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Essais d’Histoire religieuse/03

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Essais d’Histoire religieuse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 520-547).
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ESSAIS
D'HISTOIRE RELIGIEUSE

III.[1]
L’EDIT DE MILAN ET LES PREMIERS ESSAIS DE TOLÉRANCE.

Constantin ne fut pas ingrat : quand il se vit maître de Rome, il n’eut rien de plus pressé que d’être utile à cette religion à laquelle il croyait devoir sa victoire. En 312, l’année même de la défaite de Maxence, il publia un édit qui mettait fin à la persécution et accordait aux chrétiens la liberté de leur culte. Ce premier édit ne nous est pas parvenu ; nous savons seulement qu’il contenait quelques restrictions qui bientôt, — c’est Constantin lui-même qui le dit, — lui parurent injustes et tout à fait indignes de sa clémence. Comme il devenait tous les jours plus zélé pour sa foi nouvelle, il éprouvait le besoin de la traiter avec plus de faveur. L’année suivante, il se réunit à Milan avec son collègue, l’empereur Licinius, qui était alors son ami et allait devenir son beau-frère, et il lui fit signer ce fameux édit de tolérance qui est un des actes les plus importans de son règne.

Un hasard heureux nous a conservé le texte de l’édit de Milan. Nous en avons même deux exemplaires, qui viennent de sources diverses et sont indépendans l’un de l’autre. Le premier se trouve dans l’ouvrage de Lactance sur la Mort des persécuteurs ; l’autre traduit en grec, a été placé par Eusèbe dans son Histoire de l’église, et tous les deux ne diffèrent entre eux que par des détails insignifians. C’est donc l’un des documens de l’histoire ancienne que nous sommes le plus sûrs de posséder dans leur intégrité.

Voici comment il débute ; j’en veux traduire exactement la première partie, au risque d’ennuyer le lecteur par cette phraséologie traînante et ces répétitions de mots et d’idées[2] :

« Nous, Constantin et Licinius Augustes, nous étant rassemblés à Milan pour traiter toutes les affaires qui concernent l’intérêt et la sécurité de l’empire, nous avons pensé que, parmi les sujets qui devaient nous occuper, rien ne serait plus utile à nos peuples que de régler d’abord ce qui regarde la façon d’honorer la divinité. Nous avons résolu d’accorder aux chrétiens et à tous les autres la liberté de pratiquer la religion qu’ils préfèrent, afin que la divinité, qui réside dans le ciel, soit propice et favorable aussi bien à nous qu’à tous ceux qui vivent sous notre domination. Il nous a paru que c’était un système très bon et très raisonnable de ne refuser à aucun de nos sujets, qu’il soit chrétien ou qu’il appartienne à un autre culte, le droit de suivre la religion qui lui convient le mieux. De cette manière, la divinité suprême, que chacun de nous honorera désormais librement, pourra nous accorder sa faveur et sa bienveillance accoutumées. Il convient donc que Votre Excellence[3] sache que nous supprimons toutes les restrictions contenues dans l’édit précédent que nous vous avons envoyé au sujet des chrétiens, et qu’à partir de ce moment, nous leur permettons d’observer leur religion sans qu’ils puissent être inquiétés ou molestés d’aucune manière. Nous avons tenu à vous le faire connaître de la façon la plus précise, pour que vous n’ignoriez pas que nous laissons aux chrétiens la liberté la plus complète, la plus absolue, de pratiquer leur culte, et, puisque nous l’accordons aux chrétiens, Votre Excellence comprendra bien que les autres doivent posséder le même droit. Il est digue du siècle où nous vivons, il convient à la tranquillité dont jouit l’empire que la liberté soit complète pour tous nos sujets d’adorer le Dieu qu’ils ont choisi, et qu’aucun culte ne soit privé des honneurs qui lui sont dus. »

Viennent ensuite des prescriptions importantes, mais qui n’ont pas un caractère aussi général et ne concernent que les chrétiens. Elles ordonnent qu’ils soient immédiatement remis en possession de leurs églises, de leurs cimetières et de tout ce qu’on leur a pris pendant la persécution. Ce n’est pas seulement le fisc impérial qui reçoit l’ordre de restituer sans retard tout ce dont il s’est emparé ; les particuliers eux-mêmes, à qui l’on avait fait cadeau de biens ecclésiastiques ou qui les avaient achetés, sont tenus de les rendre sans paiement. Il est vrai qu’on leur fait espérer que le trésor de l’état, si leur requête est juste, pourra les dédommager de leur perte. A la fin, nous retrouvons les considérations qui ont été déjà si longuement exposées au début. Les princes se flattent que la résolution qu’ils viennent de prendre sera pour eux une source de prospérité, et que « la faveur divine, à laquelle ils sont redevables de tant de bienfaits, continuera jusqu’à la fin à les combler, eux et leurs peuples, de succès et de bonheur. »

Tel est, dans ses parties essentielles, l’édit que Constantin et son collègue Licinius publièrent à Milan au mois de juin de l’année 313. Il faut l’étudier de près pour en comprendre toute l’importance.


I

En lisant le début de l’édit, que j’ai tenu à citer tout entier, on a dû être surpris de voir que Constantin y répète jusqu’à cinq fois, et presque dans les mêmes termes, cette idée a qu’il accorde aux chrétiens et à tous les autres la liberté de pratiquer leur religion. » Évidemment il voulait se faire bien comprendre, et il avait peur qu’on ne saisit pas sa pensée du premier coup. C’est qu’en effet il parlait un langage qu’on n’avait pas encore entendu. La mesure qu’il s’était décidé à prendre était entièrement nouvelle ; il pouvait croire qu’elle causerait une grande surprise, et il sentait le besoin d’insister pour qu’il ne restât aucune incertitude sur sa volonté.

Ce n’était pas la première fois sans doute qu’on voyait une persécution s’arrêter, et qu’après s’être lassé à poursuivre sans succès les chrétiens, on se résignait à les laisser tranquilles. Il était arrivé que les mêmes empereurs qui avaient publié contre eux les édits les plus cruels, et qui les avaient fait longtemps exécuter sans pitié, fatigués de sévérités inutiles, en promulguaient d’autres pour donner l’ordre de cesser toutes les poursuites. Mais qu’ils étaient loin d’y tenir le même langage que Constantin ! Nous avons celui de Galerius, lorsque, au moment de mourir, il voulut mettre un terme aux luttes religieuses et rendre la paix à l’empire. Il commence par reconnaître que la persécution était légitime et ne dissimule pas le regret qu’elle ait été impuissante. Les chrétiens avaient mérité d’être punis en renonçant au culte de leurs pères ; mais enfin, puisqu’on n’a pas pu vaincre leur obstination, il faut bien qu’on finisse par y céder. C’est un pardon ou plutôt un sursis qu’on leur accorde, d’assez mauvaise grâce ; ce n’est pas un droit qu’on leur reconnaît. Rien, dans les déclarations de l’empereur, n’engage l’avenir. Il fait un sacrifice à la tranquillité publique, mais la guerre pourra recommencer, quand l’occasion sera redevenue favorable. Il n’y a rien de semblable dans l’édit de Milan, plus de ces réticences menaçantes, plus de ces concessions faites de mauvaise humeur, auxquelles on ne peut se fier qu’à moitié : l’empereur y reconnaît ouvertement que chacun peut suivre désormais la religion qu’il préfère et qui lui convient le mieux (quam quisque delegerit, quam ipse sibi aptissimam esse sentiret), ce qui revient à dire qu’elle ne doit pas être imposée par la force, mais qu’il faut en laisser le choix à la volonté de chacun. À cinq reprises, il déclare qu’il accorde aux chrétiens et à tout le monde la liberté de pratiquer leur culte, et cette liberté, il veut qu’elle soit entière et sans réserves (liberam atque absolutam colendæ religionis suæ facultatem). C’est un système nouveau qu’il inaugure, un système qui lui paraît conforme à la sagesse et à la raison (hoc consilio salubri et rectissima ratione ineundum esse credidimus). Voilà donc le principe de la tolérance religieuse proclamé officiellement par un empereur. Comme je viens de le dire, c’est la première fois que le monde entendait ce langage.

Quelles sont les considérations sur lesquelles s’appuie Constantin pour légitimer la résolution qu’il a prise, et pourquoi lui semble-t-il bon et sage qu’on ne gêne les croyances de personne ? C’est ce qui vaut la peine d’être remarqué. Il n’a garde d’invoquer, comme nous le ferions aujourd’hui, des principes philosophiques ; il ne s’autorise pas non plus, ce qui serait très naturel, de l’intérêt de l’état, et ne présente pas la tolérance, comme un expédient utile pour faire vivre en paix des cultes différens. Ses motifs, si nous les prenons à la lettre, ont un caractère tout religieux. Il veut qu’on respecte tous les dieux, de peur de s’en faire des ennemis ; il espère que si aucun d’eux n’a lieu d’être mécontent, ils s’uniront ensemble pour assurer le bonheur d’un empire qui les traite si bien : « C’est le moyen, dit-il, que la divinité, qui est dans le ciel, favorise les princes et tous ceux qui vivent sous leur domination (quo quidem Divinitas in sede cœlesti nobis atque omnibus qui sub potestate nostra sunt placuta ae propitia possit existere) ; et ici le texte grec est plus explicite et fait mieux comprendre la pensée de Constantin : au lieu du terme vague de Divinitas, il dit : « Tout ce qu’il y a de divinité et de puissance céleste, ὅ τί ποτέ ἐστι Θειότης καὶ οὐρανίου πράγματος. » À ne considérer que cette formule, qui se reproduit trois fois presque dans les mêmes termes, il ne faudrait pas regarder l’auteur de l’édit comme un philosophe qui rend aux hommes l’exercice d’un droit sacré, ou comme un politique qui ne songe qu’à la paix de ses états ; ce serait plutôt un dévot qui croit accomplir un acte pieux et se concilier tous les dieux en tolérant tous les cultes.

