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Du libre arbitre (Lorenzo Valla)

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A. Crat. (p. 3).

Je voudrais tant, Ô Garcia, très docte et excellentissime évêque, et je demande même, instamment, à ce que tant l’ensemble des chrétiens, que ceux que l’on nomme les théologiens, cessent de témoigner ainsi de tant d’estime pour la philosophie, et d’en user autant dans leurs œuvres, et fassent de la théologie presque leur égale et leur sœur, que dis-je, leur patronne. Car ils doivent avoir une bien piètre opinion de notre religion, quand ils pensent qu’elle a besoin du renfort de la philosophie : ce n’est pas du tout comme cela qu’ils ont fait, ceux dont les œuvres déjà s’élèvent au dessus de nombreux siècles, imitateurs des apôtres, et véritables colonnes dans le temple de Dieu. Et si l’on fait bien attention, il est évident qu’à cette époque, n’importe quelle hérésie ― et nous savons qu’elles étaient nombreuses ― prenait naissance aux sources des systèmes philosophiques, car non seulement la philosophie n’a pas été utile à la très sainte religion, mais bien plus elle lui a nui avec vigueur. Mais ceux dont je parle, proclament qu’elle est faite pour détruire les hérésies, dont elle est plutôt la cause, et manquent de jugement, en accusant d’ignorance la très pieuse antiquité, qui n’avait pas, pour venir à bout des hérésies, les armes de la philosophie, et [qui] souvent, a combattu contre la philosophie elle-même avec acharnement, et l’a exilée comme [le fût] Tarquin, sans la laisser revenir. [Mais] étaient-ils vraiment ignorants et sans armes ? Comment ont-ils alors soumis tant de monde à leur autorité ? Vous, par contre, forts d’une telle armure, Ô chose indigne et affligeante, ne parvenez pas même à protéger ce qu’ils vous ont légué en guise de patrimoine. Or pour quelles raisons refusez-vous de suivre les traces des anciens ? Si non la Raison, du moins leur autorité et leur œuvre devaient vous amener à les imiter, plutôt qu’à rechercher une nouvelle voie. Je juge le médecin exécrable et odieux, qui ne veut pas soigner un malade, par des remèdes éprouvés déjà par l’usage, et [leur préfère d’autres], nouveaux et inconnus par l’expérience ; de même le marin qui préfère suivre une route inhabituelle, plutôt que celle par laquelle tous les autres, navires et aussi marchandises, ont navigué en sûreté. Et ainsi, vous avez poussé l’impertinence jusqu’à estimer que personne ne peut devenir théologien s’il ne maîtrise les préceptes de la philosophie, et ne les a étudiés avec le plus grand soin, et en même temps, vous traitez d’imbéciles ceux qui avant elle, les ignoraient, ou voulaient les ignorer. Quelle époque, quelles mœurs ! Autrefois, au sénat romain, ni le citoyen, ni l’étranger, n’avaient le droit de discourir dans une langue étrangère, mais [ils se devaient d’employer] uniquement [la langue] vernaculaire de cette ville : mais vous, pour ainsi dire sénateurs de la république chrétienne, préférez entendre et proférer des discours païens que religieux. Mais en de nombreuses occasions, nous aurons l’opportunité de discourir contre les autres ; pour l’heure en vérité, nous voulons montrer que Boèce, pour nulle autre raison qu’il était un trop grand amateur de philosophie, n’aurait pas du disserter de cette manière du libre arbitre, dans le cinquième livre des consolations.

Pour ce qui est des quatre premiers livres, nous avons répondu dans notre œuvre «De vero bono» ; et aussi, ce sujet en son entier, je vais être en mesure de l’examiner avec le plus grand soin, et vais m’efforcer d’en proposer une solution, dans la mesure où je ne pense pas [le faire] en vain, après que tant d’écrivains en aient disserté : car c’est de nous-mêmes que nous tirerons nos allégations, contrairement à tous les autres. Pour ce faire, alors que de mon propre gré j’y fus disposé, une discussion cependant, tenue récemment avec Antoine Glarea, homme érudit et agréablement ingénieux, a comme on dit, encouragé le coureur, et, tant parce que c’est mon habitude, que parce qu’il est un compatriote de Saint Laurent, qui m’est de loin le plus cher, j’ai rapporté les mots de cette discussion dans un livre, en les présentant comme [nous les échangeâmes] [en effet], au lieu de les narrer : « dis-je » et « dit-il » ne sont pas utilisés ; ainsi faisait Marcus Tullius, homme à l’esprit immortel, bien que je ne comprenne pas pourquoi il a dit cela dans le livre qu’il a intitulé Lélius. En effet, lorsque l’auteur raconte que ce n’est pas lui qui débat, mais d’autres, où donc peut-il avec justesse utiliser « dis-je » ? Il en est ainsi dans le Lélius de Cicéron, qui consiste en une discussion entre Lélius et [ses] deux gendres, G. Fannius et Q. Scevola, racontée par Scevola lui-même, tandis que Cicéron, avec quelques amis, écoute, et, à cette époque, c’est à peine s’il va oser débattre et causer avec Scevola, qui force le respect par son grand âge ou sa dignité. Mais bref. Ainsi Antoine, alors qu’il venait chez moi un midi et ne me trouvait pas tout à fait affairé, mais assis dans l’exèdre avec quelques amis, après en guise d’introduction, un préambule approprié à l’heure et à l’occasion, poursuivit ainsi :

AN. La question du libre arbitre me semble très difficile, et surtout primordiale. Tout acte des affaires humaines, toute justice et injustice, toute récompense et peine en dépendent. Et non seulement pour cette vie, mais aussi pour celle à venir, parmi les questions que je dirais n’être pas faciles, aucune peut-être, soit n’est plus indispensable à connaître, soit n’est moins connue. En fait, j’ai l’habitude, par moi-même ou avec d’autres, d’y réfléchir, et jusqu’à maintenant, je n’ai pu trouver aucune issu à cette ambiguïté : voilà pourquoi, je m’en trouve parfois à ce point troublé, et même bouleversé. Mais ce n’est pas pour cela, que je vais jamais me lasser de chercher, ni ne désespère de parvenir à comprendre, même si je sais que beaucoup furent trompés par un tel espoir. Et pour cette raison, je voudrais entendre aussi ton opinion sur cette question, non seulement pour que suivant toutes les pistes, et éclairant toutes choses je parvienne vers ce que je cherche, mais aussi car j’ai remarqué que tu as un jugement habile et rigoureux.

LAU. Elle est, comme tu dis, vraiment très difficile cette question, et primordiale, et j’ignore si elle est connue de quelqu’un. Mais ce n’est pas une raison pour que tu sois troublé à cause de cela et bouleversé, quand bien même tu ne devais jamais comprendre. Car en quoi est-ce une juste indignation, si tu vois que ce que tu ne comprends pas, n’est compris par personne ? D’ailleurs, il y a beaucoup de choses chez les autres qu’il n’y a pas chez nous, mais ce n’est nullement d’une âme tourmentée qu’il faut le souffrir, mais modérée et égale. Lui est doté d’une [bonne] renommé, lui d’une magistrature, lui de richesses, lui d’esprit, lui d’éloquence, lui de presque toutes ces choses, et lui de toutes. Personne pourtant, appréciant les choses en toute impartialité, et conscient de ses propres talents, n’a [jamais] pensé devoir souffrir à cause de quelque chose, parce que lui-même ne la posséderait pas ; et d’autant moins, quand il [lui] manquerait les ailes des oiseaux, que personne ne possède. Or si à cause de toutes les choses que nous ignorons, nous éprouvions de la peine, nous nous rendrions la vie dure et pénible. Veux tu que j’énumère les choses qui nous sont inconnues, non seulement divines et surnaturelles, comme à présent, mais aussi humaines ? Et celles qui peuvent tomber sous notre connaissance ? Bref, elles sont beaucoup plus nombreuses, qui [nous] sont inconnues. D’où les académiciens disaient, certes à tort, (mais pourtant) que rien ne nous est tout à fait connu.

