Du roman actuel et de nos romanciers

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DU ROMAN ACTUEL


ET DE NOS ROMANCIERS.




S’il était absolument vrai, comme l’a dit un illustre écrivain, que les peuples commencent par la poésie et finissent par les romans, nous serions bien loin de la poésie, car nous sommes bien loin de notre berceau, et nous serions bien près de la décadence, car on n’a jamais écrit plus de romans que de nos jours. Heureusement, l’observation dont on a voulu faire un axiome applicable à tous les temps n’est applicable qu’aux sociétés primitives. Qu’à l’origine des choses la poésie se montre la première, fraîche, naïve, souriante, pour chanter l’hymne du matin, et que les romans n’apparaissent que le soir pour raconter les émotions de la journée, d’accord ; mais il en va différemment dans les sociétés modernes. On dirait que la poésie attend la maturité de nos civilisations pour déployer toutes ses forces, et alors, en bonne princesse, elle admet très bien le roman à partager son empire. Un même siècle n’a-t-il pas vu naître le Cid, Athalie, les deux Pigeons, l’École des Femmes et la Princesse de Clèves ? Pour nous citer nous-mêmes, au moment où nous admirions les trésors de lyrisme que semaient à pleines mains Goethe et Byron, Lamartine et Victor Hugo, n’étions-nous pas charmés par les récits de Walter Scott ? Si le Divan, le Lac, les Fantômes, Manfred, sont contemporains d’Ivanhoé, c’est une assez grande preuve, d’abord que la poésie et le roman peuvent régner ensemble, et secondement qu’ils peuvent avoir leur plus belle heure au milieu d’une civilisation, long-temps après le commencement et avant la fin. Cela prouve aussi que notre époque a été véritablement privilégiée, qu’elle avait reçu le double don si rare de l’observation et de l’enthousiasme, et qu’elle aurait pu tirer un parti immense de cette rencontre fortunée des poètes lyriques et des conteurs.

L’imagination est en effet la faculté dominante de notre époque littéraire. C’est en cela surtout que nous différons du XVIIIe siècle et que nous avons notre originalité propre. Venu pour détruire, le XVIIIe siècle n’eut pas la lyre d’Amphion, c’est tout simple : cette lyre élevait par enchantement les murs des cités, elle ne les démolissait pas. Pour détruire dans le monde des idées, il n’est pas de meilleur instrument que la polémique, laquelle, comme on sait, vit en mauvaise intelligence avec la Muse. Or, sous le règne de Voltaire, la polémique est souveraine ; elle prend toutes les formes, elle est partout, le plus souvent avec sa compagne, la raillerie. Ce siècle est un long éclat de rire mêlé de sarcasmes, et lorsque Beaumarchais se présente sur le déclin, avec le genre de talent qui manquait à l’auteur de l’Écossaise, il vient pour achever le tableau. Sans Figaro, l’éclat de rire n’eût pas été complet, et il eût existé une lacune dans la gloire de cette littérature militante qui occupa avec tant de bruit et d’éclat la scène du monde depuis le jour où en descendit Louis XIV jusqu’au jour où y monta la révolution française. Rien ne manqua à la littérature polémique après Beaumarchais : l’infatigable héroïne avait obtenu tous les triomphes, et son plus grand peut-être fut d’avoir dépensé tant d’esprit, de verve et de passion, que, pendant toute la durée du combat, on ne s’aperçut pas de l’absence de la poésie. Ce ne fut que plus tard qu’on remarqua cette absence, lorsque, l’œuvre étant accomplie et la passion ayant disparu, il ne resta plus que l’élégance, la pureté et la sécheresse du style, et qu’au lieu de Voltaire on eut M. de Fontanes. Cela ne suffisait pas pour l’ambition et le génie de la France ; M. de Fontanes le comprit lui-même, et il poussa en avant l’auteur de René. — À voir M. de Fontanes introduire M. de Châteaubriand dans le monde littéraire, ne semble-t-il pas voir le XVIIIe siècle, intelligent jusqu’au bout, abdiquer quand les forces lui manquent, et se choisir un jeune et vaillant héritier ?

L’auteur de René nous apporta l’imagination, et parce qu’à cette heure cette puissance s’est affranchie de tout frein et se livre à des saturnales, ce n’est pas une raison pour méconnaître son glorieux passé, encore si près de nous. N’oublions pas les belles pages et les beaux vers qu’elle nous a d’abord donnés sans compter ; relisons-les souvent, au contraire, ne fût-ce qu’en manière de compensation. Oui, il est vrai, personne ne le conteste aujourd’hui, que l’imagination a joué dans l’école moderne un rôle original et fécond ; mais il est vrai aussi qu’à proprement parler, elle n’a eu qu’un commencement de règne et qu’elle a trompé nos espérances. Faut-il tant s’en étonner ? si l’imagination est la plus brillante des facultés de l’esprit, n’est-elle pas en même temps la plus fragile, celle qu’il faut entourer de la surveillance la plus assidue pour la préserver de tout malheur ? Or, ce qui nous manque surtout, a dit un penseur, c’est l’attention. Nous sommes irréfléchis et distraits ; nous n’avons de la suite que par hasard, et même chez les intelligences qui passent pour les plus sérieuses de notre époque, on trouve, pour peu qu’on les scrute dans leurs replis sans se laisser prendre au dogmatisme de la parole, un fonds étrange de légèreté. Le manque d’attention se fait sentir dans toutes les régions de l’activité et de la pensée, et principalement, hélas ! dans les lettres, où il a produit les premiers désordres que bien d’autres causes, à la vérité, ont aggravés depuis et aggravent chaque jour, au point que tout y va au rebours des règles les plus simples de la tradition et du bon sens. Autrefois, dans ce domaine respecté de l’art, les défauts, inséparables des débuts, décroissaient en marchant, et quelquefois même finissaient tout-à-fait par disparaître devant la baguette d’or de la réflexion et du travail, tandis que les bonnes qualités se développaient, gagnaient de la vigueur et de l’éclat. C’est le contraire maintenant, les rôles sont intervertis. Les bonnes qualités, triomphantes au début, cèdent peu à peu du terrain devant les défauts, qui empiètent, grandissent, commandent, et bientôt ne souffrent plus qu’on leur résiste. Que devient alors le talent ? Esclave où il devrait être maître, le talent est au milieu de ses défauts, comme autrefois le sultan au milieu de ses janissaires.

Les écrivains d’imagination en proie à leurs défauts, tel est le spectacle qui s’offre de tous côtés, en haut, en bas, chez les grands, chez les petits. Poètes et romanciers acceptent ce rôle, que dis-je ? ils en sont fiers ; mais nous n’avons pas à parler des poètes, et ne voulons aujourd’hui que prendre les romanciers sur le fait. D’ailleurs, les poètes, les grands au moins, se taisent et bâillonnent leur muse, tandis que toute l’armée des romanciers est sur pied et tient la campagne. Les romanciers sont en ligne et à l’œuvre ; ils enveloppent la France d’un vaste réseau de romans, et la foule crie bravo ! Chaque matin, plus de cent mille feuilles volantes répandent d’un bout de la France à l’autre des lambeaux de contes et de fictions, et il y a un nombre immense de gens qui attendent cela comme une manne ! C’est. là une situation nouvelle et pleine de dangers, à laquelle nous reviendrons plus d’une fois, dût-on nous accuser de tomber dans les redites.

