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Dictionnaire de théologie catholique/VOLONTARISME, II. Dans l'âme humaine

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 894-896).

II. Le volontarisme dans l’amb humaine.

On peut l’étudier :
1° Dans l’ordre strictement moral ;
2° Dans l’ordre psychologique, avec ses répercussions morales et religieuses,

Le volontarisme éthique de Kant. —

Bien que la conception morale de Kant relevé spécifiquement de la philosophie, il est nécessaire d’en retracer ici brièvement les éléments constitutifs et de montrer comiiiini h volontarisme, transposé sur le plan de l’éthique, est inconciliable avec les principes de la morale catholique. L’article K.wi a renvoyé à ce sujet au livre de ic ira Delbos, L" philosophie pratique de Kant { ! édit., Paris, 1025). L’est le c. IV « le la deuxième partie de cet ouvrage qu’on résumera ici à grands traits.

1. Exposé.

Pour Kant, ce qui est bien, c’est la bonne volonté et la bonne volonté est celle qui agit uniquement par devoir. Elle n’agit pas pour atteindre une fin ou pour réaliser un objet de désir ; elle agit par une maxime indépendante de toute fin et de tout objet de cette sorte. La bonne volonté ne se laisse déterminer que par la loi morale. Kant toutefois n’exclut pas d’une façon absolue l’acte accompli avec inclination vers une fin déterminée, si cette fin rentre dans la perspective du devoir.

La loi morale devient le mobile de nos actes par le sentiment du respect que nous avons pour elle. Ce respect n’est pas provoqué par des impressions sensibles ; il est engendré par la loi et il a la loi pour objet ; il est un produit spontané de la raison et nullement le fondement de la moralité. Ainsi donc, « puisque la volonté doit s’abstraire et de la considération des fins et de l’influence des inclinations, il ne peut rester pour la déterminer, objectivement, que la loi, subjectivement, que le respect pour cette loi » (p. 343).

En son concept pur, la volonté est la faculté d’agir selon la représentation des lois. Dans un être en qui raison et volonté ne feraient qu’un, les actions seraient subjectivement et objectivement nécessaires, la volonté ne choisissant jamais que ce que la raison, dégagée de toute influence extérieure, considérerait comme pratiquement nécessaire. Mais, parce que la volonté humaine est soumise à des mobiles sensibles, à des conditions subjectives qui ne s’accordent pas toujours avec les lois objectives, il faut que les lois objectives s’imposent à la volonté comme une contrainte, un commandement : c’est là l’impératif catégorique du devoir.

Les impératifs hypothétiques ne déclarent une action pratiquement nécessaire que comme un moyen en vue d’une fin ; ils forment les règles de l’habileté, ils sont les conseils de la prudence. En opposition avec ces impératifs hypothétiques il y a l’impératif catégorique qui représente l’action comme nécessaire objectivement et bonne en soi, sans rapport à une condition ou à une autre fin. Cet impératif catégorique trace les règles de la moralité, lie la volonté à la loi et implique par lui-même que la maxime, c’est-à-dire le principe subjectif de notre action, soit conforme à cette loi. Or, le caractère de la loi, c’est : 1° l’universalité : « Agis comme si la maxime de ton action devait par ta volonté être érigée en loi universelle de la nature » ; 2° le respect de la valeur absolue de la personne humaine : » Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen » ; 3° l’autonomie : on doit obéir à la loi uniquement parce que c’est la loi. C’est ici surtout qu’apparaît le volontarisme éthique : le devoir, parce que c’est le devoir, sans chercher dans d’autres considérations la justification de ce devoir.

2. Appréciation.

a) Au point de vue rationnel.

La morale kantienne se présente avec une austérité qui fait impression et ne manque pas de grandeur. Devant elle, le penseur catholique éprouve un sentiment de respect. Mais il s’agit de savoir si elle est fondée en raison.

Ne voulant justifier sa morale par aucune considération de bien oiï de bonheur, Kant ne peut qu’imposer l’impératif catégorique sans le démontrer. « Il fait, comme l’écrit F. Rauh, œuvre de logicien, d’analyste, et n’étudie pas l’idée d’obligation dans ses relations mouvantes avec les choses, i L’expérience morale. Paris. 1037. p. 27-28.

