Aller au contenu

Erckmann-Chatrian (Claretie)

La bibliothèque libre.
A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES

ERCKMANN-CHATRIAN


par


JULES CLARETIE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, rue saint-benoit, 7

1883







ERCKMANN-CHATRIAN



Il y a près de trente-cinq ans aujourd’hui, le théâtre de Strasbourg donnait la première représentation d’un drame intitulé l’Alsace en 1814, composé, disait un journal, par deux jeunes gens du pays. Drame patriotique, plein de poudre et d’action, qui enflamma, ce premier soir, les cervelles strasbourgeoises, si bien que le lendemain, dès la seconde représentation, l’autorité préfectorale intervenait et faisait au directeur interdiction de jouer la pièce. Les auteurs — l’un de vingt-six ans, l’autre de vingt-deux — en prirent leur parti et écrivirent un autre drame, un drame intime, intitulé Georges, et qui ne fut jamais représenté, pas plus qu’un autre, Schinderhannes, histoire d’un brigand à la Schiller. L’un des deux collaborateurs, le plus âgé, s’occupa alors d’une brochure sur la conscription militaire ; le plus jeune fit de la polémique dans un journal local, le Démocrate du Rhin, et tous deux, signant tantôt d’un nom, tantôt de l’autre, publièrent en feuilleton, dans la gazette alsacienne, des contes fantastiques destinés plus tard à devenir populaires, entre autres le Bourgmestre en bouteille.

Ces deux amis, préoccupés à la fois alors des questions militaires et des fantaisies à la Hoffmann, s’appelaient, l’un, Émile Erckmann, l’autre Pierre Chatrian. Leurs noms unis devaient, douze ans plus tard, devenir célèbres, vingt ans après devenir illustres.

Erckmann-Chatrian !… Cette signature bizarre, attirante et facile à se graver dans la mémoire, avec son singulier mélange de germanisme et de français, ce nom composé qui eût tenté Balzac, comme, avec une autre harmonie, son Z. Marcas ; ce nom d’Erckmann-Chatrian, aujourd’hui en pleine lumière, on put le voir pour la première fois, vers 1859, sur la couverture jaune d’un livre de contes : l’Illustre Docteur Mathéus, publié par l’éditeur Bourdilliat, à la Librairie Nouvelle. Le livre eut du succès. Il y avait longtemps qu’on n’avait lu de récits fantastiques. Ce mélange d’Hoffmann et d’Edgar Poë fit l’effet d’un mets exotique dans un repas à la française. Un peu de haschisch ne déplaisait point alors, après le ragoût normand et le cidre de Madame Bovary. On se mit donc à lire le Docteur Mathéus. C’était l’amusante histoire d’un original d’outre-Rhin, sorte de Don Quichotte allemand chevauchant à travers le monde, suivi de son écuyer Sancho qui se nommait Coucou Peter. Le maigre profil du chevalier de la Manche est tellement attirant qu’il porta bonheur à ce Quijote en houppelande, coiffé du tricorne germanique. Mais ce ne fut pas le Docteur Mathéus lui-même qui assura la fortune du livre. MM. Erckmann-Chatrian lui avaient donné une escorte de contes et de nouvelles véritablement curieuses, attachantes, étonnantes, qui surprirent et charmèrent.

Des récits bizarres, — de ceux que les deux collaborateurs avaient, à leurs débuts, publiés dans le Démocrate du Rhin, — des nouvelles originales où se mouvaient, comme dans une pénombre, des créatures falotes, des êtres doués d’une vie singulière, quelque chose de capiteux et de magnétique, une sincère étude de la vérité scientifique unie à un goût prononcé pour la chimère, un mélange de réalisme et de fantaisie ; tout cela contribua vivement à fixer l’attention et à éveiller la curiosité. Après avoir lu l’Auberge des Trois Pendus, l’Araignée crabe, l’Esquisse mystérieuse ou l’Oreille de la Chouette, on se demandait, intrigué, d’où sortait ce nouveau venu qui contait comme le revisionnaire du Chat Mürr ou comme l’auteur de Pater Schlemyl.