Ainsi le roman est à la mode, et depuis qu’il a vendu sa liberté pour s’attacher à la glèbe, c’est-à-dire au journal quotidien, il a le haut du pavé. Il a acheté une puissance factice au prix de sa liberté, c’est cher ; mais s’il faisait servir cette puissance à notre profit et à sa gloire, il se rattraperait sur le prix d’achat, et tout le monde y gagnerait. Il n’en est pas ainsi, et l’optimisme le plus exagéré serait contraint d’avouer que tout le monde y a perdu, en présence de cette menue monnaie qui circule sans effigie au bas des journaux, et surtout en présence de ces beaux chefs-d’œuvre qui ont tant soulevé la curiosité autour d’eux, et qu’une renommée aveugle et criarde a popularisés au loin. Sans doute, le roman, comme la poésie, pouvait se renouveler et se rajeunir parmi nous, et quoique depuis deux siècles notre littérature ait tenté, en ce genre, presque toutes les voies avec un incontestable bonheur, il y avait pour le roman moderne plus d’un progrès possible, et, ce n’est pas trop dire, quelque chose comme une transfiguration. Son originalité eût consisté à être passionné comme Saint-Preux, poétique comme René, vrai comme Manon, sans cesser d’être de son temps. S’assimiler ses devanciers pour les agrandir est un excellent système qu’on sembla vouloir suivre d’abord, et l’on n’eut qu’à s’en louer. Le moment fut heureux. Les productions neuves et brillantes des romanciers contemporains ont cette date, qui mérite plus qu’un souvenir. Depuis, le nouveau régime a tout changé ; la peinture animée de la passion vraie a fait place à la peinture violente des passions fausses et bizarres ; l’analyse patiente et délicate des choses du cœur a disparu devant l’interminable récit de puériles aventures. En un mot, l’abbé Prévost et Richardson ont été brutalement consignés à la porte du feuilleton.

L’évènement était prévu. Quand un romancier écrit une fiction qu’il enverra en volume à son lecteur, il laisse l’effet se produire à son moment, le drame arriver en son lieu ; il n’obéit, en un mot, qu’à la muse du récit. Mais quand il écrit un livre qui doit paraître chaque matin par lambeaux, il est évidemment dans la nécessité de multiplier ses effets outre mesure, de forcer les situations, d’avoir recours à des coups de théâtre qui la plupart du temps ne tiennent en rien à l’action, car le lecteur ne veut pas être frustré, et il lui faut son émotion quotidienne. Sous ce rapport, il n’a pas à se plaindre ; tout le talent du romancier, à l’heure qu’il est, est tourné vers ce résultat, qu’il obtient coûte que coûte. Tel qu’on pourrait nommer, et qui n’est pas le moins heureux à ces tours de force de la plume, a pour habitude invariable, quand son chapitre languit, de le clore par une apparition inattendue, un accident mystérieux dont on n’a le mot que vingt-quatre heures après, comme pour les charades. Le lendemain, il est vrai, le lecteur ne se trouve content qu’à demi, si toutefois même il ne se trouve mystifié ; n’importe, sa curiosité a été éveillée tout un jour, et c’est quelque chose. On dira que ce jeu est périlleux, et qu’il est difficile, sinon impossible, de réussir long-temps avec de pareilles ressources ; que c’est en quelque sorte jouer avec des dés pipés, et le laisser voir. On dira vrai, et c’est ce qui explique les brusques reviremens du public, et les révolutions qui s’accomplissent dans ce royaume du feuilleton, où il y a un 93 par année. Un sceptre escamoté n’est pas solide dans la main, et le sceptre du feuilleton est déjà tombé deux ou trois fois. Il est à terre en ce moment. Qui le ramassera ? Il est sans doute destiné à passer encore dans plusieurs mains ; il ne s’arrêtera dans aucune. Plus d’un romancier peut entendre murmurer à ses oreilles : Macbeth, tu seras roi ! Mais la sorcière devrait ajouter : Tu ne le seras qu’un jour. — Pauvre royauté du feuilleton ! royauté de la fève ! le roi, boit !

À moins que le ciel n’eût opéré un miracle, l’imagination des romanciers devait les trahir. Un romancier a beau avoir de l’orgueil, on peut lui dire cependant, sans le blesser, qu’il n’est pas Dieu et que sa fécondité a des bornes. Si grande qu’elle soit, cette fécondité ne peut s’exercer qu’à des conditions expresses de gestation et de repos, sous peine de ne mettre au monde que des embryons et des monstruosités. L’art vit de travail et de pensée, d’activité et de rêverie, et il ne peut produire avec une bienheureuse rapidité qu’après avoir réfléchi avec une sage lenteur. Cette bouche qui répandait en parlant des perles et des rubis était une bouche qui parlait à propos, et celle qui répandait des crapauds et des reptiles était une bouche qui parlait toujours. Certes, les romanciers nous ont donné des perles et des rubis, et ils ne nous donnent pas encore des reptiles ; mais qu’ils y prennent garde ! L’épuisement fait faire bien des choses, et ne sont-ils pas déjà arrivés à l’épuisement ? Depuis long-temps ils se répétaient eux-mêmes ; maintenant, ils se copient les uns les autres. Comme chacun, dans des dépenses folles, a déjà épuisé sa part d’originalité, et qu’ils sont tous à peu près à bout de voie, ils sont bien forcés de se servir des procédés ayant cours. Il arrive de là que, malgré la différence des sujets, presque tous les romans actuels ont un air de ressemblance et de famille. Les types lancés dans la circulation et comme sur le marché, il y a dix ou quinze ans, reparaissent toujours, inévitablement, avec quelques modifications légères tout au plus, et un changement de costume : on dirait une troupe d’acteurs qui a vieilli et qui ne peut faire de nouvelles recrues. Autre malheur le style a eu le sort de l’invention ; il s’est fatigué, a perdu son éclat naturel, sa force primitive, et, pour dissimuler ses pertes, il s’est donné une sorte de fièvre continuelle et des mouvemens convulsifs. Où doivent s’arrêter cette fièvre et ces convulsions ? On ne peut le dire. Ce qui est certain, c’est que le style, comme l’invention, a l’air de jouer de son reste. Que va-t-il donc arriver ? À mesure que le goût des romans se propage et que les lecteurs deviennent de plus en plus avides et insatiables, le talent des romanciers baisse. Le nombre et l’appétit des consommateurs vont croissant, et la récolte diminue. Il n’y a pas très loin de là à une disette. Aurions-nous déjà eu nos sept années d’abondance ?

Cette crainte n’est pas chimérique, tant s’en faut. Le feuilleton est une colonie brûlante et malsaine où les soldats les plus robustes, les héros, si vous voulez, de l’imagination trouvent des infirmités précoces et souvent mortelles. Un étranger qui ne serait pas au courant de ce qui se passe chez nous, et qui ne connaîtrait pas la valeur actuelle de l’argent en matière d’imagination, pourrait très bien croire que le feuilleton est un lieu de déportation, quelque Cayenne où les romanciers vont expier leurs fautes. Prenez, en effet, de savans, discrets et ingénieux conteurs, des maîtres dans l’art du récit qui achèvent toujours leurs tableaux ; de délicats et consciencieux artistes, entre autres, Manzoni, M. de Vigny ou M. Mérimée, et condamnez-les au feuilleton perpétuel, moins que cela, à quelques années de feuilleton, et demandez-leur s’ils n’aimeraient pas autant être envoyés à Sinnamary ! À coup sûr, la plage n’est pas là-bas plus dévorante.