AN. Quant à moi je reconnais que ce que tu dis est vrai, mais je ne sais d’où je suis [tant] impatient et curieux au point de ne pouvoir retenir l’enthousiasme de mon esprit. Quant à ce que tu as dit à propos des ailes des oiseaux, que je ne dois pas souffrir de ne pas en avoir, quand personne n’en a, j’entends : mais pourquoi devrais-je pourtant refuser des ailes, si seulement je pouvais suivre l’exemple de Dédale ? Maintenant en vérité, combien plus extraordinaires sont les ailes que je désire ? grâce à elles, ce n’est pas d’une prison de murs que je m’échapperais, mais d’une prison d’erreurs, et c’est vers la patrie, non pas celle qui engendre les corps, comme lui l’a fait, mais celle, où naissent les âmes, que je m’envolerais et [là que] j’arriverais. Aussi laissons les académiciens avec leur conviction. Tandis qu’ils mettaient toute chose en doute, il n’y avait du moins pas de doute, qu’ils doutaient. Et bien qu’ils affirmaient ne rien savoir, ils ne renoncèrent pas à leur passion pour la recherche. Qui plus est, nous savons que ceux qui viennent après ajoutent beaucoup à ce qui a été inventé avant. Leur exemple et leur enseignement doivent nous encourager à inventer aussi. Aussi ne me délivre pas, je te prie, de cette inquiétude et de cet embarras : car en m’en délivrant, tu me délivres aussi de mon empressement pour la recherche, à moins que peut-être, comme je l’espère et le souhaite, tu ne satisfasses à mon désir.

LAU. Que moi je te satisfasse quand aucun autre n’a pu ? Que dirais-je à propos des livres ? soit tu es en accord avec eux et il ne reste rien de plus à chercher ; soit tu n’es pas en accord, et il n’y a rien que je puisse dire de mieux. D’ailleurs, tu vois [toi-même] combien [cela] est sain, et combien tolérable, que tu déclares la guerre à tous les livres, et même aux plus approuvés, et ne sois du côté d’aucun d’eux.

AN. Certes je sais qu’il semble intolérable et presque sacrilège de n’être pas en accord avec les livres déjà approuvés par l’usage, mais il ne t’as pas échappé que pour la plupart, ils ont l’habitude de ne pas s’accorder entre eux, et de défendre des opinions contraires, et qu’ils sont très peu, dont l’autorité est trop grande pour que leur paroles puissent être mises en doute ; et dans tout autre sujet assurément, je ne m’oppose pas généralement aux écrivains, lorsque je juge que tantôt celui-ci, tantôt celui-là, disent des choses vraisemblables. Mais dans celui que j’entreprends de discuter avec toi --- que ce soit dit avec ta permission et avec celle des autres --- je ne donne tout à fait mon assentiment à personne. Que dire donc des autres ? alors que Boèce lui-même, à qui tous attribuent le premier rang dans l’explication de cette question, ne peut accomplir ce qu’il a entrepris ; mais a recours à quelques êtres, imaginaires et inventés. Il dit en effet que Dieu, par son intelligence, qui est au delà de la raison, et par son éternité, sait tout, et saisit tout dans le présent. Mais moi, qui suis doué de raison et qui ne perçois rien hors du temps, comment puis-je aspirer à une connaissance de l’intelligence et de l’éternité ? je soupçonne que Boèce lui-même ne les ait en fait pas comprises, pour peu, ce que je ne crois pas, que ces choses dont il a parlé soient vraies. Assurément, il ne faut pas dire que l’on est d’accord avec une opinion que ni soi, ni un autre ne comprennent. Aussi, s’il a introduit avec justesse cette discussion, ce n’est pas avec justesse qu’il l’a menée à bien. En cela, si tu es du même avis que moi, je [me] féliciterai de mon jugement ; sinon, grâce à ta culture, il ne te sera pas difficile, lorsqu’il est exprimé de manière obscure de l’exprimer clairement : mais dans tous les cas, donne moi ton avis.

LAU. Prends garde, qu’en me demandant un [jugement] équitable, tu ne m’invites, soit en [le] critiquant, soit en [le] corrigeant, à faire insulte à Boèce.

AN. Est-ce que tu nommes insulte, le fait de tirer d’un autre un jugement vrai, ou encore de traduire plus clairement celui qui est exprimée trop obscurément ?

LAU. Pourtant il est fâcheux de faire cela contre les hommes illustres.

AN. C’est certainement plus fâcheux de ne pas montrer le chemin, à celui qui erre, et tu le lui indiques, lorsqu’il te le demande.

LAU. Qu’en est-il si je ne connais pas le chemin ?

AN. Ce que tu dis c’est que ne voulant pas indiquer le chemin, tu dis «je ne connais pas le chemin» ; ne refuse donc pas de me présenter ton jugement.

LAU. Qu’en est-il si avec toi je dis être d’accord avec Boèce, et avec toi ne le pas comprendre, et n’avoir rien de plus que je puisse expliquer à propos de cette question ?

AN. Si cela tu le dis franchement, je ne suis pas si insensé que je te demandes plus que tu ne peux accomplir : mais prends garde qu’il ne soit pas suffisant de t’être acquitté des obligations de l’amitié, si tu es dédaigneux à mon encontre et me ment.

LAU. Qu’est ce donc ce que tu veux que je t’explique ?

AN. Si la prescience de Dieu s’oppose au libre arbitre, ou si Boèce a disserté avec justesse de ce problème.

LAU. Je verrai après, en ce qui concerne Boèce, mais si je parviens à te donner satisfaction sur ce problème, je veux que tu me fasses une promesse.

AN. Quelle promesse donc ?

LAU. Que si je te reçois magnifiquement au déjeuner, tu ne demandes pas à être reçu de nouveau pour le dîner.

AN. De quel déjeuner, ou de quel dîner me parles-tu ? c’est que je ne comprends pas.

LAU. Que si tu es satisfait par l’examen d’une question, tu n’en ajoutes pas une autre ensuite.

AN. Une autre, dis-tu ? comme si vraiment celle-ci seule, n’était pas assez, et même trop. C’est pourquoi je te fais volontiers la promesse, de ne te demander aucun dîner.

LAU. Allons donc ! exposes à notre compagnie cette même question.

