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Gabriel (RDDM)/02

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TROISIÈME PARTIE.
Dans un vieux petit castel pauvre et délabré, appartenant à Astolphe et situé au fond des bois. — Une pièce sombre avec des meubles antiques et fanés..

Scène PREMIÈRE.


SETTIMIA, BARBE, GABRIELLE, FRÈRE CÔME.
(Settimia et Barbe travaillent près d’une fenêtre ; Gabrielle brode au métier, près de l’autre fenêtre ; frère Côme va de l’une à l’autre, en se traînant lourdement, et s’arrêtant toujours près de Gabrielle.)
FRÈRE CÔME, à Gabrielle, à demi-voix.

Eh bien ! signora, irez-vous encore à la chasse demain ?

GABRIELLE, de même, d’un ton froid et brusque.

Pourquoi pas, frère Côme, si mon mari le trouve bon ?

FRÈRE CÔME.

Oh ! vous répondez toujours de manière à couper court à toute conversation !

GABRIELLE.

C’est que je n’aime guère les paroles inutiles.

FRÈRE CÔME.

Eh bien ! vous ne me rebuterez pas si aisément, et je trouverai matière à une réflexion sur votre réponse. (Gabrielle garde le silence, Côme reprend.) C’est qu’à la place d’Astolphe je ne vous verrais pas volontiers galoper, sur un cheval ardent, parmi les marais et les broussailles. (Gabrielle garde toujours le silence, Côme reprend en baissant la voix de plus en plus.) Oui ! si j’avais le bonheur de posséder une femme jeune et belle, je ne voudrais pas qu’elle s’exposât ainsi… (Gabrielle se lève.)

SETTIMIA, d’une voix sèche et aigre.

Vous êtes déjà lasse de notre compagnie ?

GABRIELLE.

J’ai aperçu Astolphe dans l’allée de marronniers ; il m’a fait signe, et je vais le rejoindre.

FRÈRE CÔME, bas.

Vous accompagnerai-je jusque-là ?

SETTIMIA, haut.

Je veux aller seule. (Elle sort. Frère Côme revient vers les autres en ricanant.)

FRÈRE CÔME.

Vous l’avez entendue ? Vous voyez comme elle me reçoit ? Il faudra, madame, que votre seigneurie me dispense de travailler à l’œuvre de son salut ; je suis découragé de ses rebuffades : c’est un petit esprit fort, rempli d’orgueil, je vous l’ai toujours dit.

SETTIMIA.

Votre devoir, mon père, est de ne point vous décourager quand il s’agit de ramener une ame égarée ; je n’ai pas besoin de vous le dire.

BARBE, se lève, met ses lunettes sur son nez et va examiner le métier de Gabrielle.

J’en étais sûre ! pas un point depuis hier ! Vous croyez qu’elle travaille ? elle ne fait que casser des fils, perdre des aiguilles et gaspiller de la soie. Voyez comme ses écheveaux sont embrouillés !

FRÈRE CÔME, regardant le métier.

Elle n’est pourtant pas maladroite ! Voilà une fleur tout-à-fait jolie et qui ferait bien sur un devant d’autel. Regardez cette fleur, ma sœur Barbe ! vous n’en feriez pas autant peut-être.

BARBE, aigrement.

J’en serais bien fâchée. À quoi cela sert-il, toutes ces belles fleurs-là ?

FRÈRE CÔME.

Elle dit que c’est pour faire une doublure de manteau à son mari.

SETTIMIA.

Belle sottise ! son mari a bien besoin d’une doublure brodée en soie, quand il n’a pas seulement le moyen d’avoir le manteau ! Elle ferait mieux de raccommoder le linge de la maison avec nous.

BARBE.

Nous n’y suffisons pas. À quoi nous aide-t-elle ? à rien !

SETTIMIA.

Et à quoi est-elle bonne ? à rien d’utile. Ah ! c’est un grand malheur pour moi qu’une bru semblable ! Mais mon fils ne m’a jamais causé que des chagrins.

FRÈRE CÔME.

Elle paraît du moins aimer beaucoup son mari ?… (Un silence.) Croyez-vous qu’elle aime beaucoup son mari ? (Silence.) Dites, ma sœur Barbe ?

BARBE.

Ne me demandez rien là-dessus. Je ne m’occupe pas de leurs affaires.

SETTIMIA.

Si elle aimait son mari, comme il convient à une femme pieuse et sage, elle s’occuperait un peu plus de ses intérêts, au lieu d’encourager toutes ses fantaisies et de l’aider à faire de la dépense.

FRÈRE CÔME.

Ils font beaucoup de dépense ?

SETTIMIA.

Ils font toute celle qu’ils peuvent faire. À quoi leur servent ces deux chevaux fins qui mangent jour et nuit à l’écurie, et qui n’ont pas la force de labourer ou de traîner le chariot ?

BARBE, ironiquement.

À chasser ! C’est un si beau plaisir que la chasse !

SETTIMIA.

Oui, un plaisir de prince ! Mais quand on est ruiné, on ne doit plus se permettre un pareil train.

FRÈRE CÔME.

Elle monte à cheval comme saint George !

BARBE.

Fi ! frère Côme ! ne comparez pas aux saints du paradis une personne qui ne se confesse pas, et qui lit toutes sortes de livres.

SETTIMIA, laissant tomber son ouvrage.

Comment ! toutes sortes de livres ! Est-ce qu’elle aurait introduit de mauvais livres dans ma maison ?

BARBE.

Des livres grecs, des livres latins. Quand ces livres-là ne sont ni les Heures du diocèse, ni le saint Évangile, ni les Pères de l’Église, ce ne peuvent être que des livres païens ou hérétiques ! Tenez, en voici un des moins gros que j’ai mis dans ma poche pour vous le montrer.

FRÈRE CÔME, ouvrant le livre.

Thucydide ! Oh ! nous permettons cela dans les colléges… Avec des coupures, on peut lire les auteurs profanes sans danger.

SETTIMIA.

C’est très-bien ; mais quand on ne lit que ceux-là, on est bien près de ne pas croire en Dieu. Et n’a-t-elle pas osé soutenir hier à souper que Dante n’était pas un auteur impie ?

BARBE.

Elle a fait mieux, elle a osé dire qu’elle ne croyait pas à la damnation des hérétiques.

FRÈRE CÔME, d’un ton cafard et dogmatique.

Elle a dit cela ? Ah ! c’est fort grave ! très grave !

BARBE.

D’ailleurs, est-ce le fait d’une personne modeste de faire sauter un cheval par-dessus les barrières ?

SETTIMIA.

Dans ma jeunesse, on montait à cheval, mais avec pudeur, et sans passer la jambe sur l’arçon. On suivait la chasse avec un oiseau sur le poing ; mais on allait d’un train prudent et mesuré, et on avait un varlet qui courait à pied tenant le cheval par la bride. C’était noble, c’était décent ; on ne rentrait pas échevelée, et on ne déchirait point ses dentelles à toutes les branches pour faire assaut de course avec les hommes.

FRÈRE CÔME.

Ah ! dans ce temps-là votre seigneurie avait une belle suite et de riches équipages.

SETTIMIA.

Et je me faisais honneur de ma fortune sans permettre la moindre prodigalité. Mais le ciel m’a donné un fils dissipateur, inconsidéré, méprisant les bons conseils, cédant à tous les mauvais exemples, jetant l’or à pleines mains ; et, pour comble de malheur, quand je le croyais corrigé, quand il semblait plus respectueux et plus tendre pour moi, voici qu’il m’amène une bru que je ne connais pas, que personne ne connaît, qui sort on ne sait d’où, qui n’a aucune fortune, et peut-être encore moins de famille.

