Essai de psychologie/Chapitre 38

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Chapitre 38

examen de la question si l’ame a plusieurs idées présentes à la fois ou dans le même instant indivisible.


j’ai supposé que l’ame a plusieurs idées présentes à la fois ; qu’elle excite dans le même instant indivisible plusieurs mouvemens différens. Cette supposition ne répugne-t-elle point à la simplicité de l’ame & à la maniere dont elle acquiert des idées & dont elle les met au jour ? En effet, une idée est une Modification de l’ame & cette modification n’est que l’ame elle-même existant dans un certain état. Conçoit-on que l’ame puisse subir à la fois plusieurs modifications différentes ; éprouver dans le même instant plusieurs sentimens contraires ? Les moyens par lesquels l’ame acquiert des idées et ceux par lesquels elle les manifeste prouvent, non la simultanéité des idées, mais leur succession. Ces moyens sont des mots, des images, des mouvemens qui ne sauroient être prononcés ou excités à la fois, mais qui ne peuvent se succéder dans l’ame avec une rapidité équivalente à la simultanéité. D’ailleurs, l’ame a le sentiment de toutes ses modifications ; elle reconnoît que l’une n’est pas l’autre. Les jugemens qu’elle porte sur ses idées ou sur les diverses sensations qu’elle éprouve se réduiroient-ils donc au simple sentiment du passage d’une modification à une autre modification ? Ainsi quand l’ame passe de la modification représentée par le terme de meurtre à la modification représentée par le terme de crime , elle sent qu’elle n’a presque pas changé d’état, d’où elle infere le rapport des deux Modification, ce qui forme un jugement affirmatif. Le contraire a lieu dans les jugemens négatifs. Et comme il n’est point de modification qui ne tienne à d’autres modifications par des rapports naturels, la modification actuelle réveille à l’instant toutes celles avec lesquelles elle est enchaînée : la modification de meurtre réveille la modification de crime  ; la modification de crime excite celle de juste défense , &c.

Je ne fais ici qu’indiquer les principes généraux d’une hypothese ingénieuse. Analysons cette hypothese, & tâchons de démontrer que l’ame a nécessairement plusieurs idées présentes à la fois.

La décision de cette question, l’ame n’a-t-elle qu’une seule idée présente à la fois ou en peut-elle avoir plusieurs ? Me semble dépendre du sens qu’on attache à ces deux mots une et présente.

Nos idées étant ou simples ou composées, à parler exactement, il n’y a que les premieres qui soient unes. Toute idée composée est l’assemblage de plusieurs autres. Ainsi, quand on a une idée composée, on a plusieurs idées à la fois. Quand je vois une boule d’or ou quand je pense à cette boule, j’ai en même tems l’idée de sa rondeur & celle de sa couleur.

Ces idées ne sont pas successives dans l’ame. Je ne pense pas d’abord à la rondeur, puis à la couleur : car je ne saurois penser à une boule que mon imagination ne lui prête quelque couleur. L’idée de la rondeur sans couleur est une idée abstraite qu’on n’acquiert que par quelque effort d’esprit, et que peut-être le commun des hommes ne se forme jamais par cette abstraction que les philosophes supposent.

Une idée composée renferme plusieurs jugemens. Quand je pense à la terre, je me figure un grand globe composé de terres & de mers, couvert d’habitans, &c. Et j’ai par là même une image de toutes ces propositions, la terre est ronde, la terre est habitée, la terre est composée de mers, d’isles & de continens, &c. C’est ce que les scholastiques appelloient thema complexum propositionis. En ce sens, tout ce qui occupe à chaque instant un esprit n’est qu’une idée, mais fort composée ou, si l’on veut, une grande multitude d’idées.

On ne sauroit expliquer les jugemens par le sentiment du passage d’une modification à une autre : 1°. parce que le jugement affirmatif n’est pas toujours la perception de l’identité de deux idées ; le nombre des propositions identiques étant fort petit ; mais la perception que toutes les idées partielles de l’attribut sont comprises dans l’idée du sujet : 2°. parce que le jugement négatif n’est pas non plus la perception que deux idées n’ont rien de commun, mais la connoissance qu’il y a dans l’attribut quelque idée qui n’est pas comprise dans celle du sujet : 3°. parce que pour s’appercevoir qu’on passe d’une idée à une autre, il faut, quand on a la suivante, conserver quelque sentiment de la précédente. Sans cela, on ne sauroit dire si on a changé d’idée ou si on a conservé la premiere.

Pour m’appercevoir qu’on ne me tient plus la main, il faut me rappeller & me représenter qu’on me la tenoit un moment auparavant : autrement je pourrois bien m’appercevoir qu’on ne me tient pas la main, mais non qu’on ne me la tient plus.

Ainsi, pour savoir si en pensant à meurtre je suis modifié de la même maniere qu’en pensant à crime, il faut que j’aie eu deux modifications ensemble : car comment savoir qu’elles sont les mêmes ou différentes, si lorsque j’ai l’une je n’ai pas l’autre ? Non plus que je ne pourrois dire qu’un portrait ressemble à son original, si on suppose qu’en voyant le portrait il ne me reste plus d’idée de l’original & qu’en jettant les yeux sur l’original je perds totalement l’idée du portrait.

