Fables canadiennes/04/La cigale orgueilleuse

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C. Darveau (p. 240-243).

FABLE IX

LA CIGALE ORGUEILLEUSE

Le soir d’une chaude journée,
Au milieu d’un jardin fleuri,
Pour célébrer son hyménée —
Car elle avait pris un mari —
Une brillante libellule
Donna, paraît-il, un grand bal.
Or, l’avis n’en fut point verbal ;
Mais écrit, selon la formule,
Par une gracieuse main,
En lettres d’or sur parchemin.

On vit arriver à la fête,
Portés sur la brise du soir,
Les guêpes à la fine tête
Et les bourdons au corset noir ;
On vit les actives abeilles
Avec des rayons de miel doux
Qu’elles mirent dans les corbeilles
Des jeunes et charmants époux ;
Et l’on vit, en files égales,
Les phalènes et les cigales,
Les midas et les papillons.
Cela formait des tourbillons
D’une splendeur incomparable ;
Et jamais bal plus mémorable
Ne fut donné dans un jardin.
La pourpre, l’or, l’azur, la soie
De toute part mêlaient soudain,
Parmi les doux éclats de joie,
Dans les airs leurs brillants reflets.

On chanta de joyeux couplets :
Les danses furent animées,
Le dîner, fort dispendieux.
On y but la boisson des dieux
Dans des corolles parfumées.

Et chose assez rare, partant,
Chacun s’en retourna content.

Non pas ! Voilà que je m’abuse.
Une cigale eut du regret
Et s’en revint toute confuse
Se cacher dans son nid discret.
C’est qu’elle avait été saisie
D’une profonde jalousie
En voyant que tous les regards
Se fixaient sur la taille fine
D’une frigane sa voisine.

— On eut eu pour moi des égards,
Tout tristement se disait-elle,
Si ma tournure était plus belle.
N’importe ; on dira, quelque jour,
Reprit-elle avec arrogance,
Que je suis comme faite au tour
Et que j’ai beaucoup d’élégance.

Et, là-dessus volant au loin,
Elle cueillit un brin de foin
Pour se faire un léger corsage.
Elle se serra fortement,

Ne mangea plus que rarement
Et montra toujours gai visage,
Pour dissimuler tout à fait
Le mal cruel qui l’étouffait.
Car une pareille ceinture
Pour un insecte délicat —
J’en donne le certificat —
Était une affreuse torture.

Elle perdait son embonpoint,
Elle était déjà gracieuse
Et se montrait malicieuse
Envers celles qui n’avaient point,
Comme elle, une taille élancée.
Elle disait dans sa pensée,
En se serrant de plus en plus :
Ne suis-je pas plus élégante
Que cette frigane intrigante ?
Vain supplice ! espoirs superflus !
Au premier bal de la prairie,
En dansant un vif cotillon,
Elle tomba soudain sans vie
Dans les bras d’un vieux papillon.


Cigale que l’orgueil domine,
Mieux vaut santé que bonne mine.