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Discours sur l’Histoire de Belgique

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DISCOURS
SUR
L’HISTOIRE DE BELGIQUE[1].

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On peut avancer, sans crainte d’être accusé d’erreur, qu’aujourd’hui la littérature se réduit à l’histoire et au drame, au drame en récit dans un livre, au drame en action sur les planches d’un théâtre ; encore pour captiver l’intérêt, pour attirer la foule, est-il obligé d’adopter une couleur historique ; de sorte qu’à tout prendre l’histoire domine presque seule sur ce que naguères on appelait encore le Parnasse.

Doit-on s’en étonner ? à une époque positive comme la nôtre, les fictions ne sauraient plaire qu’en se calquant le plus possible sur la réalité. D’ailleurs l’histoire ne connaît plus de priviléges. Jadis on n’y inscrivait que les personnages éminents ; pour y être admis, il fallait un grand nom ou un diadème : on y montait comme dans les carrosses du roi, un certificat de d’Hozier à la main. Maintenant le peuple a reconquis sa place dans l’histoire ; il est reconnu que c’est lui surtout qui la fait, et chacun, conversant avec le passé, y trouve ce charme qui est cause, suivant l’auteur des Maximes, que deux amants ne se lassent jamais d’être ensemble, attendu qu’ils ne parlent que d’eux-mêmes.

Les uns, se bornant à satisfaire leur curiosité, cherchent des détails piquants, des situations intéressantes, des rapprochements singuliers ; les autres, plus graves, demandent aux temps qui ne sont plus, la règle du présent, la prévision de l’avenir. Tous remuent la poussière des siècles.

Voyez ces jeunes écrivains : comme ils s’empressent, comme ils disputent de zèle et d’activité ! Ils fouillent, ils creusent, ils minent. Les abîmes les plus profonds, ils s’y engloutissent avec joie ; le fardeau le plus lourd, ils le réclament ; la fatigue la plus rude, ils l’ambitionnent. Heureuse intrépidité ! louable émulation ! Néanmoins en applaudissant à ces efforts, je ne puis me défendre d’un vif regret, ni dissiper une crainte sérieuse. C’est que les études historiques ne prennent une direction trop matérielle et exclusivement mécanique.

Sans doute il est indispensable de puiser aux sources : désormais les erreurs convenues, les croyances illégitimes ne doivent plus avoir cours. Mais parce qu’il est profitable de recueillir d’antiques documents, parce qu’on a su gré à des hommes patients et laborieux d’avoir rassemblé, éclairci, commenté des diplômes, des chartes, des chroniques, et ressuscité les premiers essais de la poésie moderne, est-ce là l’unique carrière à parcourir ? ces travaux ont-ils le droit d’absorber toute l’activité de l’entendement et d’être considérés comme la plus haute occupation de l’esprit ? Non, certes, et si une pareille infatuation venait à triompher, on en déplorerait bientôt les funestes conséquences.

D’abord les facultés les plus énergiques de l’esprit humain seraient condamnées au sommeil et à l’immobilité. Trompées par des succès faciles, de fraîches et vigoureuses imaginations laisseraient passer le temps de l’inspiration et de la verve ; la puissance créatrice cèderait le pas à l’industrie subalterne de l’investigateur, l’accessoire l’emporterait sur le principal, le maçon sur l’architecte, le tailleur de pierres sur le statuaire.

Ensuite il serait par trop aisé à la sottise de se pavaner à côté du savoir et du talent. Cette espèce d’usurpation est plus dangereuse qu’on ne pense ; elle tend à bouleverser la république des lettres, de même que l’avénement des hommes incapables au pouvoir porte le trouble dans la société politique. Il est vraiment scandaleux de permettre à un imbécile de se croire des titres à la célébrité par cela seul qu’il a mis la main sur de vieilles paperasses. N’est-ce pas pitié de voir des gens sans idées, sans style, sans connaissances acquises, forcer le public à s’occuper d’eux, pour s’être avisé d’attacher leur nom à quelque précieux débris, comme ces badauds qui s’imaginent aller à la postérité en salissant d’inscriptions niaises le torse d’un Hercule ou le buste antique d’un Jupiter Tonnant ?