Proclamez à satiété que, sans le feuilleton, il n’existe pour le romancier qu’une publicité restreinte, je ne comprendrai jamais qu’un peu plus ou un peu moins de publicité vaille tous les sacrifices que le feuilleton impose. Est-il donc raisonnable d’acheter à un prix aussi exorbitant le plaisir de descendre du balcon où l’on dominait la foule, dans la rue où elle vous coudoie, surtout quand ce balcon est une large terrasse pleine de fleurs, comme était celui de Mme Sand, par exemple ? La rue attire, à ce qu’il paraît, et Mme Sand n’a pas su rester dans la région sereine qui convenait si bien à son talent : elle est descendue dans le feuilleton. Il faut dire, pour être juste, que Mme Sand est un des écrivains d’imagination qui ont le moins contracté les vices divers qu’on gagne en ce lieu, parce que jusqu’ici elle s’est livrée avec plus de réserve que les autres ; mais, en évitant des écueils, qu’elle n’évitera pas toujours du reste, si elle ne revient promptement à ses habitudes de véritable et grand artiste, Mme Sand est tombée dans d’autres défauts : elle s’est jetée dans le socialisme, qui n’est pas moins funeste à l’art du conteur, au génie du poète. L’auteur du Meunier d’Angibault a inventé une muse humanitaire, qui ne ressemble en rien à Valentine ou à Geneviève, une muse qui n’est ni une jeune fille, ni une jeune femme, ni même, s’il faut le dire, une femme. Cette muse a l’ame grande jusqu’à un certain point, mais elle a le cœur faux. Le secret des sentimens vrais et naturels lui échappe, et les héros de son choix vont chercher leurs inspirations bizarres au fond d’un obscur sanctuaire dont Mme Sand et quelques adeptes ont seuls l’entrée.

Dans le Meunier d’Angibault, Mme Sand a voulu peindre encore une fois les amours d’un prolétaire et d’une grande dame. On dirait que le thème est invariable ; voilà, de compte fait, le cinquième roman de Mme Sand où prolétaires et patriciennes s’aiment d’amour tendre. Aujourd’hui, le prolétaire a nom Henri Lémor, et la grande dame est la baronne Marcelle de Blanchemont. Henri et Marcelle s’aimaient, mais de l’amour le plus pur, du vivant de M. le baron de Blanchemont, et le livre commence au moment où ce dernier vient de passer de vie à trépas. Il est bien entendu que M. de Blanchemont mérite peu de regrets, quoiqu’il soit mort jeune : cet homme avait tous les vices, comme un baron. En revanche, Henri Lémor a toutes les vertus, comme un prolétaire. Henri pousse le désintéressement jusqu’à l’héroïsme. À la mort de son père, se trouvant dans l’aisance, son premier soin fut de distribuer sa fortune à des ouvriers, ce qui est de la charité d’apôtre, à moins que ce ne soit de l’affectation et de l’orgueil. Il ne se borna pas à ce sacrifice en faveur du prolétariat, et, ayant reçu une éducation brillante qui lui permettait d’aspirer à tout, il aspira à descendre, et se fit ouvrier. Pourquoi donc, lorsqu’il pouvait vivre du travail de son intelligence, ne voulut-il vivre que du travail de ses bras ? Est-ce que le bras est plus noble que la tête ? Est-ce qu’il ne serait possible aujourd’hui d’être probe et d’être utile qu’en endossant la blouse du compagnon et qu’en se servant de la liane ou du rabot ? Quoi qu’en puisse dire Mme Sand, il y a d’autres manières de se dévouer à l’humanité quand on a du savoir et de l’éloquence, et M. Henri Lémor eût pu être un bon citoyen et un honnête homme sans prendre un livret et sans courir les chemins avec un bâton ferré, en criant à chaque rencontre : Tope, compagnon ! À la vérité, ce rôle est commode pour les éternelles déclamations d’un rêveur qui prêche la fraternité avec colère, l’égalité avec un insupportable orgueil, et qui n’admet aucune nécessité sociale. Henri Lémor est communiste à la façon de Campanella ou à la façon de M. Cabet ; il confond tous les riches dans une même malédiction, et lorsqu’il se trouve en présence de la femme qu’il aime, devenue libre et qui lui offre sa main, il fuit avec une sorte d’horreur assez théâtrale, parce que Marcelle de Blanchemont a un péché originel, une tache indélébile : elle est riche. Est-ce que Lémor fait preuve ici d’un grand bon sens ? Il repousse le bonheur et la fortune : le bonheur n’est pourtant pas à dédaigner quand il est légitime et ne blesse personne, et la fortune offrirait à notre frère prêcheur des moyens de secourir les pauvres, puisqu’il est charitable, d’aider les travailleurs, puisqu’il les appelle ses frères, et de propager ses idées, puisqu’il prétend avoir des idées. Il aime mieux être malheureux et inutile, ou plutôt il n’a qu’un besoin et qu’un désir, c’est de se draper dans sa blouse et de déclamer à son aise.

Marcelle est de race patricienne, comme dit Mme Sand ; mais elle n’a point les vices de sa caste. Elle est pure, généreuse et dévouée. Son esprit est libre de tous les préjugés, et comme elle souffre, sans s’en rendre compte, des injustices sociales qui frappent ses yeux, elle est dans des dispositions merveilleuses pour recevoir les idées de l’avenir. La patricienne ne demande qu’à être initiée aux mystères de la nouvelle Éleusis, et le prolétaire sera naturellement l’initiateur. Nous verrons à quoi aboutissent en définitive ces mariages symboliques du patriciat et du prolétariat, et nous trouverons qu’on a fait beaucoup de bruit et qu’on s’est livré à de grands efforts pour obtenir un résultat dérisoire, pour amener un dénouement de conte de fée ou de vaudeville. — La première idée de Marcelle, dès qu’elle est veuve, c’est de devenir la femme d’Henri Lémor. L’ouvrier refuse, comme nous l’avons dit ; mais la jeune baronne ne se tient pas pour battue : elle demande un sursis, l’obtient, je crois, à grand’peine, et, cela fait, part pour sa terre de Blanchemont, afin de passer le temps et d’apprendre aussi en quel état son mari a laissé sa fortune. C’est à Blanchemont que se passe le roman de Mme Sand ; c’est là que Marcelle rencontre Grand-Louis, meunier d’Angibault.