Mais ce dévot, à quelle religion particulière appartient-il ? Parmi tous ces dieux qu’il protège, quel est celui qu’il adore pour son compte et qui lui a donné la bonne pensée de ne proscrire aucun de ses rivaux ? Ceci revient à se demander sous quelle inspiration a été fait l’édit de Milan, qui sont ceux, dans l’entourage du prince, qui ont pu le conseiller et dont il représente les sentimens véritables. La question, comme on va le voir, n’est pas aisée à résoudre.

Nous devons nous figurer qu’à ce moment, deux partis se disputent avec acharnement le prince : les chrétiens, qui viennent de le conquérir, et les païens, qui veulent le reprendre. Il ne me semble pas qu’on puisse attribuer aux païens, au moins s’ils sont fidèles à leurs traditions et à leurs principes, la pensée de donner à tous les cultes une égale liberté, et par suite une même importance. Je n’ai pas besoin de rappeler ici les raisons qui les rendaient de tout temps contraires à cette mesure. Tout le monde sait que, dans les républiques anciennes, la religion n’était qu’une des formes, la plus visible peut-être, de la nationalité. Chaque cité avait ses dieux, comme elle avait ses lois, auxquels on ne pouvait renoncer sans cesser aussitôt d’être un citoyen. Il n’était donc pas possible, dans un état bien réglé, d’admettre les religions étrangères. Aussi voyons-nous que les législations de tous les peuples les proscrivent sévèrement. En réalité et dans la pratique on les souffre, parce qu’il n’est pas possible de les supprimer, mais jamais on ne leur reconnaît officiellement le droit d’exister, et même de temps en temps on les frappe, quand on croit qu’elles peuvent nuire à la sécurité publique. Tant qu’a duré le régime des religions locales, il ne s’est pas trouvé un chef d’état qui ait imaginé qu’on pût écrire dans la loi que les citoyens étaient libres de pratiquer la religion qu’ils voulaient. Sur ce point, les philosophes, malgré l’indépendance d’esprit dont ils se parent, sont de l’avis des politiques. Platon, dans sa république idéale, ne veut pas souffrir les impies, c’est-à-dire ceux qui ne croient pas à la religion de l’état ; même quand ils sont doux et paisibles, et ne font pas de propagande, ils lui paraissent dangereux par le mauvais exemple qu’ils donnent. Il les condamne à être enfermés dans la maison où l’on devient sage (sophronistère), — cet euphémisme agréable désigne la prison, — et veut qu’on les y laisse cinq ans, pendant lesquels ils doivent entendre un sermon tous les jours. Quant à ceux qui sont violens et cherchent à entraîner les autres, on les tient, pendant toute leur vie, dans des cachots horribles, et, après leur mort, on leur refuse la sépulture. Nous voilà aussi loin que possible de la tolérance. Cicéron, un des esprits les plus larges et les plus libres de son temps, qui ne croit guère aux dieux et se moque si plaisamment des augures, n’admet pas plus que les autres qu’un citoyen s’affranchisse du culte de son pays, et il se croit obligé de rééditer, dans son Traité des lois, la vieille prescription contre les religions étrangères : separatim nemo habessit deos ; neve novos, site advenas, nisi publice adscitos, privatim colunto. Pendant toute la durée de la domination romaine, je ne vois pas un seul sage, fût-il un sceptique, comme Pline l’Ancien, un libre penseur dégagé de tous les préjugés, comme Sénèque, un philosophe honnête et doux, comme Marc-Aurèle, qui ait paru soupçonner qu’on pourrait accorder un jour des droits égaux à toutes les religions de l’empire.

Seuls, les chrétiens l’ont pensé et l’ont dit ; et ils pouvaient seuls alors le penser et le dire. C’est la grande originalité du christianisme d’être prêché à toutes les nations à la fois, de ne pas s’adresser à un seul pays, mais à l’humanité entière. En plaçant le royaume de Dieu en dehors de ceux de la terre, il a distingué la religion et la nationalité, que les républiques anciennes avaient jusque-là confondues. Dès lors, un citoyen n’est pas enchaîné à une croyance uniquement parce qu’il est né dans la ville où elle domine. L’état n’étant plus nécessairement identifié avec un culte particulier peut laisser vivre les autres, et la tolérance devient possible. Telle était la conséquence qui découlait des principes mêmes du christianisme ; les persécutions dont il fut victime lui apprirent à l’en tirer. Quand les premiers apologistes répètent sans cesse à leurs adversaires : « De quoi nous accusez-vous ? Si l’on prouve que nous sommes rebelles, factieux, voleurs, homicides, qu’on nous condamne. Mais si nous n’avons commis aucun de ces crimes, qu’on nous laisse en liberté, » que voulaient-ils dire, sinon qu’on ne doit punir personne pour sa croyance, et que la loi ne doit frapper que ceux qui violent la morale commune ? Ces idées encore un peu confuses ne tardent pas à se préciser. Tertullien les exprime avec une clarté et une énergie admirables : « Le droit commun, la loi naturelle veulent que chacun adore le dieu auquel il croit. Il n’appartient pas à une religion de faire violence à une autre (non est religionis cogere religionem). Une religion doit être embrassée par conviction et non par force, car les offrandes à la divinité exigent le consentement du cœur. » Lactance, un siècle plus tard, dit à peu près la même chose : « Ce n’est pas en tuant les ennemis de sa religion qu’on la défend, c’est en mourant pour elle. Si vous croyez servir sa cause en versant le sang en son nom, en multipliant les tortures, vous vous trompez. Il n’y a rien qui doive être plus librement embrassé que la religion. » Voilà le principe de la tolérance posé avec une merveilleuse netteté. Les chrétiens la réclament pour eux, mais il est clair qu’ils s’engagent en même temps à l’accorder à tout le monde.

Aussi sommes-nous tentés d’abord d’attribuer l’édit de Milan à quelque influence chrétienne. Il nous semble qu’il doit être l’œuvre de ceux qui ont les premiers affirmé le droit pour chacun « d’adorer le dieu auquel il croit. » Et comme cette idée est répétée dans l’édit avec insistance, et que, pour ainsi parler, elle en est l’âme, il nous parait naturel de penser que Constantin l’a écrit sous la dictée des évêques. Il s’y trouve pourtant quelques passages qui ne nous permettent guère d’admettre cette opinion. Souvenons-nous de ces phrases citées plus haut, dans lesquelles l’empereur semble dire qu’il tolère toutes les religions pour ménager tous les dieux, et qu’il espère que, s’ils ont lieu d’être satisfaits, ils s’uniront tous ensemble pour faire le bonheur du prince et de l’empire. Voilà certainement ce qu’un chrétien, un évêque surtout, n’aurait jamais écrit. La pensée d’attribuer quelque puissance aux dieux des divers cultes, de supposer qu’ils jouent un rôle dans le gouvernement du monde, et qu’il importe de se les rendre favorables, l’aurait révolté. Un païen seul pouvait admettre qu’il n’y a pas de dieu qui n’ait son utilité, et qui ne puisse, à son moment, nuire ou servir ; un païen seul pouvait éprouver le besoin de se les concilier tous à la fois. C’est ainsi qu’on venait devoir Galerius, dans l’édit qui mettait fin à la persécution, après avoir fort maltraité la folie des chrétiens, leur demander, en finissant, « de vouloir bien prier leur dieu pour sa santé et le salut de la république. » Ce dieu dont il était l’ennemi mortel, qu’il avait voulu supprimer avec tous ses adorateurs, il lui reconnaissait donc quelque pouvoir, et il croyait à l’efficacité des prières qui lui étaient adressées !

Ainsi ces idées, exprimées à plusieurs reprises dans l’édit de Milan, doivent avoir une origine païenne, et parmi les païens eux-mêmes, on en connaît à qui elles semblent plus particulièrement convenir. Précisément à l’époque qui nous occupe, il s’était formé un parti composé de gens modérés, humains, amis de la paix religieuse, et qui auraient bien voulu qu’on pût comprendre le christianisme dans cette sorte de fusion de tous, les cultes qui s’était faite à Rome depuis l’empire. Il y avait un moyen d’y arriver qui semblait facile. Presque tous les esprits distingués de ce temps admettaient l’existence d’un Dieu suprême : il s’agissait d’abord de s’en faire une idée assez élevée, assez large, pour qu’elle pût convenir au Dieu des chrétiens comme à tous les autres, puis de lui donner un nom vague qui n’alarmât personne et pût contenter tout le monde : on l’appela Divinitas. C’était un terme que les chrétiens pouvaient accepter sans scrupule, et dont en effet leurs écrivains se sont souvent servi. Les païens non plus, surtout ceux qui s’étaient familiarisés avec la philosophie, ne répugnaient pas à l’employer. Chacun, sans doute, l’entendait dans un sens un peu différent : pour les chrétiens il désignait le Dieu unique et solitaire, qui n’en souffre aucun autre près de lui ; les païens y voyaient plutôt une sorte d’être collectif formé de la réunion de tous les dieux qu’on adorait dans le monde. Mais, si le sens n’était pas le même, le mot était semblable, et l’on obtenait ainsi cette apparence d’unité qu’on cherchait. C’en était assez pour recommander aux esprits sages une combinaison qui paraissait supprimer, dans un empire si malade, des causes de divisions et de luttes. Mais d’autres motifs rendirent son succès plus sûr. En face du christianisme, qui prenait tous les jours de nouvelles forces, les partisans de la religion nationale sentaient bien que l’ancienne mythologie était difficile à défendre ; ils éprouvaient le besoin d’élargir le terrain sur lequel allait se livrer le dernier combat. La conception nouvelle de la divinité, plus élevée, plus souple, plus sérieuse, leur en offrait le moyen ; ils le saisirent avec avidité. Symmaque, en plaidant la cause de l’autel de la Victoire, parle le moins possible de Jupiter et de Mars ; il laisse entendre qu’il ne faut pas tenir compte des apparences, que, sous des noms différens, tout le monde honore le même Dieu. « Qu’importe, dit-il, par quels moyens chacun cherche la vérité : un seul chemin ne peut suffire pour arriver à ce grand mystère : Uno itinere non polestt perveniri ad tam grande secretum. » Le païen Maxime de Madaura, écrivant à saint Augustin, termine sa lettre par ces mots, fort admirés de Voltaire : « Que les dieux le conservent, ces dieux par lesquels nous tous, qui sommes sur la terre, nous honorons et nous adorons de mille manières différentes, mais dans un même accord, le Père commun de tous les mortels ! » Le fond de tous les cultes est donc semblable, et les dieux des religions diverses se confondent dans un Dieu unique qui les comprend tous : c’est la divinité qui est dans le ciel : Divinitas in sede cœlesti.