Ce « nouveau venu » était une raison sociale. Nous nous amusions, en ce temps, à écrire, à propos d’Erckmann-Chatrian et des frères de Goncourt : « Les deux romanciers peut-être les plus remarquables de ce temps sont quatre. »

Émile Erckmann, de Phalsbourg, et Pierre-Alexandre Chatrian, de Soldatenthal (Meurthe), s’étaient donc unis pour braver la fortune littéraire, et ils avaient marché comme ils avaient débuté : en commun. Erckmann, né le 21 mai 1822, était fils d’un libraire ; il avait étudié le droit à Paris ; mais Cujas et Barthole ne lui plaisaient qu’à demi, et il se sentait plus volontiers attiré vers les lettres. Que de rêves il faisait alors avec son ami Pierre ! Celui-ci, plus jeune de quatre ans, né le 18 décembre 1826, fils d’un verrier de la Meurthe, élevé au collège de Phalsbourg, puis employé dans une fabrique de verrerie, en Belgique, las de son métier, était rentré à Phalsbourg en qualité de maître d’études. Un professeur de rhétorique du collège, M. Perrot, avait mis Chatrian en relation avec Erckmann, et la collaboration commençait avec l’amitié.

Passer du rêve à l’action, c’était chose facile pour Chatrian, ardent, militant ; vite il entraînait vers la production Erckmann, plus contemplatif et plus philosophe et qui se fût contenté peut-être de suivre ses imaginations s’envolant dans les fumées bleues de sa pipe par-dessus les vertes houblonnières.

C’est en 1848 qu’ils avaient débuté. Leurs œuvres de jeunesse, imprimées en Alsace, font aujourd’hui le désespoir et la joie des bibliophiles. Erckmann et Chatrian la quittaient bientôt, cette Alsace, venaient à Paris, et, résolus à y vivre sans courir les hasards de la bohème littéraire, qu’ils haïssent, ils travaillaient doublement : l’un, Erckmann, étudiant le droit, l’autre, demandant et obtenant une place au chemin de fer de l’Est, où il est encore aujourd’hui caissier, fidèle à son bureau, par habitude et par devoir. On le voit, la biographie d’Erckmann et de Chatrian est bien simple jusqu’au jour où parut l’Illustre Docteur Mathéus ; elle se réduit à deux mots, mais pleins de choses : le labeur et la patience[1]

Elle n’a pas eu beaucoup d’incidents depuis. Des succès, oui, des événements, non. Le lendemain de la publication de leur premier livre Erckmann-Chatrian étaient célèbres. Hugues le Loup, Maître Daniel Roch, les Contes des bords du Rhin, les Contes de la Montagne, succédaient à l’Illustre Docteur Mathéus. Tous ces livres, ou à peu près, accentuaient davantage cette note fantastique qui avait fait le succès du premier ouvrage. MM. Erckmann-Chatrian avaient d’ailleurs bien compris ce que pouvait être, pour des Français — et pour des Français de ce temps-ci — un conte fantastique. Leur merveilleux était pour ainsi dire un « merveilleux naturel. » Ils cherchaient et trouvaient leurs surprises dans cette source de tous les étonnements qui s’appelle la Nature. Les problèmes du sommeil et du rêve, du magnétisme, de la catalepsie, de la divination et de leurs effets morbides les attiraient, les préoccupaient et les inspiraient singulièrement. Mais à les voir accumuler les surprises et les bizarreries, on pouvait croire que viendrait un temps ou les auteurs se lasseraient, ou lasseraient leurs lecteurs. Sans doute M. Erckmann et M. Chatrian pensaient de cette façon, car, un beau jour ils laissèrent là quasi brusquement leur ancienne manière et se lancèrent dans le roman réel et patriotique, avec le Fou Yégof, épisode de l’invasion de 1814.

Essayons, avant de nous séparer de leurs premiers romans, de les caractériser un peu. Ils ont tous entre eux un grand air de famille et sont compatriotes et parents. Tous habitant le même village, un de ces villages alsaciens, allemands d’aspect et français de cœur, paisibles à l’apparence, et qui recèlent parfois des drames terribles. Le bon bourgmestre Mathis n’y a-t-il pas tué un juif polonais ? Mais ces rues sont si propres et nettes, ces maisons de bois luisantes ! Quel sentiment de bien être et de satisfaction calme ! Les poules picorent dans les rues, les enfants roulent les uns sur les autres, comme des tas de chair rose aux cheveux couleur de seigle. Les femmes et les filles, assises sur le seuil des portes, travaillent en chantant quelque refrain du pays, comme la valse de la Lauterbach Lied. Les vieux lisent, les jeunes travaillent. Les garçons en gilets rouges, à vestons brillants, circulent d’un air faraud. Par les fenêtres entrouvertes, on aperçoit, dans la salle à manger, les longues tables bien astiquées. Les assiettes de faïence de Strasbourg sont placées sur le dressoir ; le poêle brille comme une lune claire, le coucou marque l’heure du repas, et, dans la cuisine, fument la Sauerkraut et les bonnes saucisses. La servante aux bras nus rejette ses tresses blondes sur ses épaules pour être plus à l’aise, en tirant la bière du tonneau. Les verres à vin du Rhin vont se remplir. Quel savoureux repas se prépare, et qu’il fait doux vivre dans ce paisible petit village ! Mais quoi ? Qu’y a-t-il ? Les figures pâlissent, les yeux se troublent. Là-bas, une vieille sorcière a passé, jetant des cris de malheur comme les gypsies écossaises des romans de Walter Scott. On a trouvé dans quelque étang, les yeux encore ouverts, le cadavre d’un homme égorgé. La vigne qui donna ce vin pousse ses racines dans le cimetière. On raconte, tout bas, que le sang des morts a passé dans les flacons de monsieur le bourgmestre ; et, vite, on rentre chez soi, on se calfeutre, on se cloître, on a peur, et tout au loin, dans la forêt, il semble qu’on entende, à de courts intervalles, le lugubre hurlement du loup.

