Essai de psychologie/Chapitre 8

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Chapitre 8

De l’état de l’ame privée de l’usage de la parole.


Pendant que l’homme demeure privé de ce précieux avantage, la sphere de ses idées est resserrée dans des bornes fort étroites. Toutes ses perceptions sont purement sensibles & n’ont d’autre liaison que les circonstances qui les ont vu naître ou que les divers rapports qui résultent de la maniere dont elles ont été excitées. Les idées ne sont revêtues que de signes naturels , & ces signes sont les images que les objets tracent dans le cerveau. L’ame ne peut donc rappeller une certaine idée qu’autant qu’elle est actuellement occupée d’une idée ou d’une image qui a un rapport déterminé avec cette idée. L’ame parcourt donc la suite de ses idées comme une suite de tableaux. Elle rappelle ses perceptions dans leur ordre naturel ou dans un ordre qui est à peu près le même que celui dans lequel elles ont été produites. L’idée d’un arbre réveille celle d’un bois : l’idée d’un bois réveille celle d’une maison qui s’y trouve placée : l’idée de cette maison réveille celle des personnes qui y ont été vues : l’idée de ces personnes réveille celle de leurs actions : l’idée de ces actions réveille celle du plaisir ou de la douleur qu’elles ont causé, &c. La succession de ces idées n’étant dans son origine que la succession des mouvemens imprimés aux fibres, dès que la machine est déterminée à exécuter un de ces mouvemens, elle se trouve par cela même montée pour en exécuter toute la suite.

Ainsi, la perception ou le sentiment, le rappel, la réminiscence, l’imagination & l’attention paroissent être les seules opérations de l’ame privée de l’usage de la parole ou des signes arbitraires . La mémoire entant qu’elle est la faculté qui rappelle ces signes, le jugement & le raisonnement entant qu’ils sont l’expression articulée du rapport ou de l’opposition qu’on observe entre deux ou plusieurs idées, la combinaison arbitraire & réfléchie des idées, les abstractions universelles ou ces opérations par lesquelles on sépare d’un sujet ce qu’il y a de commun avec plusieurs autres sujets pour ne retenir que ce qu’il y a de propre ; toutes ces choses ne sauroient avoir lieu dans cette enfance de l’ame, parce qu’elles supposent nécessairement l’usage des termes ou des signes d’institution . Les jugemens que l’ame porte alors sur les objets ne sont point proprement des jugemens : ils ne sont que le simple sentiment de l’impression de ces objets. Toute sensation accompagnée de plaisir incline l’ame vers l’objet qui est la source de ce plaisir : toute sensation accompagnée de déplaisir ou de douleur produit un effet contraire. Tout objet dont l’impression ne détruit point l’équilibre de l’ame est simplement apperçu. L’enfant qui n’articule point encore ne compare pas entr’eux différens objets : il ne juge pas par cette comparaison de leur convenance ou de leur disconvenance ; mais il reçoit les impressions de différens objets, & il cede sans réflexion à celles qui ont un certain rapport avec son état actuel, ses besoins ou son bien-être.

Il en est à peu près de même des jugemens qu’il forme sur les grandeurs & sur les distances. L’objet que sa main ou son œil saisissent en entier, ne l’affecte pas de la même maniere que celui sur lequel sa main ou son œil se promenent en tout sens. Du sentiment de l’étendue dérive celui des distances. Les objets interposés peuvent produire aux yeux de l’enfant l’effet d’un corps continu. Ces perceptions de l’étendue & de la distance se liant continuellement à de nouvelles perceptions & à de nouvelles sensations, les expériences se multiplient sans cesse et l’imagination retraçant vivement tout cela l’ame se détermine en conséquence. Au moyen de l’attention dont l’ame est douée elle peut séparer la partie de son tout, le mode de son sujet ; elle peut faire des abstractions partielles et des abstractions modales , comme parlent les métaphysiciens ; considérer la main indépendamment du bras, la couleur indépendamment de la figure : mais elle ne sauroit faire des abstractions universelles , parce que toutes ses idées étant particulieres ou concretes , toutes n’étant que des images & des images d’ individus , chaque idée ne représente que l’objet qui lui est propre & ne sauroit servir par elle-même à représenter les objets analogues, encore moins servir indifféremment à représenter toutes sortes d’objets. L’idée d’un homme est nécessairement l’idée d’un certain homme, de certains traits, d’un certain vêtement, d’une certaine attitude, &c. Tout est ici déterminé. Mais, une perception peut servir à rappeller la perception d’une chose dont l’ame a un besoin actuel ; & alors cette perception fait en quelque sorte l’office de signe .

Enfin, la maniere dont l’ame privée de la parole exprime ses sentimens, répond tout-à-fait à la nature de ces sentimens ou de ces perceptions. Ce sont des sons, des cris, des mouvemens, des gestes, des attitudes, &c. Qui paroissent aussi liés avec les sentimens qu’ils représentent, que ces sentimens le sont avec les objets qui les excitent.