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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 1-1

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 7-11).

PREMIÈRE PARTIE.

Une taverne.

Scène Première.


GABRIEL, MARC, groupes attablés ; l’hôte, allant et venant ; puis le comte ASTOLPHE DE BRAMANTE.
GABRIEL, s’asseyant à une table.

Marc ! prends place ici, en face de moi ; assis, vite !

MARC, hésitant à s’asseoir.

Monseigneur… ici ?…

GABRIEL.

Dépêche ! tous ces lourdauds nous regardent. Sois un peu moins empesé… Nous ne sommes point ici dans le château de mon grand-père. Demande du vin.

(Marc frappe sur la table. L’hôte s’approche.)
L’HÔTE.

Quel vin servirai-je à vos excellences ?

MARC, à Gabriel.

Quel vin servira-ton à Votre Excellence ?

GABRIEL, à l’hôte.

Belle question ! pardieu ! du meilleur.

(L’hôte s’éloigne. À Marc.)

Ah ça ! ne saurais-tu prendre des manières plus dégagées ? Oublies-tu où nous sommes, et veux-tu me compromettre ?

MARC.

Je ferai mon possible… Mais en vérité je n’ai pas l’habitude… Êtes-vous bien sûr que ce soit ici ?…

GABRIEL.

Très-sûr… Ah ! le local a mauvais air, j’en conviens, mais c’est la manière de voir les choses qui fait tout. Allons, vieil ami, un peu d’aplomb.

MARC.

Je souffre de vous voir ici !… Si quelqu’un allait vous reconnaître…

GABRIEL.

Eh bien ! cela ferait le meilleur effet du monde.

GROUPE D’ÉTUDIANTS. — UN ÉTUDIANT.

Gageons que ce jeune vaurien vient ici avec son oncle pour le griser et lui avouer ses dettes entre deux vins.

AUTRE ÉTUDIANT.

Cela ? c’est un garçon rangé. Rien qu’aux plis de sa fraise on voit que c’est un pédant.

UN AUTRE.

Lequel des deux ?

DEUXIÈME ÉTUDIANT.

L’un et l’autre.

MARC, frappant sur la table.

Eh bien ! ce vin ?

GABRIEL.
À merveille ! frappe plus fort.


Voilà ce ferrailleur d’Astolphe. (Page 8.)

GROUPE DE SPADASSINS. — PREMIER SPADASSIN..

Ces gens-là sont bien pressés ! Est-ce que la gorge brûle à ce vieux fou ?

SECOND SPADASSIN.

Ils sont mis proprement.

TROISIÈME SPADASSIN.

Hein ! un vieillard et un enfant ! quelle heure est-il ?

PREMIER SPADASSIN..

Occupe l’hôte, afin qu’il ne les serve pas trop vite. Pour peu qu’ils vident deux flacons, nous gagnerons bien minuit.

DEUXIÈME SPADASSIN.

Ils sont bien armés.

TROISIÈME SPADASSIN.

Bah ! l’un sans barbe, l’autre sans dents.

(Astolphe entre.)
PREMIER SPADASSIN..

Ouf ! voilà ce ferrailleur d’Astolphe. Quand serons-nous débarrassés de lui ?

QUATRIÈME SPADASSIN..

Quand nous voudrons.

DEUXIÈME SPADASSIN.

Il est seul ce soir.

QUATRIÈME SPADASSIN..

Attention !

(Il montre les étudiants, qui se lèvent.)
LE GROUPE D’ÉTUDIANTS. — PREMIER ÉTUDIANT.

Voilà le roi des tapageurs, Astolphe. Invitons-le à vider un flacon avec nous ; sa gaieté nous réveillera.

DEUXIÈME ÉTUDIANT.

Ma foi, non. Il se fait tard ; les rues sont mal fréquentées.

PREMIER ÉTUDIANT.

N’as-tu pas ta rapière ?

DEUXIÈME ÉTUDIANT.

Ah ! je suis las de ces sottises-là. C’est l’affaire des sbires, et non la nôtre, de faire la guerre aux voleurs toutes les nuits.

TROISIÈME ÉTUDIANT.

Et puis je n’aime guère ton Astolphe. Il a beau être gueux et débauché, il ne peut oublier qu’il est gentilhomme, et de temps en temps il lui prend, comme malgré lui, des airs de seigneurie qui me donnent envie de le souffleter.



À moi, camarades ! je suis mort… (Page 10.)