Il est un autre motif non moins concluant. Si l’on s’obstinait à rester dans les obscurités de l’érudition, à se préparer à l’action sans jamais agir, comment notre histoire descendrait-elle jusqu’au peuple, quel parti l’esprit public pourrait-il tirer d’une gloire cachée sous de poudreux lambeaux, écrasée sous d’énormes décombres ? Une ligne d’Homère n’a-t-elle pas fait plus pour la Grèce que tout le savoir de Pausanias et d’Athénée ?

Partageons-nous équitablement la besogne. Que ceux dont l’âge a déjà refroidi et décoloré la pensée, ceux qu’un goût prononcé, un mérite modeste ou une destinée contraire à leur vocation primitive, ont tenus éloignés de la route brillante qui mène à la gloire, continuent d’amasser des matériaux et de se livrer à des recherches aussi pénibles que nécessaires. Ils obtiendront notre estime à défaut de notre admiration. Une tâche plus noble et plus grande est réservée aux jeunes et fortes intelligences. Ce n’est pas seulement un labeur que l’on attend d’elles, mais une œuvre, ce n’est pas une transcription correcte, une discussion subtile de textes connus ou inédits, mais de l’invention, du génie, quelque chose d’individuel que ne donnent ni les livres ni les manuscrits[2].

D’ailleurs l’existence de l’homme est trop courte pour se débattre constamment dans les ronces et les marais fangeux de la plaine ; gravissons les hautes collines : nous nous rapprocherons du ciel.

Parmi les sujets qui semblent solliciter le talent, je n’en connais pas de plus beau que l’histoire générale de notre patrie[3] ; et récemment une voix éloquente nous en a fait parcourir l’étendue.

Or, cette histoire sera-t-elle critique, philosophique ou pittoresque ? Marchera-t-elle sous la bannière de la synthèse ou de l’analyse ?

Si jamais l’éclectisme a été chose raisonnable, c’est dans l’occasion présente. Je ne parle pas de ce système stérile et confus qui n’est, en théorie, que la négation de toute doctrine ; ni de cet égoïsme hypocrite qui, en pratique, s’accommode de tout avantage à sa convenance dans chaque situation sociale, et subit la richesse du ton papelard dont le Tartuffe accepte les libéralités d’Orgon. Je veux désigner cette sûreté de vue qui, embrassant un objet dans sa plénitude, n’en néglige aucune face, n’en supprime aucune manière d’être.

Suivant l’ancienne législation littéraire, les genres étaient soigneusement séparés et ne pouvaient pas plus se confondre que les rangs des citoyens. Il était, par exemple, interdit au style noble de déroger jamais ; et le genre élevé n’avait pas pour le naïf et le simple de moindres dédains qu’un talon rouge pour un roturier.

Voilà pourtant que cette sévérité de classification s’en va de jour en jour s’affaiblissant davantage. Et supposons même qu’elle pût encore être conservée ailleurs, serait-elle admissible dans l’histoire ce mouvant tableau de l’humanité qui réunit tous les contrastes, toutes les combinaisons, où le rire succède aux larmes, le burlesque au pathétique, le plaisant au terrible, le ridicule au sublime ?

L’histoire, sous une plume exercée, prendra donc les tons les plus opposés, les formes les plus variées.

Elle sera critique dans ses résultats, c’est-à-dire qu’elle ne présentera que des faits empruntés à des autorités attentivement comparées entre elles, dont l’authenticité aura été reconnue et qui seront scrupuleusement citées pour la garantie du lecteur. Mais en s’appuyant sur l’érudition et la philologie, elle ne leur sacrifiera ni sa liberté ni son élégance, et se gardera de dégénérer en polémique ou en démonstration.

Elle sera pittoresque, en peignant avec vérité les hommes et les choses, en conservant aux temps, aux faits, aux individus, leur physionomie et leur caractère ; tantôt rapide, animée, véhémente, tantôt calme et paisible, là bornée à une esquisse hardie, ici appliquée à terminer jusqu’aux détails. Toutefois, en appréciant le mérite du coloris, en ayant souci du costume et de la propriété locale, elle ne prendra point une enluminure pour un tableau, elle évitera de décrire pour l’unique plaisir de décrire, et ne matérialisera pas la science historique en la faisant consister puérilement dans un inventaire de garde-meuble ou de friperie.