AN. Tu m’exhortes si dignement… Si Dieu prévoit l’avenir, il ne peut advenir autrement qu’il ne l’a prévu. Ainsi, s’il a vu que judas prévariquera, il est impossible qu’il ne prévarique pas, c’est-à-dire qu’il est nécessaire qu’il prévarique, à moins que nous voulions que Dieu manque de providence, et il n’en est rien. S’il en est ainsi, assurément l’on doit être d’avis qu’il n’est pas dans la nature de l’espèce humaine d’être doté de la liberté de l’arbitre ; et je ne parle pas seulement des méchants : en effet, il leur est tout autant nécessaire de mal agir qu’aux gentils au contraire, d’agir bien, si toutefois il faut les appeler gentils ou méchants, eux qui sont dénués d’arbitre ou encore considérer que leurs actes sont justes, lorsqu’ils sont nécessaires et contraints. Et ce que ceci implique alors, tu le vois toi-même : car le fait que Dieu, estime celui-ci pour sa justice, ou blâme celui-là pour son injustice, et gratifie l’un d’une récompense, et l’autre d’une punition, semble --- comme je le dis très librement --- être à l’opposé de la justice, si les actions des hommes résultent nécessairement de la prescience de Dieu. Renonçons donc à la religion, à la dévotion, à la piété, aux cérémonies, aux sacrifices ; n’espérons rien de lui, ne faisons aucune prière, ne faisons pas appel à sa miséricorde, négligeons de rendre notre âme meilleur, ne faisons rien enfin, que ce qui [nous] plaît, s’il est vrai que Dieu connaît à l’avance soit notre justice soit notre injustice. Aussi, semble t-il, soit il ne prévoit pas l’avenir, si nous sommes dotés d’un arbitre, soit il n’est pas équitable, si nous n’en sommes pas pourvu. Voilà ce qui me porte à douter en cette affaire.

LAU. En vérité tu ne nous a pas seulement présenté le problème, mais tu l’as aussi développé plus largement. Tu affirmes que Dieu avait prévu que Judas allait prévariquer : mais est-ce pour cette raison qu’il fut amené à prévariquer ? Je ne pense pas : car bien que Dieu ait prévu [toute] chose que l’homme fait, il n’y a aucune nécessité à ce que tu fasses [aucune] chose, car c’est par [ta] volonté que tu le fais : or ce qui est volontaire ne peut être nécessaire.

AN. N’espères pas que je te laisse gagner si facilement, ou que je prenne la fuite, sans sueur ni sang.

LAU. Aie donc le courage de combattre plus près, et d’engager le corps à corps, afin de régler [ce différend] par le glaive plutôt que par une arme de jet.

AN. Tu dis que Judas a agi volontairement, et que pour cette raison, il ne l’a pas fait par nécessité. Car nier qu’il ait agi volontairement serait vraiment d’une grande impudence : que dis-je donc ? que cette volonté s’est manifestée par nécessité, puisque Dieu l’avait prévue : aussi, ce qui était prévu par lui, il était nécessaire que Judas le veuille et l’accomplisse, sans quoi il aurait fait de la prescience une tromperie.

LAU. Encore maintenant, je ne vois pas pourquoi tu penses que de la prescience de Dieu découle la nécessité de nos volitions et de nos actes. Car savoir à l’avance que quelque chose va arriver fait que cela va arriver, sans aucun doute, et savoir que quelque chose est, fait aussi que cela est. Mais comme je connais ta sagacité, tu ne diras pas pour autant que quelque chose est, parce que tu sais qu’il est. Ainsi tu sais maintenant qu’il fait jour : est-ce parce que tu le sais, qu’il fait jour ? ou au contraire, parce qu’il fait jour que tu sais qu’il fait jour ?

AN. Poursuis, je te prie.

LAU. Il en va du même raisonnement avec le passé. Je sais qu’il y a huit heures, il faisait nuit, mais ma connaissance n’est pas la cause de ce fait : bien plutôt, je sais qu’il faisait nuit parce qu’ il a fait nuit. Et --- pour m’approcher [du problème] ---, je sais à l’avance, que dans huit heure, il fera nuit ; est-ce pour cette raison qu’il va faire nuit ? pas du tout, mais c’est parce qu’il va faire nuit, que je le prévois : et si la prescience de l’homme n’est pas la cause de ce que quelque chose doit arriver, assurément la prescience de Dieu non plus.

AN. Elle nous abuse, crois moi, cette analogie : une chose est la connaissance du présent et du passé, une autre celle de l’avenir. En effet, lorsque je sais qu’une chose est, elle ne peut pas ne pas être : comme il fait jour à présent, il est impossible qu’il ne fasse pas jour. Le passé aussi, ne diffère en rien du présent : car ce n’est pas une fois qu’il a eu lieu que nous l’avons connu, mais lorsqu’il avait lieu et était présent. Ainsi, je n’ai pas appris qu’il faisait nuit une fois la nuit achevée, mais pendant qu’il faisait nuit. C’est pourquoi je concède, pour ces [deux] modes du temps, que la raison pour laquelle quelque chose est ou était, n’est pas que je le sais être tel, mais plutôt, je le sais, parce que cela est ou était. Mais [il faut user] d’un autre raisonnement à propos de l’avenir, car il est variable, [et] ne peut être connu avec certitude, puisque il est incertain. Et pour cette raison, si nous ne voulons pas priver Dieu de la prescience, il nous faut reconnaître que ce qui va arriver est certain, et donc nécessaire, ce qui nous prive de la liberté de l’arbitre. Et ce n’est pas vrai ce que tu dis, et qui signifiait seulement que ce n’est pas parce que Dieu connaît l’avenir à l’avance qu’il en sera ainsi ; mais parce que l’avenir est ainsi que Dieu le connaît, et en cela tu offenses Dieu, en rendant sa prescience de l’avenir nécessaire.

LAU. C’est bien armé et protégé que tu es venu au combat : mais examinons lequel de nous deux se trompe, toi ou moi. Mais avant, je vais me contenter [de répondre] en peu de mots à ce que tu viens de dire, [à savoir] que si Dieu prévoit l’avenir, parce que l’avenir est, [alors] c’est par nécessité qu’il se met en peine, [et] il lui est nécessaire de prévoir l’avenir. Mais ceci n’est pas le fait de la nécessité, mais de la nature, de la volonté, de la [toute] puissance : À moins que ce ne soit par faiblesse que Dieu ne peut faillir, ne peut mourir, ne peut renoncer à sa sagesse plutôt qu’en vertu de [sa] puissance et de [sa] perfection : ainsi lorsque nous disons qu’il ne peut pas ne pas prévoir l’avenir, parce que c’est une partie de sa sagesse, nous ne l’offensons pas, mais l’honorons. Aussi je ne craindrai pas d’affirmer que ce qu’est l’avenir, Dieu ne peut pas ne pas [le] prévoir. J’en viens maintenant à ce que tu avais répondu d’abord, que le présent et le passé ne sont pas variable, et pour cette raison connus, et le futur variable, et pour cette raison impossible à connaître à l’avance. Je demande donc s’il peut en être autrement, que dans huit heures la nuit va tomber, qu’après l’été viendra l’automne, après l’automne l’hiver, après l’hiver le printemps, après le printemps l’été.

AN. Ces choses sont naturelles, et toujours se meuvent d’un même mouvement : mais moi, je parle des choses qui surviennent librement.

LAU. Que dis-tu des événements qui surviennent par hasard ? Dieu ne peut-il les prévoir, à moins d’avoir lui-même engendré leur nécessité ? que par hasard aujourd’hui il pleuve, ou que je découvre un trésor, admets-tu que ces choses qui adviennent sans aucune nécessité puissent être prévues [par Dieu]?

AN. Comment ne l’admettrais-je ? Penses-tu donc que j’ai une mauvaise opinion de Dieu ?

LAU. Vois comme tu as une mauvaise opinion, alors que tu penses en avoir une bonne. Car si tu admets ceci, pourquoi doutes-tu des événements volontaires ? Ces derniers en effet, [comme les événements fortuits], peuvent se produire indifféremment d’une manière ou d’une autre.