FRÈRE COME.

Elle se dit orpheline et fille d’un honnête gentilhomme ?

BARBE.

Qui le sait ? On ne l’entend jamais parler de ses parens ni de la maison de son père.

FRÈRE CÔME.

D’après ses habitudes, elle semblerait avoir été élevée dans l’opulence. C’est quelque fille de grande maison qui a épousé votre fils en secret contre le gré de ses parens. Peut-être elle sera riche un jour.

SETTIMIA.

C’est ce qu’il voulut me faire croire lorsqu’il m’annonça ses projets, et je n’y ai pas apporté d’obstacle, car la fausseté n’était pas au nombre de ses défauts. Mais je vois bien maintenant que cette aventurière l’a entraîné dans la voie du mensonge, car rien ne vient à l’appui de ce qu’il avait annoncé ; et, quoique je vive depuis longues années retirée du monde, il me paraît très difficile que la société ait assez changé pour qu’une pareille aventure se passe sans faire aucun bruit.

FRÈRE CÔME.

Il m’a semblé souvent qu’elle disait des choses contradictoires. Quand on lui fait des questions, elle se trouble, se coupe dans ses réponses, et finit par s’impatienter, en disant qu’elle n’est pas au tribunal de l’inquisition.

SETTIMIA.

Tout cela finira mal ! J’ai eu du malheur toute ma vie, frère Côme ! Un époux imprudent, fantasque (Dieu veuille avoir pitié de son ame !), et qui m’a été bien funeste. Il avait bien peu de chose à faire pour rester dans les bonnes graces de son père. En flattant un peu son orgueil et ne le contrecarrant pas à tout propos, il eût pu l’engager à payer ses dettes, et à faire quelque chose pour Astolphe. Mais c’était un caractère bouillant et impétueux comme son fils. Il prit à tâche de se fermer la maison paternelle, et nous portons aujourd’hui la peine de sa folie.

FRÈRE CÔME, d’un air cafard et méchant.

Le cas était grave… très grave !…

SETTIMIA.

De quel cas voulez-vous parler ?

FRÈRE CÔME.
Ah ! votre seigneurie doit savoir à quoi s’en tenir. Pour moi, je ne sais que ce qu’on m’en a dit. Je n’avais pas alors l’honneur de confesser votre seigneurie. (Il ricane grossièrement.)
SETTIMIA.

Frère Côme, vous avez quelquefois une singulière manière de plaisanter ; je me vois forcée de vous le dire.

FRÈRE CÔME.

Moi, je ne vois pas en quoi la plaisanterie pourrait blesser votre seigneurie. Le prince Jules fut un grand pécheur, et votre seigneurie était la plus belle femme de son temps… On voit bien encore que la renommée n’a rien exagéré à ce sujet ; et, quant à la vertu de votre seigneurie, elle était ce qu’elle a toujours été. Cela dut allumer dans l’ame vindicative du prince un grand ressentiment, et la conduite de votre beau-père dut détruire dans l’esprit du comte Octave, votre époux, tout respect filial. Quand de tels évènemens se passent dans les familles, et nous savons, hélas ! qu’ils ne s’y passent que trop souvent, il est difficile qu’elles n’en soient pas bouleversées.

SETTIMIA.

Frère Côme, puisque vous avez ouï parler de cette horrible histoire, sachez que je n’aurais pas eu besoin de l’aide de mon mari pour repousser des tentatives aussi détestables. C’était à moi de me défendre et de m’éloigner. C’est ce que je fis. Mais c’était à lui de paraître tout ignorer, pour empêcher le scandale et pour ne pas amener son père à le déshériter. Qu’en est-il résulté ? Astolphe, élevé dans une noble aisance, n’a pu s’habituer à la pauvreté. Il a dévoré en peu d’années son faible patrimoine, et aujourd’hui il vit de privations et d’ennuis au fond de la province, avec une mère qui ne peut que pleurer sur sa folie, et une femme qui ne peut pas contribuer à le rendre sage. Tout cela est triste, fort triste !

FRÈRE CÔME.

Eh bien ! tout cela peut devenir très beau et très riant ! Que le jeune Gabriel de Bramante meure avant Astolphe, Astolphe hérite du titre et de la fortune de son grand-père.

SETTIMIA.

Ah ! tant que le prince vivra, il trouvera un moyen de l’en empêcher. Fallût-il se remarier à son âge, il en ferait la folie ; fallût-il supposer un enfant issu de ce mariage, il en aurait l’impudeur.

FRÈRE CÔME.

Qui le croirait ?

SETTIMIA.

Nous sommes dans la misère ; il est tout-puissant !

FRÈRE CÔME.

Mais savez-vous ce qu’on dit ? Une chose dont j’ose à peine vous parler, tant je crains de vous donner une folle espérance.

BARBE.

Quoi donc ? Dites, frère Côme !

FRÈRE CÔME.

Eh bien ! on dit que le jeune Gabriel est mort.

SETTIMIA.

Sainte Vierge ! serait-il bien possible ! Et Astolphe qui n’en sait rien !… Il ne s’occupe jamais de ce qui devrait l’intéresser le plus au monde.

FRÈRE CÔME.

Oh ! ne nous réjouissons pas encore ! Le vieux prince nie formellement le fait. Il dit que son petit-fils voyage à l’étranger, et le prouve par des lettres qu’il en reçoit de temps en temps.

SETTIMIA.

Mais ce sont peut-être des lettres supposées !

FRÈRE CÔME.

Peut-être ! Cependant il n’y a pas assez long-temps que le jeune homme a disparu pour qu’on soit fondé à le soutenir.

BARBE.

Le jeune homme a disparu ?

FRÈRE CÔME.

Il avait été élevé à la campagne, caché à tous les yeux. On pouvait croire qu’étant né d’un père faible et mort prématurément de maladie, il serait rachitique et destiné à une fin semblable. Cependant, lorsqu’il parut à Florence l’an passé, on vit un joli garçon, bien constitué, quoique délicat, et svelte comme son père, mais frais comme une rose, allègre, hardi, assez mauvais sujet, courant un peu le guilledou, et même avec Astolphe, qui s’était lié avec lui d’amitié, et qui ne le conduisait pas trop maladroitement à encourir la disgrace du grand-père. (Settimia fait un geste d’étonnement.) Oh ! nous n’avons pas su tout cela. Astolphe a eu le bon esprit de n’en rien dire, ce qui ferait croire qu’il n’est pas si fou qu’on le croit…

SETTIMIA, avec fierté.

Frère Côme ! Astolphe n’aurait pas fait un pareil calcul ! Astolphe est la franchise même.

FRÈRE CÔME.

Cependant son mariage vous laisse bien des doutes sur sa véracité. Mais passons.

SETTIMIA.

Oui, oui, racontez-moi ce que vous savez. Qui donc vous a dit tout cela ?

FRÈRE CÔME.

Un des frères de notre couvent qui arrive de Toscane, et avec qui j’ai causé ce matin.

SETTIMIA.

Voyez un peu ! Et nous ne savons rien ici de ce qui se passe, nous autres ! Eh bien ?

FRÈRE CÔME.