DEUXIÈME ÉTUDIANT.

Et ces deux cuistres qui boivent là tristement dans un coin me font l’effet de barons allemands mal déguisés.

PREMIER ÉTUDIANT.

Décidément le cabaret est mal composé ce soir. Partons.

(Ils paient l’hôte et sortent. Les spadassins suivent tous leurs mouvements. Gabriel est occupé à examiner Astolphe, qui s’est jeté sur un banc d’un air farouche, les coudes appuyés sur la table, sans demander à boire et sans regarder personne.)

MARC, bas à Gabriel.

C’est un beau jeune homme ; mais quelle mauvaise tenue ! Voyez, sa fraise est déchirée et son pourpoint couvert de taches.

GABRIEL.

C’est la faute de son valet de chambre. Quel noble front ! Ah ! si j’avais ces traits mâles et ces larges mains !…

PREMIER SPADASSIN, regardant par la fenêtre.

Ils sont loin… Si ces deux benêts qui restent là sans vider leurs verres pouvaient partir aussi…

DEUXIEME SPADASSIN

Lui chercher querelle ici ? L’hôte est poltron.

TROISIÈME SPADASSIN

Raison de plus.

DEUXIÈME SPADASSIN

Il criera.

QUATRIÈME SPADASSIN

On le fera taire.

(Minuit sonne.)

(Astolphe frappe du poing sur la table, les sbires l’observent alternativement avec Gabriel, qui ne regarde qu’Astolphe.)

MARC, bas à Gabriel.

Il y a là des gens de mauvaise mine qui vous regardent beaucoup.

GABRIEL.

C’esl la gaucherie avec laquelle tu tiens ton verre qui les divertit.

MARC, buvant.

Ce vin est détestable, et je crains qu’il ne me porte à la tête.

(Long silence.)
PREMIER SPADASSIN.

Le vieux s’endort.

DEUXIÈME SPADASSIN.

Il n’est pas ivre.

TROISIÈME SPADASSIN.

Mais il a une bonne dose d’hivers dans le ventre. Va voir un peu si Mezzani n’est pas par là dans la rue ; c’est son heure. Ce jeune gars qui ouvre là-bas de si grands yeux a un surtout de velours noir qui n’annonce pas des poches percées.

(Le deuxième spadassin va à la porte.)
L’HÔTE, à Astolphe.

Eh bien ! seigneur Astolphe, quel vin aurai-je l’honneur de vous servir ?

ASTOLPHE.

Va-t’en à tous les diables !

TROISIÈME SPADASSIN, à l’hôte à demi-voix, sans qu’Astolphe le remarque.

Ce seigneur vous a demandé trois fois du malvoisie.

L’HÔTE.

En vérité ?

(Il sort en courant. Le premier spadassin fait un signe au troisième, qui met un banc en travers de la porte comme par hasard. Le deuxième rentre avec un cinquième compagnon.)

LE PREMIER SPADASSIN.

Mezzani ?

MEZZANI, bas.

C’est entendu. D’une pierre deux coups… Le moment est bon. La ronde vient de passer. J’entame la querelle.

(Haut.)

Quel est donc le malappris qui se permet de bâiller de la sorte ?

ASTOLPHE.

Il n’y a de malappris ici que vous, mon maître.

(Il recommence à bâiller, en étendant les bras avec affectation.)

MEZZANI.

Seigneur mal peigné, prenez garde à vos manières.

ASTOLPHE, s’étendant comme pour dormir.

Tais-toi, bravache, j’ai sommeil.

PREMIER SPADASSIN., lui lançant son verre

Astolphe, à ta santé !

ASTOLPHE.

À la bonne heure ; il me manquait d’avoir cassé quelque cruche ou battu quelque chien aujourd’hui.

(Il s’élance au milieu d’eux en poussant sa table au-devant de lui avec rapidité. Il renverse la table des spadassins, leurs bouteilles et leurs flambeaux. Le combat s’engage.)

MEZZANI, tenant Astolphe à la gorge.

Eh ! vous autres, lourdauds, tombez donc sur l’enfant.

PREMIER SPADASSIN, courant sur Gabriel.

Il tremble.

(Marc se jette au-devant, il est renversé. Gabriel tue le spadassin d’un coup de pistolet à bout portant. Un autre s’élance vers lui. Marc se relève. Ils se battent. Gabriel est pâle et silencieux, mais il se bat avec sang-froid.)

