancestrales, il ne peut leur échapper que les païens au milieu desquels ils vivent ne sont pas nécessairement des ignorants ou des dépravés. La sagesse profane mérite d’être étudiée et parfois les exemples qu’elle a inspirés sont dignes d’être suivis. Pour un certain nombre de Juifs même, la tentation est grande de laisser là la Loi et ses préceptes qui ne servent qu’à creuser le fossé entre eux et les païens et de faire bon accueil à la philosophie. Philon se propose, après d’autres, mais beaucoup plus complètement que tous les autres, de résoudre l’antinomie apparente et de montrer à ses compatriotes d’abord, aux autres ensuite, que le judaïsme renferme la véritable sagesse et qu’il est l’école de la véritable vertu. L’allégorisme lui permet de pousser à fond sa démonstration ; il n’est pas l’inventeur de la méthode, mais il l’emploie avec plus de rigueur que personne et il parvient de la sorte à mettre en évidence toutes les richesses enfermées dans les saintes Lois. Il n’est pas l’homme des concessions et ceux qui se refusent à voir en lui un véritable Juif se trompent sur le sens profond de son activité. Bien loin de vouloir attirer les Juifs à la sagesse profane, il espère acquérir les païens à la loi juive et, plus encore, retenir ceux de ses frères qui seraient tentés de s’évader.

Dieu.

Nous ne devons donc pas nous attendre à trouver, dans les œuvres de Philon, des atténuations de la doctrine traditionnelle ; et, lorsqu’il s’agit d’affirmer le monothéisme, le philosophe alexandrin est aussi catégorique que possible.

Dieu est unique : à peine est-il besoin de le rappeler, tant la chose va de soi ; et, à première vue tout au moins, il est présenté d’une manière plus abstraite que concrète : il est celui qui est, celui qui est vraiment, l’être, l’être véritable, ou encore la cause de tout, l’esprit de l’univers, l’âme du monde, le démiurge, le créateur de l’univers, le père de tout, le père du monde, etc. Tous ces noms mettent en relief le caractère philosophique des affirmations de Philon. D’ailleurs celui-ci va plus loin encore lorsqu’il prétend que Dieu ne peut être ni nommé ni connu par l’homme : « Tout ce que peut faire la raison humaine, écrit-il, c’est d’arriver à connaître qu’il existe une cause de l’univers ; vouloir passer outre et connaître sa nature et ses qualités, c’est une sottise extrême. » De posteritate Caîni, 168, Mangey, t. i, p. 258. Et ailleurs : « Dieu n’est pas comme l’homme ; il n’est même pas comme le ciel ni comme le monde. Car ces choses sont des formes déterminées et sensibles : Dieu au contraire n’est même pas compréhensible par l’esprit, sinon en tant qu’il est ; car ce que nous comprenons de lui c’est son existence et, en dehors de son existence, rien. » Quod Deus sit immutabilis, 62, t. i, p. 282. Ailleurs encore : « Parmi les hommes, les uns sont amis de l’âme, les autres amis du corps ; les premiers, pouvant se mêler aux natures intelligibles et incorporelles, ne

comparent l’être à aucune idée des choses créées, mais
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ils le dépouillent de toute qualité, car c’est un des éléments de son bonheur et de sa béatitude souveraine que son existence soit conçue comme une et sans marque distinctive ; et ils se le représentent seulement comme être, sans lui donner de forme. » Quod Deus sit immutabilis, 55, t. i, p. 281.

De telles expressions ont paru étranges ; théologiens et philosophes ont longuement discuté à leur sujet. Tandis que les uns expliquent que Philon est un mystique et que les mystiques n’ont jamais hésité à proclamer le caractère ineffable de leurs relations avec Dieu, ineffable lui-même et supérieur à toute détermination, d’autres préfèrent chercher dans la philosophie stoïcienne l’explication précise de l’apoios divin et estiment que Dieu est dit sans qualité à la fois parce qu’il est infiniment simple, étranger à toute composition, et parce qu’il ne fait partie ni d’un genre ni d’une espèce, mais transcende tous les genres et toutes les espèces.