Ce meunier d’Angibault est la création la plus heureuse du livre. Il est vrai, quoique idéalisé. Sans doute Grand-Louis n’est pas un meunier comme un autre, et il a bien lu quelques brochures de trop, sans doute c’est encore un de ces Grandisson prolétaires qui s’étalent avec complaisance dans les fictions de Mme Sand ; mais, à tout prendre, il a assez de bon sens et de gaieté, et il n’ennuie pas. Le meunier se familiarise vite avec Marcelle, qui l’appelle bientôt son ami. Entre meunier et baronne, dans un roman socialiste, les confidences ne se font pas attendre. Marcelle ouvre son cœur à Grand-Louis ; Grand-Louis confie son secret à Marcelle ; il aime Rose, la fille du fermier de Blanchemont, et il désespère de l’obtenir, parce qu’elle est plus riche que lui et que le fermier est avare ; tout s’arrangera. Marcelle se charge des affaires de cœur du meunier, qui, à son tour, prend en main les affaires de cœur de Mme la baronne ; et comme tout lui réussit, il rencontre Henri Lémor partant pour l’Afrique, où il allait oublier son amour, et l’amène au château de Blanchemont. Henri arrive à propos, car l’obstacle à son bonheur est levé. Marcelle est ruinée ou à peu près ; son mari a laissé des dettes énormes, et, l’incendie s’en mêlant, il reste si peu de chose à Marcelle, que notre prolétaire n’a plus lieu d’être effrayé. Sur ces entrefaites, un vieux mendiant, un de ces Callot que Mme Sand affectionne depuis Mauprat, et dont elle ne varie pas suffisamment la physionomie grotesque, le père Cadoche meurt, et laisse au meunier d’Angibault une grosse somme qu’il avait volée pendant la terreur et enfouie, sans y toucher, pendant cinquante ans. Le père de Rose, M. Bricolin, le paysan parvenu, dont la figure est bien dessinée, du reste, n’a plus de raison pour refuser sa fille à Grand-Louis. On se marie donc, et la noce est célébrée au petit moulin, charmant moulin sur la Vanve, entouré de hêtres, de trembles et d’aulnes. Quant à Marcelle et à Lémor, ils font construire une maisonnette dans les environs, et ils vivront là désormais avec leurs bons voisins, s’inquiétant peu du reste du monde. N’oublions pas de dire qu’Henri Lémor, pour dernière transformation, se fait garçon de moulin.

Voilà bien les poètes ! Confiez-leur des thèses sociales ou des systèmes philosophiques ! ils s’enflamment pour vos idées, ce sont les disciples les plus fervens, et ceux qui ménagent le moins leur enthousiasme. Vous applaudissez d’abord ; attendez la conclusion ; elle n’est pas toujours logique, et jure souvent avec les prémisses. Ainsi, Mme Sand, dans tout son livre, prêche, enseignes déployées, les principes les plus larges de fraternité et de progrès ; il semble qu’elle va, pour parler comme M. Pierre Leroux, organiser la charité universelle ! Elle bat en brèche notre vieille société ; elle a le mot de l’avenir et enseigne la religion qui doit renouveler le monde. Puis, tout d’un coup, et pour dénouement à ses tirades éloquentes, elle oublie le culte qu’elle a embrassé avec tant de chaleur, et se souvenant seulement qu’elle est poète, dès qu’elle découvre un coin de terre plein de fraîcheur et de verdure, elle y enfouit ses socialistes pour qu’ils savourent l’égoïsme à deux ! Quelle inconséquence ! à moins que le beau idéal du socialisme ne soit de vivre dans la solitude, sous des saules, au murmure d’un clair ruisseau ; à moins que les vastes progrès qu’on nous annonce pour l’avenir ne consistent à faire d’un homme jeune, intelligent et instruit, un garçon de moulin, et d’une femme de grande naissance et d’excellent cœur, une femme qui fait elle-même sa cuisine et son lit ! Si c’est pour obtenir ces merveilleux résultats que les écrivains socialistes veulent agiter le monde, ils feraient aussi bien de le laisser en paix, d’autant plus que leur talent ne gagne pas à ces sortes de prédications ; le Meunier d’Angibault le prouve assez. Le romancier, dans l’intérêt de sa thèse qu’il devait si bien contredire à la fin, ne songe qu’à laisser discourir ses personnages, et il arrive qu’Henri Lémor et Marcelle sont des amans qui s’occupent de tout, excepté de s’aimer. Dans aucun roman de l’auteur, la passion n’a été peinte en traits plus effacés.

Sous ce rapport, Isidora est bien supérieure au Meunier d’Angibault. C’est que Mme Sand, après avoir commencé son livre avec des préoccupations socialistes, a bientôt perdu de vue son point de départ, et s’est laissé entraîner par le courant de la passion. Elle a eu alors des inspirations éloquentes, et a écrit de belles pages. Ce n’est pas que ses personnages soient neufs ; les héros du socialisme de Mme Sand n’existent qu’à un petit nombre d’exemplaires. Jacques Laurent, qui joue le principal rôle dans Isidora, n’est pas autre qu’Henri Lémor en redingote. Prolétaires tous les deux, ils ont les mêmes sentimens, les mêmes idées, le même langage, et ils sont tous les deux amoureux d’une grande dame. La ressemblance peut-elle être plus frappante ? Les deux hommes, dans les deux romans, ne se ressemblent pas plus cependant et ne se copient pas mieux que les deux femmes. Alice, la bien-aimée de Jacques Laurent, ne diffère en rien de Marcelle, la bien-aimée d’Henri Lémor. Même ici, il n’y a que le changement de nom. Le cœur et la tête, comme la position sociale, sont parfaitement identiques. Il n’y a pas jusqu’au veuvage qui ne soit très bien imité, et si l’une ne s’appelait Alice, et l’autre Marcelle, et que celle-ci n’eût les cheveux noirs, et celle-là les cheveux blonds, on pourrait les confondre, et leurs amans eux-mêmes pourraient s’y tromper. — Sans risquer de passer pour trop exigeant, on peut affirmer que le romancier est tenu à plus de frais d’invention.

Isidora, qui donne son nom au roman, est l’éternelle courtisane amoureuse ; mais c’est une courtisane avec des aspirations vers l’impossible, et cette soif ardente d’inconnu qui tourmente plus d’une héroïne de Mme Sand. Isidora, c’est Lélia qui a pris le métier de Pulchérie. C’est une ame orageuse, pleine d’abîmes, où des élans de haute vertu se heurtent contre des inspirations infernales, où se rencontrent d’épouvantables contradictions. Quoique orgueilleuse comme Satan, elle n’est pas assez forte pour se mettre au-dessus du mépris, et elle succombe sous ce fardeau, comme sous une croix trop lourde. Une seule chose la relèverait peut-être à ses propres yeux, c’est l’estime d’un homme de cœur, de Jacques Laurent, par exemple, et Isidora, sans se faire connaître, se fait aimer de Jacques à peu près comme Marion Delorme se fait aimer de Didier ; mais ces sortes d’incognito, on le sait, ne durent pas long-temps, et l’infortunée courtisane, qui avait cru un instant au bonheur, retombe plus avant dans son désespoir. Comme Didier, qui sous Marie découvre Marion, Jacques Laurent découvre sous la chaste Julie l’impudique Isidora. Le voile tombe, et la courtisane, mortellement blessée, prend la fuite. Elle va en Italie, et, nourrissant mille projets de vengeance contre un ordre social qui la traite en ennemie, elle prend la première victime qui lui tombe sous la main. Les hommes l’avilissent, elle avilira un homme à son tour. Elle est aimée d’un grand seigneur, il ne lui en faut pas davantage. Elle l’enlace, emploie mille ruses, ment à plaisir : finalement, la courtisane Isidora devient la comtesse Félix de S… et la belle-sœur d’Alice. Quelques années se passent, le comte meurt, et la belle veuve revient à Paris avec son amour qu’a grandi l’absence et qui remplit son cœur tout entier.

