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En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/A/13

La bibliothèque libre.
Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 43-47).
1836




chartres.
La Louppe, 18 juin 1836.

Me voici installé à une table d’auberge à la Louppe, gros bourg à neuf lieues de Chartres, et mon premier soin est de t’écrire, mon Adèle. Depuis notre départ, nous n’avons pas eu une minute, Nanteuil et moi, Nanteuil dessinant, moi explorant. Le premier jour nous avons déjeuné à Chevreuse et couché à Rambouillet.

Je t’ai déjà souvent parlé de Chevreuse, dont le château, quoique coiffé de toits absurdes par un meunier, est encore d’un assez grand aspect. Quant à Rambouillet, hormis le parc, ville et château sont parfaitement insipides. Il y a cependant encore au château une assez belle grosse tour, sur laquelle viennent bêtement s’appuyer deux méchantes façades d’un pauvre goût moderne. La route depuis Bièvre est charmante. Le lendemain nous avons vu Maintenon avec son admirable petit châtelet du quinzième siècle et son immense aqueduc ruiné du dix-septième, et enfin Chartres qui nous est apparu de loin dans l’averse la plus pittoresque du monde.

Ici il faudrait des volumes et des millions de points d’exclamation. La cathédrale de Chartres est une merveille.

Nous avons passé trente-six heures dedans, dessus et dessous, arpentant les nefs, descendant dans la crypte, grimpant dans les clochers, regardant avidement l’édifice dans tous les sens, et nous n’en savons rien, sinon qu’il faudrait six mois d’études pour avoir une idée un peu complète de ce qu’il contient. Moi, j’en suis encore à cette première impression que font les grandes choses et qui est tout éblouissement.

L’intérieur de l’église est d’un effet prodigieux. La nef est haute et sombre, les vitraux fourmillent de diamants, les bas-reliefs du pourtour du chœur avec leurs encadrements à jour forment une des plus admirables broussailles de pierre que l’art ait jamais fait fleurir au point de jonction du quinzième et du seizième siècles. Magnifique église ! Autant de détails que dans une forêt, autant de tranquillité et de grandeur. Cet art-là est vraiment fils de la nature. Infini comme elle dans le grand et dans le petit. Microscopique et gigantesque.

Ô pauvres architectes de nos jours qui ont l’art de faire de si petits édifices avec de si grands amas de pierres, qu’ils viennent donc étudier ceci ! qu’ils viennent apprendre, ces bâtisseurs de grandes murailles nues, comment le simple contient le multiple sans en être troublé, comment le petit détail agrandit le grand ensemble. Ce sont véritablement de malheureux artistes qui ont perdu le sens de leur art, et qui ôteraient les feuilles aux chênes comme les arabesques aux cathédrales.

L’extérieur de l’église n’est pas moins sublime. Les deux portails des extrémités du transept sont d’une beauté presque unique. Ils ont de certaines portes latérales à plafonds qui, vus de côté, leur donnent je ne sais quel air de péristyles égyptiens. Les statues sont comme celles d’Amiens, de la plus sévère époque de l’art chrétien.

Quant aux deux clochers, ils forment entre eux la plus admirable et la plus harmonieuse opposition de grâce et de majesté qui se puisse imaginer. Le vieux, qui est le moins haut, est presque roman, est d’une gravité sombre et austère, quoique ornée. L’autre est un gigantesque bijou de quatre cents pieds de haut.

Les trois grandes rosaces, admirables au dehors comme forme, sont admirables au dedans comme couleur.

Quant au dégât causé par l’incendie, quoi qu’on en ait dit dans les journaux, il est immense. J’en parle après avoir vu. J’ai visité l’église avec le plus grand scrupule, parfaitement anonyme, comme je fais toujours pour n’être influencé par aucune politesse. Pour tout voir, j’ai eu à lutter, là comme partout, contre ce sonneur stupide et ce sacristain insolent que j’ai toujours retrouvés dans toutes les églises, maîtres absolus de l’édifice, le barricadant aux curieux, et s’y faisant dans des coins de petits amas de débris précieux qu’ils tiennent sous clef et qu’ils exploitent. À Chartres, c’est encore mieux, le sacristain donne des consignes aux soldats. Vous vous présentez pour entrer, la sentinelle vous crie : Halte-là ! avez-vous la permission ? — De qui ? — Du portier, dit le soldat.