Il n’est pas nécessaire ici de prendre parti. Il nous suffit de savoir que, pour Philon, la transcendance de Dieu s’exprime en termes philosophiques, mais que ceux-ci semblent creuser aussi profond que possible l’abîme qui le sépare du monde. Ce n’est pas à dire d’ailleurs que Philon se refuse toujours à parler de Dieu, à décrire sa bonté, sa bienfaisance, sa munificence, sa miséricorde, son amour pour les hommes, sa sainteté. Il n’aurait pas été un vrai Juif, ajoutons il n’aurait pas eu une âme vraiment religieuse, s’il ne s’était cru permis d’employer des expressions fréquentes dans les Livres Saints et même de les commenter. Il serait facile de multiplier à ce sujet les citations. Cependant, jusque dans ces conditions, les formules restent abstraites. Philon décrit par exemple le bonheur de Dieu : « Dieu nous parle de ses fêtes ; c’est qu’en vérité il est le seul à avoir des fêtes ; seul il connaît le bonheur, seul la joie, seul le plaisir ; seul il peut avoir une paix sans mélange : il est sans tristesse, sans crainte, sans aucun mal, sans besoins, sans souffrances, sans fatigue, plein d’une béatitude pure ; sa nature est très parfaite, ou plutôt il est lui-même la perfection, la fin, le terme du bonheur. » De cherubim, 86, t. i, p. 154. Ailleurs, il s’agit de la bonté de Dieu : « Si l’on veut chercher pour quelles causes Dieu a bâti cet univers, il me semble qu’on peut répondre avec un ancien que le père et l’artisan du monde était bon… Nul ne lui donna cette inspiration : il n’y avait nul autre que lui ; mais il connut par lui-même qu’il devait répandre à profusion la richesse de ses grâces sur la nature qui, sans un don divin, ne pouvait d’elle-même avoir rien de bon. » De opificio mundi, 21-23, t. i, p. 5. Tout cela est très beau sans doute. Mais comme tout cela reste froid lorsqu’on compare ces formules à celle s de la Bible.

Les puissances.
Si Dieu est transcendant par rapport au monde, il est nécessaire qu’il fasse appel à des intermédiaires pour entrer en relations avec sa créature ; et Philon décrit ainsi l’échelle des êtres : « Au degré suprême est Dieu ; au second degré le Logos ; au troisième la puissance créatrice ; au quatrième la puissance royale ; au cinquième, sous la créatrice, la puissance bienfaisante ; au sixième sous la puissance royale, la puissance punissante ; au septième enfin, le monde composé par les idées. » In Exod., ii, 68, éd. Aucher, p. 516 ; cf. De confus. linguar., 97 ; De fuga, 97 sq. ; Leg. allegor., iii, 100, Mangey, t. i, p. 419, 560. 107.

Que sont les puissances dont il est ici question ? Faut-il les regarder comme des personnes, nettement distinguées du Dieu suprême, nu seulement comme des abstractions ou des figures de langage ? Et dans la première hypothèse, n’aurions-nous pas ici quelque choc comme une. esquisse du dogme trinitaire ?

II est difficile de répondre à ces questions. Cependant, bien que, de temps à autre, Philon semble attribuer aux puissances une véritable personnalité, il parle d’elles le plus souvent de manière à laisser entendre qu’il les regarde comme de pures abstractions, et l’on reconnaît sans peine dans les formules qu’il emploie les marques de l’influence platonicienne : « Les puissances que tu désires (voir) sont entièrement invisibles et seulement intelligibles, de même que je suis invisible et intelligible ; je les appelle intelligibles non qu’elles soient en effet saisies par l’esprit, mais parce que, si elles pouvaient être saisies, ce ne serait pas la sensation, mais l’esprit le plus pur qui les saisirait. Bien qu’elles soient insaisissables par leur essence, elles manifestent cependant une image et une empreinte de leur action… Certains des vôtres les ont nommées idées et à bon droit, puisqu’elles spécifient les êtres, les ordonnant, les définissant, les déterminant, les informant et, en un mot, les améliorant. » De spécial. legibus, 46-48, t. i, p. 218-219.

