Aller au contenu

Dictionnaire de théologie catholique/VINCENT FERRIER (Saint)

La bibliothèque libre.
Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 752-758).

VINCENT FERRIER (Saint), dominicain, né à Valence (Espagne) vers 1350, mort a Vannes (France) en 1419. - I. linle dans l’histoire religieuse. II. Parénétique.

I. I-îoi.l. DANS L’HISTOIRE RBLIOIl I SI. I " I lise :

gnanent : traité des * Suppositions dialectiques. La

dale de nu aine d< iiinl Ferrer (tel est exact)

VINCENT FERRIER (SAINT) 3034

I ment son nom dans son idiome catalan-valencien) | n’est connue qu’à une ou deux années près. Il était issu d’une famille de bourgeoisie ; c’est la légende qui lui a fabriqué beaucoup plus tard une généalogie nobiliaire ; l’un de ses frères, Boniface, devint plus tard prieur de la Grande-Chartreuse. Lui-même, dès les premières années de son adolescence, avait pris l’habit dominicain dans le couvent de sa ville natale. Il y reçut, ainsi que dans d’autres maisons de son ordre, en particulier au studium générale de Toulouse, une forte formation philosophique et théologique, strictement thomiste et particulièrement développée pour la logique, qu’il étudia plusieurs années avant de la professer à son tour notamment à Lérida. Au delà des complications de l’occamisme, se faisait jour dans cet enseignement de Vicent Ferrer l’audace de considérations à la fois beaucoup plus traditionnelles et pourtant presque modernes, ainsi qu’il appert de ce qui en demeure : le Traité des Suppositions dialectiques. Cet ouvrage, qui ne dépasse pas les dimensions d’un opuscule, a laissé perplexes les historiens de la philosophie, en raison de la richesse de pensée personnelle incluse dans une concision excessivement originale. La notion de supposilio, appartenant d’abord au vocabulaire logico-grammatical, en avait été tirée par l’occamisme critique pour tenter de mettre en évidence un caractère quasi-subjectif du cheminement de la pensée de chaque individu considéré comme irréductible aux autres individus. Vicent Ferrer remarque contre Occam que la suppositio trie dans une masse réelle ce que le penseur prend en considération actuelle et directe. C’est un peu le raisonnement que tiendra beaucoup plus tard Emile Meyerson pour le cas particulier où ce penseur est un physicien mathématicien. Dans le cas de Meyerson comme dans le cas de Vicent Ferrer, c’est d’ailleurs la même référence à la théorie aristotélicienne de l’abstraction qui joue presque explicitement. Vicent Ferrer ne s’en tient pourtant pas au seul « réalisme des espèces », si l’on peut appeler de ce nom la doctrine de la connaissance soutenue en son temps par l’anglais W’alter Burleigh, successeur attardé de Guillaume de Champeaux. Sans être scotiste, le réalisme de Vicent Ferrer va jusqu’au réalisme de la personne humaine, plus qu’individu : monade. Il connaît les textes de saint Thomas sur la multiplicité des intellects agents humains ; il sait que « chaque homme qui pense, pense pour son propre compte » ; il fait assister, quoique trop brièvement, à l’opération de découpage produite par chaque esprit lorsqu’il porte attention sur un point du réel et rejette le reste dans la pénombre ou dans l’ombre. Sous le langage de l’école, on voit percer une mentalité de psychologue qui saisit son bien le meilleur, pour une synthèse métaphysique, dans l’expérience interne, Vn autre opuscule de Vicent Ferrer, sur l’unité de l’universel, fait comme contrepoids à ce qui dans sa philosophie des Suppositions dialectiques attirerait trop l’assentiment du lecteur du côté de l’individualisme, et renouvelle contre le nominalisnie la position en un sens plus moniste de la métaphysique aristotélico-thomlste de l’Etre en tant qu’Être.

2° Activité à Valence ; Traité du Schisme. Toute la jeunesse sacerdotale et les premières années de la maturité de Vicent Ferrer se passèrent dans sa ville natale. À une activité de prédicateur et à des œuvres de charité en faveur des orphelins et du relèvement des filles perdues, il joint une activité de théologien comme titulaire de la chaire de théologie attachée à l’église cathédrale. Ses relations sociales sont vastes et il est déjà entré dans l’intimité