Elle sera philosophique, puisque toutes les branches de l’art d’écrire relèvent de gré ou de force, de loin ou de près, de la philosophie, et que l’histoire en est la vérification naturelle ; mais elle le sera sans devenir sentencieuse ni pédante. Ainsi que les draperies les moins transparentes des statues grecques accusent le nu, ainsi le récit, par sa savante ordonnance, laissera deviner la leçon morale et la mettra en action plutôt qu’en maxime.

Enfin notre histoire sera tour-à-tour analytique et synthétique.

Analytique, elle n’omettra aucun fait propre à instruire ou à intéresser ; elle introduira même avec habileté dans le tissu de la narration une foule de circonstances qui, minutieuses en apparence, révèlent, souvent mieux que les grands événements, les inconséquences, les singularités des mœurs et les mystères de l’âme. Synthétique, elle liera les faits grands et petits, en les subordonnant à la marche de la civilisation ; elle indiquera le centre où ils aboutissent, et proclamera la loi qui les régit ; car les phénomènes historiques, en maintenant la liberté morale, ne dépendent pas plus du hasard que ceux de la physique ou de l’astronomie, et l’humanité se développe en vertu de lois aussi infaillibles, quoique moins faciles à déterminer, que celles qui retiennent les planètes dans leurs orbites.

La civilisation, ce fanal au sein de la nuit des âges, ce signe de ralliement au milieu de la confusion des temps, est comme le chêne Ygg-Drasill, qui abrite la cité des dieux et ombrage le monde, dans la mythologie scandinave.

Quel vaste et magnifique spectacle ! On raconte que pendant les troubles qui, au seizième siècle, mirent les Pays-Bas aux prises avec l’Espagne, un sultan s’étant fait montrer sur la carte le pays dont on parlait sans cesse, s’écria que s’il était de Philippe, il aurait bientôt fini avec les rebelles, et qu’il se contenterait d’envoyer quelques-uns de ses pionniers pour jeter leur petit coin de terre dans la mer. Le despote proportionnait l’importance d’un peuple à l’étendue de son territoire. Il ne savait pas qu’Athènes et sa banlieue avaient joué dans le monde un rôle plus brillant que l’immense empire des Perses, et qu’une nation, quoique resserrée dans d’étroites limites, s’agrandit de tout ce qu’elle fait de grand, ainsi que des contrées sur lesquelles elle exerce son influence.

Remontant à une période dont l’histoire n’a point gardé la mémoire, au lieu des monuments écrits nous n’aurons à interroger que notre sol. C’est à la géologie que nous demanderons nos premiers souvenirs : il y aura peut-être quelque poésie dans la peinture de cette terre silencieuse et déserte qui surgit lentement du sein des flots, et que les flots menacent encore aujourd’hui malgré l’ingénieuse et opiniâtre résistance de ceux qui l’habitent. Ce travail de la nature, préludant au travail de l’homme, annonçait un peuple qui ne doit rien qu’à son activité.

Dans cette période, infinie par la durée, si courte, au contraire, par les faits, surnagent quelques rares traditions que la chronologie a de la peine à fixer, mais dont, malgré leur nébuleuse incertitude, il est possible de tirer des conséquences fécondes. N’est-ce pas, en effet, de ces temps reculés que datent déjà ces différences de races que le torrent des âges n’a pu totalement effacer ; différences qui expliquent, jusqu’à un certain point, nos sympathies comme nos préventions de cité ou de canton, et qui n’ont pas été sans pouvoir peut-être sur deux de nos révolutions : causes immédiates de divorce entre des provinces précédemment unies ; puisque telle catastrophe inopinée est souvent la conclusion d’un raisonnement dont la Providence a placé les prémisses neuf ou dix siècles en arrière ?

Nous suivrons d’après des probabilités et des conjectures, les émigrations des anciens Belges dans l’Asie mineure, la Grande-Bretagne et les Gaules.

