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Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. IV. Les hérésies du IIIe siècle

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 48-54).

IV. Les hérésies du IIIe siècle.

On peut dire que, jusqu’à la fin du iie siècle, l’Église n’a pas eu à lutter contre des hérésies trinitaires. Sans doute, parmi les croyants, un certain nombre se sont posé des questions sur la vie divine et tous ne les ont pas résolues avec un égal bonheur. Le problème était assurément difficile de concilier la foi au monothéisme et celle à la divinité du Christ, Fils de Dieu. Mais on avait assez à faire de lutter contre les gnostiques pour ne pas vouloir s’occuper de tout à la fois, et les apologistes se préoccupaient plutôt de convertir les païens que de chercher les formules les plus capables d’exprimer le mystère de Dieu. Cependant, saint .Justin connaît déjà des docteurs selon lesquels le Verbe < st simplement une puissance de Dieu, inséparable de lui comme la lumière l’est du soleil et qu’il étend hors de lui ou retire à lui à sa volonté ; à cette puissance, on peut donner différents noms : ange, gloire, homme, Logos, selon la forme qu’elle prend ou selon les fonctions que l’on considère en elle. Liai., 128. On s’est demandé si ces docteurs étaient des chrétiens ou s’ils n’étaient pas plutôt des Juifs d’Alexandrie. La question semble insoluble. En tout cas saint Justin n’hésitait pas à condamner leur manière de voir.

A la fin du IIe siècle et au début du IIIe les hérétiques entrent en jeu. Les uns nient purement et simplement la Trinité au nom du dogme de l’unité divine : ce sont les monarchiens proprement dits, ou patripassiens. Voir l’art. Monarchianisme, t. x, col. 2194 sq. Les autres nient la divinité de Jésus-Christ, et c’est seulement par voie de conséquence qu’ils sont amenés à s’opposer au dogme de la Trinité : on peut leur donner, avec Harnack et Tixeront, le nom d’adoptianistes.

I. L’adoptianisme

Nous sommes renseignés sur les origines de l’adoptianisme et sur ses premiers développements par saint Hippolyte, Philosoph., vii, 35 ; x, 23 ; ix, 3, 12, P. G., t. xvi c, col. 3342, 3439, 3370, 3379 ; Contra Noetum, 3-4, t. x, col. 805 sq., et par le traité anonyme contre Artémon, que cite Eusèbe, H. E., V, xxviii. Les hérésiologues postérieurs, Filastrius et Épiphane, sont également à consulter.

A Rome.

Le premier auteur de l’hérésie aurait été un certain Théodote, originaire de Byzance et corroyeur de profession. Après avoir apostasie dans une persécution, Théodote se réfugia à Rome et, pour expliquer sa conduite, il assura qu’en reniant Jésus-Christ, il n’avait renié qu’un homme et non un Dieu. Épiphane, Hæres., liv, 1, P. G., t. xli, col. 961. D’après lui, Jésus n’était qu’un homme, né d’une vierge, qui avait vécu avec plus de piété que les autres. A son baptême, le Christ était descendu sur lui sous la forme d’une colombe et lui avait communiqué les puissances dont il avait besoin pour remplir sa mission. Toutefois il n’était pas devenu Dieu pour autant, bien que certains théodotiens se montrassent disposés à croire qu’il l’était devenu lors de sa résurrection.

Vers 190, Théodote fut excommunié par le pape Victor. Il parvint cependant à grouper autour de lui une communauté schismatique, sur laquelle s’étend longuement l’anonyme cité par Eusèbe, H. E., V, xxviii. Retenons seulement que les sciences exactes et la critique biblique étaient en grand honneur dans cette communauté et que, sous le pape Zéphyrin, elle eut pour évêque un certain Natalis qui finit d’ailleurs par revenir à la grande Église.

Nous connaissons les noms de plusieurs disciples de Théodote, Asclépias ou Asclépiodote, Hermophile, Apollonius et surtout Théodote le Banquier. Celui-ci est le fondateur de la secte des melchisédéciens. Selon lui, Melchisédcch était supérieur à Jésus : il était en effet une très grande puissance, la vertu céleste de la grâce principale, médiateur entre Dieu et les anges, et aussi, d’après saint Épiphane, Hseres., lv, 8, P. G., t. xli, col. 985, entre Dieu et nous, spirituel et établi pour le sacerdoce de Dieu. Aussi devons-nous lui présenter nos offrandes, , afin qu’il les présente à son tour pour nous et que, par lui, nous obtenions la vie. Il est difficile de connaître la vraie portée de ces formules. Saint Épiphane, Hæres., lv, 5, 7, col. 980, 985, nous apprend que, plus tard, Melchisédech était identifié par l’Égyptien Hiéracas avec le Saint-Esprit et par d’autres avec le Fils de Dieu qui est apparu a Abraham. Nous saisissons ici l’existence de spéculations multipliées autour du personnage mystérieux de Melchisédech : ces spéculations n’intéressent pas directement l’historien de la Trinité. Cf. art. Melchisédéciens, t. x, col. 513 sq.

Le dernier représentant de l’adoptianisme en Occident fut Artémas ou Artémon, dont nous ne savons pas grand"chose en dehors des renseignements fournis parle traité que cite Eusèbe. Encore Eusèbe se hornet-il à copier des passages d’intérêt anecdotique et laisse-t-il de côté ce qui se rapporte à l’enseignement. Artémon a dû prêcher à Rome aux environs de 230, et il semble qu’il était encore de ce monde après 260, lorsque éclata à Antioche l’affaire de Paul de Samosate. Peut-être est-ce lui qui est réfuté dans le De Trinitate de Novatien : en ce cas, nous pourrions dire qu’il niait la divinité de Jésus-Christ par crainte du dithéisme : « Si autre est le Père et autre le Fils ; si d’autre part le Fils est Dieu et le Christ est Dieu, il n’y a pas un seul Dieu, mais on introduit deux dieux également : le Père et le Fils. S’il n’y a qu’un Dieu, le Christ est un homme, et c’est le Père qui est, par voie de conséquence, le Dieu unique. » Novatien, De Trinitate, 30, P. L., t. iii, col. 967. Artémon avait, paraît-il, l’audace de prétendre que sa doctrine avait été enseignée dans l’Église de Rome depuis ses origines jusqu’au pontificat de saint Zéphyrin (199-218) : nous ignorons sur quels arguments il s’appuyait pour affirmer cette thèse qui surprenait fort les catholiques. Eusèbe, H. E., V, xxviii.