Si l’on réfléchit sur la mémoire, on se persuadera facilement que toute idée qui est une fois entrée dans le cerveau, s’y conserve toujours, quoiqu’avec plus ou moins de distinction ; en sorte que le cerveau ou, si l’on veut, l’esprit d’un Homme d’un certain âge & d’une certaine éducation est l’assemblage ou le réservoir d’un nombre prodigieux d’idées, qu’on pourroit nommer une idée prodigieusement complexe.

En effet, si l’idée du roi de France étoit absolument hors de mon esprit lorsque je crois n’y point penser, elle me seroit aussi étrangere que celle du roi de Siam. Ainsi, quand je viendrois à voir ces deux princes, je serois affecté de l’idée de l’un, comme de l’idée de l’autre : au lieu qu’il est sûr que je reconnoîtrois fort bien l’idée du roi de France pour une idée que j’ai eue & celle du roi de Siam pour une idée que je n’ai jamais eue.

Lors donc que je dis que je ne pense pas au roi de France ou que son idée ne m’est pas présente à l’esprit, cela veut dire seulement que j’y pense si foiblement que je n’en ai pas ce sentiment distinct qu’on appelle conscience  ; que cette idée est, dans ce moment-là, offusquée, pour ainsi dire, par d’autres idées plus vives, plus fortes, de sorte que je ne l’apperçois pas assez pour me dire à moi-même, dans ce moment, je pense au roi de France.

Cette faculté de rendre une idée que nous avons, assez vive pour qu’elle se distingue des autres que nous avons aussi, se nomme l’ attention . Et l’usage fondé sur ce que nous ne pensons guere qu’à ce qui nous frappe vivement, veut qu’on dise qu’une idée n’est présente à l’esprit, que quand on lui donne attention.

L’attention est plus ou moins forte ; elle a ses degrés, qui sont infinis. Si donc on demandoit à combien d’idées nous pouvons faire attention à la fois ? Cette question ne sauroit avoir de réponse : 1°. parce qu’elle n’exprime pas le degré d’attention dont on veut parler : 2°. parce qu’il y a des esprits capables d’une plus grande attention les uns que les autres.

Prenons un exemple du sens de la vue : je jette les yeux sur un païsage, & si je les tiens fixés sur un point ou sur un Objet, il est vu plus distinctement que les autres : ceux qui en sont à une petite distance se voient encore avec assez de distinction, mais elle diminue pour les objets qui s’éloignent du centre du tableau, & n’est plus que confusion pour ceux dont la distance est de 45 degrés : les opticiens, fondés sur l’expérience, disent que l’étendue d’un coup d’œil est bornée à l’angle droit. J’ai donc à la fois l’idée de quantité d’objets, mais avec une dégradation de clarté ou de netteté plus aisée à concevoir qu’à exprimer.

Il en est de même de la vue de l’esprit. Une démonstration contient une suite de propositions qu’on doit avoir présentes à l’esprit toutes à la fois, mais non pas avec une égale distinction. L’ame parcourt cette suite, comme l’œil parcourt le païsage, fixant sa plus grande attention successivement aux différentes parties de la démonstration, & ainsi elle s’assure par degrés de la certitude de chaque conséquence. Mais dans le moment qu’elle s’occupe le plus d’une d’entr’elles, elle doit avoir un sentiment, moins distinct à la vérité, de toutes les précédentes. Cela se remarque sur-tout lorsqu’on trouve par soi-même la démonstration ; sans cela on n’y viendroit que par hazard ou après un nombre infini de tentatives inutiles. Quiconque se rendra attentif à ce qui se passe au dedans de lui, lorsqu’il cherche une démonstration, verra qu’il ne perd jamais entiérement de vue la conséquence finale à laquelle il veut arriver & qu’il l’a toujours eue présente à l’esprit dès les premiers pas qu’il a faits.

J’ai souvent cherché à connoître combien d’idées je puis avoir à la fois avec assez de distinction pour pouvoir l’appeller conscience ou apperception . Je trouve à cet égard assez de variété, mais en général ce nombre ne passe pas cinq ou six. Je tâche, par exemple, à me représenter une figure de cinq ou six côtés ou simplement cinq ou six points : je vois que j’en imagine distinctement cinq : j’ai peine à aller à six. Il est pourtant vrai qu’une position réguliere de ces lignes ou de ces points soulage beaucoup l’imagination & l’aide à aller plus loin.

L’ame a si essentiellement plusieurs idées présentes à la fois, que c’est du sentiment des rapports de son état présent avec ses états antécédens que découle la personnalité. Au reste ; loin que la multitude d’idées que l’ame peut avoir à la fois forme une difficulté contre sa simplicité, elle la prouve, au contraire, avec bien de la force, comme je l’ai fait voir dans les chapitres 35 & 36. Leibnitz dit que la perception est la représentation de la multitude dans l’unité, définition plus vraie que claire. Je ne voudrois pas dire que l’ame est modifiée de plusieurs manieres différentes à la fois, mais que sa modification est complexe & renferme plusieurs déterminations à la fois, à peu près comme le feu est en même tems chaud & lumineux, comme un mouvement est ensemble uniforme, vîte, horizontal, d’orient en occident, comme un son est tout à la fois grave, fort, doux & plein.