Discussion:La Confession d’une jeune fille
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Critiques[modifier]
- autobiographie romancée http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64571692/f81.image
- 15/3/1866 Le Figaro : Les derniers romans de George Sand : la confession d'une jeune fille -- Laura -- Monsieur Sylvestre [1] Henry Maret
LA CONFESSION D’UNE JEUNE FILLE -- LAURA --
Dans nos années de réalisme, lorsqu’il vient à quelqu’un l’idée d’ouvrir un volume de George Sand, dès qu’il en a dévoré quelques pages, il se sent tout conquis et tout charmé. C’est comme si, au sortir de la rue de Rivoli, on tombait soudain dans un carrefour du bois de Meudon. Eh quoi du style, de la fraîcheur, de suaves émanations de nature, de la poésie, des arbres qui ont des feuilles, des gazons sans jardinier, des pelouses sur lesquelles on peut s’étendre et rêver. Sommes-nous en 1866 ? Nous promenions-nous hier sur le boulevard ? Est-ce que nous avons rêvé Thérésa ? Est-ce que nous avons lu Timothée Trimm ? Est-ce que nous avons applaudi Héloïse Paranquet ?
Voilà le sentiment qui m’a étreint la semaine dernière, et, si je n’avais attendu, cet article eût été un dithyrambe. Je me serais vraiment senti incapable de chercher des ronces dans cette oasis et des serpents dans ce paradis.
J’aurais eu raison, peut-être. A quoi bon chicaner ce qui nous rend heureux ? Pourquoi mettre le beau dans une balance ? Admirons bêtement, et taisons-nous.
Peu à peu, cependant, à mesure qu’on avance, l’enthousiasme se refroidit. Ce n’est pas seuiement habitude, acclimatation. Non ; c’est qu’en réalité les premières pages d’un roman de Sand sont toujours les plus belles, et que ses débuts sont vraiment au-dessus de tout éloge. Il n’existe peut-être pas de roman au monde qui, en son entier, ait atteint la perfection d’un premier chapitre de cette femme.
J’expliquerai tout à l’heure comment et pourquoi la suite ne répond jamais à l’exorde.
Les gens qui s’y connaissent trouvent que George Sand a eu quatre manières.
La première, composée de diatribes sociales, qui se résument en une seule, l’attaque au mariage. Indiana et Valentine sont de ce nombre.
La seconde, faite de Rousseau et de Pierre Leroux qui est une série de romans socialistes, tels que le Compagnon du tour de France, Mauprat et le Péché de M. Antoine.
La troisième, comprenant ces églogues berrichonnes, qu’on appelle la Petite Fadette, François le Champi, la Mare au Diable, etc.
La quatrième enfin, c’est le roman chaste et raisonnable, qui tient un peu des trois autres manières, mais qui se sépare de chacune d’elles par de nouvelles qualités et de nouveaux défauts. C’est la façon de l’être qui a vécu, qui a lutté, qui s’est aperçu que le repos vaut mieux que la bataille, et qui, bien que n’ayant renoncé à aucune de ses idées, ne les émet plus avec la fougue de la jeunesse, ni avec l’assurance de la maturité. Quelle raison peut, après soixante ans, être sûre de la vérité ? À cet âge, malgré soi, on est incertain ; on ne croit pas l’être, mais, sous la plume, les pensées revêtent une forme indécise et disparaissent lentement, en s’enveloppant, au gré du public, de mille raisonnements contradictoires.
Alors l’auteur ne s’avoue pas qu’il est retombé sous le joug des préjugés, parce que dans ces derniers il ne reconnaît pas ceux qu’avaient les hommes, lorsqu’il les combattait… Mais il en a adopté d’autres qui ne valent guère mieux, et c’est ce qui fait dire aux bourgeois que l’écrivain s’est rangé, compliment qu’il doit prendre pour une injure, et qui est pourtant le résumé d’une vérité, le genre humain ne regardant comme vertueux que ceux-là qui ne se moquent pas de lui.
Voilà la quatrième manière de George Sand, au moins selon la critique. Car, pour moi, et pour l’admirateur sincère, il n’y a qu’une manière dans l’œuvre de ce poëte… l’étincelante beauté du style, qui n’a jamais varié.
Le reste ne vaut même pas la peine d’être discuté. Est-ce que cela ne suffit pas à une gloire, aujourd’hui surtout que nos principaux lettrés s’attachent à parler je ne sais quelle langue, qui est à la prose de Bossuet ce que les vers du sapeur sont aux stances de Namouna ?
J’ai promis de dire comment et pourquoi le début d’un roman de George Sand est toujours supérieur à ce qui suit. Il est inutile d’attendre plus longtemps. La Confession d’une jeune Fille est là, sous ma main, et j’en peux tirer l’explication.
Cela tient à la façon dont lravaille George Sand.
Cette façon, je ne la connais pas, mais je la devine, et je serais étonné de me tromper. Voici comme je me la figure.
George Sand n’a jamais de plan bien tracé, pas plus qu’elle n’a d’idée parfaitement nette. Je lui demande pardon de ma franchise, mais je ne crois pas qu’une femme, quelque grande qu’elle soit, puisse jamais avoir de ces idées-là. La nature est complète ; ses créations sont simples ; la femme, au physique et au moral, ne jouera jamais qu’un rôle passif. Quand j’entends des théoriciens proposer d’attribuer à la femme le rôle de l’homme dans la société politique ou littéraire, cela me semble justement aussi ridicule que si l’on voulait donner à la femelle la fonction du mâle.
Quand je pense que, depuis un siècle, on discute sérieusement cette sottise !… Passons.
Il ne faut pas reprocher à George Sand de ne pas
avoir ce qu’elle ne peut pas avoir. Il est malheureux
qu’en sa qualité de femme elle n’ait jamais compris
précisément ce qu’elle pouvait et ce qu’elle ne pouvait
pas.