AN. Il n’en va pas ainsi : car les événements fortuits suivent à un certain moment leur propre nature. Et pour cette raison, les médecins, les marins et les paysans ont l’habitude de les prévoir, lorsque des [événements] précédents ils en déduisent les suivants, ce qui est impossible avec les événements volontaires : si tu essaies de deviner quel pied je vais avancer en premier, tu te tromperas, quel que soit celui que tu indiques, puisque c’est l’autre que je vais bouger.

LAU. A-t-on jamais rencontré, je vous le demande, [un personnage] plus ingénieux que ce Glarea ? Il pense être en mesure de tromper Dieu, comme celui qui dans une fable d’Esope, demandait à Appolon, pour le tromper, si l’oiseau qu’il tenait sous son pallium était vivant ou mort. Ce n’est pas à moi en effet que tu as demandé de «prophétiser», mais à Dieu. Moi-même je suis bien incapable de deviner si les vendanges seront bonnes, comme tu le prêtes aux paysans. Mais en disant que Dieu ignore lequel de tes pieds tu vas bouger en premier, et en outre en le pensant, tu t’engages dans une grande impiété.

AN. Penses-tu vraiment que je soutiens cette thèse, et ne vois tu pas que ce n’est que pour les besoins de la discussion ? D’ailleurs par ce propos tu sembles tergiverser, et c’est comme si, ne tenant plus ta position tu refusais le combat.

LAU. Comme si je combattais pour la victoire plutôt que pour la vérité… et vois comme je ne tiens plus ma position : accordes-tu que Dieu connaît maintenant ta volonté, et même mieux que toi-même ?

AN. Certes.

LAU. Tu accordes aussi, que nécessairement, tu n’agiras pas autrement que ce que ta volonté demande.

AN. Assurément.

LAU. Comment donc, peut-il ignorer une action, s’il connaît la volonté, qui est le principe de l’action ?

AN. Pas du tout : car je ne sais pas moi-même ce que je vais faire, bien que je sache ce que je veux. Ce n’est pas tant que je veux bouger ce pied, ou celui-là en particulier, mais [plutôt], un autre que celui qu’il a annoncé. Aussi, si tu me compares à Dieu, de même que moi j’ignore ce que je vais faire, ainsi lui-même l’ignorera.

LAU. N’est-il pas aisé de répliquer à ton sophisme ? Il sait que tu es disposé à réagir autrement que ce que lui-même va annoncer, et que tu vas mouvoir le gauche en premier, s’il désigne le droit : quel que soit celui des deux, donc, qu’il indique, ce qui va advenir lui est connu. .

AN. Mais lequel des deux sera désigné ?

LAU. Parles-tu de Dieu ? Fais moi connaître ta volonté, et j’énoncerai ce qui va advenir.

AN. Allons, admettons que tu connais ma volonté.

LAU. Tu vas avancer le [pied] droit en premier.

AN. Et hop ! le gauche.

LAU. M’as-tu donc en quelque manière montré la fausseté de ma prescience, puisque je savais que tu allais avancer le [pied] gauche ?

AN. Pourquoi donc as-tu dit le contraire de ce que tu pensais ?

LAU. Pour te prendre à ton propre piège, et te duper quand tu voulais me duper.

AN. Mais Dieu lui-même en répondant ne saurait mentir, ni duper : tu ne fais pas bien de répondre autrement qu’il ne le ferait, lorsque ce n’est pas en son nom que tu réponds.

LAU. N’est-ce pas à moi que tu as demandé de «prophétiser»? je n’avais donc pas à deviner pour Dieu, mais pour moi, que tu interroges.

AN. Comme tu es changeant ! Un peu avant tu me disais que c’est à Dieu qu’il revient de «prophétiser», pas à toi, et maintenant tu dis le contraire. Que Dieu devine quel pied je vais avancer en premier.

LAU. C’est absurde. Comme s’il allait deviner.

AN. Eh quoi ? quand il le voudrait, ne pourrait-il deviner la vérité ?

LAU. Et même, serait-il capable de mentir, lui qui est la vérité !

AN. Que devinerait-il donc ?

LAU. Assurément ce que tu serais sur le point de faire, mais tandis que toi pourtant tu n’entendrais pas, il me le dirait à moi, le dirait à celui-là, le dirait à tous : en faisant cela, ne penses-tu pas qu’il fera de justes prédictions ?

AN. Bien sûr qu’il fera des prédictions justes, mais qu’est-ce que tu en dis, si c’est à moi qu’il fait la prédiction ?

LAU. Crois moi, toi qui t’efforces ainsi de tromper Dieu, que si tu entendais, ou du moins savais ce qu’il affirme que tu vas faire, alors inspiré par l’amour, ou par l’effroi, tu t’empresserais d’agir de la manière dont tu le saurais avoir prédit. Mais laissons cela, qui ne concerne nullement la prescience. Une chose en effet est la prescience, et une autre la prédiction du futur. Mieux vaut discuter de ce que tu sais de la prescience, et abandonner la prédiction.

AN. Ainsi soit-il, car le discours que j’ai tenu l’a été moins en ma faveur, que contre toi. J’en reviens donc là où nous avons fait digression, lorsque je disais qu’il fut nécessaire à Juda de prévariquer, parce que Dieu avait prévu qu’il en serait ainsi, à moins que nous ne nions tout à fait la providence. En effet, s’il est possible qu’advienne autrement ce qui était prévu, la providence est réfutée ; tandis que si c’est impossible, le libre arbitre est réfuté, ce qui est tout autant indigne envers Dieu que si nous le privions de la providence. Moi en vérité, en ce qui me concerne, je préférerais qu’il soit moins sage, plutôt que moins bon. Ceci nuit au genre humain, cela ne nuit pas.

LAU. J’approuve ta modestie et ton honnêteté, car en ce que tu ne peux vaincre, tu ne combats pas obstinément, mais tu cèdes, et te consacres à une autre défense, ce qui me semble être la raison de ce que tu as avancé à l’instant. Aussi, pour te répondre, je nie que que la possibilité qu’un événement advienne autrement qu’il n’était prévu ait pour conséquence que la prescience puisse faillir. Mais qu’est-ce qui empêche, que les [deux propositions] soient vraies en même temps ? est-ce parce qu’[un événement] a la possibilité d’advenir autrement qu’il adviendra par conséquent ? C’est de beaucoup différent, quelque chose qui peut avoir lieu, et quelque chose qui va avoir lieu. Je peux être un mari, je peux être soldat ou prêtre, vais-je pour autant le devenir ? pas du tout. J’ai ainsi la possibilité d’agir autrement que ce qui va advenir, pourtant je n’agirai pas autrement ; et il était entre les mains de Judas de ne pas pécher, bien que ce fut prévu ; mais il a préféré pécher, ce qui était connu à l’avance. C’est pourquoi la prescience est valable, tandis que la liberté de l’arbitre demeure. Une des deux [possibilités] sera choisie par le libre arbitre : car toutes les deux ne peuvent avoir lieu [en même temps], et par sa propre lumière, la prescience sait à l’avance celle des deux qui sera choisi.

AN. Ici je te tiens. Est-ce que tu ignores le précepte des philosophes, selon lequel il faut accorder que tout ce qui est possible, est aussi réel. S’il est possible que quelque chose advienne autrement que ce qui est connu à l’avance, alors il faut accorder qu’elle adviendra ainsi : par quoi il est alors manifeste que la prescience se trompe, puisque la chose advient autrement que ce qu’elle croyait.