Le jeune prince, ayant donc fait grand train dans la ville, disparut une belle nuit. Les uns disent qu’il a enlevé une femme ; d’autres qu’il a été enlevé lui-même par ordre de son grand-père, et mis sous clé dans quelque château, en attendant qu’il se corrige de son penchant à la débauche ; d’autres enfin pensent que, dans quelque tripot, il aura reçu une estocade qui l’aura envoyé ad patres, et que le vieux Jules cache sa mort pour ne pas vous réjouir trop tôt et pour retarder autant que possible le triomphe de la branche cadette. Voilà ce qu’on m’a dit ; mais n’y ajoutez pas trop de foi, car tout cela peut être erroné.

SETTIMIA.

Mais il peut y avoir du vrai dans tout cela, et il faut absolument le savoir. Ah ! mon Dieu ! et Astolphe qui ne se remue pas !… Il faut qu’il parte à l’instant pour Florence.


Scène II.


ASTOLPHE, LES PRÉCÉDENS.
FRÈRE CÔME.

Justement, vous arrivez bien à propos ; nous parlions de vous.

ASTOLPHE, sèchement.

Je vous en suis grandement obligé. — Ma mère, comment vous portez-vous aujourd’hui ?

SETTIMIA.

Ah ! mon fils ! je me sens ranimée, et, si je pouvais croire à ce qui a été rapporté au frère Côme, je serais guérie pour toujours.

ASTOLPHE.

Le frère Côme peut être un grand médecin, mais je l’engagerai à se mêler fort peu de notre santé à tous ; de nos affaires, encore moins.

FRÈRE CÔME.

Je ne comprends pas…

ASTOLPHE.

Bien. Je me ferai comprendre ; mais pas ici.

SETTIMIA, toute préoccupée et sans faire attention à ce que dit Astolphe.

Astolphe, écoute donc ! Il dit que l’héritier de la branche aînée a disparu, et qu’on le croit mort.

ASTOLPHE.

Cela est faux ; il est en Angleterre où il achève son éducation. J’ai reçu une lettre de lui dernièrement.

SETTIMIA, avec abattement.

En vérité !

BARBE.

Hélas !

FRÈRE CÔME.

Adieu, tous vos rêves !

ASTOLPHE.

Pieux sentimens ! charitable oraison funèbre ! Ma mère, si c’est là la piété chrétienne comme l’enseigne le frère Côme, vous me permettrez de faire schisme. Mon cousin est un charmant garçon, plein d’esprit et de cœur. Il m’a rendu des services, je l’estime, je l’aime, et, s’il venait à mourir, personne ne le regretterait plus profondément que moi.

FRÈRE CÔME, d’un air malin.

Ceci est fort adroit et fort spirituel !

ASTOLPHE.

Gardez vos éloges pour ceux qui en font cas.

SETTIMIA.

Astolphe, est-il possible ? Tu étais lié avec ce jeune homme, et tu ne nous en avais jamais parlé ?

ASTOLPHE.

Ma mère, ce n’est pas ma faute si je ne puis pas dire toujours ce que je pense. Vous avez autour de vous des gens qui me forcent à refouler mes pensées dans mon sein. Mais aujourd’hui je serai très franc, et je commence. Il faut que ce capucin sorte d’ici pour n’y jamais reparaître.

SETTIMIA.

Bonté du ciel ! qu’entends-je ? Mon fils parler de la sorte à mon confesseur !

ASTOLPHE.

Ce n’est pas à lui que je daigne parler, ma mère, c’est à vous… Je vous prie de le chasser à l’heure même.

SETTIMIA.

Jésus ! vous l’entendez. Ce fils impie donne des ordres à sa mère !

ASTOLPHE.

Vous avez raison. Je ne devais pas m’adresser à vous, madame. Vous ne savez pas et ne pouvez pas savoir… ce que je ne veux pas dire. Mais cet homme me comprend. (À frère Côme.) Or donc, je vous parle, puisque j’y suis forcé. Sortez d’ici.

FRÈRE CÔME.

Je vois que vous êtes dans un accès de démence furieuse. Mon devoir est de ne pas vous induire au péché en vous résistant. Je me retire en toute humilité, et je laisse à Dieu le soin de vous éclairer, au temps et à l’occasion celui de me disculper de tout ce dont il vous plaira de m’accuser.

SETTIMIA.

Je ne souffrirai pas que sous mes yeux, dans ma maison, mon confesseur soit outragé et expulsé de la sorte. C’est vous, Astolphe, qui sortirez de cet appartement et qui n’y rentrerez que pour me demander pardon de vos torts.

ASTOLPHE.

Je vous demanderai pardon, ma mère, et à genoux si vous voulez ; mais d’abord je vais jeter ce moine par la fenêtre.

(Frère Côme, qui avait repris son impudence, pâlit et recule jusqu’à la porte. Settimia tombe sur une chaise, prête à défaillir.)
BARBE, lui frottant les mains.

Ave Maria ! quel scandale ! Seigneur, ayez pitié de nous !…

FRÈRE CÔME.

Jeune homme ! que le ciel vous éclaire !

(Astolphe fait un geste de menace. Frère Côme s’enfuit.)

Scène III.


SETTIMIA, BARBE, ASTOLPHE.
ASTOLPHE, s’approchant de sa mère.

Pour l’amour de moi, ma mère, reprenez vos sens. J’aurais désiré que les choses se passassent moins brusquement, et surtout pas en votre présence. Je me l’étais promis ; mais cela n’a pas dépendu de moi : le maintien cafard et impudent de cet homme m’a fait perdre le peu de patience que j’ai. (Settimia pleure.)

BARBE.

Et que vous a-t-il donc fait, cet homme, pour vous mettre ainsi en fureur ?

ASTOLPHE.

Dame Barbe, ceci ne vous regarde pas. Laissez-moi seul avec ma mère.

BARBE.

Allez-vous donc me chasser de la maison, moi aussi ?

ASTOLPHE, lui prend le bras et l’emmène vers la porte.

Allez dire vos prières, ma bonne femme, et n’augmentez pas, par votre humeur revêche, l’amertume qui règne ici.

(Barbe sort en grommelant.)

Scène IV.


ASTOLPHE, SETTIMIA.
SETTIMIA, sanglotant.

Maintenant, me direz-vous, enfant dénaturé, pourquoi vous agissez de la sorte ?

ASTOLPHE.

Eh bien ! ma mère, je vous supplie de ne pas me le demander. Vous savez que je n’ai que trop d’indulgence dans le caractère, et que ma nature ne me porte ni au soupçon, ni à la haine. Aimez-moi, estimez-moi assez pour me croire : j’avais des raisons de la plus haute importance pour ne pas souffrir une heure de plus ce moine ici.

SETTIMIA.

Et il faut que je me soumette à votre jugement intérieur, sans même savoir pourquoi vous me privez de la compagnie d’un saint homme qui depuis dix ans a la direction de ma conscience ? Astolphe, ceci passe les limites de la tyrannie.

ASTOLPHE.

Vous voulez que je vous le dise ? Eh bien ! je vous le dirai pour faire cesser vos regrets et pour vous montrer entre quelles mains vous aviez remis les rênes de votre volonté et les secrets de votre ame. Ce cordelier poursuivait ma femme de ses ignobles supplications.

SETTIMIA.

Votre femme est une impie. Il voulait la ramener au devoir, et c’est moi qui l’avais invité à le faire.

ASTOLPHE.

Ô ma mère ! vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre… votre ame pure se refuse à de pareils soupçons !… Ce misérable brûlait pour Gabrielle de honteux désirs, et il avait osé le lui dire.

SETTIMIA.