Mais notre histoire positive commence : celui qui allait renverser la république romaine, devient le premier historien de quelques peuplades ignorées à Rome. Ces aigles qui laissent encore sur le monde la trace profonde de leurs serres, s’abattent sur nos forêts séculaires. Après une lutte prolongée où brille la prodigieuse valeur de nos ancêtres, le Capitole transplante dans la Belgique sa civilisation, ses coutumes, ses lois, et organise, en l’asservissant, cet esprit municipal qui plus tard se réveillera si fier et si terrible.

D’un autre côté, le latin en refoulant les idiomes celtique et teuton, prépare de loin la langue française. Ainsi de tous les langages le plus jaloux de la correction et de l’exactitude devait emprunter son origine à l’oubli des règles et à la corruption.

Près des bois où l’on offrait sur les autels de Thor et de Teutatès de sanglants sacrifices, dans les camps fortifiés, destinés à défendre les frontières de l’empire et où l’on rendait un culte à la Victoire, la croix du Christ s’éleva un jour à côté des enseignes des légions et des images des Césars. L’établissement d’une croyance pour laquelle le Belge a prouvé tant d’amour et de soumission, fournira quelques pages attachantes.

Les temps approchaient où la croix serait le seul signe de ralliement au milieu du désordre et de l’anarchie. Mais avant que les Barbares assaillissent l’empire, les empereurs s’étaient eux-mêmes faits barbares, comme pour rendre la transition plus facile. Des bords du Rhin accoururent des hordes innombrables. D’abord elles se cantonnent dans la Belgique, où elles retrouvent, avec des descendants de leur race, un langage qui se rapproche du leur : ère durant laquelle l’élément germanique va prendre possession de la société. Cependant, si la barbarie s’était infiltrée dans l’empire longtemps avant qu’il tombât en poudre, les traditions impériales résistèrent à la barbarie et survécurent à la victoire.

La difficulté est de se restreindre, de ne point refaire l’histoire de France en traçant celle de la Belgique, et de choisir dans des événements communs ceux qui ont un rapport plus immédiat avec notre pays. Il sera curieux de montrer comment ce qui restait de Rome s’amalgama avec les institutions franques et se soumit les vainqueurs en bien des circonstances ; il ne sera pas moins instructif de rechercher pourquoi les tribus tudesques, confondues insensiblement dans la population gauloise en s’éloignant du Nord, ont retenu, parmi nous, leurs traits principaux.

Les chroniqueurs proprement dits nous en apprendront moins sur ces mœurs que les chantres de l’Edda, des Sagas et des Nibelungen, moins que les codes barbares, moins que les légendes naïves de ces saints personnages qui prêchaient à des guerriers farouches la parole de Dieu, et pénétraient, en bravant la mort, dans les repaires où de grossiers colons se cachaient avec leur ignorance et leur cruel fanatisme. Missionnaires de l’invasion, missionnaires de la foi, les uns et les autres marchent à la conquête, ceux-là avec des cris de mort, ceux-ci des paroles de paix sur les lèvres.

Cette belle France couronnée de lys et le signe du salut sur la poitrine, c’est en Belgique qu’elle apparaît d’abord. Là ces premiers chefs dont une tente était le Louvre et à qui un soldat disputait sa part du butin ; là ces drames qui pour être sans éclat n’en sont pas moins pathétiques ; ces discordes de familles, ces vengeances épouvantables dont la terreur fournirait au talent une source d’émotions si poétiques ; là Frédégonde et Brunehaut, et ce Siegbert à qui l’épopée des Nibelungen a donné le nom de Siegfried, en le représentant sous les traits d’Achille ; là ces maires altiers d’Austrasie qui s’apprêtaient à succéder aux Mérovingiens ; là le berceau de ce Karl auquel le titre de Grand a été si justement décerné, et que célébrèrent à l’envi les traditions populaires de son temps et même des siècles qui le suivirent. On eût dit que la Belgique était le point demandé par Archimède et sur lequel Dieu appuyait les formidables leviers destinés à ébranler l’univers.

Entre l’âge de la dissolution sociale par l’invasion et celui de la réorganisation par l’affermissement de la conquête, s’interpose l’âge héroïque où revient sans cesse un certain nombre de caractères et de faits trop vraisemblables, trop souvent répétés pour n’être au fonds que de capricieux mensonges. La société allait se relever aux accents de la poésie, et la harpe du scalde, comparable à la lyre d’Amphion, semblait jouir aussi du pouvoir de bâtir des donjons et des cités.