Ne pouvoir démontrer le bien-fondé de l’impéra

tif catégorique est déjà une grave lacune : ne pourrait-on pas soupçonner la volonté de formuler la loi d’une manière arbitraire ? Comment reconnaître qu’une action est susceptible d'être érigée en loi universelle ? Il faudrait recourir à l’expérience et l’expérience peut être un critérium trompeur : ne fournit-elle pas des lois morales universelles s’inspirant du plaisir, de l’intérêt ou de l'égoïsme ? En bref, aucun fondement solide ne peut être logiquement assigné à l’impératif catégorique. Mais, d’autre part, pour imposer sans discussion possible sa conception formaliste, Kant devrait prouver que tout autre fondement moral est impossible à concevoir. Or, cette preuve est loin d'être faite : la morale de l’eudémonisme, christianisée par saint Thomas, se présente comme un système cohérent et satisfaisant pour l’esprit, à condition toutefois qu’on ne se ferme pas, par une critique destructive, le champ de la métaphysique. Cf. Su/77, theol., I'-II », q. ii, m ; Cont. Cent, t. III, c. xxv-xxxvii.

Cette critique destructive fait le vice radical de la morale volontariste de Kant, puisque l’auteur s’est interdit, par la Critique de la raison pure, de pénétrer dans le domaine des réalités. Ne pouvant plus arriver jusqu'à Dieu, Kant essaie de construire une morale purement rationnelle, et la morale rationnelle ellemême, simple éthique naturelle, ne peut se passer de Dieu comme fondement dernier.

Kant le sent si bien lui-même qu’il est obligé de sortir, par voie d’expédient, de la contradiction dans laquelle son criticisme l’enferme. Il est contraint de promulguer la liberté, la vie future, Dieu lui-même comme des postulats du devoir. C’est au nom de la morale et non de la connaissance spéculative que nous demandons qu’ils soient. Ces postulats sont objets, non de science, mais de croyance ou de foi. « Nous raisonnons comme Kant, dit encore Mgr d’Hulst. Nous remontons comme lui de l’impératif absolu de la conscience à la réalité de l'être absolu qui, seul, peut fonder l’obligation. Mais nous le faisons plus légitimement, parce que nous n’avons pas commencé par infirmer d’avance tous nos raisonnements en confinant notre raison dans le cercle infranchissable des conceptions subjectives et a priori. » Conférences de Notre-Dame, carême 1892, p. 424.

Ces notes philosophiques très sommaires doivent être complétées : on consultera les ouvrages et articles spéciaux sur la morale kantienne. Une bonne mise au point est à prendre dans le Dictionnaire apologétique de la loi catholique, art. Criticisme kantien, t. i : Exposé de la morale, col. 742-747 ; Critique, col. 755, 757. Les nombreuses références qu’on y trouvera suffisent amplement.

b) Au point de vue théologique. — Ici, le volontarisme kantien est condamnable sous plusieurs rapports. Son point de départ, la négation de toute connaissance des réalités en soi, est atteint par la réprobation dont Pie X frappe l’agnosticisme dans l’encyclique Pascendi, Denz.-Bannw., n. 2072. De plus, il est impossible de tenir l’existence de Dieu, la vie future, la liberté humaine comme de simples postulats, objets de croyance et non de connaissance rationnelle. Le concile du Vatican a défini comme un dogme de foi la possibilité de parvenir par les lumières naturelles de la raison à une connaissance certaine de Dieu, et Fie X, dans le serment antimoderniste, a déclaré que cette connaissance certaine était acquise par voie de raisonnement en partant des choses crées. Denz.-Bannw., n. 1785 et 1806, 2145. L’immortalité de l'âme et une vie future sont aussi objet de démonstration rationnelle, ibid., n. 1627, note 2 ; voir ici Bautain, t. ii, col. 482 et Traditionalisme, t. xv, col. 1350. La liberté de l'âme est également une vérité naturelle démontrable, ibid., n. 1650.

Enfin, directement contre la morale strictement rationnelle de Kant, on doit invoquer la condamnation par Pie IX des propositions 3 et 4 du Syllabus, Denz.-Bannw., n. 1703-1704. Voir ici Syllabus, t. xiv, col. 2891. Indirectement, on peut en appeler à la condamnation par Alexandre VIII du péché philosophique. Voir PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE, t. XII, COl.

