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En Allemagne (1882-1886)/Berlin, la cour et la ville/01

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En Allemagne, Texte établi par Introduction et notes de G. Jean-Aubry, Mercure de FranceŒuvres complètes de Jules Laforgue. VI (p. 9-20).


VILLÉGIATURES ROYALES
L’EMPEREUR ET L’IMPÉRATRICE EN GARE
ENTRÉE À BERLIN



Par une torride après-midi d’août, je flâne aux environs de Potsdam. Dans cette plaine qui va de Potsdam à Berlin, plaine de sable où l’on enfonce comme au bord de la mer, Potsdam, le Versailles prussien, avec ses environs, est une oasis dont la Couronne n’est pas peu fière.

Potsdam mire son clocher et ses casernes dans un de ces nombreux lacs que forme la Havel. D’un bleu glacé, ces lacs se succèdent, entourés de parcs d’où émergent les châteaux royaux : le Babelsberg appartenant à l’empereur, le Palais de Marbre au prince Guillaume, son petit-fils, Glienicke au fils de feu Frédéric-Charles. J’ai loué une barque à Potsdam et je fais le tour de ces berges illustres. Mon loueur de barque m’a bien recommandé de n’aborder dans aucun des parcs royaux, il m’a même fait entrevoir des mois de forteresse. Je fais le tour, côtoyant les berges d’aussi près que le permettent les masses de joncs. Le silence de l’accablante après-midi plane partout ; deux ou trois mouettes vont et viennent ; une flottille de cygnes passe. Je contourne le parc du château de Babelsberg. Le château se dresse, là-bas, sur une éminence du milieu des frondaisons, le drapeau indiquant le séjour de l’empereur flotte au sommet. Çà et là, sur la pente des berges, des groupes de canons de toutes dimensions, depuis le canon pris à la guerre jusqu’au canon jouet de prince ; on s’en sert aux anniversaires ; il en est un qui chaque soir salue le coucher du soleil.

Ces massifs de verdure sont de ce vert métallique et artificiel qu’on voit dans les paysages allemands du temps de l’empire. Et de fait, toute cette oasis est à peu près artificielle, il ne faut pas beaucoup creuser du bout de la canne pour retrouver le sable, et je viens de passer à côté d’une bâtisse où une puissante machine pompe dès six heures du matin et amène l’eau à travers le parc.

Il est trois heures, c’est l’heure de la sieste. Dans une demi-heure l’empereur et l’impératrice se mettront à table avec leurs invités. Dans ce séjour d’un mois que les deux souverains font au Babelsberg, pas un dîner qui n’ait quelque invité de marque.

Je n’ai vu d’autre figure humaine que quelques paysans et paysannes hâves et déguenillés balayant une allée. Mais voici venir, par l’allée qui longe le bord, une patrouille de six fantassins. Celui qui les conduit, et qui tient son fusil sous le bras, le canon vers la terre, me fait signe de me promener un peu plus au large.

Je vais me promener au large. Je croise un petit bateau à voile. Dedans, un brave Allemand en manches de chemise et sa femme ; le mari fait la manœuvre : dans le fond du bateau, un petit tonneau de bière. Je rentre à Potsdam. Une péniche chargée d’une montagne de fourrage passe lentement. Là-bas, sur la berge, des hussards rouges descendent faire baigner leurs chevaux. Un canal étroit, puis un bout de lac et des joncs, encore un canal avec quais et je suis en ville : les éperons retentissent seuls dans la solitude, sur ces vieux pavés. Le château et son parc sont à deux pas, j’y vais prendre le frais. À l’église « de la garnison » quelque heure sonne et aussitôt le jeu de cloches chante l’air d’un vieux choral allemand qui dit :

Va toujours fidèle et probe
Jusqu’à ton tombeau froid,
Et ne t’écarte pas d’un pas
Du chemin du Seigneur.

Ce jeu de cloches chante ainsi toutes les demi-heures. Mince distraction. L’ennui qu’on respire ici est ineffable. Mais Berlin est à quarante minutes.

Je vais en voiture jusqu’au Neu-Babelsberg. On passe sous des frondaisons pendant la plus grande partie du chemin. Puis la route se borde de masures pauvres. On voit des gens aux cheveux blond filasse, surtout femmes et enfants, et dont le teint dit la nourriture principale, la pomme de terre. Involontairement je songe à ces villages, avoisinant Versailles, où Mme de Maintenon allait, en compagnie de sa favorite de Saint-Cyr, distribuer du pain, des vêtements, des aumônes.