Donc je la vois d’ici, ayant une inspiration… cette
inspiration ne vient pas d’une idée sienne, mais d’un
événement quelconque, d’une lecture, d’un entretien,
d’un je ne sais quoi d’où vient l’inspiration. c’est le
secret de Dieu. Elle se met aussitôt à sa table de travail
et, avec une aisance prodigieuse, écrit des choses
superbes au rebours du sens commun.
Je m’explique.
Tout romancier qui connait son métier commence par trouver une intrigue, d’où il détache des événements, s’il est médiocre ; des caractères, s’il est supérieur. S’il est très fort, de ces événements et de ces caractères surgit une idée qui a pu être l’idée mère, mais qui n’a nui en rien ni au développement de l’action, ni à la saillie des types. Il me semble que ce devait être là le procédé de Walter Scott.
George Sand agit à l’opposé. Elle ne cherche ni les événements, ni les caractères ; et je comprends qu’alors elle n’ait pas besoin de plan. Elle poursuit précisément ce qu’elle ne saurait atteindre, les idées. Ces idées, ou ces apparences d’idées, loin de les faire sortir du choc des personnages, elle les incarne violemment dans ces mêmes personnages, si bien que ce ne sont plus des hommes vivants qui se meuvent dans un certain sens, mais des symboles qui s’agitent et poursuivent n’importe où les corps invraisemblables où ils se sont réfugiés. Que résulte-t-il ? que, pour peu que l’idée soit fausse, les héros deviennent absurdes, qu’ils divaguent et exécutent un tas de fantaisies extravagantes avec un sérieux étonnant.
Et je maintiens que, dans un tel système, l’idée, fût-elle excellente, les personnages seraient encore peu naturels, et par conséquent n’auraient qu’une existence de fantômes. La vie ne se compose pas de pensées en lutte, mais de passions en guerre les cerveaux obéissent généralement soit au cœur, soit au bras. Rien ne va comme le veut l’esprit, et l’esprit lui-même veut-il donc toujours la même chose ? L’observateur doit tenir compte de tous ces faits dans l’étude de son idée.
À cette seule condition, il laisse à la postérité ces dons du génie qu’on appelle des types. D’où vient que George Sand n’en a pas créé un, et qu’elle n’en livrera à l’avenir aucun autre qu’elle-même ? C’est qu’en réalité dans tous ses romans il n’y a qu’un héros, il n’y a qu’une conscience, il n’y a qu’une vie.
La vie féminine, la conscience féminine, la femme… Mauprat est une femme, tout comme Valentine, tout comme les vieux raisonneurs, les socialistes et les amoureux. Tous, ils nagent dans un flux et reflux qui ne varie qu’en apparence ; une auréole féminine couvre leurs fronts ; ils tiennent des raisonnements de femme ; ils ont des vertus de femme ; ils commettent des crimes de femme ; ils sont une femme : George Sand.
Or, dans le début du livre, on ne voit pas l’absurde ; on ne le touche pas. George Sand elle-même ne s’y est pas jetée. Elle déploie son immense talent et tout ce que son sexe peut ajouter à son intelligence de grâce, de sentiments, de chaleur tendre et de compréhension poétique. Nous, nous inclinons la tête, et nous sentons que de ce côté la femme vaut mieux que nous.
Il en était ainsi jadis, il en est encore ainsi maintenant.
La Confession d’une jeune Fille, c’est l’histoire d’une enfant, qui a été perdue, qu’on retrouve, mais dont on conteste l’identité. De riche, elle devient pauvre, sans famille, et finit par épouser un Anglais.
Il y a dans ce roman des détails ravissants ; je ne sais pourquoi je le constate personne n’en doute. Ce sont de ces chapitres qu’il faut lire doucement par une belle et pure soirée et puis l’on est libre après de laisser tomber le livre et de demander aux étoiles ce qu’elles ont donné de rayons à la créature qui s’exprime ainsi.
Mais ne réfléchissez pas, mais révoltez-vous contre l’auteur, qui vous force, malgré vous, à analyser ses pensées et ses héros. Cruauté gratuite. Que trouvez-vous ? Cette jeune fille est une âme, mais elle n’a ni sens, ni vertu vraie, ni sentiments déclarés ; elle raisonne très bien sur le vide, et, pendant tout le temps, bâtit avec grand soin des néants ingénieux dans un rêve qu’elle ne rêve pas. On ne saurait voir rien de plus vain. Toute cette philosophie est plus terne qu’un fil de la vierge ; car enfin le fil de la vierge existe, et, dans les tableaux de madame Sand, rien n’existe que la couleur.
Vous trouverez encore un certain M. Frumence, -- oh vous le connaissez ! -- il s’appelait jadis le père Patience, -- c’est un amoureux qui n’aime pas ; c’est un athée qui croit à quelque chose ; c’est un grand politique qui ne fait que rêver ; c’est un philanthrope qui vit dans un désert… Je vous dis que vous le connaissez… Pour achever son portrait, sachez qu’on le pourrait enlever du livre, car il est inutile à l’action… Qu’est-ce donc que ce rien, qui ne sert à rien ? Toujours l’ombre d’une philosophie, toujours le fantôme de l’idée remplaçant la personnalité de l’homme.
Et j’ai mille fois raison d’appuyer sur ce mot : fantôme d’idée -- car, lorsque vous aurez lu ce livre, vous pourrez vous demander longtemps ce qu’il prouve, et vous verrez bientôt qu’il ne prouve rien. Là n’est pas le défaut du roman ; mais, dans ce cas, que me parlez-vous de théorie ?
Laura est une extravagance qui n’a pas eu grand succès. J’ai donc un certain mérite à dire que je l’aime ; mais je ne crains nullement de contredire le public et la critique. Personne n’a l’infaillibilité ; chacun devrait avoir la franchise.