A Antioche. Paul de Samosate. —

L’erreur de Paul de Samosate se rattache-t-elle historiquement par quelque lien à celle d’Artémon ? il ne le semble pas, et il est plus probable qu’elle constitue une tentative indépendante. Si les évêques réunis contre lui à Antioche renvoient Paul à Artémon, c’est parce qu’ils avaient remarqué des traits communs entre les deux doctrines et non parce que l’évêque d’Antioche avait emprunté ses opinions à l’hérésiarque romain. Des réflexions de même ordre l’avaient amené aux mêmes conclusions que le docteur de Rome. En tout cas, l’erreur du Samosatéen est, elle aussi, une erreur christologique et ce n’est que par contre-coup qu’elle atteint la doctrine trinitaire. La lettre des six évêques qui est le plus ancien document de la controverse déclare : t Celui qui refuse de croire et de confesser que le Fils de Dieu est Dieu avant la création du monde, en disant que l’on annonce deux dieux si le Fils de Dieu est proclamé Dieu, celui-là nous le déclarons étranger à la règle ecclésiastique et toutes les Églises catholiques sont d’accord avec nous. » Sur cette lettre, voir l’art. Paul de Samosate, t.xii, col. 47 en haut.

Nous n’avons sur l’enseignement de Paul que des témoignages dont l’origine peut être discutée. Cependant l’essentiel de sa doctrine est assuré : Jésus a vécu comme l’un de nous.

La conclusion qui s’impose à ses yeux, c’est que le Fils de Dieu n’est pas véritablement Dieu et que le Christ est purement et simplement un homme. Cependant, la théorie de Paul ne saurait être ramenée à ces deux affirmations, car elle est beaucoup plus subtile. Au lieu de nier le mystère de la Trinité, elle s’efforce de l’expliquer. L’auteur du De sectis résume ainsi cette théorie : « Sur la divinité, ii ne parlait que du Père… Paul de Samosate ne disait pas que le Verbe personnel est né dans le Christ, mais il appelait Verbe l’ordre et le commandement de Dieu, c’est-à-dire : Dieu a ordonné par cet homme ce qu’il voulait et faisait. .. Paul ne disait pas que le Père, le Fils et le Saint-Esprit étaient le même, mais il donnait le nom de Père à Dieu qui a tout créé, celui de Fils au pur homme, celui d’Esprit à la grâce qui a résidé dans les apôtres. » De sectis, iii, 3, P. G., t. lxxxvi a, col. 1213-1216.

L’explication du De sectis n’est pas parfaitement claire. Nous y voyons que le Samosate en conservait les noms de Père, de Fils et d’Esprit-Saint, tout en affirmant que seul le Père est Dieu. Mais faisait-il du Fils et de l’Esprit-Saint des réalités subsistantes, ou ne leur reconnaissait-il qu’une existence nominale ? La question reste controversée. Dans le document homéousien rédigé en 359 par Rasile d’Ancyre et Georges de Laodicée, nous trouvons la déclaration suivante : « Paul de Samosate et Marcel d’Ancyre prirent prétexte de l’Évangile de saint Jean qui dit : « Au commencement « était le Verbe », pour ne pas appeler le Fils de Dieu véritablement un Fils ; mais le nom de Verbe leur fournit un argument pour dire du Fils de Dieu que c’était une parole sortie de sa bouche, un son articulé. Une telle prétention obligea les Pères qui jugèrent Paul de Samosate, afin de bien montrer que le Fils a une hypostase et qu’il est subsistant, qu’il est existant et qu’il n’est pas une simple parole, à appliquer aussi au Fils le nom d’ousia ; ils montrèrent par ce nom d’ousia la différence entre ce qui n’existe pas par soi-même et ce qui est subsistant. » Épiphane, Hseres., lxxiii, 12, P. G., t. xlii, col. 428.

A s’en tenir à ce texte, Paul aurait donc enseigné que le Verbe n’a pas de subsistence propre. Il n’est pas une ousia. Il n’existe que dans la mesure où il est proféré par le Père. Cependant nous savons par ailleurs que le Samosatéen admettait que Dieu a engendré son Verbe et qu’ainsi le Verbe a pris une hypostase : n’y a-t-il pas une contradiction entre les deux formules ? Ou bien, au cours de la discussion qu’il a dû soutenir avec les membres du concile, Paul n’a-t-il pas été amené à faire des concessions au langage traditionnel ? La question n’est peut-être pas susceptible de recevoir une solution dans l’état de nos connaissances.

En toute hypothèse, la personnalité du Verbe était loin d’être aussi accentuée que l’exigeait l’enseignement de l’Église, dans la doctrine du Samosatéen, puisque le concile d’Antioche crut devoir affirmer expressément que le Verbe a une ousia et qu’il n’est pas une simple lektiké energeia de Dieu. Il alla même plus loin, puisqu’il rejeta, comme incapable d’exprimer la vraie doctrine, le terme omoousios, ou consubstantiel, que Paul avait sans doute adopté.

Sur ce grave incident, nous n’avons, il est vrai, que des témoignages indirects. La lettre des homéousiens en 358, qui insistait là-dessus, est perdue et nous ne connaissons son argumentation que par les allusions de saint Hilaire, de saint Athanase et de saint Rasile. Saint Hilaire, qui donne de la lettre une analyse détaillée écrit : « Vous ajoutez en second lieu que, lorsque Paul de Samosate a été déclaré hérétique, nos Pères ont rejeté l’homoousios parce que, par cette affirmation de l’unité d’ousie, il enseignait que le Père et le Fils ne sont qu’une seule et même chose. Secundo quoque id addidistis quod Patres nostri, cum Paulus Samosatenus hæreticus pronuntiatus est, etiam homoousion repudiaverint, quia per hanc unius essentiæ nuncupalionem solitarium atque unicum sibi esse Patrem et Filium prædicabat. » De synod., 81, P. L., t. x, col. 534.

Saint Athanase propose une autre interprétation de la condamnation portée à Antioche contre le consubstantiel : « Ceux qui ont déposé l’homme de Samosate, écrit-il, ont entendu l’homoousios au sens corporel, car Paul cherchait à sophistiquer et disait : « Si le Christ « n’est pas d’homme devenu Dieu, il est donc consubstantiel au Père ; il est nécessaire par suite qu’il y ait « trois substances, l’une principe et les deux autres qui « en sont issues. » Pour se garder à l’endroit de ce sophisme, les Pères ont déclaré que le Christ n’était pas consubstantiel : le rapport du Fils au Père n’est point en effet ce que pensait l’homme de Samosate… L’homme de Samosate pensait que le Fils n’est pas antérieur à Marie, mais lui devait le commencement de son existence. On se réunit à ce sujet. On le déposa et on le déclara hérétique. Sur la divinité du Fils, on écrivit avec trop de simplicité et l’on n’arriva point à l’exactitude absolue pour le consubstantiel. On en parla suivant le sens qu’on en avait conçu. » De synod., 45, P. G., t. xxii, col. 772-773.