de la famille royale d’Aragon, (.’est probablement 03 G

de cette époque que date son exposé dogmatique sur la présence de la Trinité tout entière dans l’eucharistie. Cette théorie lui vaudra une longue et obscure dispute avec l’inquisiteur Nicolas Eymeric. Cette dispute qui ne reste connue qu’indirectement se perdit dans l’éclat d’événements beaucoup plus importants, ceux qui étaient relatifs au Grand Schisme d’Occident. Celui-ci avait débuté en 1378 ; et, comme il était naturel, Vicent Ferrer avait suivi l’opinion des Aragonnais, Valenciens et Catalans, qui s’étaient déclarés favorables à la papauté d’Avignon. Vicent Ferrer écrivit un Traité du schisme. On peut distinguer dans cet ouvrage deux parties bien distinctes : l’une que l’on doit appeler dogmatique et l’autre que l’on pourrait appeler diplomatique en raison des démarches qu’elle suppose ou encore mieux « contingente », en considération de la nature des certitudes qu’elle s’efforce d’obtenir. La partie dogmatique, strictement thomiste et conforme aux traditions les meilleures, en particulier aux traditions médiévales dominicaines, affirme avec force la supériorité des souverains pontifes sur les évêques et les conciles. C’est une théorie résolument monarchique de l’Église. Pour ce qui concerne les événements contingents et diversement interprétables dans la confusion des informations tendancieuses plus ou moins contradictoires, Vicent Ferrer nie la légitimité du pape de Rome Urbain VI, en raison des interventions populaires intempestives qui accompagnèrent le conclave tumultueux de 1378 : il y aurait eu là, selon lui, des violences caractérisées dont la nature aurait été telle que l’élection demeurait viciée, laissant le champ libre à la nomination du nouveau pontife, Clément VII, par une majorité de cardinaux protestataires. Cette explication de Vicent Ferrer est forcément en dépendance de sources passionnées et ne peut trouver aucune majoration d’autorité dans la valeur de théologien de son auteur. 3° À la curie d’Avignon : mission comme légal a lalere Christi. — L’ouvrage de Vicent Ferrer magnifiait la papauté en général et celle d’Avignon en particulier. En des conjonctures où des théologiens modernisants prenaient parti contre la constitution monarchique de l’Église et voulaient profiter des circonstances pour lui donner un statut plus démocratique, tandis que la plus grande partie des théologiens de saine tradition concernant la nature du souverain pontificat se montraient hostiles aux prétentions avignonnaises et favorables au pape romain, Vicent Ferrer était trop précieux à la cause des pontifes très attaqués d’Avignon, pour que ceux-ci négligeassent de se servir de sa personne, de son autorité et de ses conseils. Dans les dernières années du xive siècle, c’est en qualité officielle de « chapelain » du pape Benoît XIII que Vicent Ferrer séjourne à la curie d’Avignon. Il y remplit aussi, à titre strictement privé, les fonctions de confesseur et de conseiller de ce pontife douteux. C’étaient là des fonctions délicates pour un homme de conscience droite : Pedro de Luna n’était devenu Benoît XIII que par une élection conditionnelle : il avait à ce moment promis de se démettre au cas où la chrétienté enfin unanime lui préférerait un autre pontife plus capable que lui de restituer dans toute sa visible intégralité l’unité de l’Église. D’abord absolument convaincu de la légitimité de Benoît, Vicent Ferrer avait toujours été trop mystique de l’unité pour céder jamais sur ce point. Or, vers 1403, la P’rance, principale nation de l’obédience avignonnaise, non seulement avait retiré sa confiance à Benoît, mais lui avait refusé toute obéissance et même l’avait assiégé dans son palais des Doms. Par les inimitiés qu’il suscitait, par son désir de plus en plus évident de ne se démettre

à aucun prix, Benoit XIII faisait de moins en moins ligure œcuménique. On le comparait aux mules de son pays aragonnais. Pour l’instant, il prétendait arranger lui-même les affaires de l’Église par entente directe avec le pape de Rome. Peut-être Vicent Ferrer a-t-il été, dès ce moment-là, ébranlé dans ses convictions en faveur de ce personnage suspect. Plus probablement le fond de sa pensée était que pour rétablir l’unité de l’Église la diplomatie serait utile, mais ne suffirait point. Il mettait le rétablissement de cette unité en relation avec la réforme des mœurs et le rétablissement pratique des préceptes de l’Évangile. Il passa par une sorte de crise de conscience extrêmement rapide mais extrêmement vive, en suite de quoi il décida de parcourir le monde occidental comme prédicateur itinérant. Benoît XIII eut l’intelligence de comprendre qu’une mission solennelle et prestigieuse universellement prêchée par ce dignitaire de sa curie pouvait servir sa cause. Il lui conféra les pouvoirs de légat a lalere Christi.

Mission dans les pays alpins et l’Italie.


D’abord en relations étroites avec la curie avignonnaise, Vicent Ferrer parcourut jusque dans la Suisse romande actuelle les pays alpins : Dauphiné, Savoie, Piémont. Il convertit, en majeure partie du moins, des vallées où les vaudois, plus tenaces ou moins traqués que les anciens albigeois des plaines, avaient maintenu les vieilles doctrines laïcistes de Pierre Valdo. Vicent Ferrer écrit même au pape Benoît, en termes explicites, qu’il trouve à convertir, non loin de Lausanne, des adorateurs du soleil. Ceux-ci paraissent être non point d’anciens primitifs attardés, mais des esprits émancipés, comme il en naissait de plus en plus dans le bouillonnement de plus en plus intensifié des pensées. Vers 1408, sur la côte figure, autour de Savone, il semble bien que Vicent Ferrer s’apprête à jouer un rôle de rapprochement diplomatique entre les deux papes. Par la suite, l’entrevue arrangée à Porto-Venere n’eut pas lieu, à cause de la duplicité ou de la pusillanimité de Benoît XIII. En consé’quence, Vicent Ferrer dut quitter l’Italie et passer en Espagne en 1410. Les années de son séjour en Italie semblent celles où il écrivit son Traité de la vie spirituelle, et où il prononça les sermons dont les réportations d’auditeurs sont consignées dans le manuscrit de Pérouse. Ainsi, durant cette période, à une activité diplomatique tout au plus sporadique, Vicent Ferrer allie de plus en plus une constante action de moraliste religieux, cependant que commence vraisemblablement à s’ébrécher son attachement à la personne et à la cause de Benoît XIII. Sa fréquentation des partisans du pape de Rome-n’a sûrement pas été étrangère à ce retournement qui ne faisait encore que s’esquisser. On ne sait pas au juste quelles contrées Vicent Ferrer parcourut en Italie. II faudrait au moins exclure l’Italie méridionale et la Vénétie. Il est tout à fait certain qu’il n’accomplit, ni à cette période de sa vie, ni à aucune autre les voyages de Flandre, des Pays-Bas, d’Angleterre. d’Allemagne et autres lieux que lui prêtèrent très généreusement et très tardivement des hagiographes trop modernes.