Laura m’a plu. J’aime la fantaisie, le songe, l’illusion. Je ne puis pas être le seul. Chacun n’est-il pas attiré par le mystère, et ne cherche-t-il pas à l’expliquer comme il peut ? George Sand a été poussée souvent vers ces inconnus du passé ou de l’avenir ; et l’on est heureux de voir sa plume se jouer avec ces contes, car là du moins elle ne montre nulle prétention ; elle-même ne croit pas à ce qu’elle va dire ; elle perd donc ce grand ennui de la conviction philosophique qui gène tant ceux qui la lisent.
Qu’y a-t-il au delà des mers de glace ? quels sont les secrets du pôle nord ? Georges Sand se représente la terre comme une gigantesque géode, à l’intérieur cristallisée. Elle suppose donc qu’au delà de la glace se trouve une énorme ouverture, communiquant au centre de la terre. Là les cristallisations sont des montagnes, devant lesquelles le mont Blanc paraîtrait une butte et les diamants les moins purs sont de la grosseur de l’Himalaya. L’aurore boréale serait causée par l’éclat de ces pierres précieuses.
Explication insensée -- qui en doute ? Ne voyez-vous pas que nous voyageons dans les Mille et une Nuits ? Quant à moi, je l’avoue, je ne trouve pas cette course dans le cristal plus folle que les excursions du Compagnon du Tour de France, et elle m’a intéressé davantage.
Venons à Monsieur Sylvestre.
Un grand succès un volume écrit récemment à Palaiseau, dont les environs sont décrits sous le nom de Vaubuisson.
C’est un roman par lettres, à la façon de Jacques. Le hasard veut que chacun des trois ouvrages dont je m’occupe présente une des trois tournures favorites de l’écrivain.
Un jeune homme, qui est encore furieusement femme, celui-là, renonce à trois mariages et à la fortune. Il repousse une première femme parce qu’elle ne lui convient pas, ce qui est une raison ; une seconde, parce qu’elle est fille d’une dame indépendante qui a jeté plus d’une fois son bonnet par-dessus les moulins… Ô dix-neuvième siècle ! tu n’as guère de jeunes gens ainsi faits, et c’est très heureux, attendu que je ne vois pas qu’une jeune fille doive être malheureuse toute sa vie, parce que sa mère a fait des fredaines. Enfin, la troisième, notre jeune Pierre Sorède la dédaigne, parce que la fortune du père a été mal gagnée.
De plus, il plante là un oncle à lui, et va s’enfouir bénévolement dans la pauvreté et le silence, à Vaubuisson, ou Palaiseau.
Là, il fait la connaissance d’un vieux bonhomme, qu’on appelle l’Ermite. Vous, lecteur, vous le connaissez encore, celui-là. C’est le même Frumence, Patience, Antoine, comme on voudra. Seulement, il est devenu plus raisonnable ; il pardonne beaucoup à la société, et pourvu qu’on détruise suffisamment le culte catholique, il se contentera de l’état de choses actuel. Son plaisir est de vivre en plein air, de recevoir la pluie et de dépenser trois cents francs par an ! Toujours des philanthropes dans le désert ; autant vaut un misanthrope à Paris, ou une bonne poire au fond d’un puits.
Vous jugez des conversations que peuvent avoir M. Sylvestre et M. Pierre Sorède. Une jeune fille se joint à eux. Mais j’aime autant vous le dire tout de suite, cette jeune fille qui, elle aussi, s’est réfugiée dans la misère, à Palaiseau, n’est autre que la dernière femme refusée par M. Pierre. Et M. Sylvestre lui-même est le grand-père de la seconde.
Ce trio divague avec sagesse, ou raisonne avec déraison. Pierre Sorède, qui doit représenter le matérialisme et qui ne croit pas en Dieu, a une allure de spirite allemand plus qu’exagérée ; il joue constamment un rôle à côté du sien. Il fait un grand travail sur la recherche du bonheur, et, plus heureux que M. Feydeau, il obtient avec cela un grand succès à la Revue des Deux-Mondes, appelée, pour les besoins de la cause, Revue cosmogonique. M. Buloz devine que Palaiseau recèle un grand homme ; il accourt et lui paye son travail d’avance. Ô monsieur Buloz, quelle renommée on vous fait !
M. Sylvestre, lui, ne sait pas trop si Dieu existe ou s’il n’existe pas. Il ne lui en soucie. Le bonheur, pour lui, est sur la terre ; il commencera le jour où les théories socialistes seront mises en pratique, ce qui est loin d’être rassurant pour nous, que ce raisonnement condamne à être malheureux. Ce système contre tout bon sens satisfait Pierre, et cette satisfaction est vraiment admirable, car faire commencer le bonheur à l’heure où chacun voudra celui de son voisin, c’est à peu près dire que le bonheur est insaisissable. Si, d’ailleurs, l’association peut soulager bien des maux, ce que je ne nie pas, est-ce qu’elle enlèvera la maladie, la mort des proches, l’amour non partagé et les souliers qui blessent ? Votre bonheur n’est qu’un mot.
Ce roman a cependant la prétention de donner le mot de l’énigme. Quant à l’action, voici comment elle se noue et se dénoue :
M. Pierre aime la jeune fille il est payé de retour. Malheureusement, ou plutôt heureusement, il a un rival. Je dis heureusement, car sans un duel avec ce dernier, jamais cet amour n’aurait été connu de la jeune fille. Ce matérialiste timide ne sait pas se déclarer, et rêve d’amours platoniques comme un séminariste en vacances.
Quant à la jeune fille, elle est d’une pureté, d’une sainteté, d’une blancheur qui impatiente le lecteur. On désirerait sur ce lin, sinon du noir, au moins du gris. Ce n’est pas une femme cela, ce n’est même pas une statue, c’est un marbre brut, sans veines, et qui ne dit rien. Comment peut-on aimer cela ?
Tout finit bien.