ASTOLPHE, qui s’est dégagé des mains de Mezzani, se rapproche de Gabriel en continuant à se battre.
.

Bien, mon jeune lion ! courage, mon beau jeune homme !…

(Il traverse Mezzani de son épée.)
MEZZANI, tombant.

À moi, camarades ! je suis mort…

L’HÔTE, crie en dehors.

Au secours ! au meurtre ! on s’égorge dans ma maison.

(Le combat continue.)
DEUXIÈME SPADASSIN.

Mezzani mort… Sanche mourant… trois contre trois… Bonsoir !

(Il s’enfuit vers la porte ; les deux autres veulent en faire autant. Astolphe se met en travers de la porte.)

ASTOLPHE.

Non pas, non pas. Mort aux mauvaises bêtes ! À toi ! don Gibet ; à toi, Coupe-bourse !…

(Il en accule deux dans un coin, blesse l’un qui demande grâce. Marc poursuit l’autre qui cherche à fuir. Gabriel désarme le troisième, et lui met poignard sur la gorge.)

LE SPADASSIN, à Gabriel.

Grâce, mon jeune maître, grâce ! Vois, la fenêtre est ouverte, je puis me sauver… ne me perds pas ! C’était mon premier crime, ce sera le dernier… Ne me fais pas douter de la miséricorde de Dieu ! Laisse-moi !… pitié !…

GABRIEL.

Misérable ! que Dieu t’entende et te punisse doublement si tu blasphèmes !… Va !

LE SPADASSIN, montant sur la fenêtre.

Je m’appelle Giglio… Je te dois la vie !…

(Il s’élance et disparaît. La garde entre et s’empare des deux autres, qui essayaient de fuir.)

ASTOLPHE

Bon ! à votre affaire, messieurs les sbires ! Vous arrivez, selon l’habitude, quand on n’a plus besoin de vous ! Enlevez-nous ces deux cadavres ; et vous, monsieur l’hôte, faites relever les tables. (À Gabriel, qui se lave les mains avec empressement.) Voilà de la coquetterie ; ces souillures étaient glorieuses, mon jeune brave !

GABRIEL, très-pâle et près de défaillir.

J’ai horreur du sang.

ASTOLPHE

Vrai Dieu ! il n’y paraît guère quand vous vous battez ! Laissez-moi serrer cette petite main blanche qui combat comme celle d’Achille.

GABRIEL, s’essuyant les mains avec un mouchoir de soie richement brodé.

De grand cœur, seigneur Astolphe, le plus téméraire des hommes !

(Il lui serre la main.)
MARC, à Gabriel.

Monseigneur, n’êtes-vous pas blessé ?

ASTOLPHE

Monseigneur ? En effet, vous avez tout l’air d’un prince. Eh bien ! puisque vous connaissez mon nom, vous savez que je suis de bonne maison, et que vous pouvez, sans déroger, me compter parmi vos amis. (Se retournant vers les sbires, qui ont interrogé l’hôte et qui s’approchent pour le saisir.) Eh bien ! à qui en avez-vous maintenant, chers oiseaux de nuit ?

LE CHEF DES SBIRES

Seigneur Astolphe, vous allez attendre en prison que la justice ait éclairci cette affaire. (À Gabriel.) Monsieur, veuillez aussi nous suivre.

ASTOLPHE, riant.

Comment ! éclairci ? Il me semble qu’elle est assez claire comme cela. Des assassins tombent sur nous ; ils étaient cinq contre trois, et parce qu’ils comptaient sur la faiblesse d’un vieillard et d’un enfant… Mais ce sont de braves compagnons… Ce jeune homme… Tiens, sbire, tu devrais te prosterner. En attendant, voilà pour boire… Laisse-nous tranquilles… (Il fouille dans sa poche.) Ah ! j’oubliais que j’ai perdu ce soir mon dernier écu… Mais demain… si je te retrouve dans quelque coupe-gorge comme celui-ci, je te paierai double aubaine… entends-tu ? Monsieur est un prince… le prince de… neveu du cardinal de… (À l’oreille du sbire.) Le bâtard du dernier pape… (À Gabriel.) Glissez-leur trois écus, et dites-leur votre nom.

GABRIEL, leur jetant sa bourse.

Le prince Gabriel de Bramante.

ASTOLPHE.

Bramante ! mon cousin germain ! Par Bacchus et par le diable ! il n’y a pas de bâtard dans notre famille…

LE CHEF DES SBIRES, recevant la bourse de Gabriel et regardant l’hôte avec hésitation.

