Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/02

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Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 16-30).


II


Gérard va m’aider lui-même dans cette tâche délicate et faire à lui seul la moitié de ma besogne : l’humble monument que je veux lui élever n’en sera que mieux construit.

« Le hasard a joué un si grand rôle dans ma vie, — dit-il en ce chapitre de la Bohème galante qui porte pour titre Juvenilia,  — que je ne m’étonne pas en songeant à la façon singulière dont il a présidé à ma naissance[1]. Un jour, un cheval s’échappa d’une pelouse verte qui bordait l’Aisne, et disparut bientôt entre les halliers ; il gagna la région sombre des arbres et se perdit dans la forêt de Compiègne. Cela se passait vers 1770.

« Ce n’est pas un accident rare qu’un cheval échappé à travers une forêt. Et cependant je n’ai pas d’autre titre à l’existence. Cela est probable du moins, si l’on en croit ce que Hoffman appelait l’enchaînement des choses.

« Mon grand-père était jeune alors. Il avait pris le cheval dans l’écurie de son père, puis il s’était assis sur le bord de la rivière, rêvant à je ne sais quoi, pendant que le soleil se couchait dans les nuages empourprés du Valois et du Beauvoisis.

« L’eau verdissait et chatoyait de reflets sombres, des bandes violettes striaient les rougeurs du couchant. Mon grand-père, en se retournant pour partir, ne trouva plus le cheval qui l’avait amené. En vain il le chercha, l’appela jusqu’à la nuit. Il lui fallut revenir à la ferme.

« Il était d’un naturel silencieux ; il évita les rencontres, monta à sa chambre et s’endormit, comptant sur la Providence et sur l’instinct de l’animal, qui pouvait bien lui faire retrouver la maison.

« C’est ce qui n’arriva pas. Le lendemain matin, mon grand-père descendit de sa chambre et rencontra dans la cour son père, qui se promenait à grands pas. Il s’était aperçu déjà qu’il manquait un cheval à l’écurie. Silencieux comme son fils, il n’avait pas demandé quel était le coupable : il le reconnut en le voyant devant lui.

« Je ne sais ce qui se passa. Un reproche trop vif fut cause sans doute de la résolution que prit mon grand-père. Il monta à sa chambre, fit un paquet de quelques habits, et, à travers la forêt de Compiègne, il gagna un petit pays situé entre Ermenonville et Senlis, près des étangs de Châalis, vieille résidence carovingienne. Là, vivait un de ses oncles, qui descendait, dit-on, d’un peintre flamand du xviie siècle. Il habitait un ancien pavillon de chasse aujourd’hui ruiné, qui avait fait partie des apanages de Marguerite de Valois. Le champ voisin, entouré de halliers qu’on appelle les Bosquets, était situé sur l’emplacement d’un ancien camp romain et a conservé le nom du dixième des Césars. On y récolte du seigle dans les parties qui ne sont pas couvertes de granits et de bruyères. Quelquefois on y a rencontré, en traçant, des pots étrusques, des médailles, des épées rouillées ou des images informes de dieux celtiques.

« Mon grand-père aida ce vieillard à cultiver ce champ, et fut récompensé patriarcalement en épousant sa cousine. Je ne sais pas au juste l’époque de leur mariage ; mais, comme il se maria avec l’épée, comme aussi ma mère reçut le nom de Marie-Antoinette avec celui de Laurence, il est probable qu’ils furent mariés un peu avant la Révolntion. Aujourd’hui, mon grand-père repose avec sa femme et sa plus jeune fille au milieu de ce champ qu’il cultivait jadis. Sa fille aînée est ensevelie bien loin de là, dans la froide Silésie, au cimetière catholique polonais de Cross-Glogaw. Elle est morte à vingt-cinq ans des fatigues de la guerre, d’une fièvre qu’elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres, où sa voiture manqua d’être renversée. Mon père, forcé de rejoindre l’armée à Moscou, perdit plus tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de la Bérésina.

« Je n’ai jamais vu ma mère, ses portraits ont été perdus ou volés ; je sais seulement qu’elle ressemblait à une gravure du temps, d’après Prudhon ou Fragonard, qu’on appelait la Modestie. La fièvre dont elle est morte m’a saisi trois fois, à des époques qui forment dans ma vie des divisions régulières, périodiques. Toujours, à des époques, je me suis senti l’esprit frappé des images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau. Les lettres qu’écrivait ma mère, des bords de la Baltique, ou des rives de la Sprée ou du Danube, m’avaient été lues tant de fois ! Le sentiment du merveilleux, le goût des voyages lointains, ont été sans doute pour moi le résultat de ces impressions premières, ainsi que du séjour que j’ai fait longtemps dans une campagne isolée au milieu des bois. Livré souvent aux soins des domestiques et des paysans, j’avais nourri mon esprit de croyances bizarres, de légendes et de vieilles chansons. Il y avait là de quoi faire un poëte, et je ne suis qu’un rêveur en prose.