Il n’est personne qui, en achevant ces lignes, ne s’écrie : Mais ce roman est donc mauvais ?
Il est mauvais, et ce mauvais est très beau.
Tout George Sand est là.
HENRY MARET.
- 12/3/1865 Le Passe-temps [2] La Confession d'une jeune Fille, de Mme George Sand n'a aucun rapport avec le précédent ouvrage.
Cette jeune fille qui a la franchise de soumettre à son fiancé sa confession générale en deux volumes — avant la lettre de part — est loyale, sans doute ; mais cet exemple n'aura pas de nombreux imitateurs dans l'un et l'autre sexe.
- Almanach de la littérature, du théâtre et des beaux-arts 1866 [3]
Ils disaient aussi que la prose et le roman étaient en retard, que l'histoire était morte, et que la critique était aux abois, bref, la même chanson chaque année. Eh bien, voici, toujours attentive à son oeuvre inépuisable, la grande George Sand, qui nous a donné la Confession d'une jeune fille, et c'est une bonne réponse à faire aux détracteurs, de leur rappeler, les grâces de Lucienne, le cœur de Frumence, et le dévouement de Jenny. Quoi, dites-vous, ceci ne serait point de la bonne prose, et de la meilleure encore ?
- Grand dictionnaire universel du XIXe siècle [4]
Confession dune jeune fille roman par G. Sand, Paris, 1865. Ce livre est une étude psychologique c’est l’histoire d’une âme, d’un esprit, des sens d’une jeune fille, qui nous fait assister elle-même à toutes les transformations successives de son être intellectuel et moral ; c’est l’analyse minutieuse, détaillée jour par jour, heure par heure, d’une existence soumise, par un caprice du sort, à la diversité des situations, des événements, des accidents et des éventualités de tout genre auxquels peut se plaire la destinée. Mlle Lucienne de Valangis représente à elle seule la femme dans tous les rangs, dans toutes les conditions, dans tous les hasards, dans toutes les occurrences bonnes ou mauvaises, dans toutes les situations heureuses ou malheureuses, faciles ou difficiles de l’existence ; en un mot, c’est un être impersonnel, un sujet d’étude, dont l’auteur connaît fort bien l’invraisemblance, mais qu’il a galvanisé pour la plus grande commodité des démonstrations. On comprendra, par ce qui précède, le peu d’importance que nous attacherons aux faits matériels de ce récit, qui ne sont là que pour expliquer ou commenter les phénomènes psychologiques développés part auteur, et le peu de place que nous accorderons aux personnages secondaires, dont il suffira d’indiquer les principaux faits pour révéler le genre d’influence qu’ils exercent. Mlle Lucienne de Valangis débute dans la vie par une tendance marquée au mystérieux, que justifie une étrange aventure d’enlèvement dont sa première enfance a été l’objet, et dont les bavardages des gens du pays lui rappellent à chaque instant le souvenir. De cet amour du mystérieux au mysticisme il n’y a qu’un pas, celui qui sépare l’enfance de l’adolescence, et Lucienne, à peine âgée de quinze ans, se précipite dans toutes les extravagances de la foi mystique. Mais l’instruction vient à temps éclairer de sa lumière bienfaisante l’esprit de la jeune fille ; son précepteur est un paysan, mais un paysan érudit, philosophe stoïque et quelque peu sceptique ; Lucienne écoute avidement les leçons de son maître, elle fait de rapides progrès et se sent prise d’une admiration sans bornes pour Frumence, dont le savoir égale la modestie et la bonté. Déjà Lucienne n’est plus une enfant ; elle ne s’explique pas encore la nature du sentiment qui se développe dans son cœur, mais elle le subit impérieusement, et la lecture de quelques romans vient à propos surexciter assez son imagination pour lui faire entrevoir ce que c’est que l’amour et en quoi il diffère de la simple affection de l’écolier pour son professeur. Heureusement Frumence est un sage, et il parvient, à force de logique et de saine philosophie, à calmer un peu l’imagination surexcitée de Lucienne. Lucienne s’était pourtant flattée d’être aimée, et lorsque sa vanité de femme éprouve le premier désenchantement de la réalité, elle se jette dans l’excès contraire, et s’efforce de devenir calme, froide, stoïque, de ne plus croire qu’à la raison pure et de nier la poésie. Elle se dit que le vrai bonheur ne consiste pas dans les ridicules chimères de l’idéal, dans les éblouissements de l’imagination ou les romanesques divagations du cerveau, mais bien dans l’absence de soucis et d’émotions, et dans la sécurité d’une vie tout entière éclairée du soleil de la raison. En un mot, elle se persuade que l’amour est une faiblesse honteuse, indigne d’un grand caractère et d’un esprit élevé, et elle jure de n’aimer jamais. Lucienne, on le voit, a déjà traversé une des phases les plus dangereuses et les plus ordinaires de la vie d’une femme ; elle s est engagée d’abord dans la voie des rêves et des aspirations enthousiastes puis, s’apercevant de son erreur, elle s’est brusquement retournée et a pris le chemin opposé, sans se douter qu’elle choisissait un remède pire que le mal, et qu’il ne suffit pas de nier le soleil pour l’empêcher de luire. Elle a un cousin, Marius, dont elle envie la placide indifférence, la froideur systématique et le scepticisme en toutes choses elle se jette dans ses bras et lui demande de devenir sa femme. Une fois ce bel acte de raison accompli, elle se croit en possession d’un véritable repos d’esprit, et s’abandonne au plaisir qu’elle éprouve d’avoir su reconnaître à temps la supériorité de l’amitié sur l’amour ; elle se fie désormais à l’avenir en toute sécurité ; en un mot, elle croit avoir tué son cœur en le forçant au silence, et elle attend avec une inébranlable sérénité l’accomplissement des formalités nécessaires au mariage de raison qu’elle a projeté. Telle est la seconde phase de l’histoire intellectuelle et morale de Lucienne. Elle ne tarde pas à entrer dans la troisième. Des événements imprévus viennent la dépouiller de sa fortune, et même de son nom. Aussitôt Marius, l’homme positif par excellence, cherche à éluder ses promesses, et Lucienne commence à craindre de s’être trompée en ne voyant dans le mariage qu’un contrat de tranquillité pure et simple, et non l’idéal d’un dévouement réciproque elle sent se rouvrir dans son cœur les plaies qu’elle avait crues guéries à tout jamais ; ses aspirations, qu’elle supposait étouffées pour toujours, renaissent plus impérieuses et plus vivaces par la compression qu’elle leur a fait subir ; en même temps les mortelles étreintes de l’ennui, de la solitude et de la misère se font sentir, et la jeune fille sceptique voit refleurir en son âme l’idéal de l’amour, qu’elle avait essayé de nier dans un moment d’orgueil et de colère.
