Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Introduction/V/B

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Doctrine de la vertu
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 24-26).


B.


BONHEUR D’AUTRUI.


La nature humaine désire et recherche inévitablement le bonheur, c’est-à-dire un contentement de son état dont la durée soit certaine ; mais ce n’est pas pour cela une fin qui soit en même temps un devoir. – Comme quelques philosophes font encore une distinction entre le bonheur moral et le bonheur physique (le premier qui consiste dans le contentement de notre personne et de notre propre valeur morale, et par conséquent dans ce que nous faisons ; le second, dans ce dont la nature nous gratifie, par conséquent dans ce dont nous jouissons comme d’un don étranger) ; sans relever ici l’abus de l’expression (qui renferme déjà une contradiction), il faut remarquer que la première espèce de satisfaction rentre exclusivement dans le titre précédent, c’est-à-dire dans la perfection. En effet, pour se sentir heureux de la seule conscience de son honnêteté, il faut déjà posséder cette perfection, que nous avons posée précédemment comme une fin qui est en même temps un devoir.

Quand donc il est question d’un bonheur auquel ce doit être pour moi un devoir de tendre comme à ma fin, il s’agit nécessairement du bonheur des autres hommes, de la fin (légitime[1]) desquels je fais ma propre fin. C’est à eux-mêmes que reste le soin de juger de ce qui est propre à les rendre heureux ; seulement, à moins qu’ils n’aient le droit de les exiger de moi comme leur étant dues, il m’appartient aussi de leur refuser certaines choses, qu’ils jugent propres à cet effet, mais auxquelles je n’attribue pas la même vertu. Mettre en regard de cette fin une prétendue obligation de cultiver mon propre bonheur (physique), et faire ainsi un devoir (une fin objective) de cette fin qui est naturelle en moi et qui est purement subjective ; c’est là une objection spécieuse, que l’on dirige souvent contre la précédente division des devoirs (no IV), et qui a besoin d’être relevée.

L’adversité, la douleur, l’indigence, poussent singulièrement les hommes à l’oubli de leurs devoirs ; l’aisance, la force, la santé, la prospérité en général, ayant une influence contraire, peuvent aussi, à ce qu’il semble, être considérées comme des fins qui sont en même temps des devoirs ; de telle sorte que ce serait un devoir pour moi, non-seulement de concourir au bonheur d’autrui, mais aussi de cultiver mon propre bonheur. – Mais alors même ce n’est pas le bonheur, c’est la moralité du sujet qui est le but ; il n’est que le moyen légitime[2] d’écarter les obstacles qui s’opposent à ce but. Aussi personne autre n’a-t-il le droit d’exiger de moi le sacrifice de mes fins, quand elles ne sont pas immorales. Chercher l’aisance pour elle-même n’est pas directement un devoir ; mais c’en peut bien être un indirectement, de détourner de soi la misère, comme une mauvaise conseillère. Mais alors, encore une fois, ce n’est pas mon bonheur, mais ma moralité, que je me fais un but et en même temps un devoir de conserver intacte.

Notes du traducteur[modifier]

  1. Erlaubten.
  2. Erlaubte.

Notes de l’auteur[modifier]