Lorsqu’on rapproche l’un de l’autre les textes de saint Hilaire et de saint Athanase, on ne peut manquer d’être frappé de leurs divergences. Selon saint Hilaire, Paul de Samosate aurait entendu le mot consubstantiel comme impliquant l’unité absolue d’ousie en Dieu et comme excluant par suite la trinité des personnes. Selon saint Athanase au contraire, il l’aurait interprété dans le sens d’une pluralité numérique, comme si l’on devait admettre l’existence de trois ousies en Dieu. L’explication de saint Hilaire a toutes chances d’être la vraie, d’autant plus que, seul, il a eu sous les yeux, au moment où il écrivait, la lettre des homéousiens, tandis que saint Athanase a parlé d’après ses propres conjectures. Paul de Samosate s’exprimait en monarchien décidé et lomoousios pour lui exprimait l’indistinction du Père et du Fils. Dirons-nous que le concile d’Antioche a eu tort de rejeter un terme que devait reprendre le concile de Nicée pour en faire la tessère de l’orthodoxie ? Non sans doute. Le Samosatéen abusait de ce mot dont la claire définition n’avait pas encore été donnée et qui était inhabituel en Orient. Il était nécessaire de le repousser momentanément, malgré la faveur dont il pouvait jouir dès cette date dans les Églises d’Occident.

II. LE MONARCHIANISME PATRIPASSIEN. —

Si mal connu que soit le détail de son histoire, il ne semble pas que l’erreur adoptianiste ait gravement troublé l’Église : en Occident, elle s’est perpétuée d’une manière obscure, à Rome, pendant une quarantaine d’années au début du ni » siècle. En Orient, elle a pris l’allure d’un feu de paille avec Paul de Samosate, dont les disciples n’ont jamais dû être bien nombreux ni bien influents. C’est que tous les fidèles savaient trop bien que Jésus était le véritable Fils de Dieu et devait être adoré comme tel. Au contraire l’erreur monarchienne eut de longues répercussions et les plus hautes personnalités n’hésitèrent pas à entrer en lice pour prendre part aux controverses souvent passionnées qu’elle provoqua.

La manifestation du monarchianisme. —

Les débuts de l’hérésie sont assez obscurs. S’il faut en croire saint Hippolyte, le premier à enseigner le monarchianisme aurait été Noët de Smyrne. À deux reprises, Noët fut appelé à comparaître devant le presbytérium de Smyrne ou devant les évêques des cités voisines réunis en concile. Il y affirma avec force l’unité divine et fut même, semble-t-il, amené à déclarer qu’il ne connaissait qu’un seul Dieu et nul autre en dehors de lui, qui est né, qui a souffert et qui est mort ; cf. Hippolyte, Contra Noet., 1, P. G., t. x, col. 804 ; Épiphane, Hæres., lvii, 1, P. G., t. xli, col. 996 AB ; B. Capelle, Le cas du pape Zéphyrin, dans Revue bénédictine, 1936, p. 323-326. Cette affirmation était manifestement hérétique : les juges de Noët répliquèrent qu’eux aussi ne connaissaient qu’un seul Dieu, mais qu’ils connaissaient également le Christ, le Fils qui a souffert et qui est mort. Au monarchianisme de Noët, ils opposèrent la foi traditionnelle au Père et au Fils, réellement distincts.

Malgré sa condamnation, Noët continua à enseigner sa doctrine (vers 200) et, sous le pape Zéphyrin, un de ses disciples, Épigone, arriva à Rome où il répandit les idées nouvelles. Il y fit des adeptes, en particulier Cléomène, qui devint le chef de la secte et le resta jusqu’au jour où son influence fut éclipsée par celle de Sabelllus. À ce moment, la communauté romaine parait avoir été gravement troublée : selon Tertullien, on n’entendait plus que gens qui s’agitaient au sujet de la monarchie. Adv. Prax., 3, P. L., t. ii, col. 157, 158.

Il est vrai que Tcrtullien fait intervenir, à Rome à la plan d’Épigone, un certain Praxéas qui aurait commencé par obtenir du pape la condamnation du montanisme et qui, ensuite, aurait passé en Afrique pour y prêcher le monarchianisme. On a parfois identifié Praxéas, « l’affairé », à Épigone ou à Cléomène ; il est plus simple de croire que, si saint Hippolyte ne le signale pas, c’est parce que son nom est resté peu connu à Rome et qu’il a dépensé en Afrique le meilleur de son activité.

L’enseignement des hérétiques nous est bien connu par des témoignages contemporains, ceux de Tertullien et de saint Hippolyte. Pour maintenir l’unité divine à laquelle ils tenaient plus qu’à tout le reste, ils affirmaient qu’il n’y avait aucune distinction entre le Père et le Fils. Dès lors, le Verbe n’est qu’un autre nom du Père, un ftatus vocis, vox et sonus oris, dit Tertullien, aer offensus, …ceterum nescio quid. Adv. Prax., 7, ibid., col 162. C’est donc le Père qui est descendu dans le sein de la Vierge Marie, qui est né et qui, en naissant, est devenu Fils, son propre Fils à lui-même ; c’est encore lui qui a souffert et qui est mort, qui est ressuscité ; présentant par suite des attributs contradictoires selon l’aspect sous lequel on le considère. Adv. Prax., 14-15, col. 170-174. Sous cette forme trop simple, la doctrine monarchienne était évidemment en contradiction avec tout ce que croyaient les fidèles, avec tout ce qu’avait enseigné l’Église. Il fallait expliquer à tout prix comment le Père et le Fils se distinguaient l’un de l’autre. On y parvint par une subtilité : les monarchiens déclarèrent qu’en Jésus-Christ, le Fils c’est la chair, l’homme, Jésus, tandis que le Père c’est l’élément divin uni à la chair, le Christ. Adv. Prax., 29, col. 194. Cf. J. Tixeront, La théologie anténicéenne, p. 354-355.

En face de ces doctrines, quelle position adopta l’autorité ecclésiastique ? S’il fallait en croire certains documents, la hiérarchie aurait commencé par se montrer favorable au monarchianisme. Tertullien laisse entendre que le pape Victor a fait à Praxéas un accueil bienveillant, et le pseudo-Tertullien affirme très nettement qu’il s’est même efforcé de fortifier l’hérésie. À vrai dire les expressions de Adversus Praxean sont trop vagues pour qu’on puisse s’appuyer sur elles et, dans le catalogue du pseudo-Tertullien, le nom de Victorinus paraît être une altération pour celui de Zephyrinus. On peut donc mettre la mémoire de Victor hors de cause en cette affaire.