Ailleurs, ce n’est plus Platon, ce sont les stoïciens qui inspirent Philon : « Moïse a souscrit à la doctrine de la communion et de la sympathie de l’univers, il a affirmé que le monde était unique et produit… mais il a surpassé les philosophes par sa conception de Dieu ; il a bien vu que ni le monde, ni l’âme du monde n’était le Dieu suprême, que les astres et leurs révolutions n’étaient pas pour les hommes les causes premières de ce qui leur arrive, mais que cet univers est maintenu par des puissances invisibles que le démiurge a tendues des extrémités de la terre jusqu’aux limites du ciel, afin que ce qu’il avait lié ne se déliât pas, car les puissances sont les liens infrangibles du monde. » De migratione Abraham, 180-181, t. i, p. 464.

Il peut suffire de citer des textes comme ceux-ci et de les rapprocher l’un de l’autre pour se rendre compte qu’il serait vain de vouloir ramener à une parfaite cohésion les formules employées par Philon a propos des puissances ; et le philosophe semble prendre plaisir à déconcerter les commentateurs lorsqu’il distingue tantôt deux puissances, la puissance créatrice qui est nommée Dieu dans l’Écriture et la puissance royale qui reçoit le nom de Seigneur, De sacrificant., 307 ; De Abrahamo, 121 ; De planlatione Noe, 86. Mangey, t. ii, p. 258 et 19 ; 1. 1, p. 342, tantôt trois, ou quatre, ou cinq, ou même un nombre infini ; lorsqu’il identifie les puissances avec les anges pour déclarer ailleurs que les anges sont les ministres des puissances ; lorsqu’il affirme que les puissances ne se distinguent pas des idées, quitte à enseigner ensuite que le monde des idées a été fait par les puissances. Ces contradictions s’expliquent en partie parce que Philon est un exégète et qu’il se laisse toujours guider, dans l’expression et le développement de sa pensée par le texte biblique dont il fait le commentaire. Mais elles proviennent aussi d’un manque réel d’unité dans la doctrine qu’il essaie de formuler.

L’idée de l’infinité incompréhensible et ineffable de Dieu domine son esprit. Comment alors saisir Dieu et comment parler de lui ? Il faut, estime Philon, faire intervenir les puissances, qui sont autant de points de vue desquels nous envisageons l’Être absolu : selon que nous le considérons comme créateur ou comme gouvernant, nous parlons de la puissance créatrice ou de la puissance royale ; il peut nous arriver de séparer l’une de l’autre ces puissances et même de les regarder d’une manière indépendante de Dieu : elles semblent alors de véritables intermédiaires. Mais il peut arriver également — et ceci est plus exact — que nous les replacions en Dieu, et elles ne sont plus que des attributs ou dis aspects de la monade indivisible. Il n’y a rien ici qui la la Trinité chrétienne, et bien i

sont ceux qui ont pu se méprendre à ce sujet.
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Le Logos.
Les puissances ne tiennent d’ailleurs qu’une place secondaire dans la philosophie de Philon. Il en va autrement du Verbe qui reparaît à tout instant et semble jouer un rôle capital parmi les intermédiaires. L’examen de la doctrine philonienne du Logos est d’autant plus important que beaucoup ont cru trouver là le point de départ de l’enseignement de saint Jean. Si la dépendance de l’évangéliste par rapport à Philon pouvait être démontrée, il y aurait là une lumière décisive jetée sur un des problèmes essentiels de l’histoire des dogmes : il faut tout de suite ajouter que la démonstration est loin d’être faite et que l’originalité de saint Jean ne saurait être trop fermement proclamée.