Isidora est repoussée avec un mépris hautain par toute la famille du comte de S…, à l’exception d’Alice, qui a dans son cœur des trésors d’indulgence. Chez Alice, Isidora retrouve Jacques Laurent, qui remplit les fonctions de précepteur, et alors commence une véritable histoire d’amour, simple et d’un intérêt puissant. Il n’y a pas de socialisme qui tienne ici ; il n’y a plus que trois cœurs qui palpitent et qui saignent. La première entrevue d’Isidora avec Jacques, la nuit, dans ce jardin où ils se sont connus autrefois, est une belle scène pleine d’élévation et d’originalité. Pour reconquérir le cœur de son ancien amant, la courtisane déploie tant de vive et impétueuse éloquence, que Jacques, malgré toutes ses résolutions, est vaincu. Et il ne cède pas à la beauté ou à l’amour ; il cède au charme irrésistible de la parole de cette femme : rarement l’auteur a trouvé des accens plus passionnés et plus brûlans.

De son côté, Alice aime Jacques Laurent, et, quoique Jacques soit revenu à Isidora, c’est Alice, à laquelle il n’a jamais parlé de son amour, qui est la bien-aimée au fond de son cœur. Isidora devine l’amour de Jacques, Alice ne s’en doute pas, et la première souffre autant de sa découverte que la seconde de son ignorance. Jacques, entre ces deux cœurs, est sombre et troublé. Les transports de l’une et le silence de l’autre l’agitent et le tourmentent également. Isidora lutte de toutes ses forces pour réveiller l’amour de son amant. Tentatives inutiles ! Alors elle pleure en secret, se désole ; elle raille avec amertume sa jeunesse et sa beauté, elle maudit l’amour. Plus tard, elle pleure sans maudire, et, n’ayant plus aucune espérance, elle accepte stoïquement sa destinée, elle veut au moins finir avec Jacques par une action qui lui mérite son estime. Isidora couronne son amour par un trait héroïque. Elle écrit à Alice qui se mourait de douleur pour lui dire l’amour de Jacques Laurent. Elle a la conviction que ces deux ames sont nées l’une pour l’autre, et, se sacrifiant avec une grandeur pleine de tristesse, elle les unit devant Dieu ; puis, le sacrifice accompli, elle met la main sur son cœur et sent qu’elle est arrivée à l’impuissance d’aimer.

C’en est fait, Isidora n’aimera plus. Et pourquoi donc son cœur sera-t-il désormais incapable de battre sous les étreintes de la passion ? Elle est jeune encore, toujours belle, elle a une intelligence forte, une imagination riche, beaucoup d’énergie unie à beaucoup de sensibilité, et elle est morte à l’amour ! C’est un peu trop tôt, et l’on voit bien que c’est un jeu ou une habitude de l’auteur de Lélia. Il y a déjà long-temps que Mme Sand se complaît à nous montrer des femmes au front superbe, au port de reine, rayonnantes de beauté et de jeunesse, soulevant des murmures d’admiration sur leur passage, et portant dans leur poitrine de marbre un cœur qui a essayé de vivre un jour et qui est mort le lendemain. En conduisant si facilement ses héroïnes à l’impuissance radicale du cœur, Mme Sand ne s’aperçoit pas qu’elle les calomnie et calomnie en même temps l’amour ; elle ferait croire qu’elles n’ont jamais aimé et n’ont jamais compris qu’un froid et sauvage égoïsme, car, si elles ont une fois éprouvé véritablement la passion, elles seraient capables de l’éprouver encore : chez les cœurs aimans, l’amour a des illusions long-temps renaissantes et des ressources qu’on dirait inépuisables.

Évidemment Isidora ne dissimule pas assez sa parenté avec d’autres héroïnes de Mme Sand, et affecte des allures byroniennes trop prononcées ; elle laisse trop voir qu’elle a été bercée, en compagnie de sa sœur Lélia, sur les genoux de Manfred ou du Giaour. Cependant le roman auquel elle donne son nom et dont elle est la grande figure est plein d’intérêt, et dans cette histoire à trois personnages, peu compliquée, simple histoire de cœur, Mme Sand a retrouvé plus d’une fois son accent des meilleurs jours. Il est maintenant prouvé que Mme Sand n’aurait qu’à vouloir pour rentrer en possession de son talent de conteur ; elle n’aurait qu’à rompre avec ce socialisme qui gâte tout ce qu’il touche en matière d’art. Qu’on se figure Mme Sand écrivant aujourd’hui André avec le système qui a dicté le Meunier d’Angibault ; André et Geneviève seraient certainement deux communistes. Que deviendrait alors la fiction touchante et si vraie que vous connaissez ? Une composition froide et déclamatoire. Il faut donc souhaiter que Mme Sand renonce à la prédication de ses chimères. Elle ne les prêche pas si bien, du reste, et avec une logique si invincible Si, au lieu de nous catéchiser, elle voulait nous charmer encore, elle y réussirait facilement. Pour nous montrer son talent dans sa force et encore dans sa jeunesse, il lui suffit de laisser dans leur sacristie ses oripeaux socialistes. Il est bien entendu qu’elle doit aussi se soustraire au régime du feuilleton, dont les succès, — à supposer qu’il y eût succès, — flatteraient médiocrement son amour-propre : les lauriers de M. Eugène Sue ne peuvent pas empêcher Mme Sand de dormir.

Au reste, ces lauriers sont peu enviables aujourd’hui ; ils sont déjà flétris et desséchés, et nous sommes véritablement embarrassé pour aborder l’auteur du Juif Errant, tant nos craintes à son égard ont été prophétiques. M. Eugène Sue, en entreprenant coup sur coup, au pied levé, deux épopées en dix volumes, a trop compté sur ses ressources, sur les richesses de son imagination, sur l’habileté de sa main, et il nous a donné trop complètement raison sur tous les points. La critique n’aime pas à triompher d’une façon si absolue, quand ses prévisions sont si tristes. Elle aimerait mieux être prise au dépourvu que d’être prise ainsi à la lettre, et si l’auteur des Mystères de Paris eût consulté notre goût, il eût fait de nous un faux prophète et nous eût envoyé un chef-d’œuvre. Le plaisir extrême que nous aurions éprouvé en lisant un bon livre nous eût dédommagé du chagrin que nous aurions eu d’avoir porté un jugement téméraire, tandis que le plaisir que nous avons d’avoir prédit juste ne compense pas la fatigue que nous avons ressentie en lisant le Juif Errant.

Est-ce de l’art d’abord, du roman et de l’imagination, que d’avoir mis en scène cette société des jésuites au moment où ils avaient à se débattre contre la défiance et la colère publiques ? C’est tomber du roman dans le pamphlet, même quand on ne dirait, comme un bon témoin, que la vérité, rien que la vérité, à plus juste raison si on exagère les choses, si on est injuste comme l’a été M. Sue. Transformer les jésuites nos contemporains en complices, ou mieux en instigateurs des étrangleurs de l’Inde, n’est-ce pas les calomnier ? Or, Voltaire disait qu’il fallait être bien maladroit pour calomnier un jésuite. Cependant, ce n’est pas de maladresse qu’il faut taxer M. Sue ; au contraire, il faut lui reprocher d’avoir été trop habile à tirer parti de l’impopularité des jésuites, et à chercher encore une fois un succès littéraire dans des choses qui ne sont pas le moins du monde littéraires. On aura beau dire ; tantôt s’adresser au scandale et tantôt à la calomnie, ce n’est pas faire dignement de l’imagination ni de l’art !

