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Essai de psychologie/Chapitre 48

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(p. 169-173).

Chapitre 48

De la question si les déterminations de la liberté sont certaines ou nécessaires.


Toutes nos déterminations sont-elles donc nécessaires ? De grands philosophes distinguent ici le certain du nécessaire. Ils nomment certain, ce qui est & qui pourroit ne pas être ou être autrement. Le nécessaire est ce qui est & qui ne pourroit pas ne pas être ou être autrement . Ils distinguent ensuite trois sortes de nécessités ; la nécessité mathématique , la nécessité physique et la nécessité morale . Que la ligne droite soit la plus courte qu’on puisse mener d’un point à un autre, c’est d’une nécessité mathématique : qu’une pierre laissée à elle-même tombe, c’est d’une nécessité physique : qu’un homme de bon sens ne se jette pas par la fenêtre, c’est d’une nécessité morale. Les deux dernieres especes de nécessités sont, selon ces philosophes, des nécessités hypothétiques , qui ne sont telles qu’en vertu de l’ordre qu’il a plu à Dieu d’établir. Enfin, la nécessité morale n’est pas proprement, selon eux, une nécessité , mais une parfaite certitude . Il est certain que l’ivrogne boira le vin que vous lui présentez ; mais il n’est pas nécessaire qu’il le boive.

Cependant, si l’on prouvoit que dans toutes nos déterminations le certain coïncide avec le nécessaire, on détruiroit cette ingénieuse et subtile distinction, & l’on reviendroit à quelque chose de plus simple.

Je demande donc ; tout ce qui dérive de la nature d’un être ne doit-il pas être dit en dériver nécessairement ? Je prends cet être tel qu’il est, & je n’examine point s’il pouvoit être constitué d’une autre maniere.

Or, ce qui constitue la nature de l’ame ce ne sont pas seulement ses facultés, ce sont aussi ses idées et ces idées sont elle-même. Et comme les déterminations de l’ame sont toujours relatives à ses idées ou à sa nature, il suit de là que les déterminations de l’ame sont toujours nécessaires.

Tout agent agit d’une maniere conforme à sa nature, c’est-à-dire, nécessairement ; mais comme il y a différentes especes d’agents, il y a aussi différentes especes de nécessités ; & l’ame n’agit pas par la même nécessité qui fait tomber une pierre laissée à elle-même ; le principe de l’action est différent ; mais l’effet est également sûr ou déterminé.

Je ne fais pas difficulté de le dire : la nécessité mathématique ou absolue, la nécessité physique & la nécessité morale me paroissent toutes se réduire à la nécessité hypothétique.

Supposez une figure formée de trois lignes droites : une suite nécessaire de cette supposition sera que les trois angles de cette figure seront égaux à deux droits. Voilà la nécessité mathématique ou absolue.

Supposez un corps pressé par deux forces égales, en sens différens, mais non pas opposés : une suite nécessaire de cette supposition sera que le corps se prêtera également à l’impression de ces deux forces & qu’il se mouvra suivant la diagonale d’un quarré. Voilà la nécessité physique.

Supposez un homme fort enclin à la colere placé dans des circonstances propres à émouvoir sa bile : une suite nécessaire de cette supposition sera que cet homme se livrera aussitôt à la colere. Voilà la nécessité morale.

Je soutiens donc que le contraire de ces trois nécessités est également impossible. Je crois qu’il est aussi impossible que l’homme colere ne se livre pas à la colere, qu’il l’est que les trois Angles d’un triangle n’en égalent pas deux droits. Et ne dites pas que l’homme colere peut devenir doux : vous venez de supposer un triangle, & vous supposez maintenant un quarré. Parce que nous ne voyons pas tout l’enchaînement des causes & des effets & la relation de cet enchaînement avec la cause premiere, nous disons qu’un événement est seulement certain, quoiqu’il soit nécessaire. Nous définissons donc le certain, ce qui est & qui pourroit ne pas être ou être autrement ; et nous ne considérons pas que ce qui est, est en vertu d’un ordre établi ; ordre nécessaire ; production d’une cause nécessaire.