Du moins est-il possible de donner une idée exacte de l’enseignement de Philon sur le Verbe ? Cela même est loin d’être assuré, et les critiques disputent encore sur l’un des points essentiels : le Logos phi Ionien est-il ou n’est-il pas personnel ? La persistance du conflit montre au moins que les expressions du philosophe alexandrin sont loin d’être claires et qu’ici encore, comme tout à l’heure à propos des puissances, on peut trouver des textes capables d’incliner l’esprit en des sens très différents.

Le problème à résoudre est théoriquement assez simple : Comment Dieu entre-t-il en relations avec le monde ? comment le monde entre-t-il en relations avec Dieu ? Par le Logos. Le Logos est l’intermédiaire désigné entre l’infini et le fini. Il permet à l’intelligence de s’élever jusqu’à Dieu ; il est l’intercesseur qui présente à Dieu les hommages du monde ; il est l’instrument de Dieu dans la création du monde.

Sans peine, on pourrait citer ici de nombreux textes. Nous n’en rappellerons qu’un ou deux à titre d’exemples : « Le Père qui a tout engendré, écrit Philon, a donné au Logos ce privilège insigne d’être mitoyen entre la créature et le Créateur et de séparer l’un de l’autre. Car il est auprès de l’incorruptible le suppléant de la nature mortelle toujours prête à défaillir, et il est près des sujets l’ambassadeur du roi. Et il se réjouit de ce privilège et il l’exalte en disant : « Je me « tenais entre le Seigneur et nous. En effet, n’étant ni « sans principe comme Dieu, ni produit comme vous, « mais intermédiaire entre ces deux choses extrêmes, « je suis pour tous deux comme un otage : au Créateur « je donne l’assurance que la race entière ne disparaîtra « ni ne se détruira en bouleversant l’ordre du monde ; « à la créature, je fais espérer que le Dieu miséricordieux ne négligera jamais l’œuvre qui est la sienne. » Quis rer. divin. heres, 205-206, Mangey, t. i, p. 501502. Le rôle médiateur du Logos est nettement mis en relief dans ces lignes. On aimerait pourtant savoir, puisque le Logos n’est ni sans principe, agenetos, ni produit genetos, ce qu’il est réellement, car on a peine à concevoir un troisième terme entre les deux.

Ailleurs, Philon insiste sur le rôle du Logos dans la création : « Pour la production d’un être quelconque bien des principes doivent concourir : la cause proprement dite, la matière, l’instrument, la fin. Si quelqu’un demandait ce qu’il faut pour la construction d’une maison ou d’une cité, on dirait : un ouvrier, des pierres, du bois, des instruments… Et si l’on passe de ces constructions particulières à la grande maison, à la grande cité qu’est le monde, on trouvera que la cause c’est Dieu qui l’a fait ; la matière ce sont les quatre éléments dont il a été composé ; l’instrument est le Logos divin par qui il a été construit ; le but de la construction est la bonté du Démiurge. » De cherubim, 125-127, t. i, p. 162 ; cf. Leg. allegor., iii, 96 ; Quod Deus sit immutabilis, 57 ; De sacrificiis Abel et Caïni, 8, Mangey, t. i, p. 106, 281, 165.

On le voit, dans des textes de ce genre, Philon ne s’exprime pas de manière assez nette pour qu’il soit permis de savoir s’il fait ou non du Logos un être personnel. Ailleurs, il semble plus précis. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, il fait du Logos le fils aîné de Dieu, De agricultura, 51 ; De confus. linguar., 63, 146 ; De fuga, 109 ; De somniis, i, 215, t. i, p. 308, 414, 427, 562, 653 ; et, comme on l’a remarqué, « cette expression est d’autant plus notable qu’elle n’apparaît pas, comme beaucoup d’autres, amenée par un artifice d’exégèse. Philon l’emploie, non parce que le texte qu’il commente la lui impose ou la lui suggère, mais simplement parce qu’elle correspond à sa pensée. » J. Lebreton, 'op. cit., p. 216. Il identifie encore le Logos avec l’ange de Jahvé dont parlent les Livres saints : « Pourquoi donc nous étonner encore, si Dieu apparaît semblable aux anges et parfois même aux hommes, pour secourir ceux qui en ont besoin ? Ainsi quand l’Écriture dit : « Je suis le Dieu qui t’a apparu dans le « lieu de Dieu », pense qu’il a pris en apparence la place d’un ange, sans changer toutefois, pour aider celui qui ne pouvait pas autrement voir le vrai Dieu. De même donc que ceux qui ne peuvent pas voir le soleil lui-même voient son reflet et que ceux qui voient le halo de la lune croient voir la lune elle-même, ainsi de même se perçoit l’image de Dieu par son ange, le Logos, comme Dieu lui-même. » De somniis, i, 238239, Mangey, t. i, p. 655, 656.