Fatigués peut-être de raconter des festins hyperboliques comme dans ce pantagruélique chef-d’œuvre l’Ami Fritz, et de chanter la choucroûte arrosée de bière, et les amours et les misères de ce petit village, MM. Erckmann-Chatrian, encouragés par le succès du Fou Yégof, écrivirent alors Madame Thérèse, et de ce roman date leur popularité.

Les deux amis avaient senti que la réalité poignante des ressouvenirs nationaux était la vraie littérature populaire de ce temps, et ils écrivirent désormais la chronique du peuple, la légende des ignorés. Dans une de ses admirables leçons du Collège de France, — leçons trop peu connues[2], — J. Michelet parlait un jour de tout ce qu’il y a d’histoire inédite dans la foule, dans les inconnus, les illettrés : « Tous les jours, disait-il, pendant que vous êtes là, dans votre chambre, à lire je ne sais quels livres, les histoires de la Révolution, peut-être la mienne, eh bien, je crois que dans ces moments, vous entendez, sans vous en douter, la Révolution, l’Empire qui passent. Je parle de cet homme de soixante ans, davantage peut-être, qui, d’une voix enrouée, crie telle marchandise, qui se lève pour vous avant le jour, pour vous vendre je ne sais quoi. » Je vous le dis, c’est la Révolution, c’est l’Empire qui passent, qui continuent, messieurs, leur marche infatigable. De sorte que si vous mettez la tête à la croisée, vous trouverez que c’est la chose même que vous croyez lire dans vos livres, et dont les livres vous donnent des images infidèles, c’est la réalité qui subsiste. Ces hommes sont indestructibles  ; vous les verrez, à soixante ou soixante-dix ans, qui courent toutes les rues de Paris… Eh bien, messieurs, causez un moment avec eux, vous serez étonnés de tout ce qu’il y a d’histoire non écrite ; les choses écrites, c’est la moindre partie, et c’est peut-être la moins digne ; mais il y a un monde de choses non écrites. Et ce monde vit encore, et il ne vivra pas demain, car ils s’en vont tous les jours. »

Ce sont ces vieux — qui s’en vont tous les jours, disait Michelet, il y a trente-six ans, et qui sont partis maintenant, — ce sont ceux-là que M. Erckmann et M. Chatrian ont fait parler, qu’ils ont écoutés, dont ils ont noté les grandes histoires. Il y en avait, de ces gens d’autrefois, dans leurs villages d’Alsace et qui aimaient à conter. C’est ce monde de choses non écrites qu’Erckmann-Chatrian ont recueilli. C’est toute cette histoire non contée qu’ils ont fait passer dans leurs livres. Ils ont mis en pratique le conseil de Michelet. Ils ont dit au passant : « Viens ici, fumons, causons, et dis-moi ta vie ! » Ils ont publié le roman de la grande histoire, ils ont retrouvé le fait divers dans l’épopée. Ils ont écrit la légende de Herr Omnes, comme Luther disait.

Madame Thérèse fut, vers 1864, leur premier pas dans cette voie glorieusement parcourue.

Qu’était-ce donc que Madame Thérèse dont les auteurs ont, depuis, fait un drame militaire ? Ce n’était pas un roman, mais bien plutôt une histoire. C’était une suite de conversations éloquentes où le récit se trouvait sacrifié aux idées, et l’action aux discussions. Mais la fable qui relie entre eux les divers discoureurs est attachante, simple et émouvante comme la vérité.