Cette expression, nous la trouvons dans l’édit de Milan, et l’on ne peut nier qu’elle ne soit empruntée à la phraséologie ordinaire de cette école païenne. Qu’en faut-il conclure ? La première pensée qui vienne à l’esprit, c’est que Constantin ne se rendait pas encore bien compte de ses croyances, et qu’il mêlait, sans le savoir, à sa foi nouvelle des lambeaux de l’ancienne. Quelque vraisemblable que paraisse d’abord cette opinion, j’ai peine à la croire vraie. Songeons que, depuis la bataille du pont Milvius, il s’était écoulé plus d’un an. En admettant même, ce que pour ma part je crois difficile de supposer, que la première fois qu’il invoqua le Dieu des chrétiens, il ne sût pas bien ce qu’il faisait, et qu’il ne le distinguât pas très clairement d’Apollon et des autres dieux de l’Olympe, depuis un an il avait eu le temps de se renseigner. Nous pouvons être sûrs que les chrétiens n’avaient rien négligé, pendant cette année, pour s’affermir dans leur conquête et achever leur victoire. Nous avons les lettres que Constantin écrivit alors au gouverneur de l’Afrique ; elles nous montrent qu’il était très au courant des affaires de l’église, ce qui prouve que les évêques avaient soin de l’entourer et de l’instruire, et qu’il s’informait volontiers auprès d’eux. Il est donc impossible de penser que, si ses croyances paraissent un peu confuses, et s’il lui arrive par momens de mêler le christianisme et le paganisme, ce soit uniquement par ignorance. Est-ce donc volontairement qu’il l’a fait, et faut-il supposer qu’il a flotté quelque temps entre les deux religions ? Je ne le pense pas davantage. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que l’édit de Milan, pris dans son ensemble, est fait par un chrétien et dans l’intérêt des chrétiens. Si celui qui l’a promulgué appartenait à ces éclectiques qui ne faisaient pas de distinction entre les cultes, il s’y préoccuperait de tous également, et ils seraient tous mis sur la même ligne, ce qui n’est pas. On voit bien qu’en réalité il ne songe qu’aux chrétiens ; ils sont les seuls qui soient expressément nommés, et même, dans un passage fort curieux, il est dit, en propres termes, que la tolérance qu’obtiennent les autres religions n’est qu’une conséquence de celle qu’on veut accorder au christianisme.

Mais alors d’où peuvent venir les phrases qui ne paraissent pas conformes à la doctrine de l’église ? Je ne vois qu’un moyen de les expliquer : il est probable qu’elles sont l’œuvre de ceux qui rédigèrent l’édit par l’ordre du prince. La chancellerie impériale est longtemps restée païenne. Elle se recrutait d’ordinaire parmi les jeunes gens qui avaient fréquenté les grandes écoles, et nous voyons un rhéteur d’Autun se féliciter du grand nombre de ses élèves qui occupent des places importantes dans le cabinet du prince ; or, on sait que les écoles ont été l’un des derniers asiles de la vieille religion. C’est ainsi que se sont conservées, dans les constitutions des princes chrétiens, tant de façons de parler qui rappellent le temps où l’empereur, vivant ou mort, était adoré comme un dieu. Il y est question partout de « sa maison divine » ou de « sa chambre sacrée : » ses décisions y sont appelées « des oracles ; » et, pour faire entendre que ses sujets ont le droit d’en appeler à son jugement, on dit qu’ils peuvent s’adresser « à ses autels. » Les formules, qui, dans l’édit de Milan, rappellent le paganisme, ont sans doute la même origine.

Quoiqu’elles nous surprennent un peu, elles ont au moins cet avantage pour nous qu’elles nous assurent que ce n’est pas un évêque ni quelque chrétien d’ancienne date qui l’ont rédigé. Ceux-là se seraient bien aperçus de ces expressions suspectes qui pouvaient échapper à un chrétien novice et inexpérimenté. C’est Constantin qui en a eu l’idée et qui l’a fait écrire par ses secrétaires. On peut donc être sûr que l’initiative lui en appartient et il faut lui en laisser tout l’honneur.


II

Il est toujours plus facile de promulguer un édit de tolérance que de le faire exécuter. Les passions religieuses, étant les plus fortes de toutes, ne supportent guère d’être contenues, surtout quand elles sont excitées par d’anciennes luttes, et qu’on sort d’une persécution violente qui a également exaspéré ceux qui l’ont tentée sans résultat et ceux qui en ont souffert. Constantin entreprenait donc une œuvre très délicate ; mais ce qui en rendait surtout le succès fort incertain, c’est que, pour l’accomplir, il n’avait pas seulement à tenir tête à des ennemis acharnés, toujours prêts à se jeter l’un sur l’autre : il lui fallait lutter contre lui-même, vaincre les entraînemens du pouvoir dont il était revêtu, et résister aux conseils de ceux qui l’aidaient à l’exercer.

Quoi qu’on fasse, on prend toujours un peu les opinions du rang qu’on occupe ; un prince, quelque indépendance d’esprit qu’on lui suppose, ne répudie jamais entièrement les traditions qu’il trouve dans l’héritage de ses prédécesseurs ; et, s’il était tenté de les oublier, les gens qui l’entourent se chargeraient de l’en faire souvenir. Dans tous les pays du monde, quelle que soit la forme du gouvernement, les bureaux sont conservateurs. Comme la coutume de faire toujours la même chose finit par en donner le goût, ils répugnent aux innovations qui dérangent les habitudes prises et défendent obstinément les vieilles maximes. Les bureaux ont partout beaucoup d’importance, mais nulle part elle n’est plus grande que dans les états despotiques ; là, ils tempèrent l’autorité des souverains, et quelquefois même ils l’annulent. Ces fonctionnaires qui paraissent si humbles, si soumis, si obséquieux, qui semblent épier la volonté du prince pour l’accomplir plus vite, la plupart du temps, ils lui imposent la leur, sans qu’il s’en doute. Pline disait déjà des premiers césars : « Ils sont les maîtres de leurs concitoyens et les esclaves de leurs affranchis. » Ce fut bien pis encore deux siècles plus tard, quand on eut imaginé toute cette hiérarchie savante de fonctions superposées qu’on appela « la milice du palais. » Ces secrétaires, ces chambellans, ces serviteurs de tout rang et de tout grade, que le prince rencontrait partout devant lui et qui l’enveloppaient comme d’un réseau, s’emparaient à la longue de son esprit, lui présentaient les choses à leur manière et finissaient par faire tout ce qu’ils voulaient. Nous pouvons être sûrs qu’avec leurs goûts et leurs dispositions, l’édit de Milan n’était pas fait pour leur plaire. Un souverain qui prend de bonne foi la résolution de tolérer tous les cultes dans son empire ne s’engage pas seulement à n’exercer sur eux aucune violence, mais à ne pas gêner leur libre expansion. Ce n’est pas assez de ne pas les faire mourir, il faut qu’il leur laisse les moyens de vivre, c’est-à-dire de s’épanouir et de se développer sans contrainte. D’abord, il doit se mêler le moins qu’il peut de leurs affaires, ne pas essayer de les diriger et de les dominer ; ensuite, il faut qu’il leur permette de se disputer les âmes, ce qui ne va pas sans quelques conflits, et, tant que la tranquillité publique n’est pas menacée, qu’il ne cherche pas à intervenir dans leurs altercations. Il y avait là bien des choses qui étaient contraires aux anciennes habitudes, qui semblaient de nature à restreindre et à gêner l’autorité du prince et qui devaient scandaliser des gens disposés à prendre ses intérêts plus que lui-même et à se montrer plus jaloux que lui de son pouvoir. Il n’est pas surprenant qu’ils aient usé de leur influence pour éveiller et entretenir en lui le désir de ne rien laisser perdre de ses droits, et qu’ils l’aient poussé à reprendre peu à peu ce qu’il semblait en avoir aliéné par l’édit de Milan.

Jusqu’alors, l’empereur avait été le chef incontesté de la religion nationale. Les grands collèges sacerdotaux étaient à-sa discrétion, et nous voyons bien, quand nous avons conservé les procès-verbaux de leurs réunions, comme il arrive pour les Frères Arvales, qu’ils n’étaient guère occupés qu’à prier les dieux pour lui. En sa qualité de grand-pontife, il surveillait l’exécution de toutes les pratiques du culte, et, comme alors il n’y avait pas un seul acte de la vie civile ou politique qui ne fût accompagné de quelque cérémonie religieuse, son pouvoir s’étendait à tout. C’étaient des attributions importantes, qui fortifiaient l’autorité impériale, et auxquelles un prince devait tenir. Aussi voyons-nous que Constantin, même quand il fut devenu chrétien, n’y renonça pas. Il garda son titre de grand-pontife ; il ne manifesta par aucun acte public son intention de cesser d’être le chef suprême d’une religion à laquelle il n’appartenait plus. Sans doute, il jugeait utile, quoiqu’il s’en fût séparé, de la tenir toujours sous sa main. Du reste, les païens, quelque grief qu’ils eussent contre lui, ne songeaient pas à résister à son autorité. Comme l’ancienne religion se glorifiait surtout d’être un culte officiel et national, et qu’elle n’avait pas d’autre raison d’exister, elle tenait à rester sous les ordres de l’empereur et tirait vanité de lui être soumise. Sa complaisance à toute épreuve avait ce résultat fâcheux d’accoutumer Constantin à être le maître dans les choses religieuses comme en tout le reste. Par cette pente, sur laquelle glisse le pouvoir absolu, il devait être tenté d’étendre à tous les cultes l’autorité que l’un d’eux lui accordait sur lui, et finir par les mettre tous sous le même joug.

