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Dictionnaire de théologie catholique/VŒUX DE RELIGION, III. Eléments

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 856-859).

III. Éléments des vœux.

Après avoir étudié les trois fins conjuguées des vœux, il faut voir où l’esprit religieux, où la vie contemplative, où l’aspiration de la charité vont trouver les éléments de l’état de perfection. C’est, en gros, dans l’ensemble des préceptes et des conseils évangéliques. Mais, parmi ces moyens de perfection, quelle sera la matière appropriée des vœux ? Si les préceptes de l’Évangile suffisent à assurer la vie parfaite, à quoi bon chercher ailleurs des obligations nouvelles ? Si pourtant les conseils sont de quelque utilité, est-il possible de faire entre eux un choix officiel de trois vœux précis ? Ne faudrait-il pas, au contraire, que les gens voués à la perfection poursuivissent indistinctement l’observance de tous ces préceptes, de tous ces conseils de perfection ?

Ils ne manquent pas, en effet, les textes inspirés qui marquent pareille universalité et quelques docteurs de l’Église ou fondateurs d’ordres, dans un mouvement d’éloquence ou de ferveur religieuse, ont pu dire que tous les conseils évangéliques s’adressent indistinctement à toutes les âmes en quête de perfection. Par ailleurs, les Pères, et l’Écriture elle-même, nous mettent devant des situations concrètes, où bien des conseils ne s’imposent plus, même aux parfaits. La discussion de cette importante question préalable a été résumée à l’art. Perfection chrétienne, t. xii, col. 1235-1244, du moins pour ce qui concerne l’ensemble des chrétiens. Mais la difficulté se présente plus instante pour ceux qui font profession de vie parfaite : il faudrait se demander si, eux du moins, ils ne sont pas tenus d’accomplir tout le bien qui se présente à eux et si, pour les religieux, il ne faudrait pas abandonner la distinction d’un bien obligatoire et d’un bien facultatif, s’ils ne devraient pas prendre pour eux toutes les recommandations de l’Évangile… Dès lors, à quoi bon ces consignes particulières « de continence, de pauvreté, d’abstinence et d’autres choses semblables, dont les règles religieuses ont fait un choix déterminé » ? Q. clxxxvi. a. 2. « On se demande avec hésitation », dira encore le concile de Vienne en 1312, « si les frères mineurs sont tenus par la profession de leur règle à tous les préceptes et conseils de l’Évangile ou bien aux seuls conseils proposés dans la règle sub verbis obligatortiis. C’est en ce dernier sens que nous décidons. » Bulle Exivi de paradiso du 5 mai 1312.

Saint Thomas avait répondu dans le même sens à la question c.i.xxxvi, a. 2 : Utrum quilibet religiosus teneatur ad omnia consilia ? Les trois objections, toutes prises de points de vue subjectifs, concéderont qu’un choix est possible ; et le corps de l’article montrera que ce choix est nécessaire. Restera à décider sur quels éléments portera le choix des vœux.

1o Le choix est possible.

Ce qui semble l’interdire c’est la totalité de perfection que comportent les fins mêmes de la vie parfaite, qu’on la considère
comme une aspiration de la charité, ad 2um,
comme un adieu au monde, ad 3um, ou
comme une donation religieuse, ad 1um.