Par contre, lorsqu’il s’agit de Zéphyrin et de Calliste, nous nous trouvons en présence d’accusations nettement formulées par saint Hippolyte qui était le contemporain de ces deux papes et qui avait pris une part active à la controverse. Selon Hippolyte, Philosoph., ix, 11, P. G., t. xvi c, col. 3378, Zéphyrin, après avoir permis aux fidèles de suivre les leçons des novateurs, aurait déclaré lui-même : « .le ne connais qu’un seul Dieu, Jésus-Christ, et en dehors de lui aucun autre qui est né, qui a souffert, qui est mort. » Il est vrai qu’il aurait ajouté à cela : « Ce n’est pas le Père qui est mort, c’est le Fils. » Les deux formules semblent contradictoires, et la seconde, à première vue, est assurément plus orthodoxe que la première. Mais il faut remarquer que la première formule est identiquement celle de Noët. Dans ces conditions, on ne peut admettre que Zéphyrin ait repris les expressions que les presbytres de Smyrne avaient déclarées insuffisantes. Sans doute, le pape s’est-il prononcé contre les théories du Logos qui lui paraissaient insister outre mesure sur la distinction entre le Père et le Fils, et c’est en ce sens qu’il a affirmé sa foi à l’unité divine ; mais il a distingué très nettement entre le le Père et le Fils. Hippolyte, partisan déclaré des spéculations sur le Verbe, lui a attribué, pour faire bref, une formule qui écartait ces spéculations.

Quant à Calliste, après avoir condamné Sabellius, il serait l’auteur d’une profession de foi que saint Hippolyte résume ainsi : « Le Verbe est le Fils même ; il est le Père même ; au nom près, il n’y a qu’un même Esprit indivisible. Le Père n’est pas une chose et le Fils une autre : ils sont une seule et même chose, l’Esprit divin qui remplit tout de haut en bas. L’Esprit, fait chair dans la Vierge, n’est pas autre que le Père, mais une seule et même chose. D’où cette parole de l’Écriture : « Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père « et le Père en moi ? » L’élément visible, l’homme, voilà le Fils ; et l’Esprit qui réside dans le Fils, voilà le Père. Je ne parlerais pas de deux Dieux, le Père et le Fils, mais d’un seul. Car le Père qui s’est reposé dans le Fils, ayant assumé la chair, l’a divinisée en se l’unissant et l’a faite une avec soi, en sorte que les noms de Père et de Fils s’appliquent à un seul et même Dieu. La personnalité de Dieu ne peut se dédoubler ; conséquemment le Père a compati au Fils. » Philosoph., ix, 12, col. 3383.

Saint Hippolyte n’hésite pas à condamner cette formule. C’est qu’il l’interprète en fonction de ses propres idées. En réalité, saint Calliste affirme, comme il le doit, l’unité divine, et lorsqu’il emploie le mot d’Esprit, il le fait, selon un usage que nous avons déjà relevé en lui donnant le sens général d’élément divin. Il ne nie pas que le Fils et le Père sont des personnes différentes ; il dit qu’ils ne sont pas des réalités différentes (allo est un neutre) ; et de même il ne dit pas que c’est le Père qui s’est incarné, mais l’Esprit, c’est-à-dire l’élément divin, ce qui est exact. Sans doute, le travail théologique des siècles suivants aboutira à des formules plus précises. Celle de Calliste ne nous paraît pas soulever d’insurmontables difficultés. Cf. A. d’Alès, La théologie de saint Hippolyte, Paris, 1906, p. 11-15 ; voir pourtant ici l’art. Hippolyte, t. vi, col. 2507 au bas.

L’opposition des théologiens. Saint Hippolyte, Tertullien, Novatien. —

L’autorité ecclésiastique a pour mission de définir le dogme et de condamner les erreurs. Il ne lui appartient pas, du moins en vertu de ses fonctions, de faire progresser la théologie et de rechercher des explications susceptibles d’éclairer les mystères. Nous venons de voir que les papes, à la fin du IIe et au début du iiie siècle, étaient restes fidèles à leur tâche. Saint Victor avait condamné Théodote ; saint Calliste avait condamné Sabellius. Saint Zéphyrin et saint Calliste avaient d’autre part proclamé leur foi et celle de l’Église à l’unité de Dieu et à la divinité de Jésus-Christ qui est né et qui a souffert. Ils n’avaient rien à faire de plus.

Les théologiens entrèrent d’ailleurs en lice. Saint Hippolyte qui, à Rome, avait pu suivre toutes les étapes de la controverse, Tertullien, qui avait vu Praxéas à l’œuvre en Afrique, étaient admirablement placés pour reprendre l’énoncé du problème. Remarquons cependant qu’il faut tenir compte, dans l’appréciation de leurs témoignages, des coefficients personnels, spécialement importants ici. Saint Hippolyte est un adversaire des papes Zéphyrin et Calliste ; il réunit autour de lui un groupe important de fidèles ; et lorsque, à la mort de saint Zéphyrin, Calliste est élu pour lui succéder, il n’hésite pas à se poser en face de lui comme l’évêque légitime. De son côté, Tertullien est un violent, un emporté : au moment où il rédige l’Adversus Praxean, il est déjà séduit par l’hérésie montaniste dans laquelle il s’enfoncera de plus en plus. Si importants que soient les témoignages de ces deux hommes, ils ne sauraient être reçus comme l’expression de l’enseignement authentique de l’Église.

1. Saint Hippolyte. —

Hippolyte commence naturellement par affirmer le dogme fondamental du christianisme, l’unité de Dieu. Adv. Noet., 3, P. G., t. x, col. 808. Pourtant, cette unité essentielle comporte une économie mystérieuse, puisqu’elle se communique à trois personnes distinctes. Adv. Noet., 3-4, ibid.

Avant tous les temps, Dieu existait seul, mais tout en étant seul, il était multiple, monos on polus en, car il n’était pas sans parole ni sans sagesse. Ado. Noet., 10, col. 817. Dieu engendre d’abord, par sa pensée, le Verbe, non pas un Verbe qui serait une simple émission de voix, mais le Verbe qui est son raisonnement ou sa parole intérieure, et Hippolyte insiste sur le caractère de génération que possède l’acte divin : Theos loyon proton ennoeton apogenna, ou logon os phonen, all’endiatheton tou pantos logismon. Touton monon eks ouk onton engenna. To gar on autos o pater en, eks ou to tou gennethenai aition tois genomenos logos en Philosoph., x, 33, t. xvi c, col. 3447.

Au temps marqué par son libre choix, Dieu produisit son Verbe au dehors. Ainsi le Verbe apparut hors de Dieu, et il y eut ainsi un autre par rapport au Père ; non pas cependant de telle sorte qu’on ait le droit de dire deux dieux, car le Verbe est une lumière produite par une lumière ; il est comme une eau qui sort d’une source, comme un rayon qui s’échappe du soleil. Le Verbe est l’intelligence qui, apparaissant dans le monde, s’est montrée comme Fils de Dieu, Adv. Noet., 11. Ainsi, comme les apologistes antérieurs, saint Hippolyte met la génération du Verbe en rapport intime avec la création : le Verbe est montré, s’avance, pour créer ; en vertu de sa génération il a reçu et porte en lui les idées conçues par l’esprit du Père dont il exécute les desseins. Adv. Noet., 10, t. x, col. 817.