On ne se fait pas une idée assez nette de la confusion qui régnait alors. Francs saliens, Francs ripuaires, Saxons, Burgundes, Goths, Wisigoths, Hérules, Alains, Suèves, Huns, Romains, Gaulois, église chrétienne et paganisme, lois impériales et coutumes barbares, vie nomade et vie sédentaire, vainqueurs et vaincus, maîtres et esclaves, spoliateurs et victimes, amas de ruines et constructions naissantes clairsemées, tous les contrastes, tous les intérêts, toutes les amères douleurs de la défaite, toutes les brutales joies du triomphe, voilà un coin de ce tableau encore inachevé. À une société irrégulière à l’excès, et qui n’était sous l’empire d’aucune idée générale, ne pouvait aller qu’un gouvernement sans unité, morcelé, divisé comme elle. La féodalité, qui s’accordait avec les antécédents des peuples germains, ne se développa point systématiquement, car l’humanité ne débute point par des systèmes, mais elle sortit des misérables nécessités du moment. Phénomène digne d’attention ! La conquête, qui avait substitué la violence à l’idée de la propriété, fortifia cette idée presque éteinte en la prenant pour base du régime qu’elle venait de fonder.

Cette période de notre histoire est une des plus épineuses à traiter. Alors se forment une multitude de souverainetés dépendantes, soit de la France, soit de l’Empire, elles-mêmes partagées en une foule de fiefs ou de souverainetés subalternes. L’historien perd à chaque pas le fil qui peut le guider dans cet inextricable labyrinthe. Il ne sait comment réunir sous un même point de vue des événements qui n’ont point entre eux de relations visibles. Cependant, en étudiant attentivement les faits, il trouvera quelquefois un lien secret entre des états qui n’agissaient point encore avec ensemble, ni d’après les principes d’une politique circonspecte et constante, et qui semblaient, comme leurs sauvages fondateurs, céder à des passions instantanées ou se jouer dans leur force et leur liberté. L’art consistera à changer de centre d’observation sans secousse et sans désordre ; à grouper successivement les faits autour de la Flandre, du Hainaut et du Brabant ; à passer avec adresse des murs de Gand et de Bruxelles dans ceux de Liége, et à chercher l’explication de plusieurs faits en dehors de nos limites, tantôt à Rome, cette capitale du monde, tantôt en Angleterre, en France ou en Allemagne, tantôt même dans la péninsule ibérique.

Un ingénieux écrivain, qui prête sa collaboration à un recueil encyclopédique très-remarquable par l’originalité et quelquefois aussi par l’accord harmonieux des doctrines, disait dernièrement que la Belgique n’existe pas, n’a jamais existé, et que si le contraire avait eu lieu, c’eût été le Brabant qui, en raison de son étendue et de sa position centrale, eût été le foyer du mouvement et de la vie ; mais que l’histoire du Brabant, ainsi que celle de toute la Belgique, ne s’est faite qu’à Paris.

Quoique cette proposition, bien que tranchante, soit très-contestable et ait été dictée peut-être par le désir qu’éprouvent nos voisins de nous réduire à une sorte de vassalité, nous en adopterons une partie en convenant que notre histoire dépasse nos frontières, et que si beaucoup de faits partent de nous, beaucoup aussi sont produits par des causes extérieures que nous ne découvririons jamais en nous isolant de l’étranger. En thèse générale l’histoire ne doit point faire le vide autour d’une nation, sous peine d’étouffer aussi son principe de vitalité. Un peuple ne demeure point suspendu, comme le tombeau de Mahomet, entre le ciel et la terre ; il tient à mille choses et n’est pas impunément fraction de l’humanité.

L’unité reparaît au moyen-âge avec les croisades qui portent le nom belge à Constantinople et à Jérusalem, avec l’émancipation des communes, ce grand fait qui domine tous les autres et amène le développement prodigieux du commerce et de l’industrie : liberté, industrie, commerce, loi bienfaisante de notre civilisation !