LAU. Veux-tu plaider contre moi avec les principes des philosophes ? Comme si vraiment je n’osais pas les contredire. Assurément ce précepte que tu évoques, quel que puisse être son auteur, je le trouve tout à fait absurde : certes je peux avancer le pied droit en premier, et il nous faut accorder qu’il en sera ainsi : je peux de la même façon avancer le pied gauche en premier, et il nous faut aussi accorder que ceci va advenir : donc je vais bouger et le droit avant le gauche, et le gauche avant le droit et en vertu de ta fort possible concession, j’en arrive à une [autre] impossible, et tu comprends qu’il ne faut pas accorder, que tout ce qui est possible advient, et adviendra certainement. Puisqu’il en est ainsi, tu as la possibilité d’agir autrement que ce que Dieu connaissait à l’avance, cependant tu n’agis pas autrement, donc tu ne le tromperas pas.

AN. Je ne vais pas résister plus [longtemps], et après avoir détruit toutes mes armes, je ne vais pas combattre --- comme on dit --- avec les ongles et les dents : mais s’il y a quelque chose par quoi tu peux m’expliquer cela plus abondamment et me convaincre tout à fait, je t’écoute volontiers.

LAU. Tu as voulu que je loue encore une fois ta probité et ta modestie, puisque tu es resté semblable à toi-même. C’est pourquoi je vais faire ce que tu demandes, et j’avais même l’intention de [le] faire de mon propre gré. Ce qui en effet a été dit jusqu’à maintenant, n’était pas ce que j’avais décidé de dire, mais ce qui était requis pour la raison de ma propre défense. Agrée à présent ce qui me convainc, et peut-être même te convaincra que la prescience n’est pas un obstacle au libre arbitre. Mais préfères-tu qu’en peu de mots j’effleure [le sujet], ou qu’en de plus nombreux je le rende plus clair ?

AN. Pour moi en vérité, ceux qui parlent clairement, semblent toujours parler trop brièvement ; tandis que ceux qui [parlent] obscurément, bien qu’ils s’expriment en très peu de mots, sont plus que trop longs. En outre, lorsqu’on sert quelqu’un d’une véritable abondance de discours, il tend à être convaincu. Aussi puisque je t’ai prié au début de bien vouloir exprimer plus clairement ce sujet, tu ne dois pas douter de mon intérêt ; cependant fais ce qui te semble le plus convenable. Car je ne veux pas faire plus de cas de mon jugement que du tien.

LAU. Il est certes dans mon intérêt de me plier à ton désir, et ce que tu estimes être le plus convenable, moi de même. Ainsi Apollon, qui fut si fameux chez les grecques, soit de par sa propre nature, ou grâce à une concession de tous les autres dieux, prévoyait et connaissait tous [les événements] à venir : les oracles qu’il rendait étaient vrais et indubitables --- si nous voulons bien croire ceux qui le consultaient --- et s’adressaient non seulement aux hommes, mais aussi aux Dieux : admettons donc pour le moment que ce fut vrai, puisque rien ne nous en empêche : Sextus Tarquinius le consulta sur ce qui allait lui arriver. Imaginons le répondre, et qui plus est en vers, comme à son habitude, ainsi : «Exilé et pauvre tu périras, abattu par une ville en colère.»

Et Sextus de répondre : «Que dis-tu Apollon ? En quoi ai-je ainsi mérité de toi, que tu m’annonces un destin si cruel ? que tu [m’]assignes une mort si triste ? révoque, je [t’en] conjure, ton oracle, pour prophétiser [quelque chose] de plus favorable, et sois plus aimable envers moi, qui t’ai apporté une magnifique offrande.» Et Apollon de répliquer : «Tes offrandes, jeune homme, me sont vraiment agréables et bienvenues ; pour elles j’ai rendu en retour un oracle, qui est certes malheureux et triste. Je le voudrais favorable, mais ce n’est pas en mon pouvoir. Moi, je reconnais les destins, je ne les détermine pas. Moi, je peux annoncer la fortune, pas la changer. Moi, je suis le témoin des destinés, non le maître : j’aurais annoncé [des événements] plus heureux, si [des événements] plus heureux t’attendaient ; aucune de ces choses n’est de ma faute : puisque je ne peux pas même m’opposer à l’avenir que je prévois m’être hostile. Accuse, si tu veux, Jupiter, accuse les Parques, accuse la fortune, d’où les événements tirent leur origine. C’est entre leurs mains que se trouvent la puissance et le sens des destins, entre les miennes, seules la prescience et la prédiction. Tu as demandé un oracle, je l’ai rendu, tu t’es enquis de la vérité, je ne pouvais pas te mentir, tu es venu jusqu’à mon temple d’une lointaine contrée, je ne devais pas te laisser repartir sans réponse. Ces deux choses me répugnent, le mensonge et le silence.» Que pouvait bien répondre à bon droit Sextus à ce discours ? «Non au contraire c’est de ta faute, Apollon, toi qui par ta sagesse devines mon destin ; car si tu ne les avais pas deviné, ces événement ne seraient pas les miens.»

AN. Non seulement ce n’est pas à bon droit, mais en aucune manière il ne répondrait ainsi.

LAU. De quelle manière alors ?

AN. Dis le toi-même.

LAU. N’est-ce pas de cette manière ? «Certes je te rends grâce, vénérable Apollon de ne m’avoir ni abusé par un mensonge, ni dédaigné par un silence. Mais réponds encore à cela, je te prie, pourquoi Jupiter est-il si injuste avec moi, et si cruel, qu’il m’assigne un destin si funeste, à moi [qui suis] innocent, honnête et pieux ? »

AN. C’est certainement de cette manière que moi, si j’avais été Sextus, j’aurais répondu à Apollon ; mais Apollon que répond-il lui-même à son tour ?

LAU. «Tu te dis innocent et honnête, Sextus ? Assurément tu te trompes, tu es coupable des crimes que tu es sur le point de commettre, les adultères, les trahisons, les parjures, et de ton orgueil qui est pour ainsi dire héréditaire» ; à cela Sextus répliquerait-il : «C’est plutôt à toi qu’il faut attribuer la faute de mes crimes ; car il est nécessaire que je pèche, puisque tu as prédit que j’allais pécher»?

AN. Il serait fou, si Sextus répondait ainsi, et pas seulement déraisonnable.

LAU. As-tu quelque chose à dire en sa faveur ?

AN. Rien du tout.

LAU. Si donc Sextus n’était nullement en mesure d’accuser la prescience d’Apollon, certainement judas non plus ne pouvait blâmer la prescience de Dieu. S’il en est ainsi, nous avons répondu à ta question que tu disais te troubler et te bouleverser.

AN. Tout à fait répondu et, d’une façon que j’osais à peine espérer, entièrement résolu. Pour cela je te remercie et te suis reconnaissant, pour ainsi dire éternellement. Car ce que Boèce ne pouvait m’offrir, tu [me] l’as offert.

LAU. Et maintenant je te propose de traiter de même ton autre question. Je sais que tu l’attends, et je me suis promis de le faire.

AN. Est-ce que tu veux parler de Boèce ? Ce me sera agréable et plaisant.

LAU. Poursuivons le cours de notre fable. Tu penses que Boèce n’a rien à répliquer à Apollon : je te demande ce que tu répondrais à un roi se refusant de t’accorder une charge ou une magistrature en affirmant que tu vas commettre des crimes capitaux en l’exerçant.

AN. «Je vous jure, majesté, par cette main droite la plus vigoureuse et la plus fidèle [que je fais] votre, que je ne commettrai pas de crime [en exerçant] cette magistrature».

LAU. Imagine que Sextus réponde de même à Apollon : «Je te jure, Apollon, que je ne commettrai pas [les fautes] dont tu parles.»