Saint Hippolyte va même plus loin que ses devanciers, car il rattache l’incarnation elle-même à la génération du Verbe. Le Verbe est Fils, puisqu’il est engendré, et on peut lui appliquer le titre de monogenos. Cependant, cette filiation ne devient complète que par l’incarnation qui y ajoute un nouveau titre et qui a été prévue dans les desseins éternels du Père. Si donc Dieu a appelé le Verbe son Fils, c’est par anticipation, en pensant qu’il le deviendrait un jour : Ton logon de uion prosegoreue dia to mellein auton genestai.. « Sans la chair, et considéré à part soi, le Verbe n’est pas Fils complet bien que, monogène, il fût Verbe complet. » Adv. Noet., 15, col. 824 C.

Le Saint-Esprit occupe une place très effacée dans l’enseignement d’Hippolyte et cela se comprend sans peine, puisqu’il n’y avait pas de controverses soulevées à son sujet. Il est cependant mentionné à plusieurs reprises, avec les deux autres personnes divines : t Le Père a tout soumis au Christ en dehors de soi-même et de l’Esprit-Saint ; et ceux-ci sont réellement trois. » Adv. Noet., 8, col. 816. « Nous contemplons le Verbe incarné ; nous pensons le Père par lui ; nous croyons au Fils ; nous adorons le Saint-Esprit. » Adv. Noet., 12, col. 820. Aussi peut-il conclure que le Père est glorifié par la Trinité. Adv. Noet., 14, col. 821 C. L’Esprit-Saint est-il une personne ? Hippolyte semble le nier, car il écrit : « Je ne dirai pas deux dieux, mais un seul, deux personnes (prosopa duo), et en économie comme troisième la grâce du Saint-Esprit : oiksonomia de triten ten karis tou agiou pneumatos » Adv. Noet., 14, col. 821 A. Il n’y a d’ailleurs pas lieu d’insister sur ce point. Pendant longtemps encore, la théologie du Saint-Esprit restera défaillante.

Disons seulement que, dans l’ensemble, saint Hippolyte suit la voie tracée par les apologistes. Peut-être même est-il en recul par rapport à saint Justin, car il semble insister plus que lui sur la subordination du Verbe par rapport au Père, et « à côté de textes qui affirment nettement l’unité de l’essence divine, il en est d’autres qui paraîtraient réduire l’économie divine à une union dynamique morale… Hippolyte ne venge le mystère contre les attaques modalistes qu’aux dépens de l’éternité des processions divines. Si le Verbe existe avant tous les temps, il ne prend possession de sa personnalité comme Fils de Dieu qu’au prix d’une double génération temporelle, l’une divine, l’autre humaine. » A. d’Alès, La théologie de saint Hippolyte, p. 30.

2. Tertullien. —

Beaucoup plus précis et plus complet, malgré de réelles lacunes, est l’exposé de Tertullien. L’Apologétique donne un résumé que l’on citait encore avec faveur au cours des controverses du IVe siècle : « Dieu a créé cet univers que nous voyons par sa parole et par sa raison et par sa puissance… Nous regardons la parole et la raison et aussi la puissance par lesquelles Dieu a tout créé comme une substance propre que nous appelons Esprit. Sa parole est dans cet esprit quand il commande, la raison le seconde quand il dispose, la puissance l’assiste quand il réalise. Nous disons que Dieu a proféré cet esprit et qu’en le proférant il l’a engendré et que, pour cette raison, il est appelé Fils de Dieu et Dieu, à cause de l’unité de la substance : car Dieu aussi est esprit. Quand un rayon est lancé hors du soleil, c’est une partie qui part du tout ; mais le soleil est dans le rayon, parce que c’est un rayon du soleil et que la substance n’est pas divisée, mais étendue, comme la lumière qui s’allume à la lumière. La matière source demeure entière et ne perd rien, même si elle communique sa nature par plusieurs canaux. Ainsi ce qui est sorti de Dieu est Dieu, Fils de Dieu, et les deux ne font qu’un. Ainsi l’esprit qui vient de l’esprit et Dieu qui vient de Dieu est autre par la mesure, il est second pour le rang non par l’état, et il est sorti de sa source sans s’en être détaché. » Apolog., xxi, 10-13, P. L., t. i, col. 398 ; trad. Waltzing.

L’Adversus Praxean est beaucoup plus développé, comme on peut s’y attendre, puisque ce traité est tout entier composé pour réfuter le monarchianisme. Nous nous contenterons d’en rapporter les thèses essentielles. Voir les art. Monarchianisme et Tertullien. Dans le principe, déclare Tertullien, Dieu était seul, en ce sens du moins que rien n’existait en dehors de lui, car il avait en lui sa raison. Cette raison les Grecs l’appellent Loyos ; les Latins lui donnent le nom de sermo, mais ce dernier nom doit être expliqué en ce sens que la parole n’est pas autre chose que la raison en exercice et qu’il ne faut pas y voir, avec les docteurs stoïciens, un souffle de voix ou de l’air battu. Dieu qui pense nécessairement possède aussi de toute éternité sa parole intérieure qu’il produit et constitue comme un second terme par rapport à lui. Adv. Prax., 5, P. L., t. ii, col. 160.

Lorsque Dieu voulut créer, il proféra cette parole intérieure, et par elle l’univers fut produit. Le Verbe, jusqu’alors caché en Dieu, en sortit ; il devint une voix et un son pour proclamer le Fiat lux ! Cette prolation constitue la naissance parfaite du Verbe qui est ainsi enfanté et devient Fils. Ado. Prax., 7, col. 16t. Le Fils est donc tout autre chose qu’une parole, qu’un son ; il est une personne distincte du Père. Quæcumque ergo substantia sermonis fuit illam dico personam, et illi nomen ftlii vindico, et dum filium agnosco, secundam a pâtre defendo. Adv. Prax., 7, col. 162.

Cependant la prolation du Verbe ad extra, sa génération en tant que Fils ne le séparent pas du Père. Il lui reste uni, comme le fleuve l’est à sa source et le rayon au soleil : Nec dubitaverim dicere filium et radicis fruticem et fontis fluvium et solis radium, quia omnis origo parens est et omne quod ex origine profertur progenies est, multo magis sermo Dei, qui etiam proprie nomen fllii accepit. Adv. Prax., 8, col. 163. Qu’on n’aille donc pas comparer la doctrine catholique avec la théorie valentinienne des éons que profère le Dieu suprême et qui se séparent de lui : le Fils demeure dans le Père. Le Père et lui ne sont qu’un. Ces textes de saint Jean, que cite Tertullien, sont trop clairs pour supporter une contradiction.