1. Les exigences de la charité parfaite.

Le précepte absolu du Deutéronome, vi, 5, confirmé par le Sauveur, Matth., xxii, 40, comporte non seulement une totalité de l’amour, mais une totalité des œuvres que la charité doit entreprendre. Le mot de l’Ecclésiaste, ix, 40, avait été repris par saint Grégoire à l’adresse de « celui qui quitte le siècle : il doit faire tout le bien qu’il peut ». In Ezech., t. II, hom. viii, P. L., t. lxxvi, col. 1060. Ce qui revient à dire que le religieux est tenu d’accomplir tous les conseils. Réponse : « Tous, religieux et séculiers, sont tenus en quelque manière de faire tout le bien possible. » Pour cette « perfection de la charité commandée à tous, voir A. Lemonnyer, La vie humaine, p. 505556, et Quodlibet I, a. 14, sol. 2, 3. Pour le religieux, sur le plan de l’amour intérieur, il est tenu d’aimer et de désirer tous les conseils évangéliques, sous peine de « mépriser ce qu’il y a de mieux à faire, ce qui serait se raidir contre le progrès spirituel ; et il faut bien dire que, dans ce domaine, on ne voit pas ce qui pourrait limiter les inventions de la charité et les raffinements ascétiques des meilleures âmes. Mais sur le plan de l’action, « quand il s’agit de faire, le religieux doit faire ce qu’il peut selon que le requiert la condition de son état ». Op. cit., ad 2um. En matière d’œuvres de charité, comme en tout le reste, il faut que la prudence intervienne, ou comme l’appelle saint Benoît, la « discrétion, mère de toutes les vertus », Régula, c. 64 ; cf. c. 18, 20, 40, 49.

2. Les exigences de la vie contemplative.

De la part des anachorètes qui quittaient le monde, pareille attitude de surenchère n’était pas inouïe. Pourtant, à côté des exigences de la vie contemplative, qui s’accomoderait de vœux multipliés, il y a les exigences de la vie active et de la vie tout court : dès lors « il y a des conseils de choses, meilleures certes, mais plus spéciales, que l’on peut omettre sans que cette vie humaine se trouve pour cela engagée dans les embarras du siècle », ad 3um. Il y a une différence, que l’Évangile insinue, entre le conseil de la miséricorde et celui du jeûne, Matth., xxiii, 23 ; Luc., xi, 42. Cf. Cassien, Collat. Patrum, ii, 2-4.

3. Les exigences de la vie religieuse.

« Celui qui

fait profession d’un état n’est-il pas tenu à ce qui convient à son état ? Oui », mais, plus modeste en ses débuts et plus précis dans sa marche, « celui qui entre en religion ne fait point profession d’être parfait, mais de s’étudier à le devenir, tout juste comme celui qui entre à l’école ne fait pas profession d’être savant. Ami de la perfection, écolier perpétuel, le religieux ne manque pas à sa profession pour n’être pas parfait, mais seulement s’il dédaigne la perfection où il doit tendre », et d’abord la formation religieuse qu’il reçoit en ce but, ad 1um. Son choix fait, entre les instituts, de celui qui « présente les exercices les mieux adaptés à la fin », q. clxxxviii, a. 6, la faculté ne lui est plus laissée de choisir ses observances, puisque ledit institut a « disposé organiquement les éléments divers concourant à la perfection de la charité ». De caritate, a. 11, ad 12um. C’est l’organisation séculaire des ordres religieux qui imposera l’adoption des vœux de religion.

2o Entre conseils le choix est nécessaire.

La distinction de sens commun entre préceptes et conseils tient en ce que « les préceptes concernent les œuvres dont l’accomplissement est nécessaire pour parvenir à la fin dernière, les conseils ne concernant que les œuvres qui permettent d’atteindre mieux et plus facilement cette fin ». Ia— IIæ q. cviii, a. 4 ; cf. Cont. Gent., t. III, c. xxx. De là à dire que l’état de perfection consiste proprement dans les conseils, que c’est là que les vœux trouveront leur objet, la conclusion semble facile. Cependant la question n’est pas aussi simple ; et pour en saisir les nuances, avant d’en venir à la solution harmonieuse de saint Thomas, il faudrait rappeler les divergences apparentes des autorités religieuses.

1. Dans les religions étrangères. —

La distinction entre préceptes et conseils était impossible au sens où nous l’entendons : toutes les religions tant soit peu soucieuses des aspirations d’une élite étaient des codes de préceptes plus ou moins rigoureux, dominés par des principes assez élevés, dont le but était de former des parfaits ; mais les pratiques destinées à la masse des croyants étaient données par les fondateurs comme des atténuations des principes, des pis-aller qu’il fallait racheter par des purifications et des transmigrations… De là cette prolifération de pratiques ascétiques dans les religions dualistes du proche Orient et d’Asie Mineure. Il n’y avait point de vœux, a-t-on noté, chez ces ascètes : n’est-ce point précisément parce qu’ils étaient inutiles et impossibles ? leurs pratiques leur étant imposées par la lettre de leur loi religieuse.