Flagellants.

Désormais les déplacements de

Vicent Ferrer dans la péninsule ibérique, puis en France (1410-1414-1419) vont être d’autant plus faciles à suivre qu’ils prennent l’importance d’une perpétuelle et éclatante manifestation européenne. Les populations se rendent en masse au devant de lui dans les villes, où les municipalités règlent l’ordonnance de son extraordinaire séjour. Il arrive, monté sur une mule, entouré de la troupe toujours croissante de ses disciples. On discerne parmi eux quelques-uns de ses confrères dominicains, comme Antoine

Anglade, son secrétaire, dont on possède encore un carnet relatant les itinéraires et les sermons pour une partie du voyage en Catalogne et en Castille. Mais le gros de la troupe qui accompagne le prédicateur est fait de femmes et d’hommes, dûment séparés. Ce sont les hommes qui constituaient le groupe des flagellants. Lorsque le cortège de Yicent P’errer pénètre dans une ville, ces ascètes martèlent leurs dos nus à coups de discipline. Sur ce spectacle émotionnant, chroniques, documents, dépositions au procès de canonisation abondent et concordent. Ce n’était point dans l’histoire de l’Église la première manifestation de flagellants. Les futures confréries de pénitents tendraient à ces pratiques, qui ne faisaient que porter sur la place publique les austérités de règle dans les cloîtres. Leur présentation et leur exercice par des néophytes plus riches d’exaltation que de prudence avaient déjà été précédemment l’objet de diverses sortes d’excès. Aussi le théologien parisien Nicolas de Clémanges semble avoir mis en garde par des lettres Vicent Ferrer ; lequel dut répondre qu’il veillait à ce que rien de scandaleux ne sortît de ces démonstrations et exercices sur l’opportunité desquels on peut discuter mais qui, de soi, n’ont rien de nécessairement répréhensible. Dans ce débat comme dans celui sur la présence de la Trinité dans l’eucharistie, il ne reste que des échos indirects ou des documents douteux ; il est difficile de faire la lumière.

Eschatologie.

Sans que l’on ait à relever aucun

excès à proprement parler dans l’entourage des flagellants et disciples de Vicent Ferrer, il régnait tout naturellement autour de lui une atmosphère quasi

pentécostienne ». Le prédicateur et sa suite procédaient de proche en proche à une active régénération de la chrétienté par la liquidation des tripots, la suppression des mauvaises coutumes, la conversion souvent de ce qui restait çà et là de non-catholiques. En toute autre circonstance, l’idée aurait germé que tout se préparait pour un avènement définitif du Christ. À fortiori, la grande crise du schisme habituait à la croyance d’un bouleversement définitif précurseur du jugement dernier. Sainte Catherine de Sienne appelait volontiers le pape « Christ de la terre ». Ne voyait-on point sur cette terre ces divers « Christs » prétendus, dont la sainte Écriture signale prophétiquement l’apparition dans les derniers temps de l’humanité ? Aux conséquences du schisme s’ajoutaient les continuations de la grande peste et celle de la guerre de Cent ans et de diverses autres guerres des chrétiens entre eux ou des chrétiens avec les infidèles qui se préparaient déjà à prendre Constantinople. Dans tous ces événements. Vicent Ferrer lui-même, qui passait ses méditations à réfléchir sur l’Écriture, était porté à voir l’accomplissement des temps annonciateurs de la parousie. Comme tous ceux qui se sont complus à ces hasardeux conquit s, il interprétait les textes de Daniel. Qu’aurait dit le sévère Inquisiteur, Nicolas EymeriC, s’il avait encore été de ce monde, lui qui, rivant même le grand apostolat itinérant de Vicent Ferrer le dénonçait pour « les tendances de gyrovague et d’extravagant ? De tant de précisions données sur la fin du monde. Benotl I1I qui vivait lui aussi à cette époque dans les pays hispaniques s’inquiéta, lui qui n’avait pas accordé jadis d’importance aux dénonciations (le Nicolas Eymeric. Il demanda des explications. Virent Ferrer envoya un rapport où il maintenait son doute profond quant a la date que nul ne connaît, ainsi qu’il est dit dans l’Écriture. I.e fait est que la crainte salutaire des événements terribles et du Jugement final

semble avoir surtout été orchestrée par lui pour obtenir dans ses sermons la conversion des pécheurs.

Il lui arriva d’annoncer dans un premier sermon que l’Antéchist était probablement déjà né en ce bas-monde, quitte à affirmer plus tard aux mêmes auditeurs qu’une bonne communion pascale dissiperait ce cauchemar. Il n’en eut pas moins, notamment à Toulouse, des prédications si vibrantes sur ce sujet brûlant que les innombrables auditeurs, croyant l’événement arrivé, à la voix claironnante du saint, tantôt se jetaient à terre, gémissant, et tantôt se relevaient comme ressuscites. De tels ébranlements ne devaient point disparaître de la mémoire des peuples : ils devaient au contraire s’y renforcer dans ce tartarinisme des masses qui double l’histoire par la légende. Ainsi, les témoins qui déposent à Toulouse ou à Vannes au procès de canonisation représentent encore Vicent Ferrer comme le prédicateur de tous les sujets, le moraliste, le convertisseur, le nouveau saint Paul, un thaumaturge, beaucoup plus que « l’ange du Jugement », envoyé céleste de la dernière heure. Mais dans les quelques années qui suivent et avant la canonisation par Calixte III, la notion que l’on se fait communément de Vicent Ferrer change. Il faudrait dater ce changement des années 1440-1450. Désormais, il ne reste plus dans l’imagination populaire que « le prédicateur de la fin du monde » ; c’est même exactement le titre que lui donne le bibliothécaire de la cathédrale de Valence qui s’emploie à réunir des sermonnaircs de son illustre compatriote. Ce sera bientôt le thème principal de la liturgie de sa fête.