Certes on ne nous soupçonnera pas de jésuitisme, mais enfin, si les jésuites sont hors la loi, ils ne sont pas hors l’humanité, et il ne peut pas être permis de les représenter comme une bande de voleurs et d’assassins, au moins sans preuves, et dans une pure fiction. Parce que les repaires de la Cité, que vous avez fouillés avec tant de complaisance, vous font défaut, et que vous avez besoin d’un nouveau répertoire de crimes pour amuser vos lecteurs, ce n’est pas une raison pour représenter les jésuites comme capables des actions les plus infames et les dignes pendans de Jacques Ferrand et du maître d’école. Que ces hommes soient suspects à la liberté, qui est ombrageuse, qu’ils soient hostiles à l’esprit de notre siècle, on ne le conteste pas ; main de là à suborner, à séquestrer, à assassiner les gens pour de l’or, il y a loin. Ah ! si vous avez les preuves en main, parlez haut, tonnez, ne ménagez personne, soyez le vengeur de la moralité humaine ; romancier, devenez un ministère public éloquent, et que votre œuvre soit un formidable réquisitoire sous lequel des scélérats puissans tomberont brisés et anéantis, aux applaudissemens du monde et à votre gloire. Vous n’aurez peut-être pas fait un roman, vous aurez fait, à coup sûr, une œuvre méritoire, vous aurez accompli une mission utile. Est-ce le cas actuel ? Aviez-vous des preuves ? N’avez-vous pas inventé des crimes à plaisir ? Et en noircissant ainsi vos adversaires, en les peignant comme d’abominables bandits, auprès desquels les forçats sont de véritables saints, n’avez-vous pas cherché à exploiter les haines qu’ils inspirent ? N’avez-vous pas voulu fonder votre succès aux dépens de leur honneur et de la vérité ? S’il en est ainsi, il est douteux que vous fussiez absous en bonne morale, mais peut-être la critique littéraire, qui aime le beau avant tout, trouverait des circonstances atténuantes, s’il était sorti de là une œuvre saisissante et poétique. La critique pourrait avoir une faiblesse ; hélas ! elle n’a pas même de tentation.

D’abord, le plan du Juif Errant est manqué. Le fantastique et la réalité sont deux puissances qui doivent rester parfaitement distinctes, sous peine de s’entredétruire. En les réunissant, M. Eugène Sue a commis une grave faute, dont il n’est pas à se repentir. Il y a deux espèces de fantastique, le fantastique railleur, qui ne croit pas à lui-même, qui n’est qu’un jeu de l’esprit, celui de Swift et de Charles Nodier, et le fantastique sérieux, convaincu, celui d’Hoffmann. Le fantastique de M. Sue n’est ni l’un ni l’autre, il ne descend pas plus de Swift que d’Hoffmann, et malheureusement il ne peut pas prétendre, pour son compte, à l’originalité, car véritablement il n’existe pas. M. Sue ne veut donc pas être un fin moqueur, et nous entraîner sur ses traces dans quelque Lilliput ou dans les sept châteaux du roi de Bohême ; il n’entreprend aucune excursion dans un pays imaginaire, et il nous jette au contraire en pleine société contemporaine. Alors il doit avoir trouvé le secret de marier si habilement les choses réelles aux choses merveilleuses, qu’on n’aperçoive point la soudure et qu’on soit sous le charme. Pas du tout ; les deux actions ne se mêlent pas ; le fantastique reste, en quelque sorte, en dehors du livre, et l’auteur n’a recours que de loin en loin aux apparitions, lorsqu’on ne s’y attend pas le moins du monde, et pour se tirer d’embarras. Ces apparitions, que rien n’amène, enlèvent au drame tout ce qu’il pourrait avoir d’émouvant. Ces deux fantômes qui traversent à la fin de chaque acte le théâtre de M. Sue, viennent chaque fois détruire l’illusion que l’auteur commençait à produire. Et quant à eux-mêmes, ils n’intéressent pas plus qu’ils n’effraient ; ce sont des revenans en plein jour. Pour nous montrer ses ombres chinoises, M. Sue a oublié de faire l’obscurité.

Si grave qu’il soit, ce vice de composition n’est pas le seul qu’on puisse reprocher au livre de M. Sue. Cette indéfinissable épopée a un autre défaut capital, c’est de mettre en scène trop de personnages qui se montrent, attirent d’abord l’attention, et puis tout d’un coup disparaissent par une chausse-trappe pour ne revenir qu’au bout de cinq ou six volumes. Un roman n’est pas une place qu’on traverse, c’est un lieu qu’on habite. Il ne faut pas croire que la puissance d’imagination consiste à créer personnages sur personnages et à produire un pêle-mêle confus de caractères et de figures ; elle consiste plutôt à tracer un petit nombre de figures distinctes, et à exciter autour d’elles un intérêt toujours croissant. Avec le système de M. Sue, l’intérêt éveillé par plusieurs personnages ne se porte en définitive sur aucun, d’autant plus que les héros du Juif Errant, assez originaux pour la plupart au début, laissent leur originalité en chemin. Ainsi Morock, dans son auberge du Faucon blanc, avec ses bêtes féroces, son portrait de catéchumène et ses chapelets, s’annonçait assez bien. Que devient-il ensuite ? Rien que de très vulgaire. Le moindre forçat libéré remplirait son rôle à merveille. N’en est-il pas de Djalma comme de Morock ? Où est le développement de ce caractère ? Que fait à Paris ce beau prince indien que ne puisse faire le premier venu ? Et les deux jeunes filles qui ouvrent gracieusement l’ouvrage et qui perdent l’usage de la parole à peu près pendant tout le reste du livre ! Rose et Blanche, qui pouvaient devenir une création charmante, ne sont-elles pas une insignifiante création ? Ma foi, on est excusable de leur préférer Mignon ou Esmeralda.

La véritable héroïne de M. Sue, c’est Mlle de Cardoville, comme son héros c’est Rodin. Mlle de Cardoville, selon les habitudes de l’auteur, qui ne fait pas les choses à demi, est la beauté et la bonté idéales, et Rodin est l’expression la plus complète de la laideur et de la méchanceté. En ce qui touche Mlle de Cardoville, on voit aussitôt que M. Sue n’a rien changé à son système, et qu’il ne veut pas en avoir le démenti ; c’est toujours le même profond moraliste qui alla chercher la pureté et l’innocence dans un mauvais lieu. Mlle de Cardoville, en même temps qu’elle est le type de la bonté et de la vertu, est le type du sensualisme le plus raffiné. Sans doute, on peut être vertueux et bon, même saint, dans toute l’acception du mot, sans se livrer à la mortification absolue de la matière, et sans imiter sainte Élisabeth de Hongrie, buvant l’eau avec laquelle elle venait de laver les plaies des lépreux. Cependant, il est quelque peu difficile d’être un modèle accompli de vertu tout en passant sa vie dans des pratiques épicuriennes. Quel singulier caprice a eu M. Sue d’élever le sibaritisme à l’état de vertu ? Ne nous trompons pas ; c’est plus qu’un caprice, c’est tout un système. Mlle de Cardoville, dans la pensée de M. Sue, est la femme de l’avenir, la femme socialiste. Se douterait-on, à la voir dans son lit d’ivoire, ou dans sa baignoire de cristal, ou, au milieu de ses caméristes, passant sa journée à sa toilette, que c’est là la prêtresse de la religion nouvelle ? Quoi qu’il en soit, Mlle de Cardoville est, dans le roman, le génie du bien, et Rodin le génie du mal. Eh bien ! acceptons cette donnée, et voyons à l’œuvre le génie du bien et le génie du mal, à l’œuvre et aux prises ! Ah ! mon Dieu, si l’on a compté sur une grande lutte, le désenchantement arrive vite. Jamais lutte ne fut plus puérile, et l’on ne mit jamais en jeu de plus ridicules moyens. Mlle de Cardoville n’est pas un bon général, cela se conçoit ; mais Rodin, dont M. Sue porte au troisième ciel l’immense habileté, comment se fait-il que Rodin soit un si pauvre Machiavel ? Il remue ciel et terre pour n’arriver à rien, il entasse des milliers de fourberies, dont pas une seule ne vaut le moindre tour de Scapin ; il complote mille scélératesses inutiles. Il faut avouer que, si M. Sue a voulu simuler le combat des bons et des mauvais anges, son Rodin est un triste Lucifer, et son archange Michel n’a pas l’épée flamboyante.