Elle a voulu se persuader qu’elle était supérieure à l’amour, et que la dignité d’une femme consiste à fermer son cœur à l’enthousiasme et à la passion, et voilà qu’elle aspire de toutes les forces de son âme à savourer les douceurs de l’amour, à croire à la poésie et au bonheur. Elle a voulu se persuader qu’il ne fallait voir dans le mariage qu’une affaire de convenance sociale, et voilà qu’elle brûle du désir d’employer pour un autre que pour elle-même les forces vitales de son être, de se sacrifier, de se dévouer tout entière au bonheur de quelqu’un, dont elle deviendra à son tour l’idole exclusive et l’idéal céleste ! Lucienne rêve donc l’amour pour la seconde fois dans sa vie ; mais avec cette différence que, la première, elle n’a obéi qu’à un besoin de l’imagination, tandis que maintenant elle cède à un besoin du cœur. Nous avons dit que Lucienne était subitement devenue pauvre et avait même été forcée de quitter son nom. Un avocat anglais, Mac-Allan, avait été chargé de lui apprendre cette nouvelle en lui offrant une transaction incompatible avec sa dignité. Lucienne refuse, et Mac-Allan, touché de la beauté et du caractère de cette jeune fille, se prend de passion pour elle et lui offre de l’épouser. Lucienne l’aime aussi, mais elle croit de son devoir de ne pas accepter l’offre qui lui est faite sans rendre un compte exact et scrupuleux de sa vie et des fluctuations de son âme à celui qui n’a peut-être accepté le présent et l’avenir avec elle que parce qu’il ignorait le passé. C’est donc à Mac-Allan que la jeune fille fait sa confession, et, lorsqu’elle interroge son cœur, elle est bien sûre de n’avoir jamais aimé personne. Marius n’a été pour elle, un moment, qu’un pis-aller quant à Frumence, elle ne peut répondre de ne l’avoir pas aimé ; mais à présent, il lui semble que ce sentiment, dont elle ne retrouve en elle que le souvenir, n’a jamais passé par son cœur, non plus-que par ses sens. Ce fut sans doute un rêve de son imagination ; elle est donc encore digne de l’amour qu’elle a inspiré à Mac-Allan.
Nous avons fait de notre mieux pour indiquer au moins les principaux éléments de ce long récit. Le rôle de l’imagination, de l’esprit et du cœur d’une femme dans l’amour, voilà ce que l’auteur a décrit avec une puissance d’observation peu commune. S’il nous avait été possible d’aborder les détails, peut-être aurions-nous été amené à quelques critiques relatives surtout à la composition, mais, nous l’avons dit, c’est beaucoup moins un roman qu’une étude psychologique que l’auteur s’est proposée, et, à ce dernier point de vue, la Confession d’une jeune fille peut être considérée comme une des œuvres les plus remarquables de G. Sand.
- Figaro : journal non politique 02/04/1865 [5]
LA CONFESSION D’UNE JEUNE FILLE PAR GEORGE SAND
Je ne crois pas qu’âme humaine puisse ressentir de plus fortes et plus savoureuses émotions que celles qui me sont venues à la lecture des œuvres de Mme Sand. Cette prose à grand vol vous transporte, ces larges perspectives où l’air ruisselle vous éblouissent, ces héros qui ne veulent rien voir de la vie que les sublimités du Devoir ou les héroïsmes de la Passion vous entraînent haletants à leur suite. Puis, l’on s’arrête les yeux enivrés de soleil, la tête lourde de visions dans ces paysages féeriques où tout parle du Dieu vague et plein d’amour que prophétise la Voyante.
Ah ! les bons rêves que j’ai faits dans ce monde charmant ! Malheureusement ce sont des rêves.
Après ces grands coups d’ailes par les éthers qui n’ont pas de fin, l’esprit inassouvi retombe sur les réalités et s’y cramponne avec frénésie. Après les belles héroïnes de race qui s’appellent Valentine ou Edmée de Mauprat, il nous faut la Torpille ou la duchesse de Maufrigneuse, -- encore celle-ci est-elle morceau pour les délicats il nous faut cette hystérique Mme Bovary vivante à faire peur, la Fanny de M. Feydeau, adultère avec son mari, les créatures ou pattues ou chlorotiques de M. Champfleury et -- dernière terreur cette impitoyable affamée d’hommes que MM. de Goncourt viennent de nous donner sous le nom de Germinie Lacerteux.
De cette tendance aux études à ras terre, les spiritualistes concluent que la littérature contemporaine fait « une halte dans la boue. »
Dans la rue ou sur la grande route, c’est possible, en pleine vie moderne, oui sans doute mais si la rue est mal balayée et si les consciences ont des recoins sordides, est-ce en vérité, la faute des romanciers et n’y a-t-il pas lieu de chercher l’hygiène morale en même temps que l’hygiène physique ?