Je dis que le dégât est immense dans toute la partie supérieure de l’église et, qui plus est, irréparable. Pour la forêt, cela va sans dire. Où sont les châtaigniers ? où sont les charpentiers ? La matière première et l’ouvrier manquent. On fera un comble en fer, triste expédient, qui, heureusement au moins, ne se verra pas du dehors comme ce déplorable clocher de Rouen.

Mais dans les flèches le ravage n’est pas moins irrémédiable. Ce n’est pas seulement la charpente qui a brûlé. Ce sont tous les fenestrages de pierre si délicats et si charmants du grand clocher qui se sont dissous dans l’incendie. Il n’en reste plus que des moignons tout rongés qui font encore des saillies telles quelles sur les grosses nervures des ogives. Quant au vieux clocher, l’ornementation romane est trop massive et trop adhérente à la pierre pour qu’il soit défiguré, mais je crains qu’il ne soit plus ébranlé encore que l’autre. De tels coups sont trop forts pour un vieillard. — Et ce vieillard-ci a sept cents ans.

C’est une dévastation étrange à l’intérieur des clochers. Çà et là, d’énormes tas de cendre dans les angles des chambres hautes, des monceaux de ferrailles monstrueuses tordues et rouillées par la flamme parmi lesquelles on distingue des battants de cloche et d’énormes copeaux de bronze ; on s’appuie sur une barre de fer, elle tremble dans son alvéole comme une dent déchaussée ; on se fie à une voûte, elle est lézardée ; les escaliers à jour vacillent presque quand on y marche ; et puis de grosses pierres éclatées roulent sous vos pieds, et le granit des balustrades léchées pendant douze heures par la flamme s’en va en écailles sous vos doigts.

Maintenant à qui confiera-t-on cette difficile restauration ? M. Duban serait un très bon choix. Qu’on se garde surtout de la main maladroite et ignorante qui vient de manier si fatalement notre irréparable Saint-Denis. Il faut être un bien vaillant maçon pour s’attaquer à des édifices comme Chartres ou Saint-Denis quand on est tout au plus capable de bâtir un pastiche bâtard comme la Bourse ou la Madeleine. Comment osez-vous remuer des pierres vénérables où s’est empreint un art que vous ne comprenez pas ? Comment osez-vous conclure de Vignole à André Colomban ?

Les ravages à l’intérieur de l’église sont énormes aussi ; ceux-là n’ont pas été causés par l’incendie, mais par les architectes restaurateurs. Un des dégâts les plus déplorables, c’est l’introduction dans le chœur d’un gros mauvais groupe rococo de Bridan, lequel, pour passer, a fait une trouée dans la haie d’arabesques gothiques qui hérisse ses mille aiguilles autour du maître-autel.

Ô braves chartrains, puisque vous restaurez, restaurez donc votre chœur. Chassez-moi Bridan, et son Assomption, et les grilles Louis XVI, et les bas-reliefs Louis XVI, et les stucs Louis XVI, et tout ce misérable goût du dix-huitième siècle agonisant qui déshonore votre sanctuaire. Juste châtiment !

le stupide évêque qui ainsi défiguré le chœur de Chartres n’a pas eu le bonheur d’officier une seule fois au milieu de son absurde arrangement. Au moment où il venait de finir son œuvre, la Révolution est venue qui a balayé d’un souffle l’évêque et le chapitre. Que n’a-t-elle balayé aussi Bridan ! — J’oubliais qu’on fait admirer ce groupe aux curieux dans cette cathédrale. C’est comme si l’on vous faisait admirer un quatrain de Jean-Baptiste griffonné sur les marges de la Bible.

Puisque les chartrains restaurent leur cathédrale, et ils ne peuvent mieux faire, ils devraient bien empêcher je ne sais qui de démolir les vieux remparts qui complètent leur belle porte Guillaume.