Mme Thérèse est une fille de paysans, qui, au jour de l’invasion du territoire républicain, se lève comme Jeanne d’Arc, pour défendre la patrie. Elle part, et emmène son petit frère Jean. Il bat du tambour pendant que, sous le feu de l’ennemi, elle verse du vin aux troupiers, et tous deux entrent en Allemagne, triomphants, sous les lambeaux d’un drapeau tricolore. Or il arrive que les Français sont surpris par les Autrichiens dans un petit village (le village de tout à l’heure, mais débarrassé de ses habitants si fort originaux). On se bat à outrance, et les pages qui nous racontent la bataille gardent encore comme une odeur de poudre. Mme Thérèse est laissée pour morte, et le petit Jean suit, en pleurant, son bataillon, qui va s’abriter sous les bois. « Il avait la caisse sur l’épaule, et le dos plié pour marcher : de grosses larmes coulaient sur ses joues rondes, noircies par la fumée de la poudre. Son camarade lui disait : « Allons, petit Jean, du courage ! mais il n’avait pas l’air d’entendre. » Vous pensez bien que Mme Thérèse n’est pas morte. De braves Allemands (on éprouve quelque peine à écrire ces mots aujourd’hui) la recueillent, la soignent, la guérissent, et ce sont les conversations de la cantinière française avec les villageois qui forment, pour ainsi dire, le libretto d’après lequel MM. Erckmann-Chatrian ont écrit d’éloquentes variations sur la liberté, l’égalité, l’esprit moderne et le progrès. Cette femme représente la France. Les auteurs ne l’ont pas au hasard choisie parmi les compatriotes de Jeanne d’Arc : le sang lorrain bout dans ses veines. L’esprit nouveau — nous sommes en 1792, — le vent d’émancipation, celui qui soufflait au front de Goethe à la veille de la canonnade de Valmy, le souffle de liberté embrase sa tête et son cœur. Elle met le feu à ces cerveaux paisibles et satisfaits. Elle parle au nom de son pays, qui proclame là-bas les droits de l’homme ; bref, elle convertit à la liberté ces représentants du moyen âge, elle fait marcher leur immobilité en avant ! Et les prédications sont ici d’autant plus efficaces qu’elles sont plus sincères et moins ampoulées.

L’écueil à éviter, en effet, dans un pareil sujet, c’était l’emphase, et MM. Erckmann-Chatrian y ont parfaitement réussi. Encore une fois, c’est qu’ils aiment, et avant toutes choses, la vérité. Leurs descriptions, par exemple, et leurs paysages sont marqués au coin d’un réalisme poétique, si les deux mots ne hurlent pas de se voir ainsi accouplés. C’est ce sentiment si vif de la réalité et c’est la façon artistique dont ils l’expriment qui font le charme de leurs livres.

Ils sont simples et chastes, voilà encore le secret de leur succès ; cette simplicité, qui contraste victorieusement avec les descriptions à outrance de tels romanciers à la mode est une force et, à cause de cette chasteté qui a l’air parfois d’une gageure au temps où nous sommes, les Allemands se sont avisés de réclamer pour l’Allemagne la maternité de ces écrivains si français. Le prospectus d’une traduction allemande des Œuvres Complètes d’Erckmann-Chatrian publié, je crois, à Leipzig, affirme, en effet, avec un sérieux tout à fait paradoxal, que ces patriotes alsaciens appartiennent en propre à la littérature allemande. « Ils en ont le charme et l’honnêteté ! » C’est avec de pareils raisonnements que l’Allemagne a annexé l’Alsace, la Lorraine et parle encore d’arracher, d’un coup dégriffé, la Bourgogne et la Franche-Comté.

Allemands, les auteurs du Conscrit de 1813, de Waterloo, et du Blocus ? Allemands, ces ennemis de la guerre qui sont plus encore, et avec plus de colère, les ennemis de nos ennemis ? Il s’est pourtant trouvé des écrivains, non seulement en Allemagne mais en France, pour leur jeter ce nom comme une injure ! Oui, on a découvert tout à coup que les Romans Nationaux des deux auteurs alsaciens étaient des romans antipatriotiques. Quel étonnement ! Faut-il en sourire ou s’en fâcher ? Soyez donc l’honneur même et l’honnêteté, et le travail ; aimez votre patrie jusqu’à lui préférer le coin de terre où vous êtes né, célébrez sans phrases, en braves gens convaincus, ses gloires et pleurez ses douleurs, vivez loin du bruit, loin de l’intrigue, dans un petit logis peuplé de rêves et de souvenirs, pour que la plus absurde des calomnies vienne vous y chercher un jour !… N’y a-t-il pas là une irritante ironie ?

Dans les bureaux du Constitutionnel, M. Chatrian rencontra un soir — il y a quinze ans de cela — Sainte-Beuve qui lui dit :

— J’ai lu vos livres. Je voulais vous consacrer un de mes Lundis. Je ne le ferai pas ; je trouve que vos romans sont l’Iliade de la peur.

Chatrian sourit.

