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Essai de psychologie/Chapitre 35

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(p. 108-117).

Chapitre 35

De la simplicité ou de l’immatérialité de l’ame.


Nous pensons, nous voulons, nous agissons.

Nous avons des idées ou des représentations des choses. Nous comparons ces idées entr’elles : nous jugeons de leur convenance ou de leur opposition. Nous posons des principes ; nous en tirons des conséquences. Ces conséquences nous conduisent à d’autres conséquences. Sur celles-ci nous établissons de nouveaux principes. Nous combinons nos idées de mille manieres différentes : nous en composons des tableaux de tout genre. S’éloignent-elles ? Nous les retenons : ont-elles disparu ? Nous les rappellons. Nous enchaînons le passé avec le présent ; nous portons nos regards dans l’avenir. Nous parcourons la terre ; nous nous élançons dans les cieux ; nous volons de planetes en planetes avec la rapidité de l’éclair.

Le plaisir, la convenance ou la nécessité nous font desirer la possession de certains objets. Des sentimens contraires nous éloignent d’autres objets. Sollicités à embrasser les uns, persuadés de fuir ou de négliger les autres, nous nous déterminons en conséquence : nous commandons à nos membres ; ils exécutent. Enfin, nous sommes consciens de toutes ces choses : nous sentons que c’est en nous, dans notre moi qu’elles se passent.

Si ces facultés admirables que nous découvrons au-dedans de nous faisoient partie de l’essence corporelle ; si elles dérivoient immédiatement de cette essence, nous les observerions dans tous les corps, comme nous y observons l’étendue, la solidité, la divisibilité, &c.

Puis donc que ces facultés n’existent que dans certains corps, elles ne sont point des attributs du corps, mais de simples modes.

Or, le mode a un rapport fondamental avec l’essence ; il découle nécessairement de quelque attribut essentiel. Nous ne voyons dans le corps aucune modification qui ne tienne à quelqu’un des attributs que nous lui connoissons. Nous pouvons déterminer, en quelque sorte, l’origine ou la génération de chaque mode.

Si donc la pensée, la volonté, la liberté sont des modifications du corps, ce sont des modifications absolument indépendantes des attributs par lesquels il nous est connu. Il y a plus ; ce sont des modifications que nous ne pouvons concilier avec ces attributs. Ceci mérite toute notre attention.

Lorsque nous jettons les yeux sur un païsage nous voyons à la fois & sans confusion un grand nombre d’objets. Nous voyons ces objets, non seulement comme composant un tout, un même tableau, mais encore comme séparés et distincts les uns des autres. Nous découvrons dans la même perspective différens points, dans ces points différens objets, dans ces objets différentes parties. Si ce qui est en nous qui apperçoit a de l’étendue, il faut nécessairement concevoir dans cette étendue, autant de points affectés qu’il y a d’objets apperçus dans le païsage. Représentez-vous l’image qui s’en peint sur la rétine : chaque point de cette image est une perception. Mais ces perceptions existent toutes à part : elles ne sont que différentes parties d’une même étendue. Comment donc arrive-t-il que nous voyons à la fois, en même tems, d’un seul coup-d’œil tous les objets que ces perceptions représentent ? Elles se réunissent en un point : mais si elles se réunissent en un point, elles s’y confondent, & si elles s’y confondent, comment voyons-nous les objets séparés les uns des autres ? Ce n’est pas tout : comment s’opere la conscience de ces perceptions ? Où réside le moi qui apperçoit, qui sent ? Dans un autre point de l’étendue pensante : mais comment ce point peut-il être lié avec ceux qui forment les perceptions & en être pourtant distinct ? Je ne dis pas assez ; comment ce point peut-il répondre en même tems & à chaque perception particuliere & au total de ces perceptions, sans pourtant se confondre avec elles ni de l’une ni de l’autre maniere ? Une autre difficulté se présente : l’étendue pensante qui n’est affectée que d’une seule idée l’est en entier ou en partie : si elle l’est en entier, comment de nouvelles idées viennent-elles se loger avec la premiere ? Celle-ci se resserre-t-elle ? Ou l’étendue pensante augmente-t-elle ? Mais qui pourra digérer l’une ou l’autre de ces suppositions ? Qui pourra concevoir une idée qui se réduit à la moitié, au quart de son étendue ? Qui pourra admettre une substance pensante qui se contracte et se dilate ? Si, au contraire, la perception n’affecte le sujet pensant que dans une partie de son étendue, ce sujet est à la fois pensant et non pensant.