Ailleurs, Philon voit dans le grand-prêtre une figure du monde ou du Logos : pour lui, le grand-prêtre idéal, c’est le Logos qui est revêtu du monde, comme le grand-prêtre juif l’est de ses vêtements symboliques, et tout ce que la Loi commande au grand-prêtre ou exige de lui est interprété allégoriquement du Logos : « Son père, sa mère doivent être purs… Son père est Dieu, le père de l’univers ; sa mère est la Sagesse par laquelle tous les êtres sont venus à l’existence. .. Le Logos très vénérable de l’être revêt comme vêtement le monde ; car il se couvre de la terre et de l’eau et de l’air et du feu et de tout ce qui en vient… Il ne doit jamais enlever sa mitre, c’est-à-dire qu’il ne doit jamais déposer son diadème royal, symbole d’une puissance non pas souveraine, mais subordonnée et d’ailleurs admirable. Il ne doit pas déchirer ses vêtements, car il est, comme il a été dit, le lien de l’univers et il en maintient toutes les parties et il les enserre en les empêchant de se dissoudre et de se disjoindre. » De fuga, 109-118, Mangey, t. i, p. 562-563.

Nous retrouvons dans ces dernières expressions les formules stoïciennes que nous avons déjà relevées chez Philon ; et bien souvent on peut encore les signaler : « Nul élément matériel n’est assez fort pour porter le monde, mais le Logos éternel du Dieu éternel est le soutien très ferme et très solide de l’univers. C’est lui qui, tendu du centre aux extrémités et des extrémités au centre, dirige la course infaillible de la nature, maintenant et reliant fortement entre elles toutes les parties : car le père qui l’a engendré en a fait le lien infrangible de l’univers. » De plantatione Noe, 8-9, t. i, p. 330-331. « La terre et l’eau, placées au milieu de l’air et du feu et entourées par le ciel n’ont aucun appui extérieur, mais se tiennent entre elles, attachées l’une à l’autre par le Logos divin, architecte très sage et harmonie très parfaite. » Quæst. in Exod., ii, 90, éd. Aucher, p. 528. « De même que l’or est impénétrable aux flèches et de même qu’il reste infrangible quand il est étendu en membranes très fines, ainsi le Logos s’étend, se répand, atteint tout, en restant plein tout entier dans tous les êtres et en unissant tout le reste dans l’unité d’un même tissu. » Quis rerum dioinar. heres, 217, Mangey, t. i, p. 503.

N’avons-nous pas dans ces formules d’allure toute stoïcienne un principe de solution au problème fondamental que nous posions tout à l’heure ? Le Logos

stoïcien n’a assurément rien de transcendant ; son
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immanence ne saurait faire l’ombre d’un doute. Si le Logos de Philon n’est autre que celui des stoïciens, d’où lui viendrait sa transcendance ? Il est vrai que nous n’avons pas le droit de pousser trop loin le parallélisme, car ce serait oublier que Philon est Juif et qu’il a donc un Dieu personnel, d’une personnalité tellement relevée et tellement lointaine que c’est précisément pour lui permettre d’entrer en relations avec le monde qu’il a dû faire appel au Logos.