7° Maures et Juifs. Caspe. — À la fin du monde, selon une constante tradition chrétienne, Juifs et infidèles se convertiront. Il est tout naturel que, croyant plausible la proximité du Jugement dernier, Vicent Ferrer se soit particulièrement appliqué à la conversion des Maures et des Juifs, si nombreux dans la péninsule hispanique qu’il évangélisait entre 1410 et 1414. Ses sermons contiennent maintes allusions aux Maures et aux Juifs, qu’il faut amener à la vraie foi, et d’abord par le bon exemple. Les témoins du procès de canonisation, des documents croyables parlent de conversions en nombre considérable. La légende a brodé sur l’histoire et inventé toute une merveilleuse aventure de Yicent Ferrer en voyage chez le roi maure de Grenade. Certes les affaires politiques de l’Espagne attiraient du même coup son attention. A Caspe, neuf juges, délégués par les populations, eurent à désigner un nouveau roi d’Aragon. Vicent Ferrer était l’un d’eux et. vraisemblablement le plus influent, celui dont l’opinion allait décider, An comte d’Urgel, candidat local et peut-être héritier plus directement légitime, il fit préférer le régent de Castille, Ferdinand de Antequera. C’était préparer quelque peu l’unité de l’Espagne. Dans la suite d’une histoire plusieurs fois séculaire, les descendants ou plus exactement les successeurs de Ferdinand de Antequera se montrèrent souvent durs ou incompréhensifs à l’égard de la Catalogne, qui constituait pourtant l’un des plus beaux fleurons de leur couronne. D’OÙ, chez les cat al a ni si es militants, une légende nouvelle concernant Vicent l’errer, légende peu flatteuse et qui le dépeint comme traître à la patrie. lui vérité, Vicent l’errer ne pouvait deviner ce que serait l’avenir. I.e corps hispanique où il voulait introduire plus de paix et d’harmonie, constituait, comme l’ancien corps germanique, un complexe d’États, de fiefs et de villes, protégés les uns et les autres par leurs slatuts. leurs libertés locales, le rôle des jurais, ceux de la noblesse et du clergé. En tâchant d’met I re de l’union. Vicent l’errer demeure théologiquement Inattaquable. Puisqu’on l’avait choisi et heureusement choisi dans l’important arhi liage de Caspe, il n’remplissait que sou devoir de

chrétien. Seuls ceux qui ne font rien, pas même ce qu’ils doivent, ne se trompent jamais.

Rôle dans l’extinction du Grand Schisme.


Parmi les Catalans ses contemporains, ce fut un reproche d’un autre ordre qu’on adressa à Vicent Ferrer. On le blâma d’avoir quitté le parti du pape Benoît XIII qu’il avait si longtemps défendu et d’avoir été au moins l’une des causes de sa déposition. Sur un manuscrit du Traité du schisme de Vicent Ferrer une main rageuse a écrit dans une marge : « contre toi lorsque tu as fait déposer le pape Benoît ». Le passage qui fait vis-à-vis à cette glose indique que, le pape étant représentant direct de Dieu sur la terre, nul au monde, ni homme, ni nation n’a le droit de se soustraire à son obédience. À prendre à la lettre et d’une manière superficielle les événements, on pourrait être tenté de donner raison à l’objectant. En réalité, à analyser les choses de plus près, voici comment Vicent Ferrer évolua dans son jugement sur la personne de Benoît XIII, sans se démentir sur sa saine théorie monarchique du souverain pontificat. Benoît XIII n’avait été élu qu’à la condition expresse de mettre fin au schisme ; son obstination à ne point se démettre perpétuait au contraire le conflit. Des heures durant, le vieux pontife têtu ressassait ses arguments qui n’étaient point sans sel : « Pape douteux, disait-il, je suis le seul cardinal authentique d’avant le schisme. Les papes douteux ont nommé des cardinaux douteux. Or ce sont les cardinaux authentiques qui nomment les papes authentiques. Comme seul cardinal authentique, je me renomme pape indéfiniment. » Il restait à savoir si le mode de nomination des papes par les cardinaux est de droit divin. N’est-il pas tout simplement une discipline de l’Église révocable en cas de conflit’? Les plus hautes autorités ecclésiastiques réunies en concile ne constituent-elles pas par excellence l’assemblée habilitée pour décréter, au moins pour une circonstance exceptionnelle, le mode de l’élection d’un pape autrement que par le Sacré Collège ? Cette opinion qui se faisait jour de divers côtés semble être devenue de plus en plus celle de Vicent Ferrer. Or, c’est une opinion parfaitement judicieuse, pour autant qu’elle n’entraîne point à attribuer au concile des droits et prérogatives abusifs, contraires à la primauté pontificale. Cette ligne de conduite devait prévaloir au concile de Constance ; et il n’est malheureusement que trop certain que la mentalité générale y dévia dans le sens dangereux, celui de la supériorité du concile sur le pape. Mais, contrairement à une légende longtemps répandue, Vicent Ferrer n’a jamais siégé à Constance. Tout au plus est-il vrai que, vers 1415, alors qu’il parcourait l’est de la France, une députation des conciliaires de Constance vint le rejoindre, en vue d’une prise de contact et pour des débats qui nous demeurent obscurs. Il a pu également, dans les aimées précédentes, lors du voyage de Sigismond, roi des Bomains, à Narbonne et lors de la soustraction d’obédience prononcée contre Benoît XIII à Perpignan, encourager Sigismond dans son projet du concile de Constance. Le rôle véritablement historique de Vicent Ferrer dans l’extinction du Grand Schisme est autre et peut se résumer comme suit. Entre 1412 et 1414, Vicent Ferrer dans ses sermons change progressivement d’attitude à l’égard du pape Benoît. D’abord il continue d’user de la formule laudative et respectueuse : « Notre saint Père » ; par la suite, il en vient à risquer en public ce jugement : « On ne sait pas quel est le pape véritable. » Enfin à Perpignan, en 1414, a lieu la soustraction ultime d’obédience prononcée contre Benoît XIII par le roi Ferdinand et par les principaux féodaux pyrénéens demeurés fidèles jusqu’alors à la

