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En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/A/15

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 50-51).
Saint-Malo, 25 juin.

Voici deux jours, chère amie, que je ne cesse de songer à toi. Il faudra absolument que nous voyions la mer ensemble et avec tous nos chers petits. Je voudrais voir Toto et Dédé, et même vous, mademoiselle Didine qui allez faire votre première communion, je voudrais les voir à même dans cet immense écrin des coquillages de l’océan que je foulais hier aux pieds entre Dol et Saint-Malo ; car, n’ayant pas trouvé de place dans leur hideux tape-cul, je faisais philosophiquement mes six lieues à pied.

Arrivé à Saint-Malo, j’étais pénétré de poussière, j’ai couru à l’océan, et je me suis baigné dans les rochers qui entourent le fort du môle et qui font à la marée basse mille baignoires de granit. J’ai été assez avant dans la mer, courant de roche en roche malgré la lame qui m’a jeté une dizaine de fois à la renverse sur de diaboliques rochers fort pointus. N’importe, c’est une admirable chose chaque fois qu’elle vous enveloppe et vous secoue dans son écume.

Comme j’ai fait une douzaine de lieues à pied au soleil depuis quatre jours, bout par bout, j’ai le visage tout pelé, je suis rouge et horrible.

Du reste, j’avais besoin d’eau. Depuis que je suis en Bretagne je suis dans l’ordure. Pour se laver de la Bretagne il faut bien l’océan. Cette grande cuvette n’est qu’à la mesure de cette grande saleté.

Voici la chambre où je suis censé avoir dormi à Pontorson : un galetas plafonné en poutres et planchéié en terre (dans le pays ils disent planchié, ce qui est plus expressif) ; d’énormes araignées au plafond, de très petites puces par terre. Deux chaises veuves de leur paille. Un matelas qui sent le doux. Vis-à-vis la fenêtre une vieille enseigne où on lit en vieilles lettres presque effacées : Un tel, tailleur arrivant de Paris. On vous sert à dîner. Les assiettes bretonnes sont comme des formations. Il faudrait pénétrer plusieurs couches de je ne sais quoi avant d’arriver à la faïence. Si les puces marchaient, elles y laisseraient très certainement l’empreinte de leurs petits pieds. Comme Pontorson touche à la mer, on n’a pas de poisson, on vous sert un gigot à demi rongé. Le tout se passe à la lueur d’une maigre chandelle dans un gros flambeau rococo de cuivre vert-de-grisé, laquelle chandelle se penche mélancoliquement et verse des larmes de suif dans les assiettes. Et puis on se couche, et le lendemain matin on paye cinq francs, non pour avoir mangé, mais pour avoir été mangé.

On arrive à cette chambre et à ce dîner par onze héroïques marches de treize pouces de haut et de trois pouces de large.

Tu communiqueras cette description d’un logis breton à ton père. Il est vrai qu’il te dira que ton Pontorson est en Normandie. Il est vrai, la carte dit : en Normandie, mais la saleté dit : en Bretagne.

Du reste, dans ce pays-ci, les cochons mangent de l’herbe. Il n’y a qu’eux qui soient propres en Bretagne.

La clôture des champs se fait au moyen d’une espèce de barrière formée d’un tronc d’arbre où sont piqués çà et là des morceaux de bois, laquelle barrière ressemble à un peigne. Cela devrait bien donner aux bretons l’idée de s’en servir (de peignes).

Dol, où j’ai déjeuné hier, a une belle vieille rue presque romane, avec des piliers à chapiteaux sous les maisons. La cathédrale, qui a un beau vitrail à l’abside, n’est qu’un grand délabrement.

Sans les vieilles tours du port et sans la mer, Saint-Malo offrirait peu d’intérêt. J’ai pris dans une anfractuosité du roc hier un animal hideusement beau que les gens du pays appellent crapaud de mer.

Je compte aller aujourd’hui à Dinan. Je ne sais trop si le temps me permettra d’aller jusqu’à Cherbourg, mais écris-moi toujours là. Je m’arrangerai de manière à ce que tes lettres viennent me retrouver si je passe par Caen. Je viens d’écrire à Boulanger. Je compte écrire demain à Mlle Louise. Dis aux enfants de lui écrire. Tu sais que cela lui fait plaisir, et elle est si bonne pour eux.

J’espère, mon Adèle, que tu continues de te plaire à Fourqueux. Je veux que tu t’y amuses le plus possible, et je finis en t’embrassant bien tendrement, ainsi que nos bons petits. Ne m’oublie pas auprès de ton père, et de nos bons amis Châtillon, Boulanger, Robelin, Gautier, etc.