Nous voici donc au rouet ; d’autant plus que nous ne pouvons pas faire abstraction de quelques passages, rares assurément, mais capitaux, où le Logos est qualifié du titre de Dieu. Dans le De somniis, Philon semble encore reculer ; il déclare qu’on ne peut nommer le Logos Dieu que par catachrèse et qu’il faut soigneusement distinguer entre le Dieu unique, désigné avec l’article et le Logos, appelé Dieu sans article : « Il ne faut pas passer rapidement sur cette parole : « je suis

« le Dieu que tu as vu dans le lieu de Dieu » ; mais rechercher

avec soin si en effet il y a deux dieux… Que faut-il dire ? il n’y a qu’un Dieu véritable, mais il y en a plusieurs appelés ainsi par catachrèse. Aussi le texte sacré, en cet endroit, désigne par l’article le Dieu véritable. .. mais sans article celui qui est appelé ainsi par catachrèse… Il appelle Dieu son Logos très vénérable, ne se laissant pas arrêter par des scrupules d’expression, mais n’ayant en vue qu’une fin : dire des choses. » De somniis, i, 228-230, t. i, p. 655.

Ailleurs, Philon se demande comment Dieu peut jurer par lui-même ; et après une longue discussion il conclut qu’on ne peut pas jurer par Dieu parce qu’on ne peut rien déterminer de sa nature : c’est assez de pouvoir jurer par son nom, c’est-à-dire par son interprète le Logos : c’est là le Dieu de nous autres imparfaits ; le premier Dieu est le Dieu des sages et des parfaits. Leg. allegor., iii, 207-208. t. I, p. 128. Qu’est-ce à dire, sinon que Dieu est inconnaissable et que, pour l’atteindre, il est nécessaire de passer par le Logos qualifié de Dieu pour la circonstance ? Ce titre ne doit pas nous arrêter : il n’y a qu’un seul Dieu, et on le sait bien ; mais comme seuls les parfaits sont capables de s’élever jusqu’à lui par l’intuition mystique, le Logos permet du moins aux autres de ne pas rester totalement privés de sa connaissance.

Un troisième texte, cité par Eusèbe, Prœpar. evang., vu, 13, est peut-être plus important : « Pourquoi Dieu dit-il qu’il a fait l’homme à l’image de Dieu, comme s’il parlait d’un autre Dieu et non pas à son image ? C’est un oracle admirable de sagesse. Rien de mortel ne saurait être assimilé à l’Être suprême, au Père de l’univers, mais seulement au second « lieu qui est son Logos. Cari’fallait que l’empreinte raisonnable qui est dans l’homme fût gravée par le Logos divin ; car le Dieu qui est antérieur au Logos dépasse toute nature raisonnable ; et il était impossible que rien de produit fût assimilé à celui qui est au-dessus du Logos et qui a une essence excellente et singulière. » P. G., t. xxi, col. 545. On remarquera l’expression : second Dieu, employé à propos du Logos ; nous la retrouverons plus tard dans saint Justin, avec un sens précis. Philon ne l’emploie que pour éviter d’attribuer la divinité au Logos sans aucune réserve ni restriction. Puisque le texte sacré explique que l’homme a été fait à l’image de Dieu et non pas qu’il est l’image de Dieu, il y a à cela des raisons ; c’est qu’en effet l’image de Dieu est le Logos, cause exemplaire de toutes choses et modèle de l’homme. Le Logos n’est pas, ne peut pas être identique à Dieu ; et cependant il ne peut pas en être absolument distinct puisqu’il permet à la créature de rencontrer Dieu.

De quelque côté que nous nous tournions, c’est toujours la même difficulté et c’est, toujours aussi la même confusion. Nous pourrions citer beaucoup plus de textes que nous ne l’avons fait : nous n’aboutirions pas à des résultats plus clairs ou mieux établis. Ceux des historiens qui refusent la personnalité au Verbe dont parle Philon reconnaissent que certains passages semblent s’opposer à leur conclusion ; ceux qui au contraire optent finalement en faveur de la personnalité n’ignorent pas qu’on peut leur opposer de fort bons arguments.

