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Dieu (Derjavine)

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Dieu (Derjavine)
Traduction par Élim Mestscherski.
Les Poètes russes, Volume 1Librairie d’Amyot (p. 133-139).


Dieu.


— 1780. —


 
Ô Toi, l’être infini dans le temps, dans l’espace,
Toi qui vis immuable au sein du mouvement,
Ô Toi ! l’être invisible et l’être à triple face,
Esprit un ; existant universellement !
Ô Toi ! que nul ne peut comprendre,
Que nulle image ne peut rendre.

Toi qui n’as pas de cause et qui n’a pas de lieu,
Qui fais, étreins, emplis, maintiens tout par toi-même,
Infime agent, auteur suprême,
Ô Toi que nous acclamons Dieu !

L’intelligence peut, planant d’une aile sûre,
Mesurer ou compter mers et cieux constellés ;
Toi, tu n’as pas de nombre et n’as pas de mesure ;
Les chiffres de tes noms sont à peine épelés,
Les esprits nés de ta lumière
Ne peuvent suivre la carrière
De tes décrets pleins de splendeur ;
Et la pensée, osant atteindre tes rivages,
Comme l’heure qui fuit dans le torrent des âges,
S’évanouit dans ta grandeur.

Le chaos, qui prit vie avant le temps des choses,
Tu l’évoquas du gouffre où vit l’éternité,
Et ton éternité, toi-même tu la poses
De tout temps en toi-même, à perpétuité,

Procréant toi, dans ton abîme,
Toi rayonnant, toi sur ta cime.
De ta lumière sort la lumière des jours ;
Tu créas tout au son de ton unique verbe,
Reproduisant toujours, toujours jeune et superbe,
Tu fus, es, et seras toujours.

Tu tiens le grand chaînon qui court de l’être à l’être,
Ton souffle en électrise et guide le ressort ;
En toi tout va finir, en toi tout vient renaître,
Et tu fais que la vie est fille de la mort.
De toi, comme autant d’étincelles,
S’échappent les soleils dont toujours tu ruisselles ;
Ainsi qu’on voit, un jour d’hiver,
Tournoyer, scintiller la poussière des neiges,
Les étoiles du ciel agitent leurs cortèges,
Sous toi, dans l’espace entr’ouvert.

Ces myriades de lumières
Qui resplendissent à ta voix,

Dans les immensités qu’elles comblent entières
Soumettent leurs rayons à l’ordre de tes lois.
Mais ces phares dardant leurs gerbes allumées,
Ces cristaux radieux, ces roches enflammées,
Ces flots d’or bouillonnant en laves tour-à-tour,
Ces éthers flamboyants, ces univers qui brûlent,
Sont devant toi, malgré l’éclat qu’ils accumulent,
Ce qu’est la nuit devant le jour.

Comme un flot que boirait toute la mer profonde,
Tout le ciel s’engloutit en toi !
Qu’est-il auprès de toi, qu’est-il donc notre monde ?
Et devant toi que suis-je moi ?
En vain par milliards j’augmente et multiplie
Le univers où se replie
Un Océan aérien ;
Je compare, et toujours ta grandeur les surpasse !
Tous, ils ne sont pour toi qu’un seul point dans l’espace,
Et moi-même je ne suis rien !

 

Quoi ! rien ? et cependant c’est sur moi que rayonne
Ta bonté, ce grand astre empreint à ton bandeau ;
Tu te mires en moi que ton regard sillonne,
Ainsi que le soleil dans une goutte d’eau.
Rien ! et pourtant je sens ma vie,
Pourtant, insatiable, un instinct me convie
À monter au sommet d’un ciel plus éclairci…
Oui ! mon âme, seigneur, pressent votre existence ;
Je réfléchis, je juge en ma pensée intense ;
Je suis, — donc vous êtes aussi.

Vous êtes ! la nature en tout me le proclame,
Mon cœur à mon esprit le répète si bien,
Et ma raison si haut le redit à mon âme !
Puisque vous êtes, vous, moi je suis plus que rien.
Je suis, moi, du grand tout la parcelle vivante,
Le moyen échelon de l’échelle mouvante,
Où les êtres créés font leur ascension,
Où la brute finit, moi l’homme, je commence ;

Frère des purs esprits, je suis dans l’orbe immense
Le nœud de la création.

Les univers en moi confondent leur nature,
Je suis le dernier terme à l’animalité,
Le centre palpitant de toute créature,
Et le premier jalon de la divinité.
Mon corps va périr dans la poudre,
Mon esprit commande à la foudre ;
Je suis roi, je suis serf, je suis ver, je suis Dieu !
Merveille que je suis, d’où je viens, je l’ignore ;
Mais je sais fermement que je ne pus éclore,
Seigneur, de mon propre milieu.

Je suis ton enfant, notre père ?
Ô créateur ! je suis ta créature à toi.
Moi, fils de ta sagesse, en toi seul je prospère,
Ô l’âme de mon âme ! ô mon maître ! ô mon roi !

Et ta miséricorde, ô dieu juste, fut telle,
Que tu fis traverser à ma flamme immortelle,
L’abîme de la mort, béant de tout côté,
Afin que je m’épure à l’ombre de son antre,
Et que l’âme, perçant la voûte opaque, rentre,
Père, en ton immortalité.

Ô toi, l’inexplicable et l’incompréhensible !
Puisque l’esprit s’épuise en vain
À tracer le contour visible
D’un rayon, d’un reflet de ton prisme divin ;
Puisque l’éclair de la parole
S’efface dans ton auréole,
Il faut que l’homme à toi remonte sans détours ;
Que son front se prosterne et que son cœur adore,
Et que ses pleurs muets soient un hymne sonore
De reconnaissance et d’amour.