Les Pères furent sans aucune indulgence pour ces

« offrandes surérogatoires », Hilaire, In Psalm., lxiv,

n. 3, P. L., t. ix, col. 414 ; cf. S. Jérôme, Cont. Jovin., I. II, n. 11-17, P. L., t. xxiii, col. 297 ; In Matth., I. III, c. xix, t. xxvi, col. 134 ; S. Chrysostome, In Johan., hom. xxvii, c. 2, P. G., t. lix, col. 164 ; S. Augustin, De continentia, c.xii, n. 26, P. L., t. xl, col. 362 ; De civ. Dei, t. VIII, c. ii, t. xli, col. 220. Sur la tentative du paganisme de déraciner l’idéal chrétien, et les réminiscences de l’ascétisme du désert, cf. P. Lagrange dans Revue biblique, 1927 ; I. Lévy, La légende de Pythagore, 1926 ; T. Lefort, dans Muséon, 1927, p. 65-74.

2. Dans la Loi mosaïque. —

Les Pères disent qu’elle ne contenait pas de conseils, quitte à reprendre en détail par l’allégorie ce qu’ils avaient abandonné en bloc. S. Ambroise, De Elia et jejunio, c. iv-vii, P. L., t. xiv, col. 697 ; S. Jérôme, Epist., xxii, ad Eustoch., n. 6 ; Epist., cvii, ad Lœtam, P. L., t. xxii, col. 370, 920 ; Cont. Jovin., I. II, n. 15, t. xxiii, col. 295 ; S. Basile, homil. i, P. G., t. xxxi, col. 167 ; S. Augustin, Confess., I. X, c. 31, P. L., t. xli, col. 310. Cependant, il ne faut pas oublier les suggestions du précepte de la charité, Deut., vi, 5 et Lev., xix, 8, et les mandata des prophètes. Cf. Ia-IIæ q. xcix, a. 5.

3. Dans le Nouveau Testament.

a) Préceptes et conseils.

Voir là-dessus, t. ii, col. 2321 sq., et t. iii, col. 1177-1178. Pour les principes, tout est clair : il y a, dans les Évangiles et les Épîtres, dominés par le grand commandement de la charité, un ensemble de préceptes secondaires et de conseils, qui sont donnés, les uns et les autres, comme des moyens d’assurer la charité envers Dieu et le prochain : les conseils, ex ipso modo loquendi, se donnent comme des moyens secondaires et facultatifs. Cf. Jean Chrys., In Matth., hom. lxiii, P. G., t. lviii, col. 604. Mais, entre ces deux extrêmes, que penser de ces œuvres héroïques de charité, comme le pardon tranquille et indéfini des injures, etc. Matth., v, 26, 39-42 ; vi, 25-34 ; Luc, xiv, 25-35. Cf. S. Thomas, De perfect. vit. spirit., c. 10. Pour le précepte de l’amour des ennemis, cf. Ia -IIæ, q. cviii, a. 3, ad 4um. Pour le Discours sur la montagne, cf. Christus, p. 970. Du moins comprend-on que les docteurs de l’Église aient pu hésiter d’abord à faire le départ entre les conseils et les commandements.

b) Exemples du Christ.