AN. Que [répond] en retour Apollon ?

LAU. Certes pas de la même façon que le roi : car le roi n’est pas, à l’instar de Dieu, certain de ce qui est à venir. Ainsi Apollon dirait. «Suis-je un menteur, Sextus ? ne suis-je pas certain de ce qui est à venir ? Ai-je parlé pour t’avertir, ou est-ce un oracle que j’ai rendu ? je te le dis à nouveau : tu seras adultère, tu seras un traître, tu seras un parjure, tu seras orgueilleux et méchant».

AN. C’est un discours digne d’Apollon ; que pourra dire Sextus contre ça ?

LAU. Est-ce que ça ne vient pas à l’esprit ce qu’il peut alléguer pour sa défense ? Est-ce qu’il va supporter d’une âme faible d’être ainsi condamné ?

AN. Pourquoi pas, s’il est un criminel ?

LAU. Ce n’est pas un criminel mais il est pressenti pour le devenir. Toi en vérité si c’est à toi que Apollon avait annoncé cela, je pense que tu te serais réfugié dans les prières, et aurais imploré non pas Apollon, mais Jupiter, de te doter d’une âme meilleure, et de changer ton destin.

AN. C’est ainsi que j’agirais, mais en faisant d’Apollon un menteur.

LAU. Tu dis vrai, car si Sextus ne peut faire de lui un menteur, c’est inutilement qu’il aura recours aux prières. Et que fera-t-il ? Ne sera-t-il pas indigné ? ne se mettra-t-il pas en colère ? ne provoquera-t-il pas une querelle ? «Ainsi Apollon, ne puis-je m’abstenir du crime, ne suis-je pas en mesure d’embrasser la vertu, ne suis-je pas capable d’éloigner mon âme de la méchanceté, ne suis-je pas doté du libre arbitre ?»

AN. C’est avec courage, vérité et raison, que Sextus [dit cela] : que répond le dieu ?

LAU. «Il en est bien ainsi, Sextus. Jupiter, comme il a créé le loup avide, le lièvre craintif, le lion courageux, l’âne insensé, le chien féroce, le mouton paisible, ainsi il a conçu certains hommes avec le cœur dure, d’autres plus aimables, les uns penchant vers le crime, les autres vers la vertu. En outre il donna aux uns un caractère corrigible, aux autres incorrigible, à toi une âme vraiment méchante, et ne t’as accordé aucun pouvoir de te corriger. Et c’est pourquoi, à cause de la nature de ton caractère, tu agiras mal, et Jupiter, à cause de la méchanceté de tes actes et de tes œuvres te punira, et il a juré par les eaux du Styx qu’il en serait ainsi».

AN. Apollon se disculpe lui-même d’autant plus convenablement, qu’il accuse mieux Jupiter : quant à moi je suis plus favorable à Sextus qu’à Jupiter. Aussi, de belle manière il demanda à bon droit : «Et pourquoi ma faute est-elle plus grave que celle de Jupiter ? puisque je suis forcé d’agir mal, pourquoi Jupiter me condamne-t-il pour son propre crime ? Pourquoi me punit-il alors que je ne suis pas coupable ? Quoique je fasse, je ne le fais pas en vertu de mon libre arbitre, mais par nécessité : comment puis-je m’opposer à sa puissance et à sa volonté ?»

LAU. C’est ce que je voulais alléguer dans mon argumentation, car c’est là le sens de cette histoire. Comme la sagesse de Dieu ne peut être distinguée de sa volonté et de sa puissance, je les ai distinguées par analogie, en Apollon et Jupiter ; et ce qui ne pouvait être démontré par un seul Dieu, l’a été par deux, en mettant en évidence de part et d’autre leurs natures idoines, l’un certes ayant créé les caractères des hommes, l’autre cependant les connaissant : j’ai ainsi montré que la providence n’est pas la cause de la nécessité, et que tout, quel qu’il soit, est à imputer à la volonté de Dieu.

AN. Voici que de nouveau tu me précipites dans le même puits d’où tu m’avais tiré : c’est le même doute que celui que j’avais formulé à propos de Judas : ici la nécessité est imputée à la prescience de Dieu, là à sa volonté : et quelle différence cela fait-il, dans la manière dont tu réfutes l’arbitre ? Certes tu refuses qu’il soit réfuté par la prescience, mais tu affirmes qu’il l’est par la volonté, en quoi le problème revient au même.

LAU. Dis-je que l’arbitre est réfuté par la volonté de Dieu ?

AN. N’est-ce pas la conséquence ? à moins que tu ne résolves cette difficulté.

LAU. Il te faut trouver quelqu’un d’autre pour la résoudre.

AN. Assurément je ne te laisserai pas partir avant que tu ne l’ais résolue.

LAU. Mais c’est ne pas tenir ce qui était convenu, et ne pas se satisfaire du déjeuner, en réclamant en plus le dîner.

AN. Est-ce ainsi que tu m’as dupé ? et par ruse m’a poussé à faire une promesse ? les promesses ne tiennent pas dans lesquelles intervient une duperie, et je ne considère pas que tu m’as invité à déjeuner, si tu me forces à vomir ce que j’ai mangé, ou, pour parler plus poliment, si tu laisses autant sur sa faim celui que tu as invité.

LAU. Crois moi, ce n’est pas pour te duper que j’ai voulu que tu fasses une promesse : car en quoi cela m’aurait-il été utile, lorsque je pouvais tout autant ne pas offrir de déjeuner ? En cela puisque tu as été somptueusement accueilli, et qu’à ce titre tu m’as rendu grâce, tu es ingrat si tu dis que je te force à vomir, ou te laisse sur ta faim, tel que tu étais venu ; c’est demander un dîner, sans vouloir blâmer le déjeuner, et demander que l’on te serve l’ambroisie et le nectar, mets des dieux, et non des hommes. Moi je t’ai servi des poissons et des volailles de mes propres viviers, et du vin de la propriété, mais tu demandes de l’ambroisie et du nectar d’Apollon et Jupiter en personne.

AN. Ne sont-ce pas poésies et fictions, ce que tu nommes ambroisie et nectar ? Laissons là ces futilités de divinités futiles et fictives, tel Jupiter et Apollon ; des [mets] du vivier et du garde-manger que tu as servi à déjeuner, je te demande aussi un dîner.

LAU. Penses-tu que je vais chasser rustiquement l’ami venant à mon dîner ? Mais comme j’ai vu jusqu’où cette question allait nous mener, lorsque tu me demandais conseil, je t’ai forcé à faire une promesse. Ne me réclame pas ensuite autre chose que ce qui était recherché. Aussi avec toi je me conduis moins selon la justice que selon l’équité. Chez d’autres que chez moi peut-être, tu profiteras de ce dîner --- que je ne peux t’offrir ---, si tu as foi en mon amitié.

AN. Je vais pas être plus importun avec toi, ni paraître plus ingrat de tes bienfaits et incrédule de ton amitié ; mais à qui me recommandes-tu de m’adresser ?

LAU. Si je savais cela, non seulement je t’enverrais dîner chez lui, mais j’irai aussi [avec toi].

AN. Tu penses que l’on ne peut trouver ces mets des dieux --- comme tu dis --- chez personne ?