C’était un grand péril pour l’église, accoutumée jusqu’alors à se gouverner elle-même, et qui s’en était bien trouvée. Cependant, il ne semble pas qu’elle ait opposé d’abord quelque résistance aux prétentions de l’empereur. Il venait d’arrêter la persécution, il lui faisait rendre ses biens confisqués, il l’enrichissait de ses libéralités, il lui accordait d’importans privilèges ; c’était un libérateur et un bienfaiteur : pouvait-elle sans ingratitude lui témoigner quelque défiance, et mettre moins d’empressement que les païens à faire ses volontés ? Les évêques, dès le premier jour, furent gagnés ; ils avaient résisté dix ans à toutes les menaces, ils ne tinrent pas contre quelques égards et quelques faveurs. Constantin les faisait venir à sa cour, et, pour leur rendre le voyage plus commode, il mettait à leur disposition la poste impériale, qui avait été réservée jusque-là pour les plus grands personnages[4]. Il leur faisait payer des indemnités (annonee) pendant tout le temps qu’il les retenait loin de leur pays. Il les recevait dans son palais et les invitait à sa tabler C’étaient souvent des gens très simples, qui venaient de petites villes, et n’avaient guère fréquenté les grands de la terre. La magnificence de la cour, à laquelle ils n’étaient pas habitués, les éblouissait. Ils n’étaient pas maîtres de leur émotion quand ils traversaient ces salles splendides, qu’ils passaient entre-deux rangs de protectores, ou gardes du corps, l’épée nue, qu’ils prenaient place parmi ces hauts fonctionnaires qui tant de fois leur avaient fait peur, et qu’ils apercevaient le prince, « avec ses vêtemens de pourpre et d’or, couvert de bijoux, qui semblaient jeter des flammes. » Ils croyaient alors être en présence « d’un ange du Seigneur, » et il leur semblait qu’ils avaient devant les yeux « une image du règne du Christ. » Quelquefois leur reconnaissance dépassait toutes les bornes : il y en eut un qui, entraîné par son admiration pour Constantin, le proclama saint par avance et annonça « qu’il règnerait dans le ciel avec le fils de Dieu. » Le prince trouva l’éloge un peu forcé ; -mais, s’il ne voulait pas accepter d’être béatifié de son vivant, il était bien aise de voir les évêques le traiter comme une sorte de collègue et lui accorder une compétence ecclésiastique. « Vous êtes, leur disait-il, les évêques du dedans de l’église ; quant à moi, Dieu m’a établi pour être l’évêque du dehors. » Il voulait entendre sans doute qu’il avait reçu la mission de les faire respecter de tout le monde et de veiller à l’exécution de leurs décrets. Mais ces attributions mêmes ne lui suffirent pas, et il se mêla souvent des affaires intérieures qu’il semblait leur avoir réservées. Nous sommes fort surpris de voir un prince qui n’était même pas tout à fait chrétien, puisqu’il ne reçut le baptême qu’à son lit de mort, faire l’office de prêtre aux grandes cérémonies, siéger dans les synodes, et donner aux évêques des conseils qui semblent étranges dans la bouche d’un laïque. « Il les avertissait, nous dit Eusèbe, de n’être pas jaloux les uns des autres, de supporter ceux qui étaient supérieurs en sagesse et en éloquence, de regarder le mérite de chacun comme la gloire de tous, de ne point humilier leurs inférieurs, de pardonner les fautes légères en songeant qu’il est bien difficile de trouver quelqu’un qui soit parfait de tout point. » Voilà une excellente leçon de morale ; mais elle parait bien singulière, quand on songe que celui qui parle s’adresse aux pères du concile de Nicée ! Quelquefois même sa voix est plus rude, et au lieu de conseiller, il commande. Écrivant aux évêques d’Orient pour leur demander d’assister au synode de Tyr, il termine sa lettre par ces mots : « Si l’un de vous (ce que je ne veux pas croire) refuse de m’obéir et de s’y rendre, j’enverrai quelqu’un qui lui fera prendre le chemin de l’exil, pour qu’il sache qu’il ne faut pas s’opposer aux injonctions de l’empereur, quand il travaille à la défense de la vérité. » Grand-pontife pour les païens, évêque du dehors, et quelquefois aussi du dedans, chez les chrétiens, Constantin se trouvait être en réalité le chef de toutes les religions de son empire. Il pouvait se flatter de n’avoir rien perdu du pouvoir qu’avaient exercé ses prédécesseurs.

Ce pouvoir, qu’il tenait d’eux, il était naturel qu’il en usât comme ils avaient fait eux-mêmes. Parmi les maximes de gouvernement qu’il avait recueillies dans leur héritage, il y en avait une à laquelle il ne voulut pas renoncer et qui n’était guère compatible avec ses premières résolutions. Les empereurs romains se préoccupaient beaucoup de maintenir l’ordre dans leurs états : c’était un souci légitime ; mais ils étaient tous tentés de croire que l’ordre ne peut exister qu’entre des gens qui professent le même culte, et que la diversité des religions est une cause inévitable de conflits. Cette opinion a passé de Rome dans les autres états despotiques, et Louis XIV en était aussi fermement convaincu que Dioclétien. Elle se comprend à la rigueur dans les pays où l’idée de la religion se confond avec celle de la patrie ; mais quand elles sont séparées, comme il arrive depuis le triomphe du christianisme, il me semble qu’elle n’a plus de raison d’être. Pour que les citoyens s’accordent à défendre les intérêts de l’état, il n’est pas absolument nécessaire qu’ils s’entendent sur tout le reste. L’harmonie admet des dissonances, et l’union politique peut exister entre des gens que divisent les croyances religieuses. C’était sans doute le sentiment de Constantin lorsqu’il publia l’édit de Milan ; il croyait alors, et il avait raison de le croire, qu’il n’y avait pas de danger pour l’empire à tolérer tous les cultes et qu’ils pouvaient vivre ensemble sans compromettre sa tranquillité. Mais ici encore les vieilles traditions finirent par l’emporter. Elles avaient poussé de si profondes racines, elles s’étaient si bien emparées de tous ceux qui participaient à l’autorité souveraine, qu’un prince avait peine à leur échapper. Aussi voyons-nous bientôt Constantin préoccupé, comme les autres, de la chimère de l’unité. Il rêve de réunir tous ses sujets dans la même religion ; c’est son désir le plus cher, c’est le but qu’il donne à toute sa vie : « Dieu m’est témoin, disait-il lui-même, que mon premier dessein a toujours été d’amener tous mes peuples à s’entendre sur l’idée qu’ils se font de la divinité ; » et de bonne heure il se mit à l’œuvre pour réussir.

C’est dans l’armée surtout que l’unité paraissait indispensable. Les Romains n’entendaient pas tout à fait la discipline militaire comme les nations modernes ; ils la faisaient moins consister dans l’anéantissement des volontés individuelles que dans leur union vers un but commun. Il était donc à craindre que le moindre dissentiment n’affaiblit cette unanimité. Voilà pourquoi les empereurs s’alarmèrent tant lorsqu’ils virent que les chrétiens faisaient de nombreux prosélytes parmi les troupes ; il était possible à la rigueur de laisser des bourgeois de petite ville embrasser secrètement la loi nouvelle ; mais on ne croyait pas pouvoir le permettre sans danger aux centurions et aux soldats : c’était introduire dans l’armée un élément de discorde et compromettre la dernière force qui restât à l’empire. Ajoutons que la religion tenait une grande place dans les camps. Les aigles, que Tacite appelle les divinités particulières des légions, étaient posées sur un autel, et le général venait y sacrifier tous les matins. On ne combattait qu’après avoir pris les auspices ; on ne remportait aucun succès qui ne fût suivi de quelque supplication en l’honneur des dieux. Ces cérémonies, auxquelles tous les soldats doivent prendre part, et qui ne sont qu’une manifestation solennelle de leur patriotisme, supposent qu’ils ont des croyances communes et qu’ils professent le même culte. Constantin ne voulait pas les supprimer ; mais comme il ne pouvait pas forcer tous les soldats à devenir en un jour chrétiens comme lui, ni obliger les chrétiens à s’associer à des pratiques païennes, il lui fallut trouver un moyen adroit de tout concilier. Voici celui qu’il imagina : il ordonna que toutes les troupes se réuniraient le dimanche. — C’était le jour du soleil, et un païen pouvait le sanctifier sans scrupule. — On se rassemblait, non pas dans un temple ou dans une église, mais en plein air. Là, à un signal donné, tous les soldats, les mains levées au ciel, devaient répéter une prière qu’ils savaient par cœur. C’était l’empereur lui-même qui avait pris la peine de la composer. La voici : « Nous te reconnaissons seul comme notre Dieu, nous t’honorons comme notre roi, nous t’invoquons comme notre appui. C’est à toi que nous devons d’avoir remporté des victoires et vaincu les ennemis. Nous te remercions des succès que tu nous as donnés, et nous espérons que tu nous en accorderas d’autres. Nous te supplions pour notre empereur Constantin et ses très pieux enfans, et nous le demandons de nous le conserver sain et victorieux le plus longtemps possible. « Il n’y a pas un mot, dans cette prière, qui blesse aucune croyance ; et quand les soldats la répétaient en chœur, le dimanche, avec un accent de parfaite sincérité, on pouvait croire qu’ils appartenaient tous à la même religion[5].