« J’avais sept ans, et je jouais, insoucieux, sur la porte de mon oncle, quand trois officiers parurent devant la maison ; l’or noirci de leurs uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldat. Le premier m’embrassa avec une telle effusion que je m’écriai : « Mon père, tu me fais mal ! » De ce jour, mon destin changea.

« Tous trois revenaient du siège de Strasbourg. Le plus âgé, sauvé des flots de la Bérésina glacée, me prit avec lui pour m’apprendre ce qu’on appelait mes devoirs. J’étais faible encore, et la gaieté de son plus jeune frère me charmait pendant mon travail. Un soldat qui les servait eut l’idée de me consacrer une partie de ses nuits. Il me réveillait le matin avant l’aube, et me promenait sur les collines voisines de Paris, me faisant déjeuner de pain et de crème dans les fermes ou dans les laiteries.

« Une heure fatale sonna pour la France. Son héros, captif lui-même au sein d’un vaste empire, voulut réunir dans le Champ de Mai l’élite de ses héros fidèles. Je vis ce spectacle sublime dans la loge des généraux. On distribuait aux régiments des étendards ornés d’aigles d’or, confiés désormais à la fidélité de tous. Un soir, je vis se dérouler sur la grande place de la ville une immense décoration qui représentait un vaisseau en mer. La nef se mouvait sur une onde agitée et semblait voguer vers une tour qui marquait le rivage. Une rafale violente détruisit l’effet de cette représentation. Sinistre augure qui prédisait à la patrie le retour des étrangers.

« Nous revîmes les fils du Nord, et les cavales de l’Ukraine rongèrent encore une fois l’écorce des arbres de nos jardins. Mes sœurs du hameau revinrent à tire-d’ailes, comme des colombes plaintives, et m’apportèrent dans leurs bras une tourterelle aux pieds roses, que j’aimais comme une sœur.

« Un jour, une des belles dames qui visitaient mon père me demanda un léger service : j’eus le malheur de lui répondre avec impatience. Quand je retournai sur la terrasse, la tourterelle s’était envolée. J’en conçus un tel chagrin, que je faillis mourir d’une fièvre purpurine qui fit porter a l’épiderme tout le sang de mon cœur. On crut me consoler en me donnant pour compagnon un jeune sapajou rapporté d’Amérique par un capitaine, ami de mon père. Cette jolie bête devint la compagne de mes jeux et de mes travaux.

« J’étudiais à la fois l’italien, le grec et le latin, l’allemand, l’arabe et le persan. Le Pastor fido, Faust, Ovide et Anacréon, étaient mes poèmes et mes poëtes favoris. Mon écriture, cultivée avec soin, rivalisait parfois de grâce et de correction avec les manuscrits les plus célèbres de l’Iram. Il fallait encore que le trait de l’amour perçât mon cœur d’une de ses flèches les plus brûlantes ! Celle-ci partit de l’arc délié du sourcil noir d’une vierge à l’œil d’ébène, qui s’appelait Héloïse. — J’y reviendrai plus tard.

« J’étais toujours entouré de jeunes filles ; — l’une d’elles était ma tante ; deux femmes de la maison, Jeannette et Fanchette, me comblaient aussi de leurs soins. Mon sourire enfantin rappelait celui de ma mère, et mes cheveux blonds mollement ondulés, couvraient avec caprice la grandeur précoce de mon front. Je devins épris de Fanchette, et je conçus l’idée singulière de la prendre pour épouse selon les rites des aïeux. Je célébrai moi-même le mariage, en figurant la cérémonie au moyen d’une vieille robe de ma grand’mère que j’avais jetée sur mes épaules. Un ruban pailleté d’argent ceignait mon front, et j’avais relevé la pâleur ordinaire de mes joues d’une couche de fard. Je pris à témoin le Dieu de nos pères et la Vierge sainte, dont je possédais une image, et chacun se prêta avec complaisance à ce jeu naïf d’un enfant.

« Cependant j’avais grandi ; un sang vermeil colorait mes joues ; j’aimais à respirer l’air des forêts profondes ; les ombrages d’Ermenonville, les solitudes de Morfontaine, n’avaient plus de secrets pour moi. Deux de mes cousines habitaient par là. J’étais fier de les accompagner dans ces vieilles forêts, qui semblaient leur domaine. Le soir, pour divertir mes vieux parents, nous représentions les chefs-d’œuvre des poëtes, et un public bienveillant nous comblait d’éloges et de couronnes. Une jeune fille vive et spirituelle, nommée Louise, partageait nos triomphes ; on l’aimait dans cette famille, où elle représentait la gloire des arts.