Tertullien se représente la manifestation du Verbe à l’occasion de la création comme un fait assez important pour avoir donné à Dieu la qualité de Père. Il écrit en effet : Quia et pater Deus est et fudex Deus est, non ideo lamen et pater et judex semper quia Deus semper. Nam nec pater potuit esse ante filium, nec judex ante delictum. Fuit autem tempus cum et delictum et filius non fuit, quod judicem alque palrem faceret. Adv. Hermogen., 3, t. ii, col. 200. On est un peu surpris de retrouver ici une formule qui semble annoncer celle d’Arius : il y eut un temps où il n’y avait pas de Fils. Certes, pour Tertullien, cela veut dire seulement qu’il y eut un temps où le Verbe ne s’était pas manifesté hors de. Dieu, ne pouvait pas être appelé le premier-né de la création, n’avait pas acquis le droit au titre de Fils de Dieu qui est attaché à sa manifestation extérieure. Cf. A. d’Alès, La théologie de Tertullien, p. 95. Mais cette formule reste insuffisante.

Ici encore, nous retrouvons une doctrine qui rappelle celle des apologistes. Ce n’est pas sur la question de la génération du Verbe que le rôle de Tertullien est important à relever. C’est beaucoup plutôt sur la question de la divinité du Saint-Esprit, laissée dans l’ombre par la plupart des docteurs antérieurs à saint Athanase. On pourrait dire qu’ici son adhésion à l’erreur montaniste l’a aidé à réfléchir. Le montanisme annonce le règne de l’Esprit : comment l’Esprit n’occuperait-il pas une place de choix dans la pensée de ses fidèles ? Le Saint-Esprit est donc Dieu, Adv. Prax., 13, col. 168 ; il est un même Dieu avec le Père et le Fils, ibid., 2, col. 157 ; il procède du Père par le Fils, ibid., 4, col. 159. Il vient de Dieu et du Fils : tertius enim est Spiritus a Dco et Filio, sicut tertius a radice fruclus ex frutice, et tertius a fonte rivus ex flumine, et tertius a sole apex ex radio. Ibid., 8, col. 164. Il est encore le vicaire du Fils, De prsescript., 13, col. 26. Tout cela est très remarquable.

Tout aussi remarquables sont les formules qu’emploie Tertullien pour parler de la Trinité ; et quelques-unes d’entre elles ne seront pas améliorées par la suite. Si Dieu est unique, il y a en lui une certaine économie, une dispensation, une communication de l’unité qui en fait découler une trinité : Ex uno omnia per substantif scilicet unitatem et nihilominus cusiodiatur oikonomise sacramentum, quæ unitatem in trinitatem disponit, très dirigens Palrem et Filium et Spiritum, très autem non statu, sed gradu, nec substantia sed forma, nec potestate sed specie, unius autem substantiæ et unius status et unius potestatis, quia unus Deus, ex quo et gradus isti et formée et species in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti deputantur. Adv. Prax., 2, col. 157. Saint Irénée avait déjà employé le mot oikonomia, mais Tertullien en fait un usage particulièrement heureux.

Par l’économie se constituent des personnes : unamquamque personam in sua proprictate constituunt. Ibid., 11, col. 167 ; alium autem quomodo accipere debeas jam professus sum, personee non substantise nomine, ad distinctionem non ad divisionem. Ibid., 12, col. 168. Il semble bien que, pour Tertullien, la personne est bien plutôt la présentation concrète de l’individu que le support d’un titre légal : certes le mot persona est susceptible d’un sens juridique et il peut aussi désigner la personne morale ; mais ici il est employé dans un sens beaucoup moins technique ; il sert à mettre en relief ce qu’il y a de caractéristique dans chacune des personnes divines. Cf. G.-L. Prestige, God in patristic thought, p. 159.

Les trois personnes sont numériquement distinctes entre elles. Tertullien insiste sur cet aspect du mystère, afin de réfuter plus sûrement ses adversaires : duos quidem depnimus. Patrem et Filium ; etiam tres cum Spiritu sancto. smindum rntionem oikonomiæ quæ facit numerum. Adv. Prax., 13, col. 109. Biles ont chacune des propriétés qui ne permettent pas de les confondre l’une avec l’autre ; ce qui n’empêche pas qu’elles sont Dieu au même titre l’une, que l’autre, ayant même substance, même état, même pouvoir, même vertu : non quasi non et Pater deus et Filius deus et Spirilus sanctus deus et dominus unusquisque. Ibid., 13, col. 169. Les trois personnes ne sont d’ailleurs pas unus : unus enim singularis numeri signiflcatio videtur ; mais unum, ainsi que l’affirme Notre-Seigneur dans l’Évangile, en parlant de ses rapports avec le Père : at nunc, cum duo masculini generis unum dicit neutrali verbo, quod non pertinet ad singularitatem sed ad unitatem, ad similitudinem, ad conjunctionem, ad dilectionem Patris, qui Filium diligit, et ad obsequium Filii qui voluntati Patris obsequiiur, « unum sumus dicens ego et Pater », ostendit duos esse, quos sequat et jungit. Ibid., 23, col. 184. Et encore : Qui très unum sunt, non unus, quomodo dictum est : « ego et Pater unum sumus », ad substantiæ unitatem, non ad numeri singularitatem. Ibid., 25, col. 188.

Cette unité de substance, Tertullien ne la regarde pas comme simplement spécifique ou générique ; elle est numérique et absolue. Il insiste en effet sur le fait qu’il y a entre le Père et le Fils distinction et distribution de l’unité, non pas séparation et division, mais il déclare en même temps que les trois personnes ne possèdent qu’une seule substance, que le Fils n’est Dieu que de l’unité du Père.

Sans doute, toutes les formules qu’emploie Tertullien ne sont pas également heureuses : on a pu discuter ce qu’il dit de la subordination du Fils par rapport au Père ou encore les passages dans lesquels il représente la substance du Fils comme une portion de celle du Père : Pater emim tota substantia est, Filius vero derivalio totius et portio. Ibid., 9, col. 164. Ces expressions sont assurément malheureuses ; elles sont le fait d’un théologien qui essaye de scruter le mystère sans avoir encore à sa disposition un vocabulaire suffisamment éprouvé. Ce qu’il faut surtout retenir des tentatives faites par le grand Africain, c’est d’une part l’emploi des mots una substantia tres personse, qui resteront classiques dans la théologie latine et qui serviront désormais à exprimer l’unité divine et la trinité des personnes ; c’est encore et peut-être surtout le fait que Tertullien est sûr, en parlant de la sorte, d’exprimer la foi traditionnelle de l’Église. À l’adversaire qu’il combat, ce Praxéas qui n’est que d’hier, s’oppose la règle de foi : voir ci-dessus, col. 1608. Tertullien peut bien déclarer que sa foi a été encore éclairée par le Paraclet et manifester ainsi son attachement à l’erreur montaniste. La règle de foi qu’il transcrit est celle de toute l’Église et sa vérité est assurée par l’argument de prescription.

