Flavie/VI

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Michel Lévy Frères (p. 145-150).

MALCOLM À SA MÈRE


15 mai.

Ma bonne, chère et meilleure amie, je reviens décidément. Pourquoi laisser partir cette pauvre Ann ? Qui sait, mon Dieu ? Je suis décidé à me marier, et, puisque vous aviez rêvé ce mariage-là, pourquoi y renoncez-vous ?

J’ai eu un accès de folie que vous avez pris trop au sérieux ; mais, puisque, grâce au ciel, mademoiselle de K… ne s’en doute pas, qu’il me soit permis de guérir et de l’oublier.

Voilà trois lettres où vous me dites d’abord qu’en ce qui la concerne je ne dois pas avoir beaucoup d’espérance ; puis, que vous n’avez guère d’espérance ; enfin, que nous ne devons presque plus avoir d’espérance.

Excellente mère, je comprends très-bien maintenant que je n’aurais jamais dû en avoir. Comprenez, à votre tour, que je n’ai pas beaucoup de regrets, et même que je n’en ai presque plus.

Cette fille charmante m’avait ébloui comme tant d’autres, qui se sont consolés de ne l’avoir pas fixée. Ce qui me plaisait le plus en elle, à Rome, c’est que je m’étais imaginé trouver dans son caractère et dans ses goûts du rapport avec les vôtres. Active, courageuse, gaie, aimant les voyages et le monde, l’éclat et la simplicité ; il n’y avait pas jusqu’à l’imprudence de sa tenue et de sa conduite qui ne me semblassent, par moments, un charme de plus et la preuve d’une âme droite et généreuse.

Mais combien je m’étais trompé, et comme elle m’est apparue sous un autre jour dès que nous avons vécu près d’elle dans une sorte d’intimité ! Tout ce que vous faites naturellement et par véritable besoin ou amour de la chose, elle le fait par affectation et uniquement pour qu’on sache qu’elle le fait. Vous aimez les chevaux vifs et les dangers : elle affronte tous les dangers et tous les chevaux ; mais bien plus que la pauvre marquise G***, dont elle se moque et qui, en somme, ne fait la brave que pour éblouir son imbécile de mari, mademoiselle de K… est poltronne et ne pose l’audace que pour éblouir tout le monde.

Et il en est de tout ainsi, car elle n’aime rien qu’elle-même. Elle affecte de mépriser la petite musique et ne comprend rien à la grande. Elle critique tout à tort et à travers pour se donner l’air de tout savoir, et qu’est-ce qu’elle sait ? J’aime mieux l’ignorance ingénue et avouée de mes petites cousines.

Dans d’autres moments, il est vrai, elle pose l’ignorance aussi pour faire l’enfant, et c’est à propos de choses qu’elle sait peut-être un peu trop.

Enfin, que vous dirai-je ? tout en elle me charmait à Rome ; tout m’a déplu à Florence. C’est probablement parce qu’elle a gardé à sa suite le marquis, qu’elle aurait dû éloigner. J’ai cru à Rome qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle était loyale, et qu’elle le poussait franchement à épouser la signora Betta.

D’où vient qu’aussitôt après le mariage, cette princesse l’a souffert à sa cour et retenu par mille mauvaises agaceries, sachant fort bien que sa femme en souffrait ? Je ne suis pas un rigoriste, je me le suis bien prouvé à moi-même en m’éprenant si vivement d’une personne si entourée ; mais je ne pardonne pas à une femme d’être méchante, et j’ai cru voir qu’elle l’était. Si je me trompe, tant mieux pour elle ; mais, si j’ai raison, par hasard, tant mieux pour moi de m’en être avisé à temps.

Donc, quand même vous ne m’eussiez pas fait partir, je me serais éloigné d’elle après cette promenade à la Chartreuse, où, pour la première fois, j’ai pu l’entendre parler pour moi seul. Elle a dit là, pendant un quart d’heure, autant de paradoxes maniérés et de non-sens révoltants qu’il s’est écoulé de minutes. C’est plus que mon amour n’a pu en digérer.

Consolez-vous donc, chère bonne mère, je reviens lieto et lepido. Je me hâte, parce que je veux retrouver là-bas mon ami Émilius que je vous présenterai, qu’il le veuille ou non, et qui, tout en me disant que Fl. est une bonne personne (aimez-vous ce mot-là ?), n’a pas l’air d’approuver beaucoup un mariage entre elle et moi. Mais où mademoiselle de K… a-t-elle pris cela ? Je ne crois pas lui avoir donné le droit de m’attacher à sa boutonnière entre le ruban du marquis et celui de l’abbé.

Au revoir, dans deux jours.

Dites aux petites que je leur apporte des fleurs séchées, cueillies sur les plus hauts rochers de l’Apennin. Vous me dites qu’elles attrapent, à mon intention, tous les papillons du jardin. Eh bien, si par hasard il y en a un qui ait ses quatre ailes, ce sera déjà un bon point.

Votre fils qui vous adore.

Malcolm.