cause avignonnaise. C’était le résultat de négociations entre Vicent Ferrer et le roi Sigismond à Narbonne. Avant de joindre à la proclamation de cet acte un sermon terrible contre le pontife récalcitrant, son ancien pénitent, Vicent Ferrer était passé par une crise morale aussi rapide, aussi profonde et aussi décisive que celle qui l’avait secoué à Avignon lorsqu’il avait décidé, plus de dix ans auparavant, de quitter le palais des Doms. Une tristesse demeurait : la survie du vieux Benoît et autour de lui d’un reste de petit schisme aragonnais rétréci sur le rocher de Peniscola. Bien des compatriotes de Vicent Ferrer, attardés dans leur dévouement pour l’opiniâtre, tel Pierre d’Arens, en blâmèrent le courageux prédicateur. Notre époque lui ferait plutôt le reproche contraire et s’étonnerait de le trouver si lent à se déprendre d’un antipape. Au fond, l’attitude de Vicent Ferrer était basée sur ses informations, qui ne se redressèrent que progressivement, sur sa prudence et sur sa théologie de la papauté qui fut ferme et juste dès le début du schisme. Cette attitude est impeccable et logique. Il avait d’abord supposé le pape Benoît authentique ; progressivement celui-ci se révéla par son obstination comme un obstacle à l’unité de l’Église ; mais ses premières palinodies ou ses premiers faux-fuyants pouvaient signifier simplement un défaut de tactique ou de caractère ; un pape n’est point antipape en raison seulement de telles imperfections ; et Vicent Ferrer aurait péché par imprudence et inconstance s’il avait retiré avec trop de hâte sa confiance à Benoît XIII. On ne voit pas, par ailleurs, en dépit de l’annotation furieuse consignée par un adversaire sur le manuscrit du Traité du schisme, que Vicent Ferrer ait jamais renié, au profit de prétentions conciliaires indues, sa saine théorie de la primauté pontificale. En cela, il a échappé à un entraînement où se trouvent impliqués beaucoup des théologiens de son temps. À la fin de la grande aventure du schisme, — et pour toute la période troublée qui environne le concile de Bâle — son Traité du schisme, œuvre de sa jeunesse demeurait d’actualité pour toute sa partie doctrinale.

9° Miracles, don des langues. — Les enquêtes du procès de canonisation de saint Vincent Ferrier, entreprises à Toulouse et surtout à Vannes vingt à trente ans après sa mort, roulent essentiellement sur des miracles, en particulier sur des guérisons, qu’il aurait multipliés partout sur son passage de prédicateur itinérant. On laissera de côté les miracles inauthentiques inventés par une vaste littérature légendaire, en particulier en Espagne au xviie et au xviiie siècle. Dans l’état où se présente le procès de canonisation, il demeure un certain nombre de faits rapportés par des témoins sérieux et concordants : il serait donc téméraire de nier la matérialité de ces faits ; en bonne méthode historique, ils doivent être considérés comme acquis. Il reste à les interpréter. Au temps du D r Charcot, les D r8 Corre et Laurent qui ne songeaient pas à les mettre en doute, tentèrent de les expliquer par autosuggestion. Admettons provisoirement et par mode de hasardeuse conjecture que la télépathie naturelle puisse expliquer quelques-uns de ces faits ; il reste les autres comme un résidu incompressible par le rationalisme. Aussi la science actuelle serait certainement plus modeste que celle des D rs Corre et Laurent. En présence de phénomènes nettement miraculeux, le théologien verra en Vicent Ferrer beaucoup plus qu’un simple psychothérapeute, un authentique thaumaturge, qui appuyait, comme il est promis dans l’Évangile, par des faits irrécusables, l’exposé autorisé et solennel de la vérité chrétienne. Parmi ces miracles attribués à saint Vincent Ferrier dès le procès de canonisation, figure en bonne place

le don des langues. En Basse-Bretagne, à des auditeurs qui ne connaissaient que le breton celtique et. d’une manière qui pour être moins éclatante n’en est ; pas moins réelle, en France de langue d’oïl, en Bourgogne, en Italie centrale, à Fribourg ou dans les cantons reculés de la Castille, Vicent Ferrer parlait dans sa langue d’oc catalane-valencienne, l’ancien « limou- { sin » de la curie avignonnaise. Or, il se faisait coin-i prendre par des masses populaires énormes réunies en plein air parce qu’aucun bâtiment d’église n’eût j été de taille à les abriter. Ces hommes incultes, qui I ignoraient complètement le catalan-valencien, suivaient sans difficulté les sermons de Vicent Ferrer, y prenaient goût et y revenaient. Qu’une certaine sympathie aide à comprendre im discours prononcé dans une langue étrangère qu’on ne connaît point, soit ! encore que ce doive surtout être vrai de personnes cultivées, qui devinent les sujets traités et connaissent les racines philologiques des mots j employés. Chacun a pu faire l’expérience que ce mode de connaissance ne mène pas bien loin dans l’intelligence du discours prononcé. Peut-être le rationalisme voudra-t-il dans le cas du don des langues de Vicent Ferrer trouver l’explication uniquement dans des phénomènes de télépathie. Il n’est pas niable que la conscience humaine possède des possibilités que la psychologie n’a pas encore débrouillées, mais dans le cas du don des langues de Vicent Ferrer, il s’agit d’un pouvoir tellement extraordinaire et exceptionnel que le théologien considérera sainement la téléologie salutaire où ce don se trouve impliqué dans une grande entreprise catholique et apostolique de conversion. À la Pentecôte les apôtres et les disciples avaient déjà bénéficié de cette sorte de don des langues, ainsi, semble-t-il, que d’un autre don auquel Vicent Ferrer n’eut pas partage, et qui consiste à pouvoir parler directement des langues multiples dont on ignorait tout.