Je sais bien que la thèse a deux aspects. Certains -- et j’aime cette candeur -- tentent de guérir le mal par le spectacle du bien. D’autres -- et je suis sympathique à leur énergie -– veulent traiter le mal par l’horreur qui résulte du spectacle du mal lui-même.
À mon sens, les deux méthodes ont du bon, tout autant que l’allopathie et l’homceopathie. Seulement, dans un cas et dans l’autre, ici et là, on a le droit d’exiger des praticiens expérimentés. Et les rebouteurs nous envahissent
Les infiniment petits du docteur Cabarrus font merveille, les infiniment gros dont le vicomte Ponson du Terrail bourre sa clientèle me semblent conduire à l’asphyxie par l’étouffement -- voire sans étouffement.
Ce n’est certainement ni l’habileté de main, ni la netteté du coup d’œil, ni la science des diagnostics qui manque à Mme Sand. Pourquoi donc son œuvre nouvelle la Confession d’une jeune fille, en dehors de quelques ma gnifiques descriptions familières à cette plume d’or, m’a-t-elle laissé dans l’état dolent d’un Napolitain qui finit sa sieste ?
Le ciel est bleu, l’air est doux, faut-il se réveiller ou dormir encore ?
Il faut dormir !
C’est ici que s’épanouissent les fleurs de lotus : nulle vibration dans l’atmosphère irisée et sereine. L’animation factice de ce livre vient du dérangement des personnages qui courent volontiers la campagne : mais l’âme est stagnante. Elle a la sonorité de ces mares endormies au milieu des bois où tout se reflète et se répercute : le duel de la sauterelle avec les fourmis, la mélopée du crapaud, la grandeur indulgente des arbres et par-dessus tout, l’impassible soleil.
Ce n’est pas régime pour les malades, c’est quiétude pour les convalescents ; vous y trouverez le heurt des événements, mais on a capitonné toutes les portes par où pourrait entrer l’ouragan des sens. Ce paradis des passions calmes où nous conduit aujourd’hui le poète de Jacques et d’André, j’y sens la torpeur des Limbes.
Quoique le livre qui va nous occuper ait obtenu un certain succès auprès des esprits à principes qui prennent leur nourriture intellectuelle dans l’officine de M. Buloz, il y a peut-être lieu d’essayer une analyse pour les frivoles habitués du Figaro qui se réfectionnent sur la ligne des boulevards. Pendant ce temps, les esprits à principes liront M. de Mazade qui est substantiel à souhait.
Le 30 juin 1805, Mme de Valangis était dans son vieux carrosse de campagne, étrange monument composite, qui tenait de la calèche, de la patache et du landau, mais qui n’était précisément rien de tout cela. A ses côtés une forte villageoise provençale tenait un nourrisson assez robuste, la propre petite-fille de Mme de Valangis, Mlle Lucienne, âgée de dix mois. Cette enfant, récemment transplantée en Provence, était née en Angleterre, son père, le marquis de Valangis, ayant épousé dans l’émigration une Irlandaise de bonne famille. Le climat de l’Angleterre n’avait pas été propice aux deux premiers nés de cet hymen, morts tous deux en bas âge. On avait confié Lucienne à une nourrice française et aux soins de sa grand’mère. »
C’est en ces termes que l’auteur commence son exposition. Mais nous avons cent lignes à nous pour résumer deux volumes, on nous permettra de prendre le galop à côté de cette bonne calèche du vieux temps. D’autant plus qu’elle descend une côte au pas. Il fait un de ces lourds soleils de la Provence auxquels on ne résiste guère. L’aïeule s’est assoupie, aussi la nourrice. La côte descendue, on ouvre les yeux et vous devinez les cris de la nourrice, la terreur de la mère-grand ? L’enfant a disparu.
Plusieurs années s’écoulèrent, puis un beau matin Mme de Valangis annonça à ses tenanciers que sa petite-fille venait d’être retrouvée aussi mystérieusement qu’elle avait été perdue.
Vers huit ans l’éducation commença. Elle fut confiée à M. Frumence Costel, neveu du curé de la petite paroisse des Pommets. M. Frumence, grand gaillard largement palmé, largement planté, plantureusement instruit et construit, avait environ dix-huit ans à l’époque où lui fut confiée cette délicate mission de l’éducation d’une jeune fille.
Voici le portrait du curé
« C’était un terrible marcheur et un terrible mangeur que ce brave curé. Il était grand, sec, jaune et horriblement malpropre, mais il avait de l’esprit et de l’instruction autant que de misère et d’appétit. Je crois que ce qui lui manquait le plus, c’était la ferveur, car il ne parlait jamais des choses célestes en dehors de son ministère. On n’eût pas été bienvenu à lui parler à table chez nous, car il y mangeait certainement pour toute la semaine. »
Pour le neveu même incurie des soins corporels, même force physique, mais ce faucheux n’a pas encore fait son ventre et ce sont les pattes grêles qui frappent au premier aspect. Du reste, on lui révéla l’usage du savon et l’éducation commença. Nous ne suivrons pas cette éducation d’enfant de la nature où la cueillette des noisettes succède à l’histoire romaine l’herborisation vagabonde des plantes de la montagne au jardin des racines grecques. Le temps marche et nous avons besoin de marcher plus vite que le temps.
L’âge despremières impressions est venu pour la jeune élève. Elle aime ce Frumence. Certes, je n’aurais rien à dire contre cet honnête garçon auquel il ne manque que les dégrossissements qui naissent de la fréquentation des gens bien nés, s’il avait de ci, de là, une vibration. Il ne vibre point ! Tel qu’il est, vous croyez peut-être que Mlle Lucienne de Valangis est seule à l’aimer ? Il s’en faut du tout au tout. C’est un défilé d’amoureuses qui vont chantant imprudemment jusque sous les pieds de ce rustre érudit l’hymne du poète ancien : Hyménee, hymen ! Il ne se détourne pas, ce philosophe frotté de latin de psautier. Il ne veut rien écraser ; rien, ni personne. Voici d’abord Denise, la nourrice de Lucienne, puis Mlle Capeforte, une grue de la bourgade voisine à laquelle une mère attentive eût fait appliquer des moxas le lendemain de sa première communion. Celles-là sont des héroïnes sacrifiées. Attendez !