LAU. Comment ne le penserais-je pas ? N’as-tu pas lu les écrits de Paul, à propos des deux enfants de Rebecca et de Isaac ? «En effet, lorsqu’ils n’étaient pas encore nés, et n’avaient fait ni bien ni mal, afin que la volonté de Dieu préserve [son] choix dans l’avenir, ce n’est pas par des actes, mais par une voix, qu’il est dit que l’aîné servira le plus jeune, ainsi il est écrit : j’ai aimé Jacob, mais j’ai haï Esau. Que devrions nous dire ? Est-ce qu’en cela Dieu est inique ? Non. Car il dit à Moise : j’aurai pitié de celui qui me fait pitié, et je ferai preuve de compassion envers celui dont j’aurai pitié. Ainsi ce n’est pas de celui qui veut, ni de celui qui agit que cela dépend mais de la miséricorde de Dieu. Car l’Écriture dit à Pharaon : Voilà pourquoi je t’ai moi-même éveillé, ainsi par toi je montre mon pouvoir, et ainsi mon nom sera annoncé à toute la terre. Aussi de qui il veut il a pitié, et qui il veut il endurcit. C’est pourquoi tu me dis : Qu’y a-t-il encore à chercher ? Qui résistera à sa volonté ? O’ homme, qui es-tu pour tenir tête à Dieu ? Est-ce que la création dit à celui qui l’a créé : pourquoi m’as tu fait ainsi ? Le potier n’a-t-il pas le pouvoir, de la même masse, certes de faire un vase d’honneur, mais aussi un autre d’outrage ?» Et Paul ensuite, comme si ses yeux étaient alors aveuglés par la trop grande magnificence de la sagesse de Dieu, s’écrit : «Ô, grandeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu, comme ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables !». Mais si lui, qui est un vase élu, et qui fût emporté jusqu’au troisième ciel, a entendu les paroles secrètes, qu’il n’est pas permis à l’homme de prononcer, celles-ci d’ailleurs, que l’on ne peut ni simplement prononcer, ni même saisir, qui donc espère pouvoir [les] découvrir et comprendre ? Ainsi, remarque attentivement le fait, que ce n’est pas de la même manière qu’il est dit que le libre arbitre est empêché par la volonté de Dieu, que par la prescience : car la volonté possède une cause antérieure qui se trouve dans la sagesse de Dieu. En effet, s’il endurcit l’un et a pitié de l’autre, c’est parce que, très sage et très bon, il [y] est amené par une digne cause ; et il est impie de penser autrement, [car] à moins qu’il ne soit pas parfaitement bon, il agit convenablement ; en ce qui concerne la prescience au contraire, elle n’est pas antérieure, et n’est en aucun cas la cause de la justice et de la bonté ; en effet nous ne parlons pas ainsi : pourquoi a-t-il préconnu cela ? mais ainsi : pourquoi a-t-il voulu ? nous dorénavant, recherchons seulement dans quelle mesure Dieu est bienveillant lorsqu’il supprime la liberté de l’arbitre ; or il [la] supprime s’il est impossible que cela advienne autrement que ce qui est préconnu. Mais en réalité il ne cause aucune nécessité, et ne nous prive pas du libre arbitre, en endurcissant les uns, et en ayant pitié des autres, lorsque en vertu de son immense sagesse et de son immense pureté il fait cela : pour ce qui est des causes, il en a élaboré la raison caché pour ainsi dire dans quelque mystérieux atelier. Et je ne vais pas dissimuler les quelques tentatives audacieuses pour découvrir cette raison, qui disaient que ceux qui sont endurcis et éprouvés sont endurcis et éprouvés conformément à la justice : car nous sommes [faits] de cette masse, souillée par la faute des premiers aïeux et changée en argile. Ainsi, pour aller plus loin, et répondre d’un seul raisonnement : pourquoi Adam lui-même, fait à partir d’une matière non souillée, non seulement s’est endurci en péchant, mais encore a engendré une universelle masse d’argile dans sa descendance ?

Et il en est de même avec les anges. Certains sont endurcis, et certains reçoivent la miséricorde, tandis que tous sont faits de la même substance, de la même masse, de [quelque chose] de non-souillé, eux de plus dont je dirais audacieusement qu’ils restent d’or dans la nature de leur substance et la qualité de leur masse, pour ainsi dire, et qui ne sont pas changés par leur élection en une meilleure matière, ni par leur réprobation en une plus mauvaise ; et tandis que les uns recueillent pour ainsi dire la grâce de ceux des vases qui ont l’honneur d’être choisis pour le service de la table divine, les autres en vérité peuvent être jugés, comme des vases, à exiler des yeux, car toute l’horreur et l’immondice qu’ils engendrent est un plus grand outrage que s’ils étaient en argile ; pour cette raison leur condamnation est plus affligeante que celle des hommes. Plus grands en effet sont les outrages infligés à l’or, dont sont faits les anges, [que ceux infligés] à l’argent, dont sont faits les hommes, lorsqu’on les recouvre d’immondices. Aussi en Adam, ce n’est pas de la matière argenté immuable, ou, si tu préfères, de l’argile, mais elle est restée la même qu’elle était avant. C’est pourquoi, tel que c’était en lui, tel c’est en nous. Paul ne dit-il pas, de la même masse d’argile, on fait de l’un certes un vase d’honneur, mais de l’autre un vase d’injure ? Et on ne peut pas dire que le vase honorable soit fait d’une matière souillée. Nous sommes donc des vases d’argent --- je préfère dire cela plutôt que d’argile --- et nous étions depuis longtemps des vases d’injure, de condamnation, dis-je, et de mort, et non d’insensibilité. En effet Dieu a répandu en nous, à cause de la prévarication des premiers aïeux en laquelle tous nous avons pêché, le châtiment de la mort, et non la faute, qui est venu de l’endurcissement. De même Paul dit «De Adam jusqu’à Moise a régné la mort, même en ceux qui n’ont pas pêché, par analogie avec la prévarication d’Adam».

Que si nous étions endurcis à cause du pêché d’Adam, assurément, comme nous sommes absous par la grâce du Christ, nous ne devrions pas être d’avantage endurcis, mais il n’en est pas ainsi. Car nombre d’entre nous sont endurcis ; aussi tous ceux qui sont baptisés dans la mort du Christ, sont absous du péché originel et de la mort ; mais tandis que certains d’entre eux obtiennent la miséricorde --- et le baptême n’est pas suffisant ---, les autres ne sont pas autrement endurcis que Adam et les anges ont été endurcis. Que dise donc, celui qui le voudra pourquoi il endurcit l’un, et a pitié de l’autre, --- et je le tiendrais plus pour un ange que pour un homme --- si toutefois ces [choses] sont connues des anges, ce que je ne crois pas, alors qu’elles ne sont pas connues de Paul (vois combien je l’estime !). C’est pourquoi si les anges, qui voient constamment la face de Dieu, ignorent ces [choses], quelle est en fin de compte notre témérité de vouloir les connaître entièrement ? Mais sans achever, disons quelque chose à propos de Boèce.

AN. C’est au bon moment que tu en as fait mention, car je l’avais [justement] à l’esprit, lui qui avait l’espoir de connaître cela, et de pouvoir l’enseigner aux autres, par une voie différente de Paul, mais avec la même intention.

LAU. Non seulement il s’est fié à lui-même plus qu’il ne le devait, et s’est attaché à plus ardu que ne le permettaient ses propres forces, mais en plus il n’avait pas la même intention, et n’a pas achevé la méthode qu’il avait initié.

AN. Pourquoi cela ?