10° Rôle de médiateur dans la guerre de Cent ans. - Homme d’unité dans les affaires de l’Église et de l’Espagne, Vicent Ferrer consacra les dernières années qui lui restaient à vivre à parcourir la France dans l’intention de secourir et d’apaiser ce pays ruiné et troublé par la guerre de Cent ans. Il joignit les, principaux feudataires du roi de France ; et parut aux cours de Bourgogne et de Bretagne. II devait ] mourir à Vannes, en 1419, dans une sorte de vieillissement rapide causé par les duretés de sa vie itinérante. Dans l’incertitude des destinées de la France après Azincourt (1415), il paraissait voir l’avenir du Côté du roi Henri V d’Angleterre. Il prêcha devant ce monarque et son armée près de Cæn en Normandie. On ne voit point qu’il ait accordé pareille faveur au ; roi-dauphin Charles, lorsqu’il traversait la France pour se rendre de Bourgogne en Bretagne. Comme il s’était trouvé pendant le Grand Schisme dans le parti opposé à celui où militait sainte Catherine de Sienne, on est porté à croire qu’il se trouvait moralement dans le parti opposé à celui qui sera bientôt celui de Jeanne d’Arc, encore toute petite tille à cette époque. De telles sortes d’oppositions en matières contingentes n’atteignent pas les vertus héroïques de Vicent [-"errer, qui n’a d’ailleurs commis en ces diverses occurrences aucune imprudence connue de l’histoire.

II. I’mii’m ii"i i. 1° iraili-dr la vie spirituelle.

diootion au rosaire. — Dans son essence, la mission itinérante de Vicent Ferrer était toute spirituelle, tradition Invérifiable veut que ce soit au béné lier d’une communauté de dominicains, à laquelle il avait eu occasion de s’intéresser en Italie, qu’il Com pou son Traité de (a vie spirituelle. Cet opuscule, rpii devait atteindre au cours îles siècles a une renom

niée universelle, serait mieux dénommé : directoire de vie ascétique. D’autre part l’auteur dans les quelques phrases qui lui servent de prologue, ne fait pas mystère de ses emprunts. Venturin de Bergame lui a fourni, à la lettre, toute une première partie. Là où il est plus personnel, Vicent Ferrer donne surtout des conseils, et même des recettes, pour acquérir et maintenir la régularité indispensable à la vie quotidienne. Maintes fois dans ses sermons et, semble-t-il, dans de courts opuscules ou plutôt des formulaires qui ont été conservés dans des codex plus importants, Vicent Ferrer préconisait telle ou telle manière de prier. On rappellera seulement ici (voir article Bosaire t. xiii, col. 2902) que saint Vincent Ferrier est l’un des mystiques qui jalonnent au cours des siècles du Moyen Age l’abondante histoire évolutive et surtout involutive de la pieté mariale fleurie. C’est grâce à ses allusions de prédicateur que put être retrouvé dans le manuscrit Kosarius de la Bibliothèque nationale de Paris (début du xive siècle) l’anneau qui permettait à notre érudition de faire remonter l’essentiel du rosaire à saint Dominique et ses confrères, à Gautier de Coinci et même aux dévotions cisterciennes. Une riche réalité poétique et religieuse apparaît ainsi conforme aux plus saines traditions et contraire à un modernisme fait d’ignorance plus encore que de mauvaise foi. Vicent Ferrer, indépendamment de la piété joyeuse fleurie recommandait le chemin de croix du bienheureux dominicain Alvarez de Cordoue, ancêtre commun des mystères douloureux du Bosaire et du chemin de croix actuel.

Sermons.

Vicent Ferrer a prononcé à travers

l’Furope occidentale, comme légat a latere Christi, avec un incomparable prestige de thaumaturge, avec toute l’émotion de sa suite de flagellants, au milieu d’immenses concours de peuple, plus de six mille sermons qui durèrent plus de trois heures chacun. Tous les témoignages concordent sur ces points. Cette prédication souleva l’enthousiasme et procura des changements si considérables dans la vie morale des individus et des groupes qu’on faisait équivaloir son action oratoire à une nouvelle évangélisation de la chrétienté. Pourtant, on ne cite plus guère à présent les sermons de saint Vincent Ferrier que pour des joyeusetés de saveur bien médiévale, nullement attentatoire à la sainteté de leur auteur, mais qui évidemment ne rendent point compte de l’extraordinaire succès remporté par celui-ci. À lire les éditions de sermons de saint Vincent Ferrier qui se sont succédé surtout à la fin du xve siècle ef au XVIe siècle, même à lire les deux gros volumes de sermons édités par le P. Fages à la tin du xix 1’siècle, on gardait une impression plutôt décevante.