C’était donc une apparence, un semblant d’unité, dont on pouvait se contenter avec eus provisoirement et en attendant mieux ; pour les autres, Constantin exigea davantage : il voulut obtenir une union plus complète, plus réelle. Mais comment y arriver ? Il avait, par l’édit de Milan, renoncé d’avance à la contrainte et répudié la persécution ; il ne lui restait d’autre moyen que de convaincre. Dès lors, nous le voyons se transformer en un théologien qui s’adresse à ses sujets et leur fait de longs sermons pour les amener à sa foi. Aurélius Victor nous dit qu’il était fort instruit. Fils d’un empereur, destiné à l’empire par sa naissance, il avait reçu une meilleure éducation que Dioclétien et ses collègues, soldats de fortune, princes de hasard, dont la jeunesse s’était passée dans les camps. Son père qui protégea toujours les écoles, lui avait donné sans doute pour professeur quelque rhéteur de Trêves ou d’Autun, et il lui était resté de ces premières leçons un fonds, de pédanterie dont l’exercice de l’autorité souveraine ne le guérit pas tout à fait. Eusèbe le représente passant ses nuits à préparer ses harangues dévotes, puis les débitant devant le peuple avec une voix grave et un visage sévère, lui parlant de Dieu, de la Providence, de la justice céleste qui distribue équitablement les biens et les maux, attaquant avec violence les méchans qui s’enrichissent de la fortune publique, et profitant de l’occasion pour lancer quelques épigrammes contre ses propres ministres, qui baissaient la tête en l’écoutant.

Malheureusement, pour ramener tous ses peuples à la même croyance, Constantin avait fort à faire. Non-seulement les païens résistaient au christianisme, mais, ce qui était plus grave, les chrétiens ne s’entendaient pas entre eux. Il fallait commencer par rétablir chez eux l’unité, avant qu’il fût possible d’imposer leur religion à l’empire. On peut dire que les schismes et les hérésies qui divisaient l’église ont empoisonné la vie de Constantin ; non-seulement il les détestait, mais il ne pouvait pas les comprendre. Un politique, un homme de gouvernement comme lui, s’indignait qu’on ne fît pas le sacrifice de ses opinions à celles du plus grand nombre. Ce qui vraisemblablement l’avait charmé d’abord dans le christianisme, c’est ce qu’il a de précis et d’arrêté dans ses dogmes et la netteté des réponses qu’il fait à la plupart des questions que l’homme se pose. Il lui semblait sans doute que, dans une doctrine si bien définie, il restait peu de place pour les contestations. Quelle ne fut pas être sa surprise et sa douleur quand il s’aperçut, au contraire, que les disputes étaient continuelles dans l’église et que les persécutions mêmes n’avaient pas le pouvoir de les arrêter ! A peine était-il devenu chrétien qu’il apprit que l’Afrique était divisée entre les catholiques et les donatistes, que les forces des deux partis se balançaient et qu’ils se livraient partout des combats furieux. Vite, il s’efforce d’assoupir la querelle ; il ordonne aux évêques de se réunir à Rome, puis à Arles ; il prie, il caresse, il menace, mais sans obtenir qu’on s’entende, et ce prince à qui rien ne résiste est forcé de reconnaître que l’autorité la plus absolue se brise contre l’obstination d’un sectaire. Un peu plus tard commence l’hérésie d’Arius. Malgré ses prétentions théologiques, l’empereur n’en aperçoit pas d’abord les conséquences ; il lui semble qu’on se bat pour des mots, et il propose un moyen admirable de tout arranger : c’est de ne pas parler des questions controversées et de ne traiter que celles sur lesquelles on est d’accord ; chacun gardant pour soi son opinion sans en rien dire, tout le monde paraîtra être du même avis. De cette façon, l’unité de la doctrine ne semblera pas compromise, ce qui est l’affaire importante. Pour désarmer les entêtés qui empêchent, par leurs disputes éternelles, le triomphe de la vérité, il a recours aux prières, il prend un ton suppliant : « Rendez-moi, leur dit-il, le calme de mes jours, le repos de mes nuits. Laissez-moi jouir d’une lumière sans nuage et goûter jusqu’à la fin le plaisir d’une existence tranquille. Faites que je puisse vous voir tous unis et heureux, et rendre grâces à Dieu de la liberté et de la concorde rétablies dans tout l’univers. »

Mais il ne se contente pas de gémir, il lui arrive de menacer. Songeons qu’il s’attribuait la mission de ramener la paix dans l’église ; c’était pour lui une affaire de conscience « de dissiper les erreurs, d’arrêter les témérités, et de faire rendre par tout le monde à la vraie religion et à Dieu les honneurs qui leur sont dus. » Ce qui l’attachait surtout à son œuvre, c’est qu’il en attendait une magnifique récompense : il espérait, s’il pouvait y réussir, qu’il continuerait à être heureux dans toutes ses entreprises ; au contraire, si les dissensions intérieures persistaient, « la divinité pourrait bien finir par se fâcher et faire sentir sa colère non-seulement au genre humain tout entier, mais au prince lui-même. » Son intérêt personnel se trouvait donc ici d’accord avec ses convictions, et il travaillait pour lui en même temps que pour Dieu. C’est ce qui explique que, quand on lui résistait, la patience lui ait souvent échappé. Il adresse alors à ces obstinés des paroles cruelles : « Ennemis de la vérité et de la vie, conseillers d’erreur, tout chez vous respire le mensonge, tout est plein de sottises et de crimes, etc. » Ce qui est plus grave que des paroles, c’est qu’il n’a pas pu se défendre de les frapper quelquefois de peines sévères. Cependant il faut lui rendre cette justice que de lui-même, quand il n’était pas aveuglé par la colère, il allait naturellement vers la tolérance. S’il a quelquefois persécuté les hérétiques dans un moment de mauvaise humeur, nous le voyons ailleurs féliciter les évêques d’Afrique de s’être montrés concilians envers les donatistes, et leur adresser ces belles paroles, qui auraient dû être la règle de toute sa conduite : « Dieu se réserve le droit de venger ses injures ; il faut être fou pour se permettre de l’exercer à sa place. »

C’est à peu près de la même manière qu’il s’est conduit avec les païens. Pas plus qu’aux hérétiques il ne leur a ménagé les sermons. L’argument dont il se servait avec eux était toujours le même : pour prouver la supériorité du christianisme sur l’ancien culte, il énumérait tous les succès qu’il avait obtenus depuis sa conversion : était-il possible qu’on hésitât à se précipiter vers les autels d’un Dieu qui traitait si bien ses fidèles ? Cependant ce raisonnement, malgré sa simplicité, ne parvenait pas à convaincre tout le monde ; il restait des obstinés qui fermaient les yeux à cette lumière. Constantin avait beaucoup de peine à le comprendre, et plus de peine encore à le pardonner. Quand un prince se met de sa personne dans les controverses théologiques et qu’il engage son amour-propre à gagner les ennemis de sa doctrine, il lui est très pénible de ne pas réussir ; on peut craindre alors que ses convictions froissées et sa vanité humiliée ne le portent à quelque extrémité fâcheuse, et, comme après tout il est le maître, après avoir écrit, il peut être tenté de proscrire. Constantin l’a-t-il fait véritablement ? Peut-on l’accuser sur de bonnes preuves d’avoir violé à la fin de sa vie cet édit de tolérance qui avait fait l’honneur de ses premières années ? La question est obscure, et les contemporains eux-mêmes l’ont résolue en sens inverse. Eusèbe et les écrivains ecclésiastiques, toujours portés à prendre leurs désirs pour des réalités, ont affirmé sans aucune restriction qu’il avait fermé les temples et aboli les sacrifices. Libanius, au contraire, soutient qu’il n’a rien changé au culte légal et que, sous lui, les cérémonies se sont accomplies comme auparavant. Ce qu’il faut conclure de ces assertions contraires, c’est que Constantin n’est pas toujours resté fidèle à sa première politique et qu’il s’est donné quelquefois à lui-même de fâcheux démentis. Nous savons, en effet, qu’il lui est arrivé de dépouiller certains temples pour enrichir ses favoris ou décorer sa capitale improvisée ; il en a laissé détruire d’autres par des fanatiques sous des prétextes futiles. Il a pu même, à l’occasion, publier des lois menaçantes pour effrayer les indécis et hâter quelques conversions qui se faisaient attendre. Mais je crois qu’ici encore, au dernier moment, il est revenu à la sagesse et à la modération. Nous en avons une preuve très curieuse dans une de ces harangues dévotes qui font la joie et l’admiration d’Eusèbe. Elle est très vive contre les païens ; il y rappelle longuement la dernière persécution, flétrit les violences exercées par Dioclétien et Galerius ; mais quand on s’attend qu’il va prononcer des paroles de vengeance, il s’arrête court pour nous dire « qu’il aurait bien voulu supprimer les cérémonies des temples et tout ce culte de ténèbres, s’il n’avait craint que l’affection de certaines gens pour des erreurs coupables ne fût trop ancrée dans leurs cœurs. » Il se résigne donc à souffrir ce qu’on ne pourrait empêcher sans violences. « Qu’ils gardent leurs temples de mensonge, puisqu’ils y tiennent ; nous autres, nous conserverons cette éclatante maison de vérité que nous tenons de Dieu. » Et voici quelle est la conclusion véritable du discours, qui ne répond guère aux emportemens du début : « Personne n’en doit gêner un autre, et chacun peut faire comme il l’entend. » Ainsi, l’édit de Milan n’est pas déchiré, la tolérance, en principe au moins, existe encore ; mais à ce ton de mauvaise humeur, à ces injures, à ces menaces, on sent bien qu’elle est fort compromise. Ce sont comme les grondemens d’un orage qui approche et qui ne tardera pas à éclater.

III

Il nous reste une question importante à étudier : comment l’église a-t-elle accueilli redit de Milan ? Lui a-t-elle été tout d’abord favorable ou contraire ? Se trouvait-elle parmi ceux qui essayèrent d’en assurer l’exécution, ou ceux qui à la fin l’ont fort échouer ? et dans cet échec, qui fut un malheur pour l’empire, quelle part convient-il de lui assigner ?