Un grand bruit s’est fait dans le château. Est-ce l’ombre d’Helvétius ou de d’Holbach qui revient visiter la vieille châtelaine ? Non, c’est Mme Jennie Guillaume qui arrive, la chatelaine vieillissant, prendre possession de la lingerie, de la cuisine et de la cave. Pourquoi tant d’émotion alors ? Ah c’est qu’il faut vous expliquer cette Jennie sans quoi, avec le mutisme que je lui ai vu jusqu’à la dernière page, elle ne s’expliquerait jamais toute seule. Cette Jennie, c’est à la fois la poésie, le dévouement absolu, l’abnégation complète un cœur de martyre dans une poitrine de mathématicen. Elle a trente-cinq ans, elle est brune, vive, accorte, séduisante mais il n’est pas question de tant de charmes ! tout simplement des draps à ravauder, des bons bouillons de la douairière et des cas discrets de l’adolescence féminine à infiltrer doucettement et sans secousse dans l’inexpérience de Lucienne.
Quoi ? tout cela ! le gigot à l’ail et les mystères des pubertés à l’éclosion, elle saura le mener de front ?
Elle le saura et bien autre chose !
La philosophie, la littérature, la grandeur d’âme ! Et faites la nomenclature de toutes les hautes aspirations qui naissent d’une volonté d’homme et d’une nervosité de femme, elle les aura à la douzaine avec le mutisme en plus. Mais la loi de rayonnement l’exige elle s’éprendra du victorieux Frumence qui commence d’ailleurs à mettre un peu de chair sur ses tibias. Pour le dire, n’ayez crainte, par exemple, jamais, au grand jamais !
Or, des petits serments sans importance ont été échangés entre Lucienne et un certain hobereau son cousin, Marius de Valangis, élevé à côté d’elle, vaniteux comme un jeune coq et bravache, et nul et très impérieux. La vieille grand’mère va mourir, et la délicatesse exige que ce chétif clerc d’avoué tienne ses promesses vis-à-vis de cette jeune fille, désormais sans famille. Il a toutes les lâchetés jésuitiques de ce bas monde, lui, et largement cet air vicié qu’il apporte dans le roman est, au moins, un air terrestre c’est un drôle, mais c’est un être vivant. Devant ses hésitations, Lucienne se dégage. Qu’allons-nous faire de Lucienne, dorénavant ?
Frumence a le cœur englué dans les austérités de Jennie -- ne l’avais-je point oublié ? Ce château où « la demoiselle » a passé sa jeunesse, on va peut-être lui en contester la propriété. De sourdes rumeurs ont couru la contrée. Lucienne ne serait qu’un enfant ramassé par la pieuse pitié de la défunte madame Valangis.
Précisément, à l’heure du décès de sa mère, le marquis de Valangis, dont on n’a plus entendu parler, vient de mourir en Angleterre.
Tout est donc perdu ?
Oui, fors l’honneur ! Et avec ce seul honneur, nous allons entamer un second volume. Il y avait matière à quatre ! Le marquis de Valangis s’est remarié à lady Woodcliffe. Sa veuve, mère elle-même de plusieurs enfants, se refuse à reconnaître la jeune fille adoptée par la bonne aïeule. Elle revendique le titre et les propriétés de son mari. À ces fins, elle a envoyé en France l’avocat Mac-Allan. Lucienne devra quitter la France, renoncer à son nom, contre une pension qu’on lui jette en détournant la tête.
C’en est trop pour cette fierté de haute tige qui s’est dressée en plein air. Jennie la pousse au renoncement, Frumence lui offre son taudis. Elle abandonnera tout et vivra du travail de ses mains -- et ce légiste de Mac-Allan en sera pour ses frais de voyage -- aller et retour.
Pas si vite ! Chez Mac-Allan, l’avocat est doublé d’un gentleman et le gentleman d’un paladin. À l’aspect de cette grâce et de ce courage, l’homme de loi s’émeut, le gentleman demande la main de la délaissée et comme on la lui refuse par pauvreté le paladin jure de la conquérir.
Ou l’analyse devient tout à fait impossible, c’est dans le chassé-croisé d’événements qui se succèdent, Jennie refuse encore et toujours d’épouser Frumence. Frumence se résigne. Lucienne et Jennie partent s’établir dans un chalet des Alpes, que Mac-Allan a mis à leur disposition. Jennie sait le secret de la naissance de Lucienne, mais il y va du déshonneur pour son mari -- que l’on n’a jamais vu -- si ce secret est dévoilé en justice. Lucienne préfère renoncer à toutes les fortunes et à tous les titres de la terre. On apprend en Italie -- la drôle de rencontre ! -- que Mac-Allan n’est qu’un ancien Lovelace, et tout donne à supposer qu’il a été très avant dans l’intimité de lady Woodcliffe, belle-mère de Lucienne. Épouser un pareil homme ? c’est à soulever le cœur ! Aussi sans prendre de plus amples renseignements, on fuit le chalet du traître pour rentrer -- dare dare -- dans le village de Provence.
Ne sommes-nous pas en pleines aventures de madame Cottin ?