Il existait donc un problème des sermons de Vicent Ferrer ; et ce problème demeurait insoluble, même après que l’eut abordé en philologue correct le 1’. Si gismund Brcttle dans sa thèse.San Yirente Ferrer und sein literarisrher Xarhlass, Munster. 1924. Pour résoudre la difficulté, il fallut la publication par l’institucio Patxot de Barcelone, en 1927. du Quaresma de Sont Virent Ferrer predieada a Valeur ia l’ami llll. I.cs notes, la transcription, et plus encore les LVin pages in- 1° de l’Introduction, ensemble dû à Don Sanchis Sivcra. chanoine de Valence, permettent d’approcher sensiblement de la vérité.

En chaque contrée. Espagne, Suisse. France, Italie, divers auditeurs « le Vicent Ferrer avaient réuni des notes qu’ils avaient prises à ses sermons prononcés en langue catalane. Ils avaient colligé ces textes soit en langue latine soit en langue catalane, (.es derniers recueils sont particulièrement abondants. On les trouve encore sous leur forme manuscrite ancienne, par exemple à la Seo de Valence, n. t70, 278, ’9, 180,

281. Ils datent de l’époque même ou des décades qui suivirent. Par l’intermédiaire du manuscrit latin de Toulouse, Bibliothèque municipale, n. 345 et 346, les manuscrits catalans sus indiqués se placent vraisemblablement à l’origine des éditions incunables ou anciennes des sermons de saint Vincent Ferrier dont voici les millésimes : 1475, 1477, 1482, 1484, 1485, 1487, 1488, 1489, 1492, 1493, 1494, 1496, 1497, 1498, 1499, 1503, 1505, 1509, 1515, 1510, 1518, 1521, 1523, 1525, 1526, 1527, 1529, 1530, 1532, 1539, 1550, 1558, 1563, 1569, 1570, 1572, 1573, 1573, 1573, 1588, 1615, 1675, 1729. À la disposition même des chiffres de cette série on lit que la prodigieuse renommée du prédicateur avait fait rechercher d’abord avec avidité ces textes, et que, dans la suite des temps, on cessa de les admirer de confiance, précisément dans le même temps où de pieux hagiographies ne se décourageaient pourtant point dans la tâche de fabriquer pour ce thaumaturge authentique des miracles de leur fantaisie. Il reste que, dans la seule ville de Lyon, entre 1477 et 1558, on avait procédé à vingt-deux éditions totales ou partielles de ces sermons. Certes les réportateurs n’ont pas noté que des billevesées ; mais le texte saisi au vol, résumé, puis passé d’une langue à l’autre y a perdu la plus grande partie de sa teneur et de sa saveur originales. S’il fallait s’en tenir à ces manuscrits, même catalans, et à fortiori à ces éditions latines, on demeurerait donc étonné des extraordinaires succès oratoires de Vicent Ferrer.

Par bonheur — et c’est le mérite de Sanchis Sivera de l’avoir prouvé — un autre manuscrit paraît beaucoup plus proche de la pensée authentique et de la lettre même de Vicent Ferrer. C’est le ms. n. 275 de la bibliothèque de la Seo de Valence, celui-là même qu’a édité l’Institucio Patxot. Il se réfère au carême que prêcha Vicent Ferrer dans sa ville natale en 1413, au moment où il était le plus maître de sa pensée et de sa parole, avant les derniers temps de sa décadence physique. Il parlait à ses compatriotes avec l’autorité d’un homme qui venait de leur désigner un roi à Caspe. D’autre part, il ne saurait être question dans ce manuscrit, ainsi que le remarque Sanchis Sivera, d’une simple réportation d’auditeur. Il y manque en effet les interrogations, apostrophes, paroles de circonstances qui prêtent aux simples réportations une sorte de vie d’ailleurs assez superficielle. Il y a mieux. I.e folio 288 du manuscrit, édité p. 297, porte le texte suivant : « Aujourd’hui, vendredi saint, je n’ai pas pu écrire le sermon à cause des larmes », ce qui se peut d’autant plus lire : « je n’ai pas pu écrire mon sermon à cause de mes larmes » que Vicent Ferrer souffrait, c’est le cas de le dire, d’une crise de larmes intarissable à chacune des fêtes de l’année où se mêle une émotion attristante. En présence de la graphie rapide, cursive et à la fois très intelligente et très volontaire de ce manuscrit, on pouvait se demander si l’on n’était pas en présence d’un autographe de Vicent Ferrer. Mais personnellement, je ne reconnais pas dans le manuscrit n. 275 l’écriture terriblement illisible de Vicent Ferrer que portent par exemple certaines de ses lettres adressées au roi d’Aragon. Sanchis Sivera lui-même, qui, bien entendu, n’aurait pas demandé mieux que de trouver dans le manuscrit 27-5 l’original des sermons écrits de la main de leur auteur, donne les raisons qui rendent cette conjecture irrecevable : ce sont des bévues de copiste, op. cit., Introduction, p. xxx, note 3 Mais alors nous voici en droit de soupçonner ce copiste lui-même, qui n’est évidemment ni un mécanique professionnel, ni un simple amateur passif, d’avoir hardiment remanié l’exemplaire. En effet, en divers endroits, il a ouvertement corrigé le