Cette époque exige une exposition savante et des études ardues ; elle est la plus riche, la plus variée, la plus glorieuse de nos annales. Pendant sa durée on assiste aux exploits merveilleux, aux dévouements enthousiastes de la chevalerie, aux rivalités de la noblesse, aux commotions de nos grandes communes, aux entreprises audacieuses de ces bourgeois qui avaient leurs bannières comme les chevaliers et maniaient l’épée et la lance avec autant d’intrépidité qu’eux-mêmes. De simples tisserands luttent contre presque toute l’aristocratie européenne, qui se croyait en péril. D’imposantes basiliques, de somptueux hôtels-de-ville s’élèvent à côté d’une foule de manufactures : la religion mêle ses pompes aux solennités municipales ; le bon sens de nos pères dicte des réglements et des lois qui sont encore aujourd’hui un modèle ; des poëtes, des hommes de savoir sortent des châteaux, des ateliers et des monastères ; chacun voit s’ouvrir devant soi un horizon qui s’élargit sans cesse et la tendance des individus et des classes à se rapprocher, à s’identifier, à se mettre en équilibre, se manifeste de jour en jour.

L’écrivain est plus à l’aise, sans rien perdre de l’éclat ni de l’attrait de son sujet, lorsque les Pays-Bas passent successivement sous la domination de la seconde maison de Bourgogne. C’est la féodalité encore, mais la féodalité qui se discipline, qui devient politique et réduit ses innombrables ressorts pour constituer de plus vastes systèmes d’action. Une foule de petits astres aristocratiques pâlissent ; ils sont emportés dans le mouvement de rotation des grandes planètes.

Philippe-le-Bon était à la tête d’une monarchie fédérative ; sous lui les provinces belges pèsent d’un poids considérable dans la balance du monde. Il essaie de centraliser le pouvoir, et tente, non sans succès, d’habituer les grands à tenir du souverain leur principale splendeur. Les arts, à leur renaissance en Europe, trouvaient dans ce prince un protecteur aussi zélé que magnifique.

Le successeur de Philippe règne l’épée au poing avec tous ses voisins et même avec ses sujets. Son gantelet n’épargne pas plus les hauts barons que les vilains : le maître frappe et il est rarement désobéi. Mais son caractère inflexible, servant à souhait le génie satanique de Louis XI cause enfin sa perte : heureux de mourir pour échapper au désespoir. La race de cet homme de fer finit en Belgique dans une faible femme ; en France dans un roi lâche et efféminé.

Après la mort du prince qui l’avait comprimée, la démocratie se redresse altière et tumultueuse. Marie vécut assez longtemps pour voir les métiers de Gand, enseignes déployées, aller, en grande cérémonie, sur le marché, faire couper la tête à deux de ses ministres.

À la voix de ces redoutables sujets, le fils d’un empereur, n’ayant pour dot qu’une illustre naissance et sa bonne mine, devient l’époux de Marie. Bientôt, victime de la mobilité de ceux qui l’avaient choisi, il est abreuvé d’outrages, enfermé dans une étroite prison et menacé de perdre la vie. Il recouvre enfin sa liberté, obligé de conquérir pied à pied les états de son fils, au nom duquel on méconnaissait sa propre autorité, attaqué par l’étranger, poursuivi par la guerre civile. Au milieu des insurrections de la Flandre et du Brabant, des atroces vengeances des Hoecks et des Kabelliauws, des déprédations des bandes allemandes, tandis que le Sanglier des Ardennes se baigne dans le sang d’un prince de l’Église et d’un souverain temporel, se fonde cette colossale maison d’Autriche, qu’une politique patiente a protégée jusqu’à présent contre les vicissitudes de la fortune. Un Belge monte sur le trône d’Espagne, et déjà couvent les sourdes inimitiés qui, au seizième siècle, vont faire éclater ces révolutions, auxquelles en succéderont tant d’autres. Cependant les lumières se répandent, le commerce anoblit la roture et partout fermente l’esprit d’innovation. À des hommes qui avaient découvert des mondes inconnus, qui avaient trouvé le secret de centupler la destruction et d’éterniser la pensée, il ne fallait pas moins qu’un autre Dieu.