255 sq.

Le volontarisme psychologique.

Transposée

dans le domaine de la psychologie, la thèse volontariste a des répercussions sur le problème de la foi et dans l’appréciation de la moralité des actes.

1. Exposé.

Descartes explique l’assentiment intellectuel du jugement par l’influence de la volonté : « Par l’entendement seul, je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses que je puis assurer ou nier. » Quatrième méditation, t. ix, 1, p. 45. C’est la volonté qui juge, qui affirme ou qui nie : « Toutes les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux générales, dont l’une consiste à apercevoir par l’entendement et l’autre à se déterminer par la volonté. Ainsi, sentir, imaginer et même concevoir des choses purement intelligibles ne sont que différentes façons d’apercevoir ; mais désirer, avoir de l’aversion, assurer, nier, douter sont des façons différentes de vouloir. » Principes de la phil., i, n. 32 ; cf. n. 34, 35, t. ix, 2, p. 39-40. On trouve des assertions similaires dans V. Brochard, De l’erreur, Paris, 1879, c. vi, De la croyance, p. 95 sq.

Poussée à l’extrême, la thèse volontariste rejoint l’agnosticisme. Pour Kant, voir ci-dessus, les choses en soi ne pouvant être objet de connaissance, l’existence de Dieu, la liberté, l’immortalité de l'âme deviennent de simples postulats de la morale et objets, non de science, mais de foi ou de croyance. L'école néocriticiste (Lequien, Renouvier, Secrétan), en suivant la voie tracée par Kant, aboutit à un véritable fidéisme. Pour Renouvier, aucune vérité ne s’impose par elle-même ; erreur et vérité sont également nécessaires ; aucune certitude n’existe en nous que nous n’en soyons l’auteur par une intervention de notre volonté libre. Cf. Essai de critique générale, 2e essai, Psychol. rationnelle, Paris, 1875, t. i, p. 307 ; t. ii, p. 92.

Le pragmatisme contemporain a encore accentué le fidéisme. W. James s’efforce de montrer que « la connaissance et la logique pure ne constituent pas les seules forces qui, en fait, engendrent les croyances », et ainsi, même en droit, « notre nature personnelle possède non seulement la faculté légitime, mais encore le devoir d’exercer un choix entre les propositions qui lui sont soumises, toutes les fois qu’il s’agit d’une véritable alternative dont la solution ne dépend pas uniquement de l’entendement ». La volonté de croire, tr. fr., Paris, 1916, p. 31. Cette position se comprend mieux quand on se souvient que le pragmatisme de James est surtout une orientation religieuse. Mais il est aussi — et c’est ici que le volontarisme sousjacent apparaît — une théorie de la vérité. Cf. Le pragmatisme, tr. fr., 1911, p. 64-65. Selon l’opinion traditionnelle, la vérité est dans l’accord de l’idée avec la réalité. Mais, pour James, cet accord ne doit pas se concevoir comme une « copie du réel », faisant de la vérité « une relation toute statique, inerte ». L’idée devient vraie en s’expérimentant. L’idée est vraie dans la mesure où elle paie : ainsi, parce que « le soleil du matérialisme se couche dans un océan de désillusions », et que la croyance spiritualiste a pour objet un monde plein de promesses, c’est cette dernière qui est vraie. Op. cit., p. 183-195. L’idée vraie est donc avant tout un instrument pour l’action. Et cela est vrai aussi bien dans le domaine 3321 VOLONTÉ. DE DIEU, EXISTENCE ET NATURE 3322

de l’expérience psychologique que dans celui de l’expérience religieuse.

Le pragmatisme a été étendu au domaine de l’expérience scientifique avec le « conventionnalisme » de H. Poincaré, et le nominalisme scientifique très radical d’É. Le Roy. Nous n’avons pas d’ailleurs à nous étendre sur ces conceptions philosophiques. Les conclusions qu’É. Le Roy a tirées de son pragmatisme relativement à la conception religieuse du dogme ont été étudiées ailleurs, voir Dogme, t. iv, col. 1584. Voir aussi Dict. apol. de la foi cath., art. Dogme, t. i, col. 1129, 1132-1143.