En indemnisant l’hôte pour les meubles brisés et le vin répandu… cela peut s’arranger… Quand les assassins seront en jugement, vos seigneuries comparaîtront.

ASTOLPHE.
À tous les diables ! c’est assez d’avoir la peine de les larder… Je ne veux plus entendre parler d’eux. (Bas à Gabriel.) Quelque chose à l’hôte et ce sera fini.
GABRIEL, tirant une autre bourse.

Faut-il donc acheter la police et les témoins, comme si nous étions des malfaiteurs !

ASTOLPHE.

Oui, c’est assez l’usage dans ce pays-ci.

L’HÔTE, refusant l’argent de Gabriel.

Non, monseigneur, je suis bien tranquille sur le dommage que ma maison a souffert. Je sais que votre altesse me le paiera généreusement, et je ne suis pas pressé. Mais il faut que justice se fasse. Je veux que ce tapageur d’Astolphe soit arrêté et demeure en prison jusqu’à ce qu’il m’ait payé la dépense qu’il fait chez moi depuis six mois. D’ailleurs je suis las du bruit et des rixes qu’il apporte ici tous les soirs avec ses méchants compagnons. Il a réussi a déconsidérer ma maison… C’est lui qui entame toujours les querelles, et je suis sûr que la scène de ce soir a été provoquée par lui…

UN DES SPADASSINS, garrotté.

Oui, oui ; nous étions là bien tranquilles…

ASTOLPHE, d’une voix tonnante.

Voulez-vous bien rentrer sous terre, abominable vermine ? (À l’hôte.) Ah ! ah ! déconsidérer la maison de monsieur ! (Riant aux éclats.) Entacher la réputation du coupe-gorge de monsieur ! Un repaire d’assassins… une caverne de bandits…

L’HÔTE.

Et qu’y veniez-vous faire, monsieur, dans cette caverne de bandits ?

ASTOLPHE.

Ce que la police ne fait pas, purger la terre de quelques coupe-jarrets.

LE CHEF DES SBIRES.

Seigneur Astolphe, la police fait son devoir.

ASTOLPHE.

Bien dit, mon maître : à preuve que sans notre courage et nos armes nous étions assassinés là tout à l’heure.

L’HÔTE.

C’est ce qu’il faut savoir. C’est à la justice d’en connaître. Messieurs, faites votre devoir, ou je porte plainte.

LE CHEF DES SBIRES, d’un air digne

La police sait ce qu’elle a à faire. Seigneur Astolphe, marchez avec nous.

L’HÔTE.

Je n’ai rien à dire contre ces nobles seigneurs.

(Montrant Gabriel et Marc.)
GABRIEL, aux sbires.

Messieurs, je vous suis. Si votre devoir est d’arrêter le seigneur Astolphe, mon devoir est de me remettre également entre les mains de la justice. Je suis complice de sa faute, si c’est une faute que de défendre sa vie contre des brigands. Un des cadavres qui gisaient ici tout à l’heure a péri de ma main.

ASTOLPHE.

Brave cousin !

L’HÔTE.

Vous, son cousin ? fi donc ! Voyez l’insolence ! un misérable qui ne paie pas ses dettes !

GABRIEL.

Taisez-vous, monsieur, les dettes de mon cousin seront payées. Mon intendant passera chez vous demain matin.

L’HÔTE, s’inclinant.

Il suffit, monseigneur.

ASTOLPHE.

Vous avez tort, cousin, cette dette-ci devrait être payée en coups de bâton. J’en ai bien d’autres auxquelles vous eussiez dû donner la préférence.

GABRIEL.

Toutes seront payées.

ASTOLPHE.

Je crois rêver… Est-ce que j’aurais fait mes prières ce matin ? ou ma bonne femme de mère aurait-elle payé une messe à mon intention ?

LE CHEF DES SBIRES.

En ce cas les affaires peuvent s’arranger…

GABRIEL.

Non, monsieur, la justice ne doit pas transiger ; conduisez-nous en prison… Gardez l’argent, et traitez-nous bien.

LE CHEF DES SBIRES.

Passez, monseigneur.

MARC, à Gabriel.

Y songez-vous ? en prison, vous, monseigneur ?

GABRIEL.

Oui, je veux connaître un peu de tout.

MARC.

Bonté divine ! que dira monseigneur votre grand-père ?

GABRIEL.

Il dira que je me conduis comme un homme.