3. Novatien. —

Le De Trinitate de Novatien est plus récent que l'Adversus Praxean de Tertullien, mais nous ne saurions préciser à quelle occasion il a été écrit. L’auteur y prend à parti des hérétiques qui semblent bien être les partisans d’Artémon et l’on peut croire qu’il a rédigé son livre un peu avant 250. Il n’est pas possible d’en dire davantage. En tout cas son exposé se recommande par sa clarté et sa simplicité. Il nous suffira d’en rappeler les points essentiels. Pour le détail, voir l’art. Novatien, t. xi, col. 821-829.

La règle de la vérité exige que l’on croie d’abord en Dieu, Père et Seigneur tout-puissant, créateur de toutes choses. Il faut croire, en même temps qu’en Dieu le Père, au Fils de Dieu, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, véritablement Dieu comme son Père. Il faut enfin croire au Saint-Esprit, jadis promis à l’Église et donné en son temps par le Christ qui l’appela tantôt Paraclet, tantôt Esprit de vérité. Telle est la doctrine commune et traditionnelle de l’Église. Texte dans P. L., t. iii, col. 885 sq.

Novatien n’insiste pas sur le Saint-Esprit, et nulle part, il ne lui donne le nom de Dieu ; il se contente de lui attribuer une éternité divine et une vertu céleste, De Trinit., 29, col. 943, et il le déclare illuminator rerum divinarum. Ibid., 16, col. 915. Cela suffit d’ailleurs pour que nous n’ayons aucun doute sur sa pensée. Au plus, faut-il relever qu’il le place entre le Fils de qui il reçoit et les créatures auxquelles il donne.

Toute l’attention de Novatien est concentrée sur les relations du Père et du Fils, et voici comment il les exprime au c. 31 du De Trinitate, qui résume tout l’ouvrage : « Dieu le Père est auteur et créateur de toutes choses, seul sans origine, invisible, immense, immortel, éternel, seul Dieu, incomparable en grandeur, en majesté, en puissance. De lui, quand il voulut, naquit le Verbe son Fils, qui seul connaît les secrets du Père. Bien que né du Père, il est toujours dans le Père avant tous les temps, sinon le Père ne serait pas toujours le Père. Néanmoins, le Père le précède en tant que Père ; et le Fils, procédant du Père, est moindre que lui. Donc, à la volonté du Père, il procéda du Père, substance divine, appelée Verbe, par qui toutes choses ont été faites. Il est donc avant toutes choses, mais après le Père, seconde personne après le Père qui a seul en propre la divinité : Deus utique procedens ex Deo, secundam personam efficiens post Patrem qua Filius, sed non eripiens illud Patri quod unus est Deus. « Fils unique et premier-né de celui qui, n’ayant pas d’origine, est seul principe et chef de toutes choses, il a manifesté le Père qui est le seul Dieu. Soumis au Père en toutes choses, bien que Dieu lui-même, il montre par son obéissance Dieu le Père de qui il procède : Dum se Patri in omnibus obtemperantem reddit, quamvis sit et Deus, unum tamen Deum Patrem de obedientia sua ostendit, ex quo et originem traxit. Il est Dieu, mais engendré pour être Dieu. Il est Seigneur, mais né du Père pour être Seigneur. Il est Ange, mais destiné par son Père à être l’Ange du grand conseil divin. Devant le Père, il est soumis comme Fils, devant tout le reste, il est Seigneur et Dieu. Il reçoit du Père, avant l’empire sur toutes choses, tous les droits et la substance même de la divinité, mais il les remet au Père. Ainsi apparaît-il que le Père est seul Dieu, parce que la divinité qu’il communique au Fils revient du Fils à lui. Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, recevant du Père, comme Dieu, l’empire sur toute créature, se soumet avec toute créature à lui soumise à son Père, seul et vrai Dieu. Ita, mediator Dei et hominum Christus Jésus, omnis creaturæ subjectam sibi habens a Pâtre proprio potestatem, qua Deus est, cum tota creatura subdita sibi, concors Patri suo Deo inventus, unum et solum et verum Deum Patrem suum, manente in Mo quod eliam auditus est, breoiler approbavit. De Trinit., 30, col. 947, 948 ; cf. A. d’Alès, Novatien, p. 96-97.

On le voit, Novatien enseigne clairement la génération éternelle du Fils, et il déclare que toujours le Verbe s’est distingué du Père. Il ne reprend pas la distinction chère à saint Hippolyte entre le Verbe immanent et le Verbe proféré et n’indique pas que la création du monde a apporté une modification profonde dans la vie, dans l’état, dans la situation du Verbe : sans doute jusqu’alors il était dans le Père, et il devient alors avec le Père ; il procède du Père : quando Pater voluit, processif ex Pâtre ; cette procession est une génération ; mais elle n’affecte pas la nature du Verbe. Novatien ne dit-il pas cependant qu’à la fin du monde, lorsque le Fils sera parvenu au terme de sa mission, il sera résorbé dans la nature divine et cessera d’avoir une existence propre ? On a cru parfois découvrir cette doctrine dans les dernières lignes que nous avons citées. Mais cette interprétation est assurément inexacte. Le mouvement que décrit ici Novatien n’appartient pas au plan de l’histoire ; il se réalise dans la sphère de cette vie divine qui ne connaît pas plus de déclin que de commencement.

Ce qui nous frappe davantage, c’est l’affirmation maintes fois répétée par Novatien de la subordination du Verbe à Dieu le Père. « Si, écrit notre auteur, le Verbe n’était pas né, il serait inné et il y aurait deux innés, donc deux Dieux. S’il n’était pas engendré, il y aurait deux inengendrés, donc deux Dieux. S’il était sans origine et sans principe, il y aurait deux principes, donc deux Dieux. S’il n’était pas Fils, il serait Père et il y aurait deux Pères, donc deux Dieux. S’il était invisible, il y aurait deux invisibles… De même s’il était incompréhensible, il y aurait deux incompréhensibles. » De Trinit., 31, col. 950. Novatien est amené à multiplier les affirmations par crainte du dithéisme, et il a assurément raison de mettre en opposition la paternité du Père et la filiation du Fils ; nous retrouverons plus loin la même affirmation de cette opposition. Seulement ne laisse-t-il pas croire que les deux personnes divines ainsi opposées sont inégales et que le Fils est réellement inférieur au Père ? Il est remarquable qu’au Ve siècle, Arnobe le Jeune, dans le Conflictus Arnobii catholici et Serapionis, i, 1, P. L., t. lui, col. 257-258, voulant exposer la doctrine arienne, n’a rien trouvé de mieux que d’emprunter les formules de Novatien, comme si celles-ci exprimaient les erreurs mêmes d’Arius. Sans doute, Arnobe se trompe-t-il en agissant de la sorte, car Novatien a toujours eu soin d’affirmer la divinité du Fils et de l’élever au-dessus de toutes les créatures. Il reste pourtant que les formules du prêtre romain laissent encore à désirer et que même, lorsqu’il s’agit d’exprimer les relations des personnes divines, elles n’ont pas la plénitude de celles de Tertullien.