L’Évangile est autre chose qu’un code de préceptes ; c’est une histoire présentée comme un appel à l’imitation. I Pet., ii, 21. Beaucoup de Pères grecs ont vu dans l’imitation du Sauveur une obligation pour tous, Athanase, Epist. ad Marcellinum, c. xiii, P. G., t. xxvii, col. 30, du moins

« pour qu’on s’y efforce », S. Chrysostome,

Cont. oppugn. vit. monast., serm. iii, c. 16, P. G., t. xlvii, col. 366, comme au « but le plus haut du renoncement parfait », donc des religieux, Grandes règles, c. vu et xliii, P. G., t. xxxi, col. 1028. Imitons-la, du moins, dans ses plus humbles aspects, S. Nil., De exercit. monast., c. 4 ; De paupertate, c. 42.

Les Pères latins distinguent avec plus de soin ce qui est « règle des mœurs », S. Augustin, De vera relig. , c. xvi, n. 31, P. L., t. xxxiv, col. 135, le quod agendum et le quo nitendum amore, De spiritu et littera, c. iii, n. 5 ; In Johan., hom. xv, n. 2 ; hom. xxiv, n. 2, P. L., t. xxxv, col. 1593. Au Moyen Age, position curieuse de saint Bonaventure, Apolog. paup., c. ii, n. 12 ; de saint Thomas, Ia -IIæ q. cvi, a. 1, ad 1um. Pour l’École française, cf. Olier, 'Introd. à la vie et aux vertus chrétiennes, c. 4, p. 47 ; Pourrat, La spiritualité chrétienne, t. iii, p. 482-567.

c) La vie apostolique. —

Il y avait encore autre chose dans le Nouveau Testament : les exemples des Apôtres et les recommandations que Jésus leur avait faites, Matth., x et loc. parall. Ce programme d’apostolat n’était-il pas un programme d’action pour les moines ? Chrysostome, Cont. opp., iii, c. 14 ; en sens contraire, In Matth., c. x. S. Augustin y voit des concessions temporaires, des privilèges des ministres de l’Évangile, De consensu Evang., I. II, c. xxx, P. L., t. xxxiv, col. 1120. Ce n’est qu’au XIIIe siècle que la « vie apostolique » fut érigée par saint François d’Assise en sa règle, et par saint Bonaventure, Apol. paup., c. vii, n. 5, 9-16 ; c. xii, n. 22, en régime de vie parfaite, non sans susciter des conflits de doctrine. IA-IIæ q. cviii, a. 4, ad 4um.

4. Chez les Pères.

Ils trouvaient dans la tradition la plus ancienne deux expressions paraboliques pour mettre en valeur la voie des conseils sans déprécier la vie chrétienne ordinaire. La voie du bien comporte des adoucissements, Didachè, iii ; mais il y a une voie angélique et supérieure : la virginité, S. Athanase, Epist, ad Amund. Et puis la parabole du semeur avec son fruit au centuple était appliquée à la vie ascétique déjà par Origène et saint Cyprien. Mais il allait voir les choses de plus près : en face de cette vie chrétienne unique en ses aspirations vers l’amour de Dieu, et variée dans ses voies, les Pères ont mis l’accent tantôt sur l’unicité de but et des moyens essentiels : les préceptes, tantôt sur la variété des moyens secondaires, opposant préceptes et conseils.

La première attitude fut celle des Pères grecs en général, de saint Jean Chrysostome en particulier, en une œuvre de jeunesse. Contra oppugn. vit. monast., I. III, n. 14, et même, quoique avec des nuances. In Matth., hom. vii, n. 7 ; hom. lv, n. 6 ; hom. lxiii sur Matth., xvi, 24, P. G., t. lviii, col. 604 : « Tous sont tenus à tout. » C’est encore le cas de saint Basile, avec plus de réserve, Ascetica, Du renoncement au monde, P. G., t. xxxi, col. 627, et des théoriciens de la vie monastique, Théodoret. In Ps., cxviii, ꝟ. 108 ; Nil, De monast. exercit. c. 1 ; De vol. paupert., c. 42. : Saint Basile exalte bien les « fruits de l’amour de Dieu demandé à tous », loc cit., col. 826, 907-918, et sait que « les préceptes exigent déjà la sainteté parfaite », col. 626 ; mais ce sont les « passionnés de l’idéal » qui prendront sur eux « la dette rigoureuse de l’amour de Dieu », et de l’amour du prochain, col. 916, 1200, et puis les conseils, loc. cit., col. 627 : voilà « l’Évangile intégral », Grandes règles, prol., loc. cit., col. 892 ; cf. col. 924. Les conseils sont l’appoint presque indispensable des préceptes, col. 919, 920, 934, 1168. La vie monastique, qui est « l’école des préceptes divins, cultive en nous l’amour qu’on apprend sans maître (dans le monde), et le conduit méthodiquement à sa perfection » par le renoncement total des conseils. Loc. cit., col. 907. Cf. saint Benoît, Regula, prologue, voir encore c. iv, v, vii, lxx, fin. Cf. A. Harnack, Das Mönchtum, seine Ideale, p. 7-8.