Sans raisons bien décisives, après ses nombreux refus, Jennie se décide tout à coup à épouser Frumence. Un instant de repos ! La pauvre Lucienne commence à endormir ses chagrins dans le lit de bienveillance et de sollicitude que lui font les nouveaux époux. Le repos, c’est l’avant-coureur de l’oubli. Le repos n’est pas fait pour elle ! Mac-Allan reparaît. Il avoue tous ses torts tout, jusqu’à la liaison avec lady Woodcliffe. Mais c’était dans un interrègne. Entendez pendant l’année de veuvage qui s’écoula entre la mort de lord Woodcliffe et le mariage de sa veuve avec le marquis de Valangis. Ce n’est pas assez pour la délicatesse de sensitive de Lucienne. Et, à cet endroit, le romancier place un épisode bien malencontreux : la mère de Lucienne a commis une faute -- chèrement expiée, cela va de soi -- et notre héroïne n’est pas la fille du marquis de Valangis.
Cette fois ses scrupules sont levés -- et nous voilà à la noce. Mais à quel prix ?
III
Je le demande, avec la tristesse d’un amoureux des étoiles, qui s’est laissé égarer à suivre une fusée et ne ramasse qu’une gaine de carton là où il cherchait la lumière et le rayonnement humains, d’où viennent ces personnages à la fois apathiques et papillottants qui tournent sans cesse et quand même dans la cage du Devouement stérile. Que nous veulent-ils ? Pourquoi cet ascétisme et ce renoncement aux joies permises, cette régidité froide et dolente quand leurs vingt ans les poussent aux épanouissements ? Quelle leçon et quel enseignement tirer de ces endiguements de la nature ? Cette perfection de la machine humaine, régulière et pondérée comme un chronomètre, dans l’aspiration et dans l’heure des repas, est-ce là le progrès ?
Avertisseurs de peuples, je vous avertis Nous voulons savoir où l’on nous mène et nous refusons de marcher sans voir l’étoile d’Orient. Les sublimités quintessenciées ne sont point le fait des générations actuelles, il nous faut la grandeur, sans doute, mais il nous la faut dans la vérité, surtout il nous faut la Vie.
Pour mon compte, j’aspire à me mêler aux douceurs de mes semblables, et tous les êtres pétris en perfection qu’évoque le romancier n’ont rien de mon argile. D’ailleurs, tout d’azur tendre qu’ils soient habillés, je connais cette mode-là, et je commence à la trouver vieillotte comme les bottes à gland d’Oswald et les souliers à cothurne de Corinne au cap Mysène.
Ce bel Anglais qui se relève par l’amour des frivolités de la jeunesse, ce Mac-Allan, avocat, correct et rectangulaire, il s’appelait sir Ralph dans Indiana. Ah ! je ne me trompe pas ! -- Ce grand dadais, à peine décrassé, qui cache toutes les rectitudes de la conscience sous un habit mal coupé, ce Frumence, neveu de curé et athée, qui étudie les romans de la scabieuse et du rhododendron, et couche sur le papier la description de ce qui se passe dans son cœur, au lieu de marcher de son pas lourd et carré vers son Amour, il est partout ! En société courante, c’est un pion qui a trop lu ; dans les mondes inférieurs où Charles Fourier cherchait ses analogies, c’est un cloporte enclos dans la poutre où le hasard a creusé son nid. Il fera son trou vers l’air libre, mais quand ? Allons donc un peu de hâte ! Je lui voudrais un grand coup de soleil dans les yeux, un grand coup de passion dans l’âme et qu’il bouge, et qu’il s’agite, et qu’il mette en marche ses grandes antennes ! Il n’a garde. Il est de la famille des « cloportes respectueux » il souffre en silence -- sans murmurer.
Sans murmurer !
Notez que c’est du murmure seul que jaillirait l’intérêt. M’arrêterai-je à cette Jennie, femme d’un maraudeur breton, laquelle traîne un petit commerce forain par toutes les provinces de l’Ouest, et s’en vient, en qualité de gouvernante, s’installer un beau matin au château de notre héroïne, bitué précisément à l’autre extrémité de la France ? De si loin ? Pourquoi ? Comment ? on n’en sait rien. Elle, par exemple, sait tout même un peu de latin quand les circonstances l’exigent. Ces êtres à grands principes, le magister, la gouvernante, l’avocat de Londres et la demoiselle livrée à ces prêches qui soufflent de tous les points cardinaux, de l’étranger, du village et de la cuisine, vivent dans un perpétuel ergotage des phénomènes du cœur. Pour les sens… Oh ! de grâce !… fi ! horreur ! Il est à croire que les jeunes filles n’en ont pas.
Je le crois.
Auquel cas, où le besoin d’une confession ?
Les personnages qui accusent quelques côtés de notre fangeuse humanité sont, je l’ai dit, un petit gentillâtre, Marius de Valangis, égoïste, cœur sec et front comprimé sous les risures ; une jolie figure du siècle précédent, la grand’mère de Mlle Lucienne, notre forte tête de vingt ans, qui se confesse en six cents pages (encore cette grand’mère descend-elle plus d’un dessus de tabatière que d’un cadre), puis, quelques types de petite ville, bavards, jaloux, à gros épiderme granuleux qui rappellent, avec plus d’énergie dans la touche, les épiciers enrichis de feu Picard. -- Mais ils sont si loin de l’action !
Et, pour finir :
Au service de ces mièvreries sentimentales plus compliquées que les aventures que les bonnes femmes de 1802 installaient à la Tour du Nord, c’est toujours cette même langue radieuse, solennelle, calme et forte, qui va des nobles rudesses des poètes primitifs aux suavités de la poésie moderne, sans rien emprunter à personne. Un souffle de prophète anime ces rêveries pédagogiques. Mais imaginez le grand rhythme d’Isaïe appliqué à la glorification des Cunégondes innocentes et persécutées !
CH. BATAILLE.
Orthographe...[modifier]
- grand’fain, grand’mère, grand’peur, grand’tante, grand’peine
- s’entre-croisaient, s’entr’aidaient, ent’rouverte
- pittospore de Chine
- un vieux ami
- des lazzi
- jeccos
- poëte, poëme
- au delà
- contre-coup, mal-honnête
- dénûment
- piége, siége, collége
- milady