Il est vraisemblable, je crois du moins l’avoir montré tout à l’heure, qu’elle ne l’a pas directement inspiré à Constantin, et qu’il est dû à l’initiative du prince. Mais il était conforme à l’esprit même du christianisme. C’est lui, on vient de le voir, qui protesta le premier contre la persécution religieuse, et il ne protesta pas pour lui seul. Je ne puis pas croire que, lorsqu’il demandait au culte officiel de respecter les autres cultes, il n’eût en vue que son intérêt propre et son danger présent. Rappelons-nous ces nobles paroles de Tertullien : « Il n’appartient pas à une religion de faire violence à une autre. » Cette phrase, dans sa généralité, s’applique à tous les cultes ; il n’y a pas moyen, quoiqu’on l’ait essayé, d’en restreindre la portée[6] ; c’est véritablement un principe que Tertullien proclame. On peut en vouloir à l’église d’être devenue plus tard l’ennemie acharnée de la tolérance, mais il ne faut pas oublier qu’elle l’a réclamée avant tout le monde.

À la vérité, elle était alors proscrite, persécutée, et ne se doutait guère qu’elle monterait un jour sur le trône. Tertullien regarde comme une vérité qui n’a pas besoin d’être démontrée que les césars ne deviendront jamais chrétiens. Lorsque, contre toute attente, Constantin se fut converti, il n’est pas étonnant que cet événement inespéré ait un peu changé les sentimens de l’église. La fortune, comme il arrive toujours, accrut ses prétentions. Quand elle était malheureuse, elle n’entrevoyait pas de plus grand bien que la sécurité et la liberté ; après son triomphe, elle souhaita quelque chose de plus. Les faveurs dont le prince la comblait lui donnèrent l’idée et le goût de la domination.

Au sujet du paganisme, il faut bien avouer que les sentimens de colère et de haine des chrétiens se comprennent. C’était l’ennemi, un ennemi implacable, qui, depuis trois siècles, les empêchait de vivre en repos, et qu’ils étaient tous élevés à craindre et à détester. On avait d’ailleurs une raison pour le mettre hors la loi commune, c’est qu’il ne paraissait pas disposé à la croire faite pour lui ; il se souvenait toujours qu’il avait été la religion de l’état, et entendait bien continuer à l’être. Pour lui, c’était cesser d’exister que d’être mis sur le même rang que les autres cultes ; s’il n’avait plus la puissance publique pour le protéger, il était perdu. Ce qui lui attachait malgré tout le sénat romain et les grands seigneurs, ce ne pouvaient pas être ses doctrines, dont la philosophie leur avait appris depuis longtemps le vide et le ridicule ; c’était le souvenir de la grande situation qu’il avait occupée, et cette confusion qu’on faisait toujours entre la gloire de Rome et la religion de Romulus. Symmaque, dans son discours sur l’autel de la Victoire, ne réclame pas pour ses dieux la tolérance, mais le privilège. Il n’admet pas qu’un autre culte soit mis sur la même ligne que le sien ; il veut que l’état continue à payer ses prêtres et à entretenir ses temples, c’est-à-dire qu’il soit toujours le culte national. On pouvait donc prétendre qu’il n’avait pas accepté de bonne foi le pacte offert par Constantin à toutes les religions de l’empire, qu’il rêvait toujours de reprendre la suprématie qu’on lui avait arrachée, qu’il n’attendait qu’une occasion favorable pour l’imposer aux autres cultes, et, par conséquent, que, tant qu’il existerait, le christianisme ne pourrait pas être tranquille.

Il est donc vraisemblable que, dès les premiers jours, les évêques ont profité de la faveur que Constantin leur accordait pour le mal disposer contre l’ancienne religion. Si nous voulons savoir de quelle manière ils lui parlaient, nous n’avons qu’à parcourir le livre curieux intitulé : De errore profanarum religionum, que Finnicus Maternus adresse aux deux fils de Constantin, Constance et Constant. C’est un manuel d’intolérance. L’auteur ne néglige rien pour les engager à supprimer ce qui reste du paganisme ; il prie, il s’emporte, il menace. Quelquefois il a l’air de parler dans l’intérêt de ceux qu’il attaque : « Venez au secours de ces malheureux ; il vaut mieux les sauver malgré eux que de leur permettre de se perdre. » Au besoin, il enflammera la cupidité des deux princes, en étalant le spectacle des richesses que les temples contiennent encore : « Enlevez, saints empereurs, leur dit-il, enlevez tous ces ornemens ; transportez ces richesses dans votre trésor, et faites-les servir à votre utilité. » Mais son argument principal est tiré de la Bible. Il répète les sentences terribles que les livres saints prononcent contre les adorateurs d’idoles : « Celui qui sacrifie aux dieux sera déraciné de la terre, sacrificans diis eradicabitur. » Il est défendu d’avoir aucune pitié pour lui, il faut le lapider, le mettre à mort, « quand ce serait ton frère, ton fils et la femme qui dort sur ton sein. » Voilà la sentence de Dieu ; celui qui hésite à l’exécuter et à punir le coupable devient aussi coupable que lui et partagera sa peine. Au contraire, quand on obéit, on peut espérer les récompenses réservées aux élus. « C’est ainsi, très saints empereurs, que tout vous réussira, que vos guerres seront toutes heureuses, et que vous jouirez toujours de l’opulence, de la paix, de la richesse, de la santé et de la victoire. » Ces sentimens, que Firmicus Maternus exprime d’une manière si nette et si franche, étaient au fond partagés par tous les chrétiens, et les conciles s’en sont fait quelquefois les interprètes. Ils demandaient aux princes d’en finir par la force avec ce vieux culte qui s’obstinait à vivre. Nous ne voyons pas que personne en ce moment ait éprouvé le moindre scrupule à propos de ces violences. Le souvenir des persécutions, qui étaient si récentes, entretenait entre les deux partis des haines terribles. Après tout, le paganisme avait donné l’exemple de ces rigueurs ; ayant frappé par l’épée le premier, il était juste qu’il périt par l’épée. C’était une opinion répandue dans toute l’église, et sur laquelle s’accordaient ceux mêmes qui se disputaient sur tout le reste. Saint Augustin, s’adressant à ses ennemis, les donatistes, leur dit avec une parfaite assurance : « Y a-t-il quelqu’un parmi vous, comme parmi nous, qui ne félicite les empereurs des lois qu’ils ont faites pour abolir les sacrifices ? »

Avec les hérétiques et les schismatiques on hésitait davantage. C’étaient des chrétiens, et quelque désir qu’on eût de rétablir l’unité, on répugnait à les traiter aussi rigoureusement que les derniers adorateurs de Jupiter. Cependant, là aussi, l’intolérance finit par l’emporter : il parut naturel qu’une erreur de doctrine fût regardée comme un crime ordinaire et punie des mêmes peines. C’est à propos des donatistes que l’église s’y décida. Cette affaire a eu dans la suite de telles conséquences qu’il convient d’en dire un mot en finissant.

Le schisme des donatistes remontait à la persécution de Dioclétien. Parmi les mesures prises par l’empereur, une des plus importantes était la destruction des livres sacrés des chrétiens ; il avait ordonné aux évêques et aux prêtres, sous les peines les plus sévères, de les remettre aux magistrats. Quelques-uns prirent peur et s’empressèrent de les livrer ; ils furent retranchés de l’église et flétris du nom de traditeurs (traditores) ; d’autres eurent recours à des moyens plus ou moins habiles pour désobéir sans danger. L’évêque de Carthage, Mensurius, qui devait être un homme d’esprit, s’en tira en apportant les ouvrages des hérétiques, qui furent brûlés en grande cérémonie. Ce subterfuge adroit ne fut pas goûté de tout le monde. Les violens, qui se faisaient un mérite de braver ouvertement l’empereur, y trouvèrent à redire, et Mensurius, pour avoir essayé de satisfaire sa conscience sans compromettre son repos, fut mal noté dans leur estime. Mais le mécontentement n’éclata que sous son successeur Cœcilianus. C’était un modéré aussi et un politique, qui devait déplaire aux partis extrêmes ; quelques-uns prétendirent qu’il avait été ordonné par un évêque traditeur, ce qui viciait son élection, et en choisirent un autre. L’église d’Afrique se partagea entre les deux compétiteurs, et il s’ensuivit un schisme qui dura plus d’un siècle.

La querelle au fond était de peu d’importance. Aucune question essentielle de dogme ne s’y trouvait engagée ; mais chaque parti s’était animé par la discussion même. On se haïssait mortellement, plutôt pour s’être très souvent combattu que pour avoir un motif réel de se combattre. À force de répéter les mêmes argumens, qui souvent ne signifiaient pas grand’chose, on avait fini par les croire invincibles. Il y avait plus de quatre-vingts ans que le schisme durait ; il avait résisté aux jugemens des évêques, aux décisions des conciles, aux prières et aux menaces des empereurs, quand saint Augustin devint évêque d’Hippone. Il se donna la tâche de le vaincre, et appliqua, dès le premier jour, à cette œuvre difficile toute l’énergie de son caractère et toute la puissance de son génie.

Quand il entama la lutte, saint Augustin n’avait d’autre dessein que de convaincre ses adversaires. La seule arme dont il voulait se servir, c’était la parole. Il s’y sentait maître, et il avait assez de confiance dans la justice de sa cause pour croire qu’elle pouvait triompher sans appeler la force à son aide. La polémique avec les donatistes occupe une grande partie des discours qu’il prononçait tous les dimanches dans son église et qu’on écoutait avec tant d’avidité : il voulait avant tout défendre son troupeau contre l’erreur et fournir aux fidèles des argumens pour résister à ceux qui voudraient les séduire[7]. Mais ces discours ne restaient pas enfermés dans Hippone : ils étaient recueillis par des secrétaires, répandus dans toute l’Afrique, et, grâce à l’immense réputation de l’orateur et à la passion qu’on avait alors pour les luttes religieuses, tout le monde les dévorait. Les donatistes, quand ils étaient de bonne foi, se sentaient touchés par la modération de saint Augustin autant que par la vigueur de sa dialectique. Les furieux, au contraire, s’emportaient, et, comme il arrive, n’ayant pas de bonne raison à donner, ils répondaient par des injures. C’était précisément ce que souhaitait Augustin : il profitait de leur ton d’assurance hautaine pour les provoquer à quelque lutte publique. S’ils avaient l’imprudence d’accepter, on appelait des sténographes (notarii) pour recueillir toutes les paroles, et le débat commençait, au milieu d’une foule frémissante, qui interrompait souvent les discuteurs par ses acclamations ou par ses murmures. Il était rare qu’Augustin n’eût pas l’avantage, et que, parmi les esprits qui n’étaient pas prévenus, il ne fit pas quelques conquêtes.