Gabrielle a dit cela ? Eh bien ! c’est une calomnie. Une pareille chose est impossible. Je n’y crois pas, je n’y croirai jamais.

ASTOLPHE.

Une calomnie de la part de Gabrielle ? Vous ne pensez pas ce que vous dites, ma mère !

SETTIMIA.

Je le pense ! je le pense si bien, que je veux la confondre en présence du frère Côme.

ASTOLPHE.

Vous ne feriez pas une pareille chose, ma mère ! non, vous ne le feriez pas !

SETTIMIA.

Je le ferai ! Nous verrons si elle soutiendra son imposture en face de ce saint homme et en ma présence.

ASTOLPHE.

Son imposture ? Est-ce un mauvais rêve que je fais ? Est-ce de Gabrielle que ma mère parle ainsi ? Que se passe-t-il donc dans le sein de cette famille où j’étais revenu, plein de confiance et de piété, chercher l’estime et le bonheur ?

SETTIMIA.

Le bonheur ! Pour le goûter, il faut le donner aux autres, et vous et votre femme ne faites que m’abreuver de chagrins.

ASTOLPHE.

Moi ! Si vous m’accusez, ma mère, je ne puis que baisser la tête et pleurer, quoique en vérité je ne me sente pas coupable ; mais Gabrielle ! quels peuvent donc être les crimes de cette douce et angélique créature ?

SETTIMIA.

Ah ! vous voulez que je vous les dise ? Eh bien ! je le veux, moi aussi, car il y a assez long-temps que je souffre en silence, et que je porte comme une montagne d’ennuis et de dégoûts sur mon cœur. Je la hais, votre Gabrielle, je la hais pour vous avoir poussé et pour vous aider tous les jours à me tromper en se faisant passer pour une fille de bonne maison et une riche héritière, tandis qu’elle n’est qu’une intrigante sans nom, sans fortune, sans famille, sans aveu, et, qui plus est, sans religion ! Je la hais, parce qu’elle vous ruine en vous entraînant à de folles dépenses, à la révolte contre moi, à la haine des personnes qui m’entourent et qui me sont chères… Je la hais, parce que vous la préférez à moi, parce qu’entre nous deux, s’il y a la plus légère dissidence, c’est pour elle que vous vous prononcez, au mépris de l’amour et du respect que vous me devez. Je la hais…

ASTOLPHE.

Assez, ma mère ; de grâce, n’en dites pas davantage ! Vous la haïssez, parce que je l’aime, c’est en dire assez.

SETTIMIA, pleurant.

Eh bien ! oui ! je la hais parce que vous l’aimez, et vous ne m’aimez plus parce que je la hais. Voilà où nous en sommes. Comment voulez-vous que j’accepte une pareille préférence de votre part ? Quoi ! l’enfant qui me doit le jour, que j’ai nourri de mon sein et bercé sur mes genoux, le jeune homme que j’ai péniblement élevé, pour qui j’ai supporté toutes les privations, à qui j’ai pardonné toutes les fautes ; celui qui m’a condamnée aux insomnies, aux angoisses, aux douleurs de toute espèce, et qui, au moindre mot de repentir et d’affection, a toujours trouvé en moi une inépuisable indulgence, une miséricorde infatigable : celui-là me préfère une inconnue, une fille qui l’excite contre moi, une créature sans cœur qui accapare toutes ses attentions, toutes ses prévenances, et qui se tient tout le jour vis-à-vis de moi dans une attitude superbe, sans daigner apercevoir mes larmes et mes déchiremens, sans vouloir répondre à mes plaintes et à mes reproches, impassible dans son orgueil hypocrite, et dont le regard insolemment poli semble me dire à toute heure : Vous avez beau gronder, vous avez beau gémir, vous avez beau menacer, c’est moi qu’il aime, c’est moi qu’il respecte, c’est moi qu’il craint ! Un mot de ma bouche, un regard de mes yeux, le feront tomber à mes genoux et me suivre, fallût-il vous abandonner sur votre lit de mort, fallût-il marcher sur votre corps pour venir à moi ! Mon Dieu, mon Dieu ! et il s’étonne que je la déteste, et il veut que je l’aime ! (Elle sanglote.)

ASTOLPHE, qui a écouté sa mère dans un profond silence, les bras croisés sur sa poitrine.

Ô jalousie de la femme ! soif inextinguible de domination ! Est-il possible que tu viennes mêler ta détestable influence aux sentimens les plus purs et les plus sacrés de la nature ! Je te croyais exclusivement réservée aux vils tourmens des ames lâches et vindicatives. Je t’avais vue régner dans le langage impur des courtisanes, et, dans les ardeurs brutales de la débauche, j’avais lutté moi-même contre des instincts féroces qui me rabaissaient à mes propres yeux. Quelquefois aussi, ô jalousie ! je t’avais vu de loin avilir la dignité du lien conjugal, et mêler à la joie des saintes amours les discordes honteuses, les ridicules querelles qui dégradent également celui qui les suscite et celui qui les supporte. — Mais je n’aurais jamais pensé que dans le sanctuaire auguste de la famille, entre la mère et ses enfans (lien sacré que la Providence semble avoir épuré et ennobli jusque chez la brute), tu osasses venir exercer tes fureurs ! déplorable instinct, funeste besoin de souffrir et de faire souffrir ! est-il possible que je te rencontre jusque dans le sein de ma mère !

(Il cache son visage dans ses mains et dévore ses larmes.)
SETTIMIA, essuie les siennes et se lève.

Mon fils, la leçon est sévère ! Je ne sais pas jusqu’à quel point il sied à un fils de la donner à sa mère ; mais, de quelque part qu’elle me vienne, je la recevrai comme une épreuve à laquelle Dieu me condamne. Si je l’ai méritée de vous, elle est assez cruelle pour expier tous les torts que vous pouvez avoir à me reprocher. (Elle veut se retirer.)

ASTOLPHE, tâchant de la retenir.

Pas ainsi, ma mère, ne me quittez pas ainsi. Vous souffrez trop, et moi aussi !

SETTIMIA.

Laissez-moi me retirer dans mon oratoire, Astolphe. J’ai besoin d’être seule, et de demander à Dieu si je dois jouer ici le rôle d’une mère outragée ou celui d’une esclave craintive et repentante. (Elle sort.)


Scène V.


ASTOLPHE seul, puis GABRIELLE.
ASTOLPHE.

Orgueil ! toute femme est ta victime, tout amour est ta proie !… excepté toi, excepté ton amour, ô ma Gabrielle !… ô ma seule joie, ô le seul être généreux et vraiment grand que j’aie rencontré sur la terre !

GABRIELLE, se jetant à son cou.

Mon ami, j’ai tout entendu. J’étais là sous la fenêtre, assise sur le banc. Je sais tout ce qui se passe maintenant dans la famille à cause de moi. Je sais que je suis un sujet de scandale, une source de discorde, un objet de haine.

ASTOLPHE.

Ô ma sœur ! ô ma femme ! depuis que je t’aime, je croyais qu’il ne m’était plus possible d’être malheureux ! Et c’est ma mère !…

GABRIELLE.

Ne l’accuse pas, mon bien-aimé, elle est vieille, elle est femme ! Elle ne peut vaincre ses préjugés, elle ne peut réprimer ses instincts. Ne te révolte pas contre des maux inévitables. Je les avais prévus dès le premier jour, et je ne t’aurais fait pressentir, pour rien au monde, ce qui t’arrive aujourd’hui. Le mal éclate toujours assez tôt.

ASTOLPHE.