LAU. Écoute ; c’est cela en effet, que moi je voulais dire : ainsi tout d’abord, Paul dit : «Ce n’est pas de la volonté, ni de l’agir des hommes [que cela dépend], mais de la miséricorde de Dieu». Mais Boèce dans toute la discussion raisonne, certes pas dans la forme, mais en substance, ainsi : «ce n’est pas de la providence de Dieu, mais de la volonté et de l’agir des hommes [que cela dépend]». Ensuite, ce n’est pas suffisant de discuter de la providence de Dieu, si l’on ne parle pas aussi de la volonté, ce qui a pu être vérifié --- pour le dire brièvement --- par ton propre fait, puisque lorsque tu n’étais pas satisfait par l’explication de la première ([la providence]), tu as demandé l’examen de la seconde ([la volonté]).

AN. Lorsque j’examine profondément tes arguments, [je peux voir] que tu as exposé une pensée très raisonnable à propos de Boèce, contre laquelle lui-même ne devrait pas se prononcer.

LAU. Et quelles ont été les raisons, à ton avis, pour qu’un chrétien se soit éloigné de Paul et ne s’en soit pas du tout souvenu, alors qu’il s’appliquait au même sujet que lui avait traité, et [pourquoi] même, dans toute l’œuvre des consolations, ne trouve-t-on nulle part aucune mention ni once d’approbation de notre religion, aucune des enseignements menant à la vie heureuse, aucune du Christ ?

AN. Je présume que c’est parce qu’il était un très ardent admirateur de la philosophie.

LAU. Tu présumes fort bien, ou plutôt tu comprends : de fait je pense ainsi, qu’aucun ardent admirateur de la philosophie ne peut plaire à Dieu. Et à cause de cela Boèce, se dirigeant du sud vers le nord, n’a pas amené les navires chargés de vin au port de la patrie, mais les a envoyés dans les contrées barbares et les ports étrangers.

AN. Tu me fais approuver tout ce que tu dis.

LAU. Venons en donc à la conclusion, et mettons enfin un terme, à ton enquête sur la prescience, la volonté de Dieu, et Boèce, que je pense, nous avons bien menée : ce qui reste, je vais l’exposer en guise d’encouragement plutôt que d’enseignement, bien que, comme tu es un esprit bien fait, tu n’ais pas besoin d’encouragement.

AN. Allons ! en vérité, jamais encouragement ne fût inopportun ou inutile, tant c’est de bon cœur que j’ai l’habitude d’accueillir toutes ces choses, surtout venant de mes plus chers et éminents amis, dont tu as toujours été.

LAU. En vérité ce n’est pas seulement toi, mais tous les autres qui sont présents, et moi surtout que je vais exhorter. Je disais ainsi que la cause de la volonté divine, pour laquelle il endurcit l’un et a pitié de l’autre, n’est connue ni des anges, ni des hommes. Or si donc à cause de l’ignorance de cette chose, ainsi que de nombreuses autres, les anges ne se détournent pas de l’amour de Dieu, ne renoncent pas à l’ordre du ministère, ne jugent pas que leur béatitude [en] soit pour cela amoindrie, nous par cette même cause, allons nous trahir notre foi, notre espoir, notre amour ? et pour ainsi dire abandonner le maître ? et si encore, nous avons foi en des hommes sages, sans raison à cause de leur autorité, en Christ, qui est la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu n’allons nous pas avoir foi ? lui qui affirme vouloir que tous [soient] sauvés, et refuser la mort, du pécheur, afin plutôt qu’il se réforme et vive. Et si, aux hommes honnêtes nous confions de l’argent sans reçu, à Christ, dont la tromperie ne s’est jamais révélée, nous allons demander un reçu ? et si à des amis nous remettons [notre] vie, à Christ n’allons nous pas [la] remettre, lui qui pour notre salut, a souffert et la vie de la chair, et la mort par la croix ? Nous ignorons la cause de cette chose : que [nous] importe ? c’est par la foi que nous tenons, non par la vraisemblance de raisonnements. Connaître cela contribuerait-il davantage au renforcement de la foi ? L’humilité, bien plus. L’apôtre dit : «Non pas de connaître les hauteurs, mais de consentir aux choses humbles» La théologie est-elle utile ? plus utile est l’amour. Car l’apôtre dit aussi : «la science élève, mais l’amour bâtit» Et ne penses pas qu’il est ici question de la science des hommes, car il dit : «et pour que la puissance des révélations de m’élève pas, m’est donné l’aiguillon de la chaire». Refusons de comprendre les hauteurs, et craignons de plus d’être pareils aux philosophes, qui tout en se disant sages, sont devenus fous ; qui pour ne pas avoir l’air d’ignorer quelque chose, discutaient de tout en tournant leurs faces vers le ciel, et même en voulant l’escalader, pour ne pas dire, le détruire, comme les arrogants et téméraires géants, qui ont été jeté sur la terre par le bras puissant de Dieu, ou comme Typhon en Sicile, enseveli dans les enfers. Parmi eux en premier fût Aristote, de qui Dieu, le très bon et le très haut, a révélé ou plutôt condamné, l’arrogance et l’audace, tant d’Aristote lui-même, que de tous les autres philosophes. Ainsi, comme il ne parvenait à découvrir la nature de l’Euripe, afin d’être entraîné dans les profondeurs, il a plongé, non sans avoir auparavant témoigné d’une inscription :

« Ἐπειὂὴ Άριστοτέλης ούχ εἵλετο Εὔριπον Εὔριπος εἵλετο Άριστοτέλην »

C’est-à-dire : «Puisque Aristote n’a pas saisi Euripe, Euripe a saisi Aristote». Où [a-t-on vu] chose plus audacieuse et insensée ? ou comment Dieu pouvait-il condamner d’un jugement plus manifeste son esprit et celui de tous les autres semblables, qu’en le laissant libre, par sa passion immodérée pour la science de tomber en fureur, et de se donner lui-même la mort, une mort, dis-je, peut-être plus hideuse que celle de Judas le scélératissime ? Détournons nous donc, du désir de connaître les hauteurs, pour consentir plutôt à des choses humbles. Car rien n’est plus important, pour l’homme chrétien que de comprendre humblement : car de cette manière nous comprenons plus noblement Dieu, c’est pourquoi il est écrit : «Dieu s’oppose à ceux qui sont arrogants, mais rend grâce à ceux qui sont humbles». Voilà jusqu’où je parviens, sur cette question. Quant à moi, je ne serai pas plus curieux, de rechercher la grandeur de Dieu, car je suis aveuglé par la lumière. Et j’espère, que tu vas faire de même. Ceci je l’ai dit, en lieu de l’exhortation que j’avais annoncée. Ce que j’ai fait, non pas tant pour t’encourager toi et même les autres, que pour montrer mon intime conviction.

AN. Cette exhortation en vérité a très bien montré à quel point tu es convaincu et nous a beaucoup encouragé, si je puis répondre pour les autres. En outre, cette discussion que nous avons eu entre nous, ne vas-tu pas la rédiger, et la publier afin de faire participer les autres de ce bien ?

LAU. C’est justement que tu m’y fais penser. Permettons donc à tous les autres de juger si cette chose est bonne, et de participer, et avant tout envoyons cette discussion écrite, et comme tu dis, publiée, à l’évêque de Lidia, dont je n’ai connu personne que j’ose mettre devant par le jugement, et qui par une approbation [ferait] que je ne redoute pas la désapprobation des autres. Car j’ai davantage d’estime pour lui que Antimaque pour Platon, ou Tullius pour Caton.

AN. Tu ne peux rien dire ou faire de plus juste, et je te prie de le faire au plus tôt.

LAU. Il en sera ainsi.

Dialogue à propos de la liberté de l’arbitre
FIN