— Monsieur, dit-il, nous sommes, mon collaborateur et moi, de familles qui ont fait le coup de feu contre l’étranger et donné leur sang pour la France. Nos pères se sont battus pour le pays, et, si nous célébrons la paix, ce n’est point par lâcheté, c’est par horreur de ces tueries. C’est — voulez-vous le savoir ? — c’est que nos pères ont vu de près, dans notre Alsace, l’invasion et la guerre. Je ne souhaite pas que nos prévisions nous donnent raison un jour, et que l’étranger rentre encore chez nous, mais si ce jour-là arrive, cherchez où seront Erckmann et Chatrian, vous ne les trouverez point parmi les trembleurs !

Les Allemands qui se sont heurtés, au Raincy, à l’attitude mâle des deux écrivains, savent si Chatrian disait vrai. Ce jardin du Raincy ! Je ne l’ai vu qu’une fois, mais je revois encore le bon gros Erckmann, assis sous les arbres, à l’ombre d’un cerisier que j’ai retrouvé au Théâtre-Français dans l’Ami Fritz : Erckmann, l’œil fin et le visage calme, fumant sa pipe de porcelaine et jetant, entre deux bouffées de tabac, quelque théorie bien philosophique. Il est comme la rêverie d’une association dont Chatrian semble, encore une fois, l’action vivante. Erckmann s’en fût volontiers tenu aux contes fantastiques des débuts. C’est Chatrian, type et tempérament de soldat, la moustache et le visage du sous-officier, qui a dirigé la collaboration vers les chroniques nationales, l’histoire non écrite dont parlait Michelet. C’est Chatrian qui a dit un jour :

— Laissons l’Araignée crabe et écrivons Madame Thérèse.

Jamais, non certes jamais, ces deux amis ne se fussent doutés qu’on les accuserait de se faire les fourriers de l’ennemi. Dans leur logis du Raincy, après le repos, devant ces tableaux qui représentent des épisodes de leurs romans militaires, il faut les entendre élevant leurs verres, chanter naïvement leurs refrains patriotiques alsaciens ! Des larmes montent à leurs yeux, leurs voix tremblent d’émotion. Ils chantent pour eux-mêmes, comme, étant enfants, ils chantaient à Phalsbourg les vieux refrains de 1814 et 1815. Ils pleurent, et ce sont ces larmes amères qui ont passé dans leur encre et qui donnent tant de saveur à ces récits de guerre où l’on entend comme les sanglots de la patrie mutilée.

Lorsque ces accusations éclatèrent, — au lendemain surtout de la publication de l’Histoire du Plébiscite, livre violent et dur, — le public de la Comédie-Française répondit en saluant les noms des auteurs de l’Ami Fritz par un tonnerre de hourras. On se rappelle avec quelle affirmation vaillante M. Got vint jeter à la foule ces noms déchirés la veille par les polémiques : « La pièce que nous avons eu l’honneur — il appuyait sur ce mot l’honneur et la salle lui en sut gré — l’honneur de représenter est d’Erckmann-Chatrian ! »

Ce n’était pas la première victoire que les romanciers remportaient au théâtre, mais citait la plus grande bataille qu’ils eussent livrée. Le Juif Polonais, représenté sur le petit théâtre de Cluny en 1868, avait réussi par je ne sais quel charme magnétique et plein de mystère, le charme des contes de l’Illustre Docteur Mathéus. L’Ami Fritz plaisait, séduisait par la simplicité exquise des romans intimes. Ces braves gens bien portants, buvant de bon cœur et mangeant de bon estomac, consolaient des anémies courantes. « Donnez des enfants au pays ! » disait hardiment le vieux Rebbe à une nation que la dépopulation ravage. C’était, comme bientôt les Rantzau (1882), — ce drame de famille qui est comme Roméo et Juliette arrangés à la Kotzebüe, — le succès des doux romans de mœurs. Les auteurs se réservaient de porter plus tard au théâtre leurs inspirations militaires, Madame Thérèse, et, sous ce nouveau titre : Masséna, ce drame de la Guerre qui, du temps de l’empire, fut interdit par la censure.

