Fables canadiennes/04/La sauterelle et la chenille

La bibliothèque libre.

FABLE XVII

LA SAUTERELLE ET LA CHENILLE

II fût un temps où les insectes,
Unis par un bon sentiment,
Vivaient sous un gouvernement
Respecté de toutes les sectes.
Alors régnaient les papillons ;
Et jusqu’au loin dans les sillons
On entendait des chants de joie.
Où s’en est allé tout cela ?
Qui sait ? Pour le moment, voilà :

Celui qui relève ou foudroie
Les grands empires des humains
S’occupe aussi des petits êtres
Que les hommes, ces puissants maîtres,
Foulent aux pieds dans les chemins.
Pour aujourd’hui je vous rapporte
Une histoire de ce temps-là ;
Un papillon, devant ma porte,
L’autre soir me la révéla.

— Une sauterelle excentrique,
De par la haute autorité
Veillant avec austérité
À la moralité publique,
Vit un jour s’étendre au soleil,
Sur une feuille de vanille,
Une gracieuse chenille
Prise du besoin de sommeil,
Et se montra scandalisée :

— Vous êtes bien mal avisée,
Dit-elle en grossissant sa voix,
De vous exposer de la sorte,
Au mépris de nos sages lois ;
À vous enfuir je vous exhorte,
 Sinon… la prison !

 
 — Écoutez ma raison,
 Sauterelle ma mie ;
 Je me suis endormie,
Car je suis lasse de marcher ;
J’ai fait une bien longue route ;
 Et je crois, somme toute,
Que vous ne pouvez m’empêcher
De reposer une minute.

 — Quand on est ver
On ne prend pas ce ton amer
Et tout de suite on s’exécute ;
 Va donc sans souffler mot
 Pour six mois au cachot.

Six mois, c’est long dans l’existence
Des petits insectes dorés
 De nos prés,
Et, malgré son omnipotence,
La sauterelle avait vieilli.
Son allure était fort pénible,
Et sa place était disponible,
Car souvent elle avait failli,
 Depuis quelques journées,
À son devoir dans ses tournées.

N’ayant nulle appréhension
Au sujet de sa pension,
Car jamais l’État ne maltraite
Celui qui fut un bon limier,
Avant de prendre sa retraite
Elle vint trouver le premier
Et lui présenta sa requête
Écrite comme une oraison.

Le Premier, en cette saison,
Occupait par droit de conquête
Son siège dans le Parlement.
C’était un papillon charmant
Qui portait, bien que jeune encore,
Sur l’aile un reflet de l’aurore.
Il lut avec attention
La touchante pétition
 De la suppliante,
Puis, d’une voix conciliante,
 Il loua longuement
 Un si beau dévouement :

— Je comprends dit-il, à merveille,
 Ma bonne vieille,
 Qu’il vous faut du repos.

  
 Je sais un petit gîte
 Admirablement clos ;
On va vous y conduire vite
 Et pour longtemps.
J’y suis resté, ma bonne,
 Depuis l’automne
 Jusqu’au printemps
Par votre sollicitude.

— Moi j’ai commis pareille horreur ?
 Ah ! vous faites erreur,
J’étais toute mansuétude
Pour les insectes haut placés.
 
— Madame, c’est assez !
Je n’aime pas que l’on querelle
 Quand on est sauterelle :
Au cachot donc à votre tour !
Je suis sous sa forme nouvelle
L’humble ver qu’avec tant de zèle
 Vous maltraitiez un jour.


Traitez avec égard tout homme respectable,
 Vous qui tenez quelque pouvoir en main ;
 Ici-bas rien n’est stable :
Le sujet d’aujourd’hui c’est le roi de demain.