C’est ce qui lui donna l’idée de demander une réunion générale des évêques des deux partis. Elle eut lieu à Carthage, en présence des 279 évêques donatistes et de 286 catholiques, et fut présidée par un des grands fonctionnaires de l’empire, le comte Marcellinus, que l’empereur avait chargé de le représenter. Cette conférence de Carthage est un des grands événemens de l’histoire de l’église au IVe siècle et de la vie de saint Augustin. On voit bien qu’il en sentait toute l’importance un ton avec lequel il demande aux fidèles, dans un sermon prononcé quelques jours avant l’ouverture des débats, de l’aider de leurs prières. « Et vous, leur dit-il, qu’avez-vous à faire en cette rencontre ? Ce qui produira peut-être les fruits les plus abondans. Nous parlerons, nous disputerons pour vous ; vous autres, priez pour nous. Fortifiez vos prières par des jeûnes et des aumônes : ce sont là les ailes par lesquelles la prière s’envole jusqu’à Dieu. Si vous agissez ainsi, vous nous serez peut-être plus utiles que nous ne le serons à vous-mêmes ; car aucun de nous, dans la discussion qui va commencer, ne compte sur lui, et toute notre espérance est en Dieu. » Ces paroles en rappellent d’autres, qui furent prononcées dans des circonstances aussi solennelles. En 1681, au moment où Louis XIV rassemblait le clergé de France pour résister aux prétentions du pape, et qu’un schisme était possible, Bossuet, chargé de prononcer le discours d’ouverture, parla aux fidèles à peu près comme avait fait saint Augustin dans l’église de Carthage : u Ames simples, âmes cachées aux yeux du monde, et cachées principalement à vos propres yeux, mais qui connaissez Dieu et que Dieu connaît, où êtes-vous dans cet auditoire, afin que je vous adresse ma parole ? .. Je vous parle sans vous connaître, âmes dégoûtées du siècle ; ah ! comment avez-vous su en éviter la contagion ? Comment est-ce que cette face extérieure du monde ne vous a pas éblouies ? Quelle grâce vous a préservées de la vanité, de la vanité que nous voyons si universellement régner ? Personne ne se connaît, on ne connaît plus personne. Les marques des conditions sont confondues ; on se détruit pour se parer, on s’épuise à dorer un édifice dont les fondemens sont écroulés, et on appelle se soutenir que d’achever de se perdre. Ames humbles, âmes innocentes, que la grâce a désabusées de cette erreur et de toutes les illusions du siècle, c’est vous dont je demande la prière… Priez, justes, mais priez, pécheurs ; prions tous ensemble ; car si Dieu exauce les uns pour leur mérite, il exauce les autres pour leur pénitence : c’est un commencement de conversion que de prier pour l’église. » La conférence de Carthage, où saint Augustin occupa la première place, tourna tout à fait à l’honneur des catholiques. L’envoyé de l’empereur se décida pour eux ; l’opinion publique, qui fut mise au courant du débat par la publication des procès-verbaux, ratifia le jugement du comte Marcellinus, et l’on put croire que le schisme était fini. — C’est précisément le moment où l’église fut amenée à prendre les décisions les plus graves et les plus dangereuses pour elle.

Il restait moins de donatistes, mais c’étaient les plus violens et les plus rebelles, des gens sur lesquels l’éloquence et la dialectique n’avaient aucune prise. Il fallait donc renoncer à discuter avec eux. Dès lors, il ne restait qu’un moyen de les ramener dans l’église : charger de ce soin l’autorité civile, essayer d’obtenir par la crainte des châtimens ce que la raison n’avait pu faire. L’intervention de l’empereur dans les choses religieuses semblait naturelle à Rome ; le paganisme y avait habitué tout le monde. Cela est si vrai que les donatistes, qui devaient plus tard s’en plaindre si amèrement, furent les premiers à l’invoquer. Après avoir été condamnés par les évêques réunis à Rome et à Arles, sentant bien qu’ils n’avaient plus de recours possible aux conciles, ils en appelèrent à Constantin. Le prince éprouva d’abord une certaine surprise du rôle qu’on voulait lui faire jouer, et il répondit avec un accent d’inquiétude honnête et sincère : « Ils me demandent d’être leur juge, moi qui tremble devant le jugement du Christ ! Peut-on pousser plus loin l’audace et la folie ? » Mais comme les donatistes insistaient et que les catholiques ne réclamaient pas, il finit par accepter l’arbitrage. Après la conférence de Carthage, ce fut le tour des catholiques de s’adresser à l’empereur. Honorius, qui voulait en finir, les écouta volontiers, et il promulgua, en 414, une loi sévère qui ordonnait de saisir les églises des donatistes, de confisquer les biens de leurs évêques et de leurs prêtres et de les bannir. Quant aux simples fidèles, s’ils étaient colons ou serfs, on les fouettait et on leur enlevait le tiers de leur pécule. Les hommes libres étaient frappés d’une amende qui variait suivant leur condition ou leur fortune, et on les mettait pour ainsi dire hors du droit civil, en leur défendant de faire des testamens et de recueillir des héritages.

Ce qui nous intéresse, c’est de connaître quelle fut à cette occasion l’attitude de saint Augustin. Non-seulement il répugnait par son caractère aux mesures violentes, mais il avait une raison personnelle pour être tendre aux égarés. Lui-même n’avait-il pas partagé leur égarement ? Pouvait-il oublier que, pendant toute sa jeunesse, il était obstinément resté hors de l’église ? « Que ceux-là vous maltraitent, disait-il aux hérétiques, qui ne savent pas avec quelle peine on trouve la vérité, combien il faut soupirer et gémir pour concevoir, même d’une manière imparfaite, ce que c’est que Dieu ; que ceux-là vous persécutent qui ne se sont jamais trompés. Moi, qui ai connu vos aberrations, je puis vous plaindre, je ne peux pas m’irriter contre vous. Au contraire, je me sens obligé de vous supporter aujourd’hui, comme on m’a supporté moi-même ; je dois avoir pour vous la même patience qu’on a eue pour moi, lorsque je suivais en aveugle et en furieux vos pernicieuses erreurs. » Il changea pourtant de sentiment et de langage, et finit par approuver ceux qui voulaient qu’on employât la force pour convertir les hérétiques. Comment l’entrainèrent-ils à leur opinion, dont il était d’abord si éloigné ? Par un argument très simple : ils lui montrèrent le succès qu’on obtenait avec les mesures de rigueur. Ces fiers donatistes, que la discussion trouvait inébranlables, qui se dérobaient opiniâtrement devant elle, la crainte de la loi les faisait rentrer en masse dans l’église ; et, une fois qu’ils y étaient revenus, ils y restaient. « Il y en avait beaucoup, parmi ces nouveaux convertis, qui, loin de se plaindre, remerciaient ceux qui les avaient délivrés de leurs égaremens, et qui se félicitaient de la violence qu’on leur avait faite comme d’un des plus grands biens qui pût leur arriver. » N’était-ce pas un signe de la volonté de Dieu, et fallait-il s’opposer au salut de tant d’âmes qui ne demandaient qu’un prétexte et qu’une occasion pour revenir à la vérité ? — Ce qui est curieux, c’est qu’on se servit des mêmes moyens pour entraîner Louis XIV à révoquer l’édit de Nantes. On raconte qu’il hésitait à le faire et ne se jetait pas volontiers dans une entreprise dont il entrevoyait confusément les périls. Mais on lui ôta ses scrupules en lui montrant avec quelle facilité un peu de contrainte déterminait les protestans à se convertir. Ces grands seigneurs qui revenaient si vite à la religion du roi, ces villes entières qui, à la seule vue des dragons, se précipitaient dans les églises, lui firent croire que l’affaire irait toute seule, qu’un culte qu’on abandonnait si vite ne méritait pas les égards qu’on avait pour lui, et qu’enfin ces foules indifférentes n’attendaient qu’une manifestation de l’autorité royale pour faire ce qu’elle voudrait. Dans ces conditions, n’était-ce pas un crime d’hésiter ?

Il n’était pas dans le tempérament de saint Augustin de faire à demi ce qu’il se décidait à faire. Comme il avait le courage de ses opinions et de ses actes, une fois qu’il se fut résigné à demander à la force d’achever l’œuvre que la libre discussion avait commencée, il voulut donner ouvertement les motifs de sa conduite. Dans plusieurs de ses lettres, qui reçurent une grande publicité, il entreprit de prouver que l’église avait raison d’accepter l’appui du pouvoir temporel, et fit une sorte de théorie des persécutions légitimes. Voici quelques passages que je prends au hasard dans une de ces lettres et qui donneront l’idée de tout le système : « Tous ceux qui nous épargnent ne sont pas nos amis, ni tous ceux qui nous frappent nos ennemis. Il est dit que les blessures d’un ami sont meilleures que les baisers d’un ennemi. (Prov., 27, 6.) Celui qui lie un frénétique, celui qui secoue un léthargique les tourmente tous les deux, mais il les aime tous les deux. Qui peut plus nous aimer que Dieu ? et cependant il ne cesse de mêler à la douceur de ses instructions la terreur de ses menaces. Vous pensez que nul ne doit être forcé à la justice, et vous lisez pourtant, dans saint Luc, que le père de famille a dit à ses serviteurs : « Forcez d’entrer tous ceux que vous trouverez. » Ne savez-vous pas que parfois le voleur répand de l’herbe pour attirer le troupeau hors du bercail, et que parfois aussi le berger ramène avec le fouet les brebis errantes ? Si l’on était toujours digne de louange par cela seul qu’on souffre persécution, il aurait suffi au Seigneur de dire : Beati qui persecutionem patiuntur ; il n’aurait pas ajouté : propter justiliam. Il peut donc arriver que celui qui souffre persécution soit méchant, et que celui qui la fait souffrir ne le soit pas. Celui qui tue et celui qui guérit coupent les chairs et sont des persécuteurs tous les deux ; mais l’un persécute la vie, l’autre la pourriture. Il ne faut pas considérer si l’on est forcé, mais à quoi l’on est forcé, si c’est au bien ou au mal. Personne sans doute ne peut devenir bon malgré soi, mais la crainte met fin à l’opiniâtreté, et en poussant à étudier la vérité amène à la découvrir. Quand les puissances temporelles attaquent la vérité, la terreur qu’elles causent est pour les forts une épreuve glorieuse, pour les faibles une dangereuse tentation. Mais, quand elle se déploie au profit de la vérité, elle est un avertissement utile pour ceux qui se trompent et s’égarent. »