Gabrielle ! tu as entendu ses invectives contre toi !… Si toute autre que ma mère en eût proféré la centième partie…

GABRIELLE.

Calme-toi ! tout cela ne peut m’offenser ; je saurai le supporter avec résignation et patience. N’ai-je pas dans ton amour une compensation à tous les maux ? et pourvu que tu trouves dans le mien la force de subir toutes les misères attachées à notre situation !…

ASTOLPHE.

Je puis tout supporter, excepté de te voir avilie et persécutée.

GABRIELLE.

Ces outrages ne m’atteignent pas. Vois-tu, Astolphe, tu m’as fait redevenir femme, mais je n’ai pas tout-à-fait renoncé à être homme. Si j’ai repris les vêtemens et les occupations de mon sexe, je n’en ai pas moins conservé en moi cet instinct de la grandeur morale et ce calme de la force qu’une éducation mâle a développés et cultivés dans mon sein. Il me semble toujours que je suis quelque chose de plus qu’une femme, et aucune femme ne peut m’inspirer ni aversion, ni ressentiment, ni colère. C’est de l’orgueil peut-être ; mais il me semble que je descendrais au-dessous de moi-même, si je me laissais émouvoir par de misérables querelles de ménage.

ASTOLPHE.

Oh ! garde cet orgueil, il est bien légitime… Être adoré ! tu es plus grand à toi seul que tout ton sexe réuni. Rapportes-en l’honneur à ton éducation si tu veux ; moi, j’en fais honneur à ta nature, et je crois qu’il n’était pas besoin d’une destinée bizarre et d’une existence en dehors de toutes les lois, pour que tu fusses le chef-d’œuvre de la création divine. Tu naquis douée de toutes les facultés, de toutes les vertus, de toutes les graces, et l’on te méconnaît ! l’on te calomnie !…

GABRIELLE.

Que t’importe ? Laisse passer ces orages ; nos têtes sont à l’abri sous l’égide sainte de l’amour. Je m’efforcerai d’ailleurs de les conjurer. Peut-être ai-je eu des torts. J’aurais pu montrer plus de condescendance pour des exigences insignifiantes en elles-mêmes. Nos parties de chasse déplaisent, je puis bien m’en abstenir ; on blâme nos idées sur la tolérance religieuse, nous pouvons garder le silence à propos ; on me trouve trop élégante et trop futile, je puis m’habiller plus simplement et m’assujettir un peu plus aux travaux du ménage.

ASTOLPHE.

Et voilà ce que je ne souffrirai pas. Je serais un misérable si j’oubliais quel sacrifice tu m’as fait en reprenant les habits de ton sexe et en renonçant à cette liberté, à cette vie active, à ces nobles occupations de l’esprit dont tu avais le goût et l’habitude. Renoncer à ton cheval ? hélas ! c’est le seul exercice qui ait préservé ta santé des altérations que ce changement d’habitudes commençait à me faire craindre. Restreindre ta toilette ? elle est déjà si modeste ! et un peu de parure relève tant ta beauté ! Jeune homme, tu aimais les riches habits, et tu donnais à nos modes fantasques une grace et une poésie qu’aucun de nous ne pouvait imiter. L’amour du beau, le sentiment de l’élégance est une des conditions de ta vie, Gabrielle ; tu étoufferais sous le pesant vertugadin et sous le collet empesé de dame Barbe. Les travaux du ménage gâteraient tes belles mains, dont le contact sur mon front enlève tous les soucis et dissipe tous les nuages. D’ailleurs, que ferais-tu de tes nobles pensées et des poétiques élans de ton intelligence, au milieu des détails abrutissans et des prévisions égoïstes d’une étroite parcimonie ? Ces pauvres femmes les vantent par amour-propre, et vingt fois le jour elles laissent percer le dégoût et l’ennui dont elles sont abreuvées. Quant à renfermer tes sentimens généreux et à te soumettre aux arrêts de l’intolérance, tu l’entreprendrais en vain. Jamais ton cœur ne pourra se refroidir, jamais tu ne pourras abandonner le culte austère de la vérité, et malgré toi les éclairs d’une courageuse indignation viendraient briller au milieu des ténèbres que le fanatisme voudrait étendre sur ton ame. Si, d’ailleurs, toutes ces épreuves ne sont pas au-dessus de tes forces, je sens, moi, qu’elles dépassent les miennes ; je ne pourrais te voir opprimée sans me révolter ouvertement. Tu as bien assez souffert déjà, tu t’es bien assez immolée pour moi !

GABRIELLE.

Je n’ai pas souffert, je n’ai rien immolé ; j’ai eu confiance en toi, voilà tout. Tu sais bien que je n’étais pas assez faible d’esprit pour ne pas accepter les petites souffrances que ces nouvelles habitudes dont tu parles pouvaient me causer dans les premiers jours ; j’avais des répugnances mieux motivées, des craintes plus graves. Tu les as toutes dissipées ; je ne suis pas descendue comme femme au-dessous du rang où, comme homme, ton amitié m’avait placé. Je n’ai pas cessé d’être ton frère et ton ami en devenant ta compagne et ton amante ; ne m’as-tu pas fait des concessions, toi aussi ? n’as-tu pas changé ta vie pour moi ?

ASTOLPHE.

Oh ! loue-moi de mes sacrifices ! J’ai quitté le désordre dont j’étais harassé, et la débauche qui de plus en plus me faisait horreur, pour un amour sublime, pour des joies idéales ! et loue-moi aussi pour le respect et la vénération que je te porte ! J’avais en toi le meilleur des amis ; un soir, Dieu fit un miracle et te changea en une maîtresse adorable : je ne t’en aimai que mieux ; n’est-ce pas bien charitable et bien méritoire de ma part ?

GABRIELLE.

Cher Astolphe, je vois que tu es calme ; va embrasser et rassurer ta mère, ou laisse-moi lui parler pour nous deux. J’adoucirai son antipathie contre moi, je détruirai ses préventions ; ma sincérité la touchera, j’en suis sûre ; il est impossible qu’elle ne soit pas aimante et généreuse, elle est ta mère !…

ASTOLPHE.

Cher ange ! oui, je suis calme. Quand je passe un instant près de toi, tout orage s’apaise, et la paix des cieux descend dans mon ame. J’irai trouver ma mère, je ferai acte de respect et de soumission, c’est tout ce qu’elle demande ; après quoi nous partirons d’ici, car le mal est sans remède, je le sais, moi ! je connais ma mère, je connais les femmes, et tu ne les connais pas, toi, qui n’es pas à moitié homme et à moitié femme comme tu le crois, mais un ange sous la forme humaine. Tu ferais ici de vains efforts de patience et de vertu, on n’y croirait pas ; et, si on y croyait, on te serait d’autant plus hostile, qu’on serait plus humilié de ta supériorité. Tu sais bien que le coupable ne pardonne pas à l’innocent les torts qu’il a eus envers lui ; c’est une loi fatale de l’orgueil humain, de l’orgueil féminin surtout, qui ne connaît pas le secours du raisonnement et le frein de la force intelligente. Ma mère est orgueilleuse avant tout. Elle fut toujours un modèle des vertus domestiques ; tristes vertus, crois-moi, quand elles ne sont inspirées ni par l’amour, ni par le dévouement. Pénétrée depuis long-temps de l’importance de son rôle dans la famille et du mérite avec lequel elle s’en est acquittée, elle songe beaucoup plus à maintenir ses prérogatives qu’à donner du bonheur à ceux qui l’entourent. Elle est de ces personnes qui passeront volontiers la nuit à raccommoder vos chausses, et qui, d’un mot, vous briseront le cœur, pensant que la peine qu’elles ont prise pour vous rendre un service matériel les autorise à vous causer toutes les douleurs de l’ame.