« Je m’étais rendu très-fort sur la danse. Un mulâtre, nommé Major, m’enseignait à la fois les premiers éléments de cet art et ceux de la musique, pendant qu’un peintre de portraits, nommé Mignard, me donnait des leçons de dessin. Mademoiselle Nouvelle était l’étoile de notre salle de danse. Je rencontrai un rival dans un joli garçon nommé Provost. Ce fut lui qui m’enseigna l’art dramatique : nous représentions ensemble de petites comédies qu’il improvisait avec esprit. Mademoiselle Nouvelle était naturellement notre actrice principale, et tenait une balance si exacte entre nous deux, que nous soupirions sans espoir…

« La pension que j’habitais avait un voisinage de jeunes brodeuses. L’une d’elles, qu’on appelait la Créole, fut l’objet de mes premiers vers d’amour ; son œil sévère, la sereine placidité de son profil grec, me réconciliaient avec la froide dignité des études ; c’est pour elle que je composai des traductions versifiées de l’ode d’Horace À Tyndaris, et d’une mélodie de Byron, dont je traduisais ainsi le refrain :


Dis-moi, jeune fille d’Athènes,
Pourquoi m’as-tu ravi mon cœur ?


« Quelquefois je me levais dès le point du jour et je prenais la route de ***, courant et déclamant mes vers un milieu d’une pluie battante. La cruelle se riait de mes amours errantes et de mes soupirs ! C’est pour elle que je composai la pièce suivante, imitée d’une mélodie de Thomas Moore :


Quand le plaisir brille en tes yeux
Pleins de douceur et d’espérance ;

      Quand le charme de l’existence
      Embellit tes traits gracieux, —
      Bien souvent alors je soupire
      En songeant que l’amer chagrin,
Aujourd’hui loin de toi, peut t’atteindre demain,
Et de la bouche aimable effacer le sourire ;
Car le Temps, tu le sais, entraîne sur ses pas
      Les illusions dissipées.
Et les feux refroidis, et les amis ingrats,
      Et les espérances trompées

Mais crois-moi, mon amour ! tous ces charmes naissants
      Que je contemple avec ivresse,
S’ils s’évanouissaient sous mes bras caressants,
      Tu conserverais ma tendresse ! —
      Si tes attraits étaient flétris,
      Si tu perdais ton doux sourire,
      La grâce de tes traits chéris
      Et tout ce qu’en toi l’on admire,
      Va, mon cœur n’est pas incertain :
De sa sincérité tu pourrais tout attendre,
Et mon amour, vainqueur du Temps et du Destin,
S’enlacerait à toi, plus ardent et plus tendre !

Oui, si tous tes attraits le quittaient aujourd’hui,
J’en gémirais pour loi ; mais en ce eccur fidèle
Je trouverais peut-êre une douceur nouvelle,
Et, lorsque loin de loi les amants auraient fui.
Chassant la jalousie en tourments si féconde,


Une plus vive ardeur me viendrait animer.
Elle est donc à moi seul, dirais-je, puisqu’au monde
Il ne reste que moi qui puisse encor l’aimer !

Mais qu’osé-je prévoir ? tandis que la jeunesse
T’entoure d’un éclat, hélas ! bien passager,
Tu ne peux te fier à toute la tendresse
D’un cœur en qui le temps ne pourra rien changer.
Tu le connaîtras mieux : s’accroissant d’âge en âge,
L’amour constant ressemble à la fleur du Soleil
Qui rend à son déclin, le soir, le même hommage
Dont elle a, le matin, salué son réveil !…


« J’échappe à ces amours volages pour raconter mes premières peines. Jamais un mot blessant, un soupir impur, n’avaient souillé l’hommage que je rendais à mes cousines. Héloïse, la première, me fit connaître la douleur. Elle avait pour gouvernante une bonne vieille italienne qui fut instruite de mon amour. Celle-ci s’entendit avec la servante de mon père pour nous procurer une entrevue. On me fit descendre dans une chambre où la figure d’Héloïse était représentée par un vaste tableau. Une épingle d’argent perçait le nœud touffu de ses cheveux d’ébène, et son buste étincelait comme celui d’une reine, pailleté de trèfles d’or sur un fond de soie et de velours. Éperdu, fou d’ivresse, je m’étais jeté à genoux devant l’image ; une porte s’ouvrit. Héloïse vint à ma rencontre et me regarda d’un œil souriant : « Pardon, reine, m’écriai-je, je me croyais le Tasse aux pieds d’Éléonore, ou le tendre Ovide aux pieds de Julie !… »

« Elle ne put rien me répondre, et nous restâmes tous deux muets dans une demi-obscurité. Je n’osai lui baiser la main, car mon cœur se serait brisé. Ô douleurs et regrets de mes jeunes amours perdues ! que vos souvenirs sont cruels !… »

  1. Gérard Labrunie, dit de Nerval, est né à Paris le 21 mai 1808.