Charles-Quint travaille à constituer la monarchie. L’autorité souveraine se consolide aux dépens de quelques vieux priviléges ; mais en revanche, il y a plus de sécurité, plus de régularité dans les relations sociales. Pour arriver aux institutions uniformes, à la liberté générale des modernes, il était indispensable que les libertés inégalement réparties de la féodalité passassent par l’unité monarchique.

Philippe II poursuit sans ménagement le plan de son père. Il ne se contente pas d’opprimer, il fait pis, il blesse le caractère national. Le seizième siècle arrache à la domination espagnole la moitié des Pays-Bas.

Le ressentiment légitime des contemporains a trompé la postérité et lui a légué sur certaines renommées de cette époque des jugements empreints d’une évidente partialité. Bientôt, grâce aux travaux ordonnés par un homme d’état du premier ordre qui est en même temps un des écrivains dont s’honore la France[4], le cardinal de Granvelle sera mieux apprécié. On sera peut-être, par la suite, moins sévère envers ce duc d’Albe que ses soldats appelaient leur père, et qu’on a transformé en un monstre avide de supplices, tandis que ce n’était qu’un politique inflexible par système, impitoyable par une fausse notion du devoir, et poussant jusqu’à ses dernières conséquences le principe de l’intimidation.

Après tout, il n’est pas mauvais que la sentence des siècles flétrisse sans pitié ceux mêmes que des maximes erronées conduisent à désoler l’humanité. On se souvient du fantastique refrain de la ballade de Burger : les morts vont vite. Qu’ils redoublent de vitesse pour aller au tribunal du juge suprême, provoquer le châtiment de leurs bourreaux, afin d’inspirer une salutaire épouvante à quiconque serait tenté de les imiter.

La Belgique, au moment de s’affranchir, retombe sous le joug de ses maîtres. Dans le peuple, des affections religieuses et des antipathies de tribu ; des jalousies, des intrigues parmi les grands sont les causes ostensibles de ce retour à l’obéissance. Après l’administration douce et modérée mais assoupissante d’Albert et d’Isabelle, ce pays s’énerve et s’efface. Rien de plus sec, de plus décharné que cette partie de notre histoire. Il ne serait pourtant pas impossible de lui donner un peu de vie et d’utilité, en cherchant les rapports qui rattachaient notre administration à la politique des cabinets de Madrid et de Vienne, aux vues secrètes des ministres et des favoris qui dirigeaient ces cours.

Tout change : la société semble avoir hâte de dépouiller ses vieux vêtements. Les institutions meurent dans leur enveloppe et le respect de la forme survit seul à l’extinction des réalités. Ainsi, dit poétiquement un écrivain de la décadence, lorsque Attila livra bataille aux Romains, aux portes de Rome, tout périt des deux côtés ; mais quand les corps furent tombés, les âmes restées debout simulèrent, pendant trois jours et trois nuits, une action acharnée.

Le droit de résistance, écrit dans nos anciennes lois, est invoqué contre le philosophe Joseph II, dont les améliorations mêmes, chose fatale ! avaient l’air d’une tyrannie. Cette révolution qui, sans mériter aucunement les dédains qu’on lui a prodigués, ne peut guère citer qu’un politique et un soldat, s’apaise au moment où se consomme une autre révolution d’où jaillirent d’immenses capacités. Alors l’écrivain, rencontrant encore à la fin de son œuvre l’amour intelligent de l’indépendance qu’il avait reconnu à chaque pas de sa course, rend grâces à la Providence, glorifie sa patrie et pose enfin sa plume, de peur de heurter au temps présent, cette arche du Seigneur qui renverse ceux qui la touchent.

De Reiffenberg.


  1. Ce discours a été lu à l’Académie de Bruxelles le 4 février 1836.
  2. Il n’est pas hors de propos de remarquer que celui qui crayonne ces lignes se fait son procès à lui même, et qu’il a sacrifié ses plus belles années à de sérieuses puérilités. Mais il n’a pas été le maître de régler sa vie, et les circonstances lui en ont imposé une qu’il n’eût sans doute pas choisie. (Note de l’auteur.)
  3. Nous avons plusieurs abrégés très estimables de cette histoire ; nous en possédons des fragments très remarquables, mais on sent qu’il ne s’agit ici que d’une composition vaste et complète.
  4. M. Guizot.