V. Les Alexandrins.

Tandis que les théologiens occidentaux, au cours de la première moitié du ni » siècle, étaient surtout préoccupés de définir la doctrine trinitaire contre les hérésies monarchiennes, les maîtres de l’école d’Alexandrie s’efforçaient de leur côté de réfléchir sur le mystère divin et ils le faisaient, peut-on dire, dans un esprit plus dégagé de tout souci de controverse. De là l’importance de leur témoignage.

L’apparition, tout à la fin du iie siècle, d’un enseignement proprement catholique à Alexandrie est un fait de grande importance dans l’histoire des dogmes et il est permis de le souligner ici. Jusqu’alors en effet l’Egypte n’est entrée dans la vie générale du christianisme que par l’intermédiaire des maîtres gnostiques qu’elle a formés : Valentin, Basilidc, Héracléon ont joué un grand rôle au cours du IIe siècle et leurs noms reparaissent souvent dans les livres des docteurs chrétiens. Il est au moins très vraisemblable que le catholicisme ne s’est pas laissé devancer par l’hérésie dans la vallée du Nil ; cependant la liste des évêques alexandrins, conservée par Eusèbe, ne suffit pas à nous renseigner sur leur activité, et il faut arriver au temps de Pantène et de Clément pour voir briller d’un vif éclat la doctrine de la grande Église.

I. Clément.

Pantène n’est guère qu’un nom pour nous, et il ne faut pas nous attendre à trouver dans les œuvres de Clément des renseignements très précis sur la Trinité. Photius accuse sans doute le vieux maître d’avoir commis ici toutes sortes d’erreurs. II aurait admis dans les Hypotyposes, paraît-il, deux Verbes du Père, dont le moindre aurait apparu aux hommes ; et Photius cite même ses paroles : « Le Fils est appelé Verbe, du même nom que le Logos du Père, mais ce n’est pas celui-ci qui s’est incarné. Ce n’est pas le Logos du Père, mais une vertu de Dieu, une émanation du Verbe loi-mime, devenu esprit, qui a habité dans les cœurs des hommes. » Clément aurait encore enseigné que le Fils est une créature. Biblioth., cod. 109, P.G., t. ciii, col. 384. Ce dernier grief petit être exact. Le premier ne semble pas mérité et l’on a des raisons de croire que Photius s’est mépris sur la pensée de Clément ; celui-ci a seulement distingué, comme beaucoup de ses prédécesseurs, entre la raison divine immanente, attribut du Père et le Verbe proféré qui est le Fils.

En toute hypothèse, Clément est surtout un moraliste. Le dogme paraît l’intéresser assez peu par lui-même. Nous ne savons pas ce qu’aurait contenu le dernier ouvrage de la trilogie qu’il avait conçue, s’il avait eu le temps de le rédiger, et nous connaissons trop mal les Hypotyposes pour en porter une appréciation exacte, mais nous savons que le Protreptique, le Pédagogue et les Stromates donnent la première place à la vie pratique et aux devoirs du chrétien. Ce n’est guère qu’en passant, par accident en quelque sorte, que la doctrine est effleurée.

Il faut cependant noter que Clément admet l’existence d’un Dieu unique, absolument transcendant, à tel point qu’il se trouve au-dessus de l’un et de la monade. Ce Dieu unique semble à première vue celui des philosophes platoniciens : il n’en est rien. Clément ne se contente pas de parler de la bonté de Dieu qui veille sur les hommes et qui veut leur salut. Il connaît et adore la Trinité : « O mystérieuse merveille ; un est le Père de l’univers ; est un aussi le Verbe de l’univers ; un est encore l’Esprit-Saint et partout le même. Une est la mère Vierge, qu’il m’est doux d’appeler l’Église. » Pædag., I, vi, 42. « De nuit, de jour, en vue du jour parfait, chantons un cantique d’actions de grâces au seul Père et au Fils, au Fils et au Père, au Fils pédagogue et maître, avec le Saint-Esprit. » Pædag., III, xii, 101. « Nous ignorons le trésor que nous portons dans des vases d’argile, trésor qui nous a été confié par la vertu de Dieu le Père, par le sang du Dieu Fils, par la rosée du Saint-Esprit. » Quis dives, 34. « Toute parole se tient que confirment deux ou trois témoins, le Père, le Fils et le Saint-Esprit : ce sont là les témoins et les aides qui nous obligent à conserver les dites épîtres. » Eclog. proph., 13. L’intérêt de ces textes rapides vient précisément de ce qu’ils sont jetés en passant. Clément ne se propose pas de démontrer sa croyance ; il se contente de l’affirmer ; et sur le dogme fondamental de la Trinité il se sent en plein accord avec l’Église.

Les détails qu’il donne ailleurs doivent aussi être relevés. Clément affirme d’abord la génération éternelle du Verbe : en expliquant le début de la première épître de saint Jean, il rapporte à ce sujet le témoignage d’un presbytre : Quod ergo dicit : ab initio, hoc modo presbytes exponebat, quod principium generationis separatum ab opificis principio non est. Cum enirn dicit : quod erat a principio, generationeni tangit sine principio Filii cum Pâtre simul exstantis. Erat ergo Verbum œternitatis significalivum et non habentis initium, sicut etiam Verbum ipsum, hoc est Filius, quod secundum œqualilatem substantiæ unum cum Patre consistit, sempiternum est et infectum. Ce texte est doublement intéressant, d’abord parce qu’il reproduit une exégèse traditionnelle, puis parce qu’il met dans un relief très accentué l’éternité du Verbe. Adumbral. in i. Epist. Joan. ; édit. Stählin, du Corpus de Berlin, Œuvres de Clément, t. iii, p. 210. Ailleurs, Clément revient sur la même idée : la génération du Verbe n’a pas seulement précédé la création : elle est sans commencement, anarkos car le Père n’est Père qu’à la condition d’avoir un Fils, Stromat., VII, li ; V, i, ibid., t. iii, p. 5 sq. ; t. ii, p. 326.

Ainsi né éternellement du Père, le Verbe est semblable au Père, véritablement Dieu comme lui. « Très parfaite et très sainte et très seigneuriale et très dominatrice et très royale et très bienfaisante est la nature du Fils… Le Fils de Dieu n’est pris divisé, il n’est pas partagé ; il ne s’avance pas d’un lieu à un autre ; il