GABRIELLE.

Astolphe ! tu juges ta mère avec une bien froide sévérité. Hélas ! je vois que les meilleurs d’entre les hommes n’ont pour les femmes ni amour profond, ni estime complète. On avait raison quand on m’enseignait si soigneusement dans mon enfance que ce sexe joue sur la terre le rôle le plus abject et le plus malheureux !

ASTOLPHE.

Ô mon amie ! c’est mon amour pour toi qui me donne le courage de juger ma mère avec cette sévérité. Est-ce à toi de m’en faire un reproche ? T’ai-je donc autorisée à plaindre si douloureusement la condition où je t’ai rétablie ?

GABRIELLE, l’embrassant avec effusion.

Oh non ! mon Astolphe, jamais ! Aussi je ne pense pas à moi quand je parle avec cette liberté des choses qui ne me regardent pas. Permets-moi pourtant d’insister en faveur de ta mère : ne la plonge pas dans le désespoir, ne la quitte pas à cause de moi.

ASTOLPHE.

Si je ne le fais pas aujourd’hui, elle m’y forcera demain. Tu oublies, ma chère Gabrielle, que tu es vis-à-vis d’elle dans une position délicate, et que tu ne pourras jamais la satisfaire sur ce qu’elle a tant à cœur de connaître : ton passé, ta famille, ton avenir.

GABRIELLE.

Il est vrai. Mon avenir surtout, qui peut le prévoir ? dans quel labyrinthe sans issue t’es-tu engagé avec moi ?

ASTOLPHE.

Et quel besoin avons-nous d’en sortir ? Errons ainsi toute notre vie, sans nous soucier d’atteindre le but de la fortune et des honneurs. Ne faisons-nous pas ensemble ce bizarre et délicieux voyage, qui n’aura pour terme que la mort ? N’es-tu pas à moi pour jamais ? Eh bien ! qu’avons-nous besoin l’un ou l’autre d’être riche et de nous appeler le prince de Bramante ? Mon petit prince, garde ton titre, garde ton héritage, je n’en veux à aucun prix ; et si le vieux Jules trouve dans sa tortueuse cervelle quelque nouvelle invention cachée pour t’en dépouiller, console-toi de n’être qu’une femme, pauvre, inconnue au monde, cachée, mais riche de mon amour et glorieuse à mes yeux.

GABRIELLE.

Crains-tu que cela ne me suffise pas ?

ASTOLPHE, la pressant dans ses bras.

Non, en vérité ! je n’ai pas cette crainte. Je sens dans mon cœur comme tu m’aimes.


QUATRIÈME PARTIE.

Scène PREMIÈRE.


Dans une petite maison de campagne isolée au fond des montagnes. — Une chambre très simple, arrangée avec goût. Des fleurs, des livres, des instrumens de musique.
GABRIELLE, seule.
(Elle dessine et s’interrompt de temps en temps pour regarder à la fenêtre.)

Marc reviendra peut-être aujourd’hui. Je voudrais qu’il arrivât avant qu’Astolphe fût de retour de sa promenade. J’aimerais à lui parler seule, à savoir de lui toute la vérité. Notre situation m’inquiète chaque jour davantage, car il me semble qu’Astolphe commence à s’en tourmenter étrangement… Je me trompe peut-être. Mais quel serait le sujet de sa tristesse ? Le malheur s’est étendu sur nous insensiblement, d’abord comme une langueur qui s’emparait de nos ames, et puis comme une maladie qui les faisait délirer, et aujourd’hui comme une agonie qui les consume. Hélas ! l’amour est-il donc une flamme si subtile, qu’à la moindre atteinte portée à sa sainteté il nous quitte et remonte aux cieux ? Astolphe ! Astolphe ! tu as eu bien des torts envers moi, et tu as fait bien cruellement saigner ce cœur, qui te fut et qui te sera toujours fidèle ! Je t’ai tout pardonné, que Dieu te pardonne ! Mais c’est un grand crime d’avoir flétri un tel amour par le soupçon et la méfiance, et tu en portes la peine, car cet amour s’est affaibli par sa violence même, et tu sens chaque jour mourir en toi la flamme que tu as trop attisée par la jalousie. Malheureux ami ! c’est en vain que je t’invite à oublier le mal que tu nous as fait à tous deux ; tu ne le peux plus ! Ton ame a perdu la fleur de sa jeunesse magnanime ; un secret remords la contriste sans la préserver de nouvelles fautes. Ah ! sans doute il est dans l’amour un sanctuaire dans lequel on ne peut plus rentrer quand on a fait un seul pas hors de son enceinte, et la barrière qui nous séparait du mal ne peut plus être relevée. L’erreur succède à l’erreur, l’outrage à l’outrage, l’amertume grossit comme un torrent dont les digues sont rompues… Quel sera le terme de ses ravages ? Mon amour, à moi, peut-il devenir aussi sa proie ? Succombera-t-il à la fatigue, aux larmes, aux soucis rongeurs ? Il me semble qu’il est encore dans toute sa force, et que la souffrance ne lui a rien fait perdre. Astolphe a été insensé, mais non coupable ; ses torts furent presque involontaires, et toujours le repentir les effaça. Mais s’ils devenaient plus graves, s’il venait à m’outrager froidement, à m’imposer cette captivité à laquelle je me dévoue pour accéder à ses prières… pourrais-je le voir des mêmes yeux, pourrais-je l’aimer de la même tendresse ?… Est-ce que ses égaremens n’ont pas déjà enlevé quelque chose à mon enthousiasme pour lui ?… Mais il est impossible qu’Astolphe se refroidisse ou s’égare à ce point ! C’est une ame noble, désintéressée, généreuse jusqu’à l’héroïsme. Que ses défauts sont peu de chose au prix de ses vertus !… Hélas ! il fut un temps où il n’avait point de défauts !… Oh ! Astolphe ! que tu m’as fait de mal en détruisant en moi l’idée de ta perfection ! (On frappe.) Qui vient ici ? C’est peut-être Marc ?


Scène II.


MARC, GABRIELLE.
MARC, botté et le fouet en main.

Me voici de retour, signora, un peu fatigué ; mais je n’ai pas voulu prendre un instant de repos que je ne vous eusse rendu un compte exact de mon message.

GABRIELLE.

Eh bien ! mon vieux ami, comment as-tu laissé mon grand-père ?

MARC.

Un peu mieux que je ne l’avais trouvé, mais bien malade encore, et n’ayant pas, je pense, trois mois à vivre.

GABRIELLE.

A-t-il été bien irrité que je n’allasse point moi-même m’informer de ses nouvelles ?

MARC.

Un peu. Je lui ai dit, ainsi que cela était convenu, que votre seigneurie s’était démis la cheville à la chasse, et qu’elle était retenue sur son lit avec grand regret.

GABRIELLE.

Et il a demandé sans doute où j’étais ?

MARC.