En tout cas, le combat est long, trop long. La haine dont Mme la princesse de Saint-Dizier poursuit sa nièce, absolument comme Mlle de Maran poursuivait Mathilde, et la Chouette Fleur-de-Marie, car M. Sue se répète sans scrupule, n’anime pas la lutte suffisamment. Aussi qu’advient-il ? Au milieu de complications interminables et pendant que le dialogue se traîne, l’ennui déborde. L’ennui ! voilà le grand mot lâché. — Encore, si au prix de la fatigue qui résulte de cette lecture on assistait à cette magnifique organisation du travail annoncée dès la première page, et pour laquelle l’auteur s’armait bravement et semblait faire provision de forces, on aurait une compensation ; on n’en a point. Il n’est question d’organiser le travail que dans la dédicace de M. Sue : le phalanstère ne sort pas de ses fondemens. Pour toutes ces causes et pour beaucoup d’autres, le Juif Errant a échoué. Nous n’abuserons pas de cette chute de l’auteur des Mystères de Paris. Si l’an dernier nous l’avons accompagné dans sa marche triomphale à son petit Capitole en le priant de se souvenir qu’il était homme et en lui disant quelques vérités un peu sévères, nous serions tenté, maintenant qu’il s’avance tristement vers la petite roche Tarpéienne du feuilleton, de lui rappeler, pour lui donner du courage, qu’après tout il est homme d’esprit et de talent, et qu’il pourrait se relever de son échec en se retirant à propos dans l’art pur et le travail sérieux, et en se guérissant de la maladie du roman en dix volumes.

Il n’y a qu’un homme qui pourrait se jouer dans ces récits sans fin et marcher sans fatigue dans ces inextricables labyrinthes tant à la mode : on a nommé M. Alexandre Dumas. Quel dommage que ce facile conteur, faisant un prodigieux abus de sa fertilité et mettant à contribution la fertilité d’autrui, produise tant et tant de livres qu’on ne sait plus auquel entendre, et qu’il est impossible de distinguer ce qui lui revient en propre dans celui-ci ou dans celui-là ! Et croyez-vous qu’il se borne à publier plus de quarante volumes de romans par année ? Il écrit encore de l’histoire ; il est vrai que ce n’est pas à la façon de Tacite, et que sa Clio, au lieu d’être une muse, est la première venue. Qui sait les titres de tous les livres que M. Dumas a signés ? Les connaît-il lui-même ? S’il ne tient pas un registre en partie double, avec doit et avoir, évidemment il a oublié, à moins qu’il n’ait la mémoire de César, plus d’un de ces enfans dont il est le père légitime, ou le père naturel, ou le parrain. Les productions de ces derniers mois ne s’élèvent pas à moins de trente volumes : Vingt ans après, la Reine Margot, la Guerre des Femmes, le Chevalier de Maison-Rouge, le Comte de Monte-Cristo, etc., etc. Ce qui est incontestable, c’est que la plupart de ces livres offrent une lecture amusante. Sans doute, lorsque M. Damas et ses collaborateurs bâclent un roman historique, ils se permettent de singulières incartades, et plus d’un érudit entrerait en fureur à la vue de pareilles profanations. Ces messieurs ne sont pas de l’avis de Machiavel, qui n’entrait dans son cabinet d’étude pour s’entretenir avec les hommes du passé qu’en grand costume et avec un profond respect. Les écrivains de la Reine Margot ou ceux de la Guerre des Femmes n’y regardent pas de si près ; ils visitent l’histoire sans façon et les manches retroussées. Il faut voir comme ces iconoclastes, spirituels et amusans du reste, traitent les figures historiques les plus connues, et surtout quels étranges discours ils prêtent à leurs héros ! — M. Dumas, dans la préface des Trois Mousquetaires, roman en huit volumes, dont Vingt ans après, avec ses neuf volumes, n’est que la suite, annonce gaillardement qu’il entrera sous bref délai à l’Académie Française : si c’est en qualité d’historien, ce n’est pas décourageant.

Le Comte de Monte-Cristo est, dans la demi-douzaine de romans que M. Dumas sert au public à la même heure, celui qui paraît le plus habilement agencé. Il a encore l’avantage de ne pas être une œuvre où l’histoire est défigurée à plaisir ; c’est un roman du temps actuel : il est fâcheux qu’à partir du troisième volume on sente l’imitation des Mystères de Paris. Sans doute il ne faut pas chercher dans ce tableau de la vie actuelle la vérité et la profondeur ; il n’y a pas moins beaucoup d’agrément dans cette narration vive, pétulante, dans ce dialogue animé, dans cette heureuse combinaison d’évènemens qui naissent sans effort les uns des autres. Le comte de Monte-Cristo est une espèce de prince Rodolphe ; toutefois il est autrement riche que le grand-duc de Gérolstein. Monte-Cristo est plus opulent qu’un nabab ; il revient de l’Eldorado comme Candide : à la lettre il a trouvé un trésor. À ce sujet, on peut remarquer avec quelle facilité nos romanciers additionnent les millions. On sait le goût de M. de Balzac, qui nage si bien en plein Pactole ; on connaît les millions de la succession Rennepont, et avant, on avait les millions de Lugarto. M. Damas ne pouvait rester en arrière, et il a placé, au milieu de son roman, une mine d’or. Du reste, l’idée des auteurs de Monte-Cristo est assez neuve ; ils ont voulu montrer un homme d’une intelligence supérieure qui a de terribles vengeances à exercer, et qui a en main l’irrésistible puissance de l’argent. À l’aide de cette donnée, on a construit un drame qui, sans offrir une peinture sérieuse des caractères, ni une étude de la société, sans s’adresser à l’esprit ni au cœur, parvient à piquer assez vivement la curiosité. Après quoi, il est permis de croire que M. Dumas, qui n’avait pas encore trôné en dictateur dans le feuilleton, pourrait bien se réveiller un de ces matins avec la fragile couronne au front. C’est peut-être déjà fait. Alors qu’il ne soit pas ingrat envers les compagnons de ses travaux. N’a-t-il pas sa pairie toute prête, au moins douze pairs, comme Charlemagne ?