Là encore, ils montreront, comme dans leurs romans, les infamies de la guerre. Alfred de Vigny a dit le mot, le mot définitif, dans son maître-livre, Servitude et Grandeur militaires. « Sait-on de combien d’assassinats se compose une bataille ? » Ce sont ces assassinats légaux, officiels, héroïques, récompensés et rentés, que comptent les auteurs du Conscrit de 1813 et du Blocus. C’est le sang anonyme de la foule qu’ils versent dans leur encrier. Tout homme qui s’attache énergiquement à la poursuite d’une vérité ou à l’attaque d’une iniquité qui risque fort de s’imposer à la fin. Il faut le dire et le redire : c’est encore l’honnêteté virile qui réussit le plus souvent dans le monde. MM. Erckmann-Chatrian ont avisé une ennemie, une terrible ennemie, et ils ont tout droit marché à elle. Ils ont déclaré à la guerre une guerre sans merci et, dans tous leurs livres, avec une persistance heureuse, c’est elle qu’ils montrent nue dans sa sanglante horreur. Les grandes tueries de la bataille, les petits meurtres de l’embuscade, les conscrits blonds qu’une balle couche dans un fossé, le front troué, à cinq cents lieues de leur pays ; les fiancées dont la levée en masse fait des veuves ; les mères qui tremblent, le soir, en entendant le vent faire au loin le bruit du canon ; les soldats harassés qui rentrent des campagnes inutiles et qui, après avoir versé leur sang un peu partout, se trouvent éclopés et vieillis, avec la misère devant eux ; les héros accablés, face à face avec l’inutilité de leur héroïsme, la réalité de leur misère, et qui, désespérés, brûlent leur dernière cartouche pour se faire sauter la cervelle au bas de quelque rempart ; les cavaliers qui passent, enfonçant leurs sabres dans les cervelles humaines ; les roues des voitures des états-majors, qui broient, au galop éperdu d’une fuite, les membres des blessés ; les veillées pleines des cris de l’hôpital, les nuits tragiques des veilles de combats ; voilà ce qu’ils ont conté, ce qu’ils ont étudié, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont fait voir.

Non, leur petit conscrit n’est pas un lâche. Non, leur malédiction de la guerre n’est pas vaine. Non, les patriotes qui souhaitaient jadis la paix pour leur patrie et qui maintenant rêvent sa grandeur reconquise et son intégrité future, non, ceux-là ne peuvent être comparés à ces enragés de cosmopolitisme qui rêvent l’effondrement de la patrie dans une impossible fraternité universelle. Ces Français sont de bons Français.

Sans doute — je dois tout dire — dans Waterloo par exemple, je trouve moi-même que les deux auteurs de l’Histoire d’un Paysan subordonnent un peu trop la communauté à l’individu. Le héros de MM. Erckmann-Chatrian, ce petit Joseph Bertha, héros contrainte l’héroïsme, la baïonnette dans les reins, oublie un peu trop qu’il s’agit, dans cette journée, de la fortune de la France, pour se souvenir trop souvent de la douleur qu’il éprouve à se voir séparé de sa jeune femme. Évidemment, il doit souffrir ; mais nous, Français, pouvons-nous le plaindre ? Ce n’est pas Joseph, c’est la bataille qui nous importe. Napoléon lui-même n’est ici qu’un personnage de second plan, pour ainsi dire ; qu’il soit battu, renversé, blessé à mort dans son orgueil et sa folie, qu’importe ! Il n’est qu’un comparse : l’acteur principal, c’est la Patrie. Je comprends bien le point de vue de MM. Erckmann-Chatrian, et je l’approuve : faire détester la guerre, encore un coup, montrer quelle réalité sinistre se cache sous sa poésie, poésie si puissante qu’un jour elle tenta et grisa Proudhon. Mais Waterloo n’est pas une guerre, c’est un duel suprême, une convulsion dernière, le dernier enjeu d’un peuple qui met sur le tapis, non plus sa liberté, mais son indépendance. Maudite soit l’ambition qui veut de ces carnages, comme les idoles barbares exigent des sacrifices humains ! Mais, à l’heure où la garde va mourir, Catherine Bauer est oubliée, Joseph Bertha nous vole une partie de notre émotion ; il n’est rien, le conscrit, à côté de Cambronne et de son sublime crachat. Vous appelez votre livre Waterloo, et vous oubliez le dernier carré !

Mais, pour être juste aussi, il faut remettre l’œuvre à sa date. La France avait alors sur sa tête, suspendue comme un couperet, la guerre. Erckmann et Chatrian ont dit à l’empire, sous l’empire : « Prends garde ! La guerre est impie, et la gloire décevante s’appelle souvent l’invasion ! Eh ! bien, la voici, l’invasion ! » — Aujourd’hui, c’est à un autre empire, l’empire allemand, qu’ils montrent l’infamie de la conquête, l’iniquité de ce vol des corps et des âmes, l’inutilité de cette confiscation d’une terre qui déteste le vainqueur. Des patriotes tels que les auteurs des Vieux de la Vieille ne poussent pas de cris dans la rue, mais ils ont souvent des nuits blanches où ils songent à la flèche rouge de la cathédrale de Strasbourg. Chatrian habite Paris, mais Erckmann, là-bas, dans les Vosges, regarde parfois, à travers des larmes, nos petits pantalons rouges faire l’exercice, à l’ombre du drapeau aux trois couleurs.