Sans doute, et j’ai répondu que vous étiez toujours à Cosenza. Sur quoi il a répliqué : « Il est à Cosenza cette année comme il était l’année dernière à Palerme, et il était alors à Palerme comme il était l’année précédente à Gênes. » J’ai fait une figure très étonnée, et, comme il me croit parfaitement bête (c’est son expression), il a été complètement dupe de ma bonne foi. « Comment, m’a-t-il dit, ne sais-tu pas où il va depuis trois ans ? — Votre altesse sait bien, ai-je répondu, que je garde pendant ce temps le palais que monseigneur Gabriel occupe à Florence. Aux environs de la Saint-Hubert, sa seigneurie part pour la chasse avec quelques amis, tantôt les uns, tantôt les autres, et elle n’emmène que ses piqueurs et son page. Je voudrais bien l’accompagner, mais elle me dit comme cela : « Tu es trop vieux pour courir le cerf, mon pauvre Marc ; tu n’es plus bon qu’à garder la maison. Et la vérité est… » Alors monseigneur m’a interrompu… « Moi, j’ai ouï dire qu’il n’emmenait aucun de ses domestiques, et qu’il partait toujours seul ? Et l’on a remarqué qu’Astolphe Bramante quittait toujours Florence vers le même temps. » Quand j’ai vu le prince si bien informé, j’ai failli me déconcerter ; mais il me croit si simple, qu’il n’y a pas pris garde, et il a dit en se tournant vers M. l’abbé Chiavari : « L’abbé, tout cela ne m’effraie guère. Il est bien évident qu’il y a de l’amour sous jeu ; mais ils sont plus embarrassés pour sortir d’affaire que je ne le suis de les voir embarqués dans cette sotte intrigue. »

GABRIELLE.

Et l’abbé, qu’a-t-il répondu ?

MARC.

Il a baissé les yeux en soupirant, et il a dit : La femme…

GABRIELLE.

Eh bien ?

MARC.

Sera toujours femme ! — Son altesse jouait avec votre petit chien, et semblait rire dans sa barbe blanche, ce qui m’a un peu effrayé ; car, lorsque le prince rumine quelque chose de sinistre, il a coutume de sourire et de faire crier ce pauvre Mosca en lui tirant les oreilles.

GABRIELLE.

Et que t’a-t-il chargé de me dire ?

MARC.

Il a parlé assez durement…

GABRIELLE.

Redis-le-moi sans rien adoucir.

MARC.

« Tu diras à ton seigneur Gabriel que, quelque plaisir qu’il prenne à la chasse, ou quelque entorse qu’il ait au pied, il ait à venir prendre mes ordres avant huit jours. Il a peu de temps à perdre, s’il veut me retrouver vivant, et s’il veut que je lui fasse conférer légalement son titre et son héritage, qui, après ma mort, pourraient fort bien lui être contestés avec succès. »

GABRIELLE.

Que voulait-il dire ? Pense-t-il qu’Astolphe veuille faire du scandale pour rentrer dans ses droits ?

MARC.

Il pense que le seigneur Astolphe a fortement la chose en tête, et si j’osais dire à votre seigneurie ce que j’en pense, moi aussi…

GABRIELLE.

Tu n’en penses rien, Marc.

MARC.

Monseigneur veut me fermer la bouche. Il n’en est pas moins de mon devoir de dire ce que je sais. Le seigneur Astolphe a fait venir l’été dernier à Florence la nourrice de votre seigneurie, et lui a offert de l’argent si elle voulait témoigner en justice de ce qu’elle sait et comment les choses se sont passées à la naissance de votre seigneurie…

GABRIELLE.

On t’a trompé, Marc ; cela n’est pas.

MARC.

La nourrice me l’a dit elle-même ces jours-ci au château de Bramante, et m’a montré une belle bourse, bien ronde, que le seigneur Astolphe lui a donnée pour se taire du moins sur sa proposition, car elle lui a nié obstinément qu’elle eût nourri un enfant du sexe féminin.

GABRIELLE.

La trahison de cette femme est au plus offrant, car elle a été raconter cela à mon grand-père, sans aucun doute.

MARC.

Je le crains.

GABRIELLE.

Qu’importe ? Astolphe a fait sans doute cette démarche pour éprouver la fidélité de mes gens.

MARC.

Quelle que soit l’intention du seigneur Astolphe, je crois qu’il serait temps que votre seigneurie obéît aux intentions de son grand-père, d’autant plus qu’au moment où je quittais le château, l’abbé s’est approché de moi furtivement et m’a glissé ceci à l’oreille : « Dis à Gabriel, de la part d’un véritable ami, qu’il ne fasse pas d’imprudence ; qu’il vienne trouver son grand-père, et lui obéisse ou feigne de lui obéir aveuglément ; ou que, s’il ne se rend point à son ordre, il se cache si bien, qu’il soit à l’abri d’une embûche. Il doit savoir que le cas est grave, que l’honneur de la famille serait compromis par la moindre démarche hasardée, et que dans un cas semblable le prince est capable de tout. » — Voilà, mot pour mot, ce que m’a dit votre précepteur, et il vous est sincèrement dévoué, monseigneur.

GABRIELLE.

Je le crois. Je ne négligerai pas cet avertissement. — Maintenant, va te reposer, mon bon Marc ; tu en as bien besoin.

MARC.

Il est vrai ! Peut-être que, quand je me serai reposé, je retrouverai dans ma mémoire encore quelque chose, quelque parole qui ne me revient pas dans ce moment-ci. (Il se retire. Gabrielle le rappelle.)

GABRIELLE.

Écoute, Marc : si mon mari t’interroge, aie bien soin de ne pas lui parler de la nourrice…

MARC.

Oh ! je n’ai garde, monseigneur !

GABRIELLE.

Perds donc l’habitude de m’appeler ainsi ! Quand nous sommes ici, et que je porte ces vêtemens de femme, tout ce qui rappelle mon autre sexe irrite Astolphe au dernier point.

MARC.

Eh ! mon Dieu ! je ne le sais que trop ! Mais comment faire ? Aussitôt que je prends l’habitude d’appeler votre seigneurie madame, voilà que nous partons pour Florence, et qu’elle reprend ses habits d’homme. Alors j’ai toujours le madame sur les lèvres, et je ne commence à reprendre l’habitude du monseigneur que lorsque votre seigneurie reprend sa robe et ses cornettes. (Il sort.)


Scène III.


GABRIELLE.

Cette histoire de la nourrice est une calomnie. C’est une nouvelle ruse de mon grand-père pour m’indisposer contre Astolphe. Il aura payé cette femme pour faire à mon pauvre Marc un pareil conte, bien certain que Marc me le rapporterait. — Oh ! non, Astolphe ! non ! ce genre de torts, tu ne l’auras jamais envers moi ! C’est toi qui m’as empêchée de démasquer la supercherie qui me condamne à te frustrer publiquement des biens que je te restitue en secret, et du titre auquel tu dédaignes de succéder. C’est toi qui m’as défendu avec toute l’autorité que donne un généreux amour de proclamer mon sexe et de renoncer aux droits usurpés que l’erreur des lois me confère. Si tu avais eu le moindre regret de ces choses, tu aurais eu la franchise de me le dire, car tu sais que moi, je n’en aurais eu aucun à te les céder. Dans ce temps-là, je ne pensais pas qu’il te serait jamais possible de me faire souffrir. J’avais une confiance aveugle, enthousiaste !… À présent, j’avoue qu’il me serait pénible de renoncer à être homme quand je veux, car je n’ai pas été long-temps heureuse sous cet autre aspect de ma vie, qui est devenu notre tourment mutuel. Mais, s’il le fallait pour te satisfaire, hésiterais-je un moment ? Oh ! tu ne le crains pas, Astolphe ! et tu n’agirais pas en secret pour me forcer à des actes que ton simple désir peut m’imposer librement ! Toi, me tendre un piége ! toi, tramer des complots contre moi ! Oh ! non, non, jamais !… Le voici qui revient de la promenade ; je ne lui en parlerai même pas, tant j’ai peu besoin d’être rassurée sur son désintéressement et sur sa franchise.