Ce n’est pas M. de Balzac qui disputera à MM. Dumas l’engouement du vulgaire ; ce n’est pas M. Soulié non plus. M. de Balzac et M. Soulié ont vu depuis long-temps s’éloigner d’eux la grosse popularité, et cette déesse n’a pas l’habitude de revenir sur ses pas. Ils ne seraient guère à plaindre, au reste, de cet abandon, s’ils s’en consolaient dans des travaux choisis, dans des études fécondes, et surtout s’ils avaient conservé cette fraîcheur d’imagination qui, pour aimer particulièrement la jeunesse, ne fuit pas toujours l’âge mûr, et brille quelquefois jusqu’au déclin. Par malheur, ils n’ont pas gardé le don précieux, ils, l’ont jeté aux quatre vents du ciel. Que font-ils alors ? M. de Balzac s’enfonce dans ses défauts, il s’y établit comme dans une grasse châtellenie de Touraine. Le charmant conteur d’Eugénie Grandet est devenu un conteur diffus et embrouillé. L’observateur qui voyait bien se sert maintenant d’une lunette dont les verres lui changent la couleur et la dimension des objets. M. de Balzac n’aperçoit plus la réalité qu’à travers un prisme. Dans les Paysans, y a-t-il un seul personnage qui soit réel, qui ne soit pas de pure fantaisie ? Y en a-t-il un seul qui ait le degré de vraisemblance nécessaire, et qui soit vrai dans son genre et son originalité, comme le Bas-de-Cuir de Cooper, pour citer quelqu’un ? Les paysans de M. de Balzac, avec leur machiavélisme outré, leurs haines bizarres et les mille traits tourmentés de leur physionomie, n’habitent ni le nord, ni le midi de la France. Ils viennent sans doute de ce pays qui a vu naître les jeunes filles des derniers livres de M. de Balzac, ces jeunes filles du nom de Modeste, qui ont une science si profonde et si raffinée ! Les paysans de M. de Balzac n’existent que dans cette lande déserte que cherche à peupler l’imagination épuisée du romancier. Sans compter que c’est une heureuse idée qu’a eue M. de Balzac de prédire une jacquerie, et de demander le rétablissement de la féodalité ! Que voulez-vous ? c’est son socialisme à lui ; Mme Sand en a un autre ; M. Sue également : à chaque romancier le sien. À la vérité, chez l’auteur des Paysans, c’est du luxe, il ne s’en sert qu’à certains jours, et justement il n’en fait pas parade dans un dernier petit ouvrage où il traite de son sujet de prédilection, la vie conjugale. Après quinze ans, l’auteur de la Physiologie du Mariage a voulu refaire un livre que, sans être trop sévère, il est permis de trouver passablement licencieux, et au lieu de l’enrichir, il l’a appauvri. La péroraison de M. de Balzac va rejoindre son exorde ; mais dans l’intervalle, les traits du moraliste rabelaisien se sont émoussés, sa gaieté n’est plus communicative ; son rire est jaune. Tout le naturel du talent a disparu.

Les Drames inconnus de M. Soulié sont l’éternelle continuation des Mémoires du Diable. C’est la même fable enchevêtrée ; ce sont les mêmes couleurs violentes et communes, avec la jeunesse et la nouveauté de moins. Sans être bien littéraire, M. Soulié avait du dramatique et un certain mordant, qualités qui vieillissent vite si on en abuse, et M. Soulié en a fait un abus énorme. Aussi, quoiqu’il veuille encore être terrible, il ne réussit qu’à être long et filandreux. Son diable n’a plus de griffes, et, malgré qu’il en ait, il devient bonhomme. L’auteur des Drames Inconnus a beau parsemer ses récits d’enfans trouvés, de femmes de mauvaise vie, de meurtres et d’infanticides, il ne parvient ni à nous attendrir, ni à nous effrayer. Il ne suffit pas, pour intéresser le lecteur, de voir les hommes en noir, d’exagérer de parti pris la méchanceté du cœur humain, et d’avoir l’air de croire que sur dix femmes entourées des respects du monde, neuf méritent la cour d’assises, et que les salons sont les tapis francs de la bonne compagnie. Ces exagérations incroyables ne dispensent pas d’être un conteur habile et original, et de tracer ses caractères d’une main ferme et délicate, de quoi M. Soulié semble prendre un médiocre souci. La manière de conter, le dialogue, les personnages, tout, dans les Drames Inconnus, est d’une trivialité fort peu avenante. — Rendons, du reste, à chacun ce qui lui revient : c’est M. Soulié qui a inventé les longs romans où d’autres ont fait fortune, où lui-même réussit d’abord, et dans lesquels il s’égare aujourd’hui comme dans des catacombes dont on ne sait plus retrouver la porte. M. Frédéric Soulié fut, sans s’en douter, le Jean-Baptiste de M. Eugène Sue. Que Dieu pardonne au précurseur et au messie du roman-feuilleton en dix volumes !

Ainsi voilà où en sont les romanciers régnans et vieillissans, tandis que la jeune levée des romanciers se met à la suite, s’enrôle, de telle sorte que si la muse de la fiction est abaissée aujourd’hui, on ne peut pas espérer qu’elle se relèvera demain. La décadence pourtant des chefs de cohorte de l’armée des conteurs est assez visible pour qu’il soit d’un fort mauvais calcul d’épouser leur fortune, et de suivre pas à pas leurs traces. Les jeunes plumes seraient-elles séduites par le bruit et le fracas que soulève le roman actuel, et le nombre de lecteurs qui s’ameutent autour du feuilleton ? Mais quel est donc ce grand public pour lequel on a abandonné si facilement les lecteurs d’élite, les gens de goût ? car où sont les esprits délicats et cultivés qui se plaisent à ces jeux violens d’imaginations surexcitées ? Ce public, c’est l’ancien public, ni plus ni moins, de Ducray-Duminil et de Pigault-Lebrun. Ceux de nos romanciers qui possédaient le mieux le sentiment de l’art, Mme Sand, et à un degré moindre, M. de Balzac, n’ont pu, malgré leur bonne volonté, passer tout-à-fait, avec armes et bagages, à ce public si nouveau pour eux ; aussi ils n’ont été compris qu’à demi, en un mot, ils réussissent peu en feuilleton. M. Sue et M. Dumas, au contraire, ont passé naturellement, et sans efforts, du côté de ce public, et ils ont été reçus à bras ouverts. — Si les jeunes romanciers n’ambitionnent que des succès à la Dinocourt, il n’y a rien à leur dire ; mais que penser d’une génération d’écrivains qui n’aspirerait qu’à de tels triomphes ?

Il faudrait songer qu’un jour viendra, et ce jour n’est peut-être pas si éloigné, où ce même public qui demande à grands cris des aventures, et toujours des aventures, en aura assez de ces interminables récits qui se ressemblent tous, au fond, d’une façon désespérante. La satiété lui donnera du goût, et il reviendra au simple et au naturel par réaction. Quand les lecteurs en seront là, où en seront les romanciers ? Ils auront depuis long-temps perdu le secret des analyses du cœur et du bon style, et ils se trouveront avoir abaissé leur talent et compromis leur renommée pour plaire à un public qui à la fin les reniera. Les mieux avisés devraient dès aujourd’hui se surveiller avec une attention scrupuleuse, afin de conserver leur talent dans sa force, si leur talent est déjà développé, ou de le mûrir, s’il est jeune encore. Quand s’opérera la réaction inévitable, ils seraient tous prêts à augmenter leur réputation, s’ils ont déjà un peu de gloire, ou à conquérir un beau nom, s’ils sont encore inconnus. L’occasion sera excellente ; et quels regrets ils auraient alors de s’adresser en vain à leur imagination, et de ne trouver chez eux que fatigue et décrépitude !


PAULIN LIMAYRAC.