Ah ! les braves gens que ces poètes de l’Alsace ! Lorsqu’ils composèrent le Juif Polonais, ils étaient loin de s’attendre à ce qu’ils deviendraient, un jour, une carte de protestation contre la conquête. Avec quelle émotion on devait revoir, dans cette pièce et dans l’Ami Fritz, ces costumes alsaciens qui sont maintenant des costumes étrangers, et quel charme attristé allait prendre soudain la Valse de Lauterbach, devenue, de par le droit du canon Krupp, une valse allemande ! Le Juif Polonais a pris comme un intérêt nouveau, à cette heure où Faulquemont s’appelle Falkenberg, où Château-Salins devient Salzburg et où Thionville tombe en Diedenhofen. Il faut avouer que cette Alsace et cette Lorraine, dont nous sentons aujourd’hui tout le prix et que nous aimons d’autant plus qu’on nous les arrache, nous ne les avons pas comprises et appréciées comme il le fallait ! Outre que la France est impardonnable de n’avoir pas, depuis deux cents ans, popularisé la langue française en Alsace, nous avons pris soin — tant nous aimions à rire ! — de nous amuser beaucoup de l’accent alsacien et d’en faire, par nos vaudevilles, un élément assuré de comique.

Les Alsaciens, au lieu de nous apparaître tels qu’ils sont, graves, laborieux, honnêtes, dévoués à l’idée de patrie, nous semblaient tous à peu près pareils aux Alsaciens d’opérette qui vendent leurs balais sur un air d’Offenbach.

Or les Alsaciens sont rares qui vendent des balais, ou s’en servent pour balayer nos boulevards. Presque tous ces honorables industriels étaient ou Badois ou Wurtembergeois. Mais — que voulez-vous ? — on trouvait « drôle » cet accent alsacien et on se plaisait à s’en amuser lorsqu’on le rencontrait sur les lèvres de Prussiens. Le jour où Erckmann et Chatrian ont risqué sur la scène des Alsaciens attendris et rêveurs, ils ont joué gros jeu. Le public tient à ses habitudes et n’aime pas à voir sous un point de vue sérieux des choses qu’il s’est habitué à regarder sous un jour comique.

Il appartenait ainsi à ces deux écrivains fraternellement unis de faire passer dans leur œuvre le sérieux attristé de leur vie. Ils ont payé leur dette personnelle à la conquête. M. Erckmann avait une sœur, restée fille et demeurée à Phalsbourg, dans la maison paternelle où elle était née, où elle avait grandi et vieilli. Mlle Erckmann avait vu le jour pendant le premier siège de Phalsbourg, celui qu’Erckmann et Chatrian ont raconté dans leurs livres. Elle était née, en quelque sorte, au sifflement des obus, et elle avait gardé comme une mélancolie intérieure qui ne l’abandonna jamais durant sa vie. N’ayant jamais quitté Phalsbourg, elle y vivait paisiblement, lorsqu’une fois encore le blocus et les obus vinrent l’y trouver. Il semblait que la vieille fille reconnût les bruits affreux qu’elle avait entendus jadis, alors qu’elle ne bégayait même pas. Elle mourut pendant ce second siège, et son existence humble et sainte pourrait s’écrire en deux mots : D’un siège à l’autre.

Ce sont, je le répète, de mâles et sympathiques physionomies de lettrés que celles de ces deux hommes associés pour une œuvre généreuse et qui, dans un temps de facile production, ont gardé une conscience absolue, un dédain des succès frelatés ou de l’argent rapidement gagné, en un mot, cette probité artistique qui est notre vertu et notre noblesse, à nous écrivains. J’en sais un exemple réellement touchant et rare.

Il y a quelques années, les deux collaborateurs venaient d’achever un roman destiné, je crois, au Journal des Débats, et dont je n’ai plus le titre dans la mémoire, un roman tout particulier, bien complet, terminé depuis peu. Le journal l’attendait et avait promis de le payer fort cher.

Au moment de le livrer, Erckmann et Chatrian se mirent à le relire ensemble ; ils hochaient la tête, faisaient la moue et paraissaient mécontents, car le roman ne leur plaisait pas. Qui ne les a ressenties, ces affres du désastre, ces tortures de l’écroulement d’une œuvre qui, rêvée, promettait tant de joies ? Bref, le roman était manqué.