2. Discussion.

La thèse volontariste peut être examinée au triple point de vue philosophique, psychologique, théologique.

a) Philosophiquement, elle appelle de graves réserves : « Le plus grand dérèglement de l’esprit, a dit Bossuet, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet. » Connais, de Dieu…, c. i, § 16. Sans doute, il faut « vouloir la vérité », mais vouloir la vérité n’est pas vouloir qu’elle soit telle ou telle, selon notre préférence, c’est, au contraire, être disposé à l’accepter quelle qu’elle soit. C’est là un devoir de loyauté et de droiture d’esprit qui s’impose. Voir Vérité.

b) Psychologiquement, la thèse volontariste renferme une grande part de vérité. Cet aspect psychologique a été étudié dans sa complexité à l’art. Croyance, t. iii, col. 2364 sq., spécialement col. 2377. Sur la théorie de « L’Action », de M. Blondel, voir Expérience religieuse, t. v, col. 1841 sq. Dans l’art. Croyance, on notera tout particulièrement l’influence de la volonté sur l’habitude et par l’attention : i La volonté, a écrit Pascal, est un des principaux organes de la créance, non qu’elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses de la façon dont on les regarde. » Fragm. 39. L’attention volontaire peut se faire complaisante aux arguments favorables aux idées qu’on veut imposer, comme elle peut se détourner des objections susceptibles de les combattre. On peut ici parler de « certitudes libres », en raison de la facilité avec laquelle notre liberté nous détourne de leur considération. Le cas peut se présenter sous différents aspects, voir Croyance, col. 2378-2388.

c) Théologiquement, la thèse volontariste a des répercussions considérables dans le domaine de la foi et de la morale. C’est donc d’une façon indirecte, en raison de ces répercussions, que le volontarisme psychologique a été l’objet de discussions dans ce Dictionnaire.

Sur le fidéisme, on se reportera aux articles Foi, t. vi, col. 171 sq. ; Bautain, t. ii, col. 482 ; Bonnetty, ibid., col. 1024. Le pragmatisme, qui est à la base de l’expérience religieuse comme source de la vérité, a été discuté à Expérience religieuse, t. v, col. 1828 sq. Sur le sentimentalisme issu du moralisme kantien (Kant, Schleiermachcr, etc.), voir Dogme, t. iv, col. 1582 et surtout Expérience religieuse, t. v, col. 1797 ; sur le symbolo-fidéisme des modernistes, ibid., col. 1801 sq. Mais, par contre, on a montré tout l’appoint qu’en matière de connaissance dogmatique le pragmatisme pouvait apporter, quand on ne le considère plus comme un facteur exclusif, mais simplemenl comme un facteur subordonné de la connaissance, Ibid., col. 1837 sq.

Le volontarisme psychologique (influence de la volonté sur la croyance) ; i « les répercussions en morale en ce qui concerne l’ignorance, l’erreur, le préjugé. L’ignorance vincible et, à plus forte raison, l’ignorance affectée proviennent souvent de la volonté. On se reportera à IoNORANCB, t. vii, col. 735 sq. ; Péché, t.xii, col. 194.

Aucune étude particulière n’existe, à notre connaissance, sur le volontarisme considéré en Dieu, en dehors des commentaires des théologiens sur la Somme théoloyique, I » -II">, q. xciv, a. 5 : Utrum lex naturalis possit pati mutationem aui dispensalionem ? On se référera surtout à Billuart, Tract, de leyibus, diss. II, a. 4.

Sur les conséquences du volontarisme moral ou psychologique les articles auxquels on a renvoyé donnent la bibliographie nécessaire. Au point de vue plus directement apologétique, on consultera avec profit les articles correspondants du Dict. apol. de la loi catholique : Agnosticisme, t. i, col. 28, mais surtout à partir de la col. 66 ; Dogme, t. i, col. 1127-1143 ; Loi divine, t. ii, col. 1917 sq. ; Modernisme, § iv, Foi et dogme, t. iii, col. 618 sq. ; Expérience religieuse, t. i, col. 1846 sq. Le volontarisme métaphysique d’Herbart et de Schopenhauer, dont on n’avait pas à s.’occuper ici, a été étudié à Dieu, t. iv, col. 127(1.

A. Michel.