Les difficultés, je pourrois dire les contradictions, se multiplient ici à chaque pas. Les objets extérieurs ne peuvent agir sur le corps pensant que par l’impulsion ; à moins qu’on ne veuille renouveller les qualites occultes des anciens et préférer les notions les plus chimériques, aux notions les plus certaines. Les perceptions ne sont donc que les mouvemens qui s’excitent dans la substance pensante. Nous devons donc raisonner sur les perceptions comme nous raisonnons sur tous les corps en mouvement. Il faudra dire qu’une pensée a tant de degrés de vîtesse, tant de degrés de masse, telle ou telle direction.

L’extreme dissonnance de ces expressions n’est cependant pas ce qui fait ici la principale difficulté. Lorsque nous avons à la fois plusieurs perceptions, il s’excite dans la partie de notre cerveau qui est le siege de la pensée divers mouvemens qui sont ces perceptions. Pour avoir le sentiment de ces perceptions, & comme distinctes les unes des autres, & comme formant un tout, il est nécessaire que ces mouvemens aillent se communiquer à un point commun de la substance pensante. Ce point se trouvera ainsi dans le cas d’un corps qui est pressé par plusieurs forces agissantes en sens différens : il se prêtera à l’impression de toutes ces forces à proportion du degré d’intensité. Son mouvement deviendra un mouvement composé ; il sera le produit de toutes ces forces & ne sera aucune de ces forces en particulier. Comment donc un tel mouvement pourra-t-il représenter les perceptions comme distinctes les unes des autres ?

La difficulté paroîtra encore plus forte si l’on fait attention au nombre prodigieux de perceptions différentes que nous avons en même tems par le seul sens de la vue. Et que seroit-ce si l’on admettoit que nous pouvons voir, toucher, ouir, sentir, goûter dans le même instant indivisible !

Resserrons ces divers raisonnemens. Si la faculté de penser réside dans une certaine partie de notre cerveau, il y a en nous autant de moi qu’il y a de points dans cette partie qui peuvent devenir le siege d’une perception. La perception est inséparable du sentiment de la perception : une perception qui n’est point apperçue n’est point une perception. Le sentiment d’une perception n’est que l’être pensant existant d’une certaine maniere. Il y a donc en nous autant d’êtres pensans qu’il y a de points qui apperçoivent.

Mais nous n’appercevons pas seulement ; nous voulons, & le vouloir est un mouvement qui s’excite dans un autre point de l’étendue pensante. Le moi qui veut n’est donc pas le moi qui apperçoit.

En vain pour satisfaire à ce que nous sentons intérieurement, entreprendrons-nous de réunir les perceptions & les volitions en un point : ce point est un composé de parties, & ces parties sont essentiellement distinctes les unes des autres.

La force d’inertie n’est pas moins opposée à la liberté que l’étendue & le mouvement le sont à l’entendement & à la volonté. Le corps est de sa nature indifférent au mouvement & au repos : il fait également effort pour conserver l’un ou l’autre de ces deux états : il tend également à retenir quelque degré de mouvement que ce soit ou quelque direction que ce soit : s’il change d’état, ce changement est l’effet d’une force extérieure qui agit sur lui. Le principe de nos déterminations paroît être d’une toute autre nature. Nous sentons en nous une force toujours agissante, qui s’exerce par elle-même, et dont les effets se diversifient presque à l’infini. Nous sentons que nous pouvons commencer une action, la continuer, la suspendre & la reprendre par intervalles, & déterminer à notre gré la durée de ces intervalles. Nous sentons que nous pouvons rappeller une certaine idée, la considérer avec plus ou moins d’attention ou pendant un tems plus ou moins long, la comparer à une autre idée, prononcer ou suspendre notre jugement sur leur convenance ou leur opposition. Nous sentons que nous pouvons passer subitement d’une perception à une autre perception, d’une étude à une autre étude, d’un exercice à un autre exercice sans qu’il y ait entre ces choses aucun rapport qui les lie. En un mot, nous sentons que nous ne sommes point nécessités à embrasser une certaine détermination, plutôt que toute autre, à marcher plus ou moins vîte ou à nous arrêter, à suivre une route & non pas une autre.