Passent des voitures de la cour, de simples calèches, cochers et valets en noir avec aiguillettes et parements d’argent. Les cochers et les valets à la cour ne portent jamais la moustache, et c’est là une curieuse protestation (anglaise et française) contre les gens de maison à Berlin qui portent la barbe à leur gré et surtout la moustache.

Le dîner chez l’empereur est terminé. Je croise, dans une même calèche, deux figures correctes en habit qui assurément « ne sont pas d’ici », comme on dit vulgairement à Berlin. Ce sont le duc de Sagan et le comte Guillaume de Pourtalès ; l’un petit, cocasse à force de réaliser dans sa mise le type du gentilhomme Restauration, heureux de vivre dans une cour et de circuler aux fêtes en un uniforme, l’autre, un superbe reste de viveur avec sa tête d’une calvitie imposante et sa grande barbe blanche, qui lui permettent de poser dans les tableaux vivants à la cour les vieux pèlerins, les grands seigneurs magyars et autres sujets, heureux aussi de vivre dans une cour et revêtant pour les bals de gala un superbe costume rouge inconnu. Le duc (avec la duchesse sa femme, petite-fille du maréchal Castellane) et le comte sont les grandes ressources, comme conversation, des thés que donne et préside autour de sa table l’impératrice.

Un peu plus loin, toujours en voiture, l’illustre marquis de Tseng avec des Chinois de l’ambassade fumant des cigarettes et causant de leur air exotique et narquois. On parle de la politesse chinoise ; j’ai su le lendemain qu’à ce dîner, dès qu’on se fut levé de table, le marquis et ses Chinois s’apprêtèrent, sans autre cérémonie, à prendre la porte et que le grand chambellan, comte Perponcher, leur cria d’un bout à l’autre de la table : « Hé, messieurs ! vous n’avez pas dit bonjour à l’empereur. » Pour un Chinois, passe ; mais pour un marquis !

Je passe sur le pont de Glienicke jeté sur un étranglement de deux lacs entre Potsdam et le château toujours désert de feu le prince Frédéric-Charles. La voiture est obligée de s’arrêter, ainsi que nombre de piétons. L’arche centrale du pont s’ouvre et relève ses deux battants pour laisser passer un bateau chargé d’une montagne de fourrage. Cette montagne passée, les deux battants s’abaissent, mais les piétons continuent à stationner, et les passants s’ajoutent à eux. Mon cocher me fait signe d’attendre. En face de l’embarcadère (une planche) du château de Babelsberg, arrive un canot de luxe. Entre l’homme assis au gouvernail et les deux matelots tout en blanc qui rament, se tient assis un officier de hussard rouge très décoré. La foule se découvre, il salue militairement. C’est le prince Guillaume, petit-fils de l’empereur, qui rentre chez lui au Marmor-Palais et a préféré, par cette belle journée, le canot à la voiture.

Le lendemain, à la même heure, sous le même soleil torride et dans le sable qui craque, je me trouve à la petite station de chemin de fer de Neu-Babelsberg. Un train extra, formé du salon capitonné de bleu de l’impératrice et de quelques coupés de première et de seconde classe, attend les souverains. Après le séjour réglementaire de vingt jours, Leurs Majestés quittent le château de Babelsberg pour Berlin. Demain matin même a lieu la grande parade militaire. Après-demain, fête de Sedan.

Le chef de gare a mis sa belle casquette et sa brochette de décorations. Quelques laquais en petite livrée attendent déjà. Peu à peu des voitures arrivent. Deux médecins, l’un en uniforme, celui de l’empereur, et l’autre en civil, celui de l’impératrice. Trois ou quatre fourriers, un vaguemestre, dans des redingotes d’employés ; le plus modeste de nos commis ne voudrait pas de leurs gibus démodés et défraîchis ni de leurs informes chaussures. Tout ce monde-là a l’air avant tout discipliné et non habitué à des douceurs de cour.

Enfin voici un personnage. C’est, en civil, un vieux beau aux moustaches trop cirées, raide et gourmé dans un habit qui ne vient ni de Paris ni de Londres. Son gibus demanderait un coup de fer (ah ! les gibus, tous les gibus qu’on voit en Allemagne !). C’est le grand chambellan du Palais, le comte Perponcher, il occupe la plus haute charge de la cour. Nous le retrouverons dans toute la gloire de ses fonctions. Le comte a à ses côtés un jeune parent, officier de la garde, baron, chambellan en herbe.

La comtesse Perponcher, grande-maîtresse de la maison de l’impératrice, non plus que la comtesse Hacke, première dame du palais, ne sont là. L’impératrice n’a ici que deux dames d’honneur, la comtesse Oriola, dame d’honneur fixe, logeant au palais et recevant des appointements, et une de ces nombreuses et jeunes comtesses de province qui se succèdent de mois en mois auprès de l’impératrice, comme pour un apprentissage, quand la souveraine est en villégiature.