Du reste, la cathédrale sans toit est d’un effet étrange et qui a sa beauté. Les murs sont si chargés de colonnettes et de piliers en gerbes et de nervures que, de cette même porte Guillaume d’où on la voit dans toute sa magnificence, elle apparaît au-dessus de la ville comme un immense orgue de pierre.

Vue du haut du grand clocher, la croupe incendiée et mise à nu est superbe. On dirait le dos d’un monstre énorme. Ce qui paraît singulier d’abord, quoiqu’on se l’explique ensuite par la réflexion, c’est que le plomb dont est revêtu le promenoir de la haute galerie qui circulait autour du toit est resté parfaitement intact, quoique si voisin de l’embrasement que le plomb de la couverture en fusion a coulé dessus de toutes parts, et y pend encore à l’heure qu’il est en mille stalactites qui brillent d’une façon charmante au soleil.

Du reste la ville de Chartres, prise du côté des vieux remparts, est très pittoresque et devrait être plus visitée des peintres qu’elle ne l’est.

La poste va partir, j’écris tout ceci à la hâte. Chère amie, donne ces détails à ceux de nos amis qui t’en demanderont. Nanteuil est encore avec moi. Le voyage l’a mis en appétit d’aller plus loin, et nous avons gardé notre cabriolet. Il te présente ses respects.

Moi, je vous embrasse tous, et toi avant tous. Je ne sens jamais plus combien je t’aime qu’absent de toi. Embrasse mille fois nos bien-aimés petits. Je te le rendrai. Écris-moi poste restante à Cherbourg. Toujours M. le Baron Hugo. — Pas de prénom.

Ton Victor.

Lis tout ceci à ton père que j’aime et à qui je serre la main. Je pense que cette lettre l’intéressera. Il s’occupe de tout cela comme moi et mieux

que moi.
Alençon, 19 juin.

C’est sur le coin d’une affreuse nappe d’auberge que je t’écris, mon Adèle. Nous avons quitté notre cabriolet à Nogent-le-Rotrou, et pris la voiture publique jusqu’à Domfront où je pense que Nanteuil me quittera. Nous sommes à Alençon. Nous avons un quart d’heure pour manger un morceau et j’en profite pour t’écrire.

Nous avons dit avant-hier adieu à Chartres où il y a encore une belle église à beaux vitraux dont je ne t’ai pas parlé, offusqué que j’étais de la cathédrale. Nous avons quitté la Beauce dont les plaines au crépuscule ont de magnifiques horizons qu’on devrait bien admirer un peu. Voici maintenant que nous voyons venir la Normandie et que nous la reconnaissons aux tignasses vertes des pommiers qui nous entourent de toutes parts. Il pleut, il vente, il fait un temps affreux. Le soleil pour nous narguer nous regarde de temps en temps par la lucarne d’un nuage.

Nous avons vu et visité à Nogent-le-Rotrou ce château qu’on voulait me vendre il y a six ou sept ans. Nanteuil en fait pour toi un croquis de souvenir pendant que je t’écris. L’extérieur du château est encore très beau et domine superbement un immense horizon de plaines ondulantes. L’intérieur n’est que délabrement.

C’est aujourd’hui dimanche, mon Adèle. Je songe tristement qu’il y a huit jours j’étais bien heureux près de toi. Nous avions fait ensemble cette douce cavalcade dans la forêt de Saint-Germain. Nous étions l’un près de l’autre, heureux l’un par l’autre comme dans nos plus riantes années. Je tenais ton cheval par la bride et je marchais l’œil sur nos chers petits. Mon Adèle, j’aime mieux mon dimanche d’il y a huit jours que mon dimanche d’aujourd’hui.

Dans trois semaines je vous reverrai, je vous embrasserai tous. En attendant, donne mille baisers à Didine, à Dédé, à Toto, qui va bien, j’espère, à mon pauvre Charlot doublement exilé. Je serre la main de ton père et je t’embrasse bien fort, mon Adèle.

V.