texte, remplacé des mots par d’autres, dans un but qui est de toute évidence littéraire. Ainsi, même avec ce manuscrit meilleur que les autres et qui représente probablement la copie d’un travail dû à Vicent Ferrer lui-même, les sermons qui mirent en émoi toute la chrétienté, ne nous parviennent encore qu’adultérés. Il faut ajouter que, par comble d’infortune, il ne s’agit que de canevas de sermons. Certes, débitées à une vitesse moyenne, ces 328 pages in-4° alimenteraient une quinzaine d’heures de prédication. Mais encore une fois, les mœurs oratoires du début du xve siècle, spécialement celles de Vicent Ferrer, sont très différentes de celles d’à présent. En fait, ces cinquante trois sermons et panégyriques, Vicent Ferrer a mis plus de cent cinquante heures à les prononcer. On se trouve donc avec le ms. 27-5 en présence de simples schémas. Ce sont, selon toute apparence, les plans que Vicent Ferrer se traçait à lui-même avant chacune de ses prédications. C’est du moins ainsi que procède un virtuose de la parole publique, qui ne se laisse pas d’abord handicaper par l’ingurgitation d’un sermon appris mot à mot. Au surplus, un prédicateur qui prêche chaque jour et trois heures chaque jour ne peut matériellement pas trouver le temps nécessaire à une rédaction in extenso. Il se trouve ainsi que les plans de sermons de Vicent Ferrer se trouvent comparables par leur longueur aux réportations d’auditeurs. Il existe justement des sermons latins publiés à partir des réportations et des réportations catalanes manuscrites sur les mêmes sujets -que ceux du Carême original de Valence. Sanchis Sivera a été bien inspiré de mettre pour un passage commun assez considérable les textes en regard. Le texte de Vicent Ferrer, préalable au sermon, a quelque chose de plus dense, de plus ramassé, et lorsqu’on arrive à la transposition latine des réportations on aboutit à un texte, honorable encore, mais assez différent et délayé. Au reste, il y aurait inconvénient à pousser trop loin de telles comparaisons, car Vicent Ferrer a vraisemblablement donné plusieurs fois les mêmes sermons, avec des variantes, devant des auditoires différents, comme ne se privent pas de le faire ceux des orateurs sacrés qui ont chance de ne pas s’adresser toujours au même public. Ce qui donne à penser qu’il doit en être ainsi, c’est que tel sermon du carême valencien devient « dominicale d’hiver » dans le recueil toulousain ou lyonnais. Cette dernière désignation ne représente d’ailleurs pas une attribution certaine : nous avons droit de supposer que les anciens scribes se sont donné beaucoup de libertés avec l’authentique parole du grand convertisseur.

Réduits à leurs « squelettes », c’est la propre expression de Sanchis Sivera, ces sermons valenciens à peu près authentiques s’avèrent dans une notable mesure supérieurs aux réportations. Ce ne sont plus les anecdotes croustillantes qui ont été retenues vaille que vaille ; c’est la membrure même, l’armature qui apparaît dans toute sa vigueur. On voit que l’auteur est un ancien professeur de logique : une rigueur, qui rappelle Bourdaloue, unit par ses ramifications les moindres parcelles du discours. Quant au fond, il est puisé beaucoup moins dans la théologie scolastique que dans l’Écriture sainte. Certes, Vicent Ferrer se réfère parfois à saint Thomas d’Aquin : une dizaine de fois en dehors du panégyrique de ce saint. Mais ce qui est surtout remarquable c’est sa prodigieuse culture biblique : 400 citations de l’Ancien Testament, 140 de saint Matthieu, 24 de saint Marc. 120 de saint Luc, 200 de saint Jean, 220 de saint Paul…, soit plus de 20 citations bibliques dans chaque sermon. Bien entendu, l’orateur applique souvent ces textes à la vie morale, intérieure ou civique, de ses 3045 VINCENT FERRIER (SAINT)

VINCENT DE LERINS (SAINT) 3046

auditeurs. Il prend alors soin d’indiquer comment le sens figuré lui permet cette appropriation. Il remarque que c’est une richesse de l’Écriture que de valoir ainsi pour tous les hommes. Soit qu’il s’étonne lui-même de ces résonnances profondes, soit qu’il veuille attirer l’attention de l’auditoire il emploie fréquemment pour de tels propos la formule « il y a ici un secret. » Grâce au manuscrit de Valence publié par l’Institucio Patxot et Sanchis Sivera, on est en état de dire que la prédication authentique de Vicent Ferrer fut une monumentale construction de morale édifiée avec des matériaux scripturaires, une synthèse morale biblique ; un peu comme plus tard l’œuvre de saint Jean de la Croix sera dans sa structure une synthèse mystique biblique. Moins d’un siècle avant la Réforme qui prétendra remettre en usage une Écriture sainte que les Réformateurs diront trop tombée en désuétude, il n’est pas banal de ne trouver dans les sermons de Vicent Ferrer pour ainsi dire aucun autre matériel de construction que l’Écriture. À partir de là, en prestigieux commentateur, il s’élève avec sa pensée propre. On voudrait pouvoir citer quelques-unes de ses phrases rapides et poétiques ; mais leur originalité drue, qui fait assurément de Vicent Ferrer un des maîtres de la langue catalane et occitane au Moyen Age, se déllore dans une traduction. Telle est l’ultime malchance de cette éloquence dont la fine tleur fut au surplus tout orale : il ne s’en perçoit plus que des traces dans des résumés rédigés en une langue relativement peu répandue.

Outre sa publication ci-dessus mentionnée, Sanchis Sivera avait publié une biographie de saint Vincent Ferrier. En langue française, le Saint Vincent Ferrier, d’Henri Ohéon, collection Les grands cœurs » est d’une tenue littéraire digne du sujet ; malheureusement, il accueille trop volontiers les légendes rapportées par le P, Fages dans ses divers volumes, en particulier dans son Histoire de saint Vinrent Ferrier, 2 vol., qui contiennent presque tout le meilleur avec du médiocre et du fabuleux. Pour l’érudition du sujet, voir Gorce, Les bases de l’étude historique de saint Vincent Ferrier, 1924 ; du même. Saint Vincent Ferrier, 1924, 1933 (collection Les taints).

M. -M. Gobce.