En relisant ces paroles, qui ont été tant de fois citées, je ne puis me défendre d’une sorte d’émotion douloureuse : je songe aux terribles conséquences qu’on en a tirées ; je revois par la pensée toutes les victimes qu’elles ont faites. L’église se les est appropriées dès le Ve siècle, et en a fait la règle de sa conduite. Elles ont été appliquées sans pitié, pendant tout le moyen âge, et ont répandu des flots de sang. La réforme elle-même, qui changea tant de choses, ne renonça pas à les invoquer. Au XVIIe siècle, les assemblées du clergé s’appuyaient sur elles pour demander au roi, avec une obstination cruelle, de supprimer l’hérésie. Elles s’étaient tellement emparées de tous les esprits que personne alors ne réclama contre l’usage qu’on en faisait. Il ne manquait pas de gens sages, éclairés, qui, livrés à eux-mêmes, auraient blâmé les mesures rigoureuses qu’on prenait contre les protestans ; mais l’autorité de saint Augustin leur en cachait l’injustice. De Bruxelles, où il s’était réfugié pour éviter la Bastille, Arnauld écrivait à ses amis qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver les moyens qu’on employait un peu violons. Mais saint Augustin avait parlé, était-il permis à un janséniste de le contredire ? Et il ajoutait qu’après tout à l’exemple des donatistes pouvait justifier ce qu’on faisait en France contre les huguenots[8]. »

Saint Augustin se félicitait des heureux résultats que l’église avait obtenus par le recours à la force ; il vécut assez pour en voir les inconvéniens. L’emploi des moyens violens est plein de dangers pour tout le monde : les persécutés en souffrent d’abord, mais les persécuteurs n’ont pas toujours à s’en louer. Il arrive souvent que les tempêtes qu’ils soulèvent vont beaucoup plus loin qu’ils ne voudraient. Quand on a mis en mouvement le pouvoir temporel, il n’est pas aisé de le retenir ; saint Augustin en lu l’épreuve. Il avait consenti qu’on appliquât certaines peines aux hérétiques, l’amende, la confiscation, l’exil même dans quelques cas, mais il souhaitait qu’on s’en tint là. Quand il fut question de les punir de mort, il protesta avec une indignation généreuse. L’idée qu’on pourrait verser le sang d’un chrétien au nom de l’église lui faisait horreur. Aussi, dès qu’il sait que l’un d’eux est en danger, il s’adresse à tout le monde pour le sauver. Il écrit aux magistrats, au proconsul, les lettres les plus pressantes : « On lira, leur dit-il, dans les assemblées des fidèles, le récit de la punition des coupables ; s’il se termine par leur mort, qui osera le lire jusqu’au bout ? » Ces scrupules d’humanité ne touchaient guère l’autorité civile. Dans sa froide logique, elle trouvait que, du moment qu’on met les erreurs de doctrine sur la même ligne que les crimes, il faut les punir des mêmes peines. On avait déjà vu, quelques années auparavant, à la cour de l’empereur Maxime, Priscillien et plusieurs de ses partisans mis à mort, malgré les supplications de saint Martin. Cet exemple allait devenir l’usage commun, au grand détriment de l’église, qui a porté la peine de ces cruautés dont elle n’est pas toujours responsable.

Un autre danger que courent sans le savoir ceux qui se servent de ces lois de violence, c’est qu’elles peuvent retomber sur eux et qu’ils finissent souvent par en être victimes. Saint Augustin fait remarquer que les donatistes furent les premiers à s’adresser à l’empereur et à lui demander d’intervenir dans les querelles religieuses ; a mais, ajoute-t-il, il leur arriva comme aux accusateurs de Daniel : les lions se retournèrent contre eux. » L’empereur, qu’ils avaient imploré, ne leur fut point favorable, et nous avons vu comment Honorius fit peser sur eux les rigueurs qu’ils voulaient attirer sur les autres. Un demi-siècle plus tard, tout était changé. L’Afrique appartenait aux Vandales ; leur roi Huneric, qui était un Arien zélé, voulut faire triompher l’arianisme et détruire les églises rivales. Pour y réussir, il n’eut pas grands frais d’imagination à faire, et suivit simplement l’exemple qu’on lui avait donné : il lui suffit de copier la loi d’Honorius, en changeant les noms, et d’infliger aux catholiques les peines dont ils avaient frappé les donatistes. — Cette fois encore, les lions se retournèrent contre ceux qui les avaient déchaînés.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 15 février et du 1er juillet 1886.
  2. J’omets, dans cette traduction, une sorte de préambule de quelques lignes qu’Eusèbe a rapporté et qui ne se trouve pas chez Lactance.
  3. Dicatio tua, titre honorifique donné aux magistrats romains. L’édit est adressé aux gouverneurs de provinces.
  4. Ammien Marcellin, qui était resté fidèle à l’ancien culte, accuse les empereurs chrétiens d’avoir désorganisé le service de la poste en donnant à un trop grand nombre d’évêques le droit de-s’en servir, quand ils se rendaient à quelque concile.
  5. La prière de Constantin ressemble beaucoup à celle que Licinius fit répandre parmi ses troupes, la veille du jour où il allait combattre Maximin, et qui, si l’on en croit Lactance, lui fut dictée par Dieu lui-même, pendant son sommeil. La voici : « Grand Dieu, nous t’invoquons. Nous te recommandons la justice de notre cause ; nous te recommandons notre salut ; nous te recommandons notre empire. Par toi nous vivons ; par toi nous sommes heureux, et victorieux. Dieu grand et saint, écoute nos prières. Nous tendons nos mains vers toi. Dieu grand et saint, exauce-nous. » Licinius était resté païen, mais il avait beaucoup de chrétiens dans son armée. Peut-être voulait-il trouver une formule de prière assez vague pour que chaque soldat put la répéter, quelle que fut sa religion. Constantin imita son procédé.
  6. M. Freppel assure que Tertullien n’admet pas la liberté des cultes « dans son sens absolu et illimité ; » ce qui est parfaitement juste. Il est clair qu’une religion ne peut pas avoir la liberté de tout faire, et que, par exemple, il lui est interdit de commettre des actes que la morale commune réprouve. C’est sans doute ce qu’entend Tertullien quand il dit aux païens qu’ils auraient le droit de proscrire le christianisme « s’il était un mal, » c’est-à-dire s’il se rendait coupable de ce genre particulier de fautes que la loi civile punit. Mais il ne m’est pas possible de croire que celui qui a dit en termes si exprès : « Que c’est un droit naturel pour tous d’adorer le Dieu auquel ils croient, » et « qu’une religion ne doit pas faire violence à une autre religion, n’ait pu admettre, avec M. Freppel, « qu’un prince ait le droit de protéger la conscience de ses sujets, même par la force, contre l’invasion d’une religion étrangère, » et « qu’il peut l’empêcher de pervertir les âmes par la parole et par l’exemple ; » ce qui veut dire que non-seulement il peut lui interdire de faire des prosélytes, mais même d’exister ; car enfin, pour empêcher le mauvais exempte que donne la vue d’une religion à ceux qui en pratiquent une autre, je ne vois pas d’autre moyen que de la supprimer. Ce que M. Freppel appelle « assurer la liberté des âmes menacées par l’oppression de l’erreur, » c’est proprement persécuter ; et Tertullien ne voulait pas qu’on persécutât. (Voyez Freppol, Tertullien, I, p. 45.)
  7. cette préoccupation de prémunir les catholiques contre l’hérésie amena saint Augustin à composer une pièce de vers que nous avons conservée. C’est le fameux Psaume abécédaire ; il a reçu ce nom parce que chaque strophe commence par une des lettres de l’alphabet. Il contient un refrain que tout le monde chantait en chœur et des couplets dans lesquels saint Augustin explique aussi simplement que possible toute l’affaire des donatistes. Pour être compris du peuple, saint Augustin emploie la versification populaire. Son vers est l’ancien octonarius, c’est-à-dire le vers de huit syllabes, qui jouissait d’une grande popularité dans le monde romain. Seulement ici les syllabes ne sont plus mesurées, mais comptées, et la rime remplace la quantité. — C’est le principe des vers modernes. — Je cite au hasard deux de ces vers pour donner une idée de cette poésie :

    Custos noster, Deus magne, tu nos potes liberare
    A pseudoprophetis istis, qui nos quærunt devorare.

    La langue aussi est celle des petites gens, pleine de tournures qui allaient prendre place dans les langues romanes, et de mots qui sont devenus italiens ou français. Quel malheur que les musulmans aient introduit la barbarie dans l’Afrique ! Si elle leur avait échappé, il est vraisemblable qu’elle parlerait aujourd’hui une langue voisine de la notre, et qu’elle se rattacherait aux nations qui vivent encore aujourd’hui de la civilisation latine.

  8. Le rapprochement que faisait Arnauld entre les huguenots et les donatistes frappait alors tout le monde. Bussy-Rabutin, à propos des traités de saint Augustin dont nous vecons de citer des fragmens, disait : « Il semble qu’ils soient faits exprès pour excuser le traitement qu’on fait aujourd’hui aux huguenots. »