— Veux-tu que je te dise ? interrompit tout à coup Chatrian avec sa franchise brusque, eh bien, c’est boiteux ! Nous avons beaucoup travaillé, soit, mais nous nous sommes trompés. Écoute, ce roman représente une assez jolie somme ; mais, quand nous la toucherions, nous n’en serions pas beaucoup plus riches, et nous aurions à notre passif un livre médiocre. Je sais bien que ces feuilles nous ont coûté bien du travail pour les couvrir d’encre ; mais que veux-tu ? on n’exécute pas toujours ce qu’on rêve. Et comme en ce moment nous sommes, l’un et l’autre, dans une mauvaise veine, demain tu prendras le train, tu iras dans les Vosges te reposer, prendre l’air, te mettre au vert ; moi, je demeurerai ici, et, avant ton départ, nous brûlerons ce manuscrit jusqu’au dernier feuillet, pour ne pas être tentés d’utiliser un récit qui ne nous satisfait pas.

— C’est bien, fit Erckmann, nous brûlerons.

Et le lendemain, silencieusement au coin de la cheminée de la maison du Raincy, les deux amis jetaient aux flammes, feuille à feuille, ce livre qui représentait pour chacun d’eux six mois de labeur, de pensées, de création, d’espoir. Le dernier feuillet tomba dans le brasier, s’alluma et devint cette poussière noire où couvent encore, prêtes à mourir, des bataillons d’étincelles ; puis, lorsque tout fut consumé, on s’embrassa. Chatrian conduisit Erckmann à la gare, et chacun se prit à songer à une œuvre nouvelle pour oublier celle qu’on venait de jeter aux flammes, au vent et à l’oubli.

Cela n’a l’air de rien, un trait pareil, et cela pourtant a son héroïsme. Ceux-là seuls qui connaissent le prix d’un travail semblable peuvent se rendre compte de la valeur du sacrifice.

En résumé, la valeur de l’œuvre de ces hommes n’est pas contestable. Dans l’affaissement de la pure littérature, dans l’envahissement des lettres par une sorte d’immoralité inconsciente ou cherchée, dans le prurit de sauvagerie, dans ce déchaînement des instincts de la bête humaine, ceux-là sont rares, mais dignes d’estime, dont on peut dire, comme d’Erckmann-Chatrian : « Ils ont toujours mis une ferme conscience artistique au service d’idées saines et qu’ils croient justes. » Encore un coup, l’œuvre d’Erckmann-Chatrian, cette légende d’un coin de terre, cette histoire de leur vieille province, — chère patrie dans la patrie, — cette œuvre est essentiellement moralisatrice et d’un art profond qui se dissimule sous les dehors simples. Oui, un tel art est grand, et il est difficile ! Comment se fait-il, en effet, qu’on pastiche avec une facilité prodigieuse l’affecté, le truculent, le tarabiscoté, le gongorisme de la littérature picturale, tandis qu’on ne saurait imiter la naïveté, le ton simple, la précision savante de ces deux hommes ? Ceux-là n’ont pas voulu écrire pour les lettrés, pour les désœuvrés, pour les curieux, les blasés, ils ont écrit pour les petits, pour les humbles, pour les ignorants. — Et, résultat qui donne raison à toutes nos théories artistiques, il s’est trouvé que la perfection de leurs livres étant d’autant plus grande, je le répète, que leur sincérité et leur simplicité étaient plus complètes. Comme ils ne voulaient ni étonner, ni griser, ni se donner un torticolis pour sembler originaux et forts ; comme ils obéissaient à leurs convictions ; comme ils se souciaient avant tout du naturel ; comme ils écrivaient les choses ainsi qu’ils les sentaient, en honnêtes gens, il s’est trouvé qu’ils avaient, en fin de compte, élevé un monument d’autant plus solide qu’il est moins soumis aux caprices et aux engouements de la mode. Il y a peu d’années, l’Université d’Oxford ne déclarait-elle pas que le Conscrit de 1813 figurerait, à l’avenir, dans sa bibliothèque comme une œuvre classique ?

Heureux qui écrit Manon Lescaut, cette impérissable histoire de la passion traînée au ruisseau. Plus heureux qui, dans ce ruisselet, cueille les wergiss mein nicht bleus de l’Ami Fritz ou les blanches fleurs de blé noir d’une idylle comme la Mare au Diable !


  1. Quelques-uns des Contes fantastiques des deux amis, réunis plus tard sous la signature collective Erckmann-Chatrian, avaient paru, chose à noter, dans l’Artiste (1857 et 1858), mais chacun sous la signature particulière de l’auteur ou d’un des deux auteurs. C’est ainsi que le Bourgmestre en bouteille était signé Pierre Chatrian et l’Œuil invisible (conte) Émile Erckmann.
  2. Je prends ces lignes dans le Cours de Michelet (1847-1848), volume publié en 1848 par Chamerot et qui est rare, presque introuvable.