Les Pères latins, au lieu de considérer le programme unifié de l’Évangile où tout est pour tous, opposent volontiers la diversité des voies et moyens et superposent état à état. Ambroise, De officiis minist., I. I, c. xi, n. 36, P. L., t. xvi, col. 80 ; Jérôme, Adv. Jovin., I. II, n. 6 et 17 ; Adv. Vigilantium, n. 14, P. L., t. xxiii, col. 293, 315, 350 ; Epist., cxx, ad Hedibiam, n. 1, P. L., t. xxii, col. 993 ; Ambrosiaster, In I Cor., vii, 29, P. L., t. xvii, col. 180 ; Pelage, Epist. ad Demelriadem, i, c. 9, P. L., t. xxiii, col. 1105 ; Augustin lui-même voit des dona majora gratiœ dans les états de perfection, De bono conjugali, n. Il et 12 ; De sancta virgin., n. 13-18, 19-21, P. L., t. xl, col. 380, 383, 406. On parle dès lors en Occident de

« voie meilleure », IVe conc. Tolède, de « vie parfaite ». Cf. Salvien, Ad Ecclesiam, n. 15 ; S. Grégoire,

In Evang., hom. xii, n. 3 ; hom. xxxiv, n. 15, P. L., t. lxxvi, col. 1256. Cette doctrine simpliste avait donné au temps de la scolastique l’expression « état de perfection », que saint Bonaventure essaie d’annexer telle quelle, Apolog. pauper., c. iii, n. 4 ; voir pourtant c. i, n. 9-10 ; c. ii, n. 6, 15. Pour préciser ces nuances, il faudrait pouvoir donner autre chose que ces quelques références.

5. Synthèse de saint Thomas.

C’est à la question clxxxvi, a. 2, dans le corps de l’article, qu’il montre que le religieux doit faire un choix « de certaines choses déterminées, à quoi il s’oblige » par ses vœux. Sed contra. En quelle région trouvera-t-il cette matière première de ses vœux de religion ? Dans la zone des conseils, conclut-il selon la tradition latine ; mais il fait droit aux vues des Pères grecs sur les préceptes et aux rappels de saint Basile et de saint Augustin en faveur du devoir fondamental de charité.

« Une chose appartient à la perfection à trois

titres divers : ou essentiellement, ou à titre de conséquence, ou à titre de moyen. Essentiellement, et c’est le cas de la parfaite observance des (deux) préceptes de la charité. Ou à titre de conséquence, et c’est le cas des œuvres insignes qui se présentent comme la suite normale de la charité parfaite, par exemple bénir qui nous maudit, Luc, vi, 28, et autres choses semblables : ces œuvres-là, bien que le précepte demande que l’âme y soit préparée, à savoir qu’on les accomplisse quand la nécessité le requiert » d’une charité même élémentaire, « une charité surabondante va plus loin : elle s’y porte à l’occasion en dehors même du cas de nécessite », non plus sous l’injonction du précepte, mais par l’inclination de l’amour. « A titre de moyen et de disposition préalable d’autres éléments se rattachent à la perfection, tels que la pauvreté, la continence, l’abstinence, etc. », a. 2.

