Fables canadiennes/04/Le bavard

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C. Darveau (p. 279-281).

FABLE XIX

LE BAVARD

Ceux qui parlent beaucoup ne réfléchissent guères,
Mais il ne s’en suit pas — j’en fais ici l’aveu —
Qu’on réfléchit beaucoup lorsque l’on parle peu.
S’il en était ainsi que de têtes légères
 Passeraient pour avoir du plomb !

 J’ai connu quelque part un rustre
 Que sa langue avait fait illustre
Et qui vous assommait son monde avec aplomb.

 Toute gazette
 Dans la disette
 Pouvait compter sur son secours.

Il savait les secrets de tout le voisinage,
Et si la paix régnait dans un nouveau ménage,
 Ce n’était que par son concours.
 Si l’on faisait une assemblée
 Il était le premier rendu,
 Et, sans avoir rien entendu,
Il approuvait ou condamnait d’emblée.
Entendait-il parler d’un meurtre ou d’un larcin,
 Commis avec un mystère suprême,
Il aurait mis sa main dans le feu, tout de même,
Qu’il devinait déjà le voleur, l’assassin.
Il savait le comment de toutes les chicanes,
De quel côté le droit, de quel côté le tort ;
 Il vous expliquait sans effort
Des procès embrouillés les perfides arcanes.
On l’appelait en cour et souvent et de loin
 Comme témoin,
 Dans l’espoir de voir la lumière
 Se faire tout entière
 Sur quelque sujet contesté.
Mais il n’en était rien, et son long témoignage,
 Fièrement attesté,

 N’était que le glanage
 Des stupides « dit-on »
 De chaque canton.
Il devint à la fin un objet de risée.

— Comment se fait-il donc disait, parlant fort dru,
Une autre vieille langue assez bien aiguisée,
Qu’il affirme toujours et ne soit jamais cru ?

— C’est que — reprit quelqu’un d’une voix doctorale,
 Ce sera la morale
 Et donnez m’en crédit —


Qui dit tout ce qu’il sait ne sait tout ce qu’il dit.