Scène IV.


ASTOLPHE, GABRIELLE.
ASTOLPHE.

Eh bien ! ma bonne Gabrielle, ton vieux serviteur est revenu ? Je viens de voir son cheval dans la cour. Quelles nouvelles t’a-t-il apportées de Bramante ?

GABRIELLE.

Selon lui, notre grand-père se meurt ; mais, selon moi, il en a pour long-temps encore. Ce n’est point un homme à mourir si aisément. Mais désirons-nous donc sa mort ? Quels que soient ses torts envers nous deux (et crois bien que les plus graves ont été envers celui qu’il semblait favoriser au détriment de l’autre), nous ne hâterons point par des vœux impies l’instant suprême où il lui faudra rendre un compte sévère de la destinée de ses enfans. Puisse-t-il trouver là-haut un juge aussi indulgent que nous, n’est-ce pas, Astolphe ? Tu ne m’écoutes pas ?

ASTOLPHE.

Il est vrai, tu deviens chaque jour plus philosophe, Gabrielle, tu argumentes du soir au matin comme un académicien de la Crusca. Ne saurais-tu être femme, du moins pendant trois mois de l’année ?

GABRIELLE, souriant.

C’est qu’il y a bien long-temps que ces trois mois-là sont passés, Astolphe. Le premier trimestre eut bien trois mois, mais le second en eut six, et l’an prochain, je crains que, malgré nos conventions, le trimestre n’envahisse toute l’année. Donne-moi le temps de m’habituer à être aussi femme qu’il me faut l’être à présent pour te plaire. Jadis tu n’étais pas si difficile avec moi, et je n’ai pas songé assez tôt à me défaire de mon langage d’écolier. Tu aurais dû m’avertir, dès le premier jour où tu m’as aimée, qu’un temps viendrait où il serait nécessaire de me transformer pour conserver ton amour !

ASTOLPHE.

Ce reproche est injuste, Gabrielle ! Mais quand il serait vrai, ne me suis-je pas transformé, moi, pour mériter et conserver l’affection de ton cœur ?

GABRIELLE.

Il est vrai, mon cher ange, et je ne demande pas mieux que d’avoir tort. J’essaierai de me corriger.

ASTOLPHE, marche d’un air soucieux, puis s’arrête et regarde Gabrielle avec attendrissement.

Pauvre Gabrielle ! tu me fais bien du mal avec ton éternelle résignation.

GABRIELLE, lui tendant la main.

Pourquoi ? Elle ne m’est pas aussi pénible que tu le penses.

ASTOLPHE, presse long-temps la main de Gabrielle contre ses lèvres, puis se promène avec agitation.

Je le sais ! Tu es forte, toi ! Nul ne peut blesser en toi la susceptibilité de l’orgueil. Les orages qui bouleversent l’ame d’autrui ne peuvent ternir l’éclat du beau ciel où ta pensée s’épanouit libre et fière ! On chargerait aisément de fers tes bras dont une éducation spartiate n’a pu détruire ni la beauté, ni la faiblesse ; mais ton ame est indépendante comme les oiseaux de l’air, comme les flots de l’Océan, et toutes les forces de l’univers réunies ne la pourraient faire plier, je le sais bien !

GABRIELLE.

Au-dessus de toutes ces forces de la matière, il est une force divine qui m’a toujours enchaînée à toi, c’est l’amour. Mon orgueil ne s’élève pas au-dessus de cette puissance. Tu le sais bien aussi ?

ASTOLPHE, l’arrêtant.

Oh ! cela est vrai, ma bien-aimée ! Mais n’ai-je rien perdu de cet amour sublime qui ne se croyait le droit de me rien refuser ?

GABRIELLE, avec tendresse.

Pourquoi l’aurais-tu perdu ?

ASTOLPHE.

Tu ne t’en souviens pas, cœur généreux, ô vrai cœur d’homme !

(Il la presse dans ses bras.)
GABRIELLE.

Vois, mon ami, tu ne trouves pas de plus grand éloge à me faire que de m’attribuer les qualités de ton sexe, et pourtant tu voudrais souvent me rabaisser à la faiblesse du mien ! Sois donc logique !

ASTOLPHE, l’embrassant.

Sais-je ce que je veux ? Au diable la logique ! Je t’aime avec passion !

GABRIELLE.

Cher Astolphe !

ASTOLPHE, se laissant tomber à ses genoux.

Tu m’aimes donc toujours ?

GABRIELLE.

Tu le sais bien.

ASTOLPHE.

Toujours comme autrefois ?

GABRIELLE.

Non plus comme autrefois, mais autant, mais plus peut-être.

ASTOLPHE.

Pourquoi pas comme autrefois ? Tu ne me refusais rien alors !

GABRIELLE.

Et qu’est-ce que je te refuse à présent ?

ASTOLPHE.

Pourtant il est quelque chose que tu vas me refuser si je me hasarde à te le demander.

GABRIELLE.

Ah ! perfide ! tu veux m’entraîner dans un piége ?

ASTOLPHE.

Eh bien ! oui, je le voudrais.

GABRIELLE.

Je t’en supplie, pas de détours avec moi, Astolphe. Quand je te cède, est-ce avec prudence, est-ce avec des restrictions et des garanties ?


ASTOLPHE.

Oh ! je hais les détours, tu le sais. Mon ame était si naïve ! Elle était aussi confiante, aussi découverte que la tienne ; mais, hélas ! j’ai été si coupable ! J’ai appris à douter d’autrui en apprenant à douter de moi-même.

GABRIELLE.

Oublie ce que j’ai oublié, et parle.

ASTOLPHE.

Le moment de retourner à Florence est venu. Consens à n’y point aller. Tu détournes les yeux ? Tu gardes le silence ? Tu me refuses ?

GABRIELLE, avec tristesse.

Non, je cède. Mais à une condition, tu me diras le motif de ta demande.

ASTOLPHE.

C’est me vendre trop cher la grace que tu m’accordes ; ne me demande pas ce que je rougis d’avouer.

GABRIELLE.

Dois-je essayer de deviner ? Astolphe, est-ce toujours le même motif qu’autrefois ? (Astolphe fait un signe de tête affirmatif.) La jalousie ? (Même signe d’Astolphe.) Eh quoi ! encore ! toujours ! Mon Dieu, nous sommes bien malheureux, Astolphe !

ASTOLPHE.

Ah ! ne dis pas cela ! cache-moi les larmes qui roulent dans tes yeux, ne me déchire pas le cœur ! Je sens que je suis un lâche, et pourtant je n’ai pas la force de renoncer à ce que tu m’accordes avec des yeux humides, avec un cœur brisé ! — Pourquoi m’aimes-tu encore, Gabrielle ? Que ne me méprises-tu ! Tant que tu m’aimeras, je serai exigeant, je serai insensé, car je serai tourmenté de la crainte de te perdre. Je sens que je finirai par là, car je sens le mal que je te fais. Mais je suis entraîné sur une pente fatale. J’aime mieux rouler au bas tout de suite, car, dès que tu me mépriseras, je ne souffrirai plus, je n’existerai plus.

GABRIELLE.

Ô amour ! tu n’es donc pas une religion ? Tu n’as donc ni révélations, ni lois, ni prophètes ? Tu n’as donc pas grandi dans le cœur