On devine tout de suite que nos vœux, comme l’état dit de perfection lui-même, prennent place uniquement parmi les moyens pour la perfection intérieure. Qu’on ait bien présente à l’esprit la distinction classique entre la perfection comme état de l’âme et la perfection comme état de vie. Étant 324’VŒUX DE RKI.IGION. OB.JKT

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donné que l’état religieux est une technique expéri-I mentale qui n’a d’autre ambition que de nous acheminer vers la perfection intérieure en nous aidant à consacrer à Dieu toute notre vie, c’est dans cette zone de nos activités extérieures, de toutes nos activités disponibles, dans cette modeste région des moyens pratiques de perfectionnement spirituel, que les vœux de religion trouveront leur moyen d’expression approprié, et non dans l’ordre de la charité intérieure ou dans celui des actes héroïques de charité. La déclaration du Docteur angélique est trop nette pour avoir besoin de commentaires : « Il est bien vrai que la perfection même de la charité est la fin de l’état religieux ; mais l’état religieux est un régime déterminé de vie, quædam disciplina, et un exercice pour parvenir à cette perfection. Ce but est recherché par les uns et les autres au moyen d’exercices divers, tout comme le médecin pour guérir peut user de différents remèdes. Or, il est bien évident que celui qui travaille pour une fin, c’est peut-être convenable, mais ce n’est pas nécessaire — non ex necessitate convenit — qu’il ait obtenu déjà cette fin », ni qu’il en ait tiré tous les fruits : « ce qui est requis c’est qu’il tende à cette fin par une voie particulière. Concluons donc » que : pour l’essence de la perfection, « celui qui assume l’état religieux n’est pas tenu de posséder la charité parfaite, mais d’y tendre et de s’employer à l’avoir ». C’est là la fin des vœux de religion, non leur matière : elle est bien plus modeste.

Pour les conséquences de la charité, « pour la même raison, le religieux n’est pas tenu d’accomplir en fait ces œuvres insignes qui en sont la suite », les fruits de l’amour de Dieu, dont parlait saint Basile. « II est tenu cependant d’avoir l’intention de les accomplir : il manque à ce devoir celui qui les méprise. Ainsi donc il ne pèche point s’il ne les accomplit pas, mais bien s’il les méprise. » Là encore, c’est une fin idéale des vœux, mais ils ne doivent pas, en général, porter sur des actions héroïques qui conviennent à des saints. C’est la sagesse de saint Thomas d’avoir maintenu l’état religieux et ses vœux dans l’ordre des moyens qui « alimentent l’amour de Dieu » (S. Basile). Et encore tous les moyens ne sont-ils pas de mise, car, parmi les moyens eux-mêmes, le choix est nécessaire ; « et, même en cela, pour la même raison » que l’état religieux est une discipline précise, « un religieux donné, quilibet religiosus, n’est pas tenu à tous les exercices par où l’on peut parvenir à la perfection, mais à ceux-là qui, précisément, lui ont été spécifiés, laxata, selon la règle qu’il a embrassée en sa profession ». A. 2. Les règles religieuses prescrivent les préceptes, ou plutôt les présupposent comme moyens nécessaires ; leur domaine propre, ce sont les conseils, moyens accessoires, entre lesquels elles indiquent leur choix. À elles toutes, elles ont, semble-t-iï, épuisé la matière ; mais chacune d’elles a eu ses préférences.

Nous sommes ici aux antipodes du précepte général de la charité, dont l’étendue même faisait la souplesse : les règles religieuses doivent « taxer » les obligations secondaires, parce qu’elles sont immédiatement exigibles. Parmi les « bons usages qu’il ne faut pas corrompre », S. Basile, Ascetica, Disc, inaug., P. G., t. xxxi, col. 630, la règle monastique « discrète et claire », S. Grégoire, Dial., t. II, c. xxxvi, détermine certains conseils destinés à devenir nos trois vœux de religion. On a dit les discussions désastreuses auxquelles donna lieu la règle de saint François, justement parce qu’il n’avait pas paru choisir.