Nous ne sommes pas absolument obligés de prendre parti, car, en toute hypothèse, le Logos de Philon n’a rien à voir avec la Trinité chrétienne. On a fait remarquer, ce qui est en effet décisif, que Philon n’a pas la moindre idée de l’incarnation du Logos : si, d’après lui. le Logos agit dans les âmes pieuses, c’est par une motion intérieure ; et les grands inspirés, les prophètes d’Israël eux-mêmes, s’i’s sont conduits par le Logos ne lui sont pas indissolublement unis ; à plus forte raison ne lui sont-ils pas joints, de manière à ne faire avec lui qu’une seule réalité. Lorsque saint Jean déclarera que le Verbe s’est fait chair, il exprimera, dans ces simples mots, une idée totalement étrangère au philonisme, en même temps qu’il affirmera d’une manière indiscutable la personnalité du Logos qui, étant de toute éternité en Dieu, devient comme l’un d’entre nous et daigne habiter parmi nous.

D’autre part, si le Logos est une pièce essentielle de la philosophie de Philon, s’il est en quelque sorte exigé par lui, c’est parce qu’au point de départ de ce système figure un Dieu absolument transcendant et incommunicable. Il est cependant nécessaire que Dieu intervienne dans les affaires du monde, tout au moins pour le créer et pour le conserver. Le Dieu chrétien est lui aussi transcendant et il est infiniment au-dessus de toutes les choses qu’il a créées ; mais cela ne l’empêche pas de montrer sa bonté aux hommes, de les aimer, de veiller sur le plus petit d’entre eux. Saint Jean insiste assurément sur la part que prend le Verbe à la création ; il n’en reste pas moins que le Créateur du ciel et de la terre est Dieu, le Père tout puissant.

Enfin, le Verbe dont parle saint Jean est, de toute évidence, une personne. Indissolublement uni au Père, il agit, il pense, il veut ; il est un centre d’attribution. Il reste fort douteux qu’on puisse dire la même chose du Logos philonien, qui doit trop à la philosophie stoïcienne pour être véritablement distinct et de Dieu et du monde. Philon, et c’est l’intérêt de son système, a reconnu que, pour imposer à la pensée grecque l’idée d’un Dieu transcendant, tout en maintenant l’idée révélée par la Bible d’une action de Dieu dans le monde et spécialement dans les âmes des justes, il était indispensable de faire appel à un intermédiaire qui ne fût ni produit, ni improduit, ni créé, ni incréé, mais qui gardât en lui des traits du divin et des marques de l’imperfection. Cette solution contradictoire ne pouvait plaire à personne. « Pour les Juifs, c’était enlever quelque chose de l’honneur dû à Dieu, cause universelle, qu’il importait de ne rattacher au monde par aucun être qui pût lui être comparé. Les philosophes ne reconnaissaient pas leur droite raison dans cette conception presque mythologique qui n’avait pas l’avantage d’une longue possession des âmes. » Le système de Philon n’éveilla pas d’écho autour de lui, quelle que dût être la vogue de la méthode allégorique qui lui avait servi à l’étayer.

On comprend que ce soit sans regret que nous abandonnions le philosophe alexandrin. Les immenses efforts de Philon pour attirer les Grecs au judaïsme se soldent en définitive par un échec : personne ne se convertit à son appel, car le Dieu qu’il prêchait était trop loin du monde et le Logos était impuissant à combler l’abîme ainsi ouvert. Lorsque Jésus commencera à enseigner en Galilée la venue du royaume de Dieu et la bonté du Père céleste, ce n’est pas à Philon qu’il se rattachera ni même aux rabbins palestiniens, mais aux livres de l’Ancien Testament, et spécialement aux prophètes dont il réalisera les promesses. De là le caractère étrangement vivant de sa doctrine. Avec lui, c’est vraiment le Dieu vivant que nous allons retrouver.