On se range, on se découvre. Leurs Majestés arrivent, dans la même voiture découverte qui est celle de l’impératrice, véhicule à caisse carrée et très basse, où la souveraine peut être installée dans la chaise même où on la roule à travers ses appartements. L’empereur, tête basse, son beau sourire heureux et faible et fini sous sa moustache toujours retroussée, est assis, comme affaissé, ses deux mains gantées de blanc posées sur ses genoux. Il est dans une petite tenue un peu usée et porte la simple casquette, casquette remarquablement plate et modeste contrastant avec les proportions abusives en hauteur qu’ont prises dans ces derniers temps celles des officiers élégants de Berlin.

L’impératrice est en noir garni de jais. Les voyages et les deuils de cour sont les seuls cas où elle porte du noir. En tout autre temps, elle ne recule pas devant les couleurs les plus franches qui, encadrant sa maigre personne voûtée et son hautain visage ruiné et fardé, font d’elle le personnage le plus singulier qu’un Talleyrand ou un lord Beaconsfield eussent pu rêver, et que M. de Bismarck, qui n’est ni Talleyrand ni Beaconsfield, n’a pas trouvé de son goût allemand.

Accompagnés du chambellan, à petit pas et voûtés, les deux souverains se dirigent vers le wagon-salon où des valets les aident à monter. Le train part, devant le chef de gare saluant militairement.

À l’arrivée, la place qui se trouve devant la gare de Potsdam et qui est le point central et le plus animé de la ville est nettoyée par des policiers à cheval contenant le cercle des curieux. Et ce seront encore un échelonnement ininterrompu de gardes à cheval et les deux haies compactes de bons Berlinois tout le long de l’avenue des Tilleuls jusqu’au palais impérial où déjà flotte le drapeau qui annonce que l’empereur est à Berlin.

L’entrée par chemin de fer dans la capitale de la Prusse est glaciale, sans imprévu, sans vie. Ce n’est pas comme en arrivant à Paris, après avoir longé de gaies maisons de campagne et des jardinets, cette série de banlieues si caractéristiques, puis ces faubourgs aux hautes maisons escaladées d’enseignes et de réclames et de balcons à fleurs, toutes grouillantes de populations et de petits métiers, des deux côtés de l’infernal fonctionnement de la gare. Ici, c’est, en fait de campagne, du sable pur à remuer à la pelle, des sapins sombres des deux côtés de la voie ; et puis, c’est l’entrée subite et toute simple en ville par des boulevards extérieurs, aux maisons plates, badigeonnées de l’éternelle couleur d’ici, pomme de terre ou macadam, que n’égayent ni réclames, ni balcons, ni volets aux fenêtres. Il faut avoir vu ces maisons pour savoir ce qu’une façade sans balcons et surtout sans volets (ce qui donne aux fenêtres l’air de trous réguliers) et avec, au ras du trottoir, ces descentes dans des boutiques, a de sinistre, et pour apprécier la jolie chose qu’est une façade de maison quelconque à Paris.

C’est le crépuscule, un crépuscule de fin d’août. En gare, dans des wagons de quatrième classe se casent des ouvriers. Leur mise frappe. Ils ne portent pas la blouse, le bourgeron, ni le pantalon bleu, mais la redingote usée et graissée, et la casquette à visière, avec cela, je ne sais quel air de galériens que leur donnent leurs cheveux négligés et leur grande barbe.

Les gares allemandes n’ont pas cet air de vieille pierre de nos gares de Paris ; elles sont toutes neuves, très claires, style trocadéro, briques rouges ou grès, toujours très enjolivées. Elles sont surtout spacieuses et claires et plus faites pour la circulation que pour abriter un dédale de bureaux. Les employés sont de vrais militaires, en uniforme, raides et les pieds en équerre, ils saluent leurs chefs.

Le contraste entre la tenue des employés allemands et celle des employés français est amusant à saisir à la frontière entre Avricourt allemand et Avricourt français. Dans l’une, un personnel militaire, s’occupant sans un mot du fonctionnement de la station, comme hier, comme avant-hier. Dans l’autre, dès l’arrivée, une petite odeur d’absinthe et de liberté, des employés qui traînent (ou qui semblent traîner, n’ayant pas de sous-pieds), sifflotant (sifflotant !), s’interpellant : « Est-ce qu’on te voit ce soir ? », etc. Le public, avec ou sans billets, est libre de circuler à sa guise dans les gares allemandes.

La gare de la dernière des sous-préfectures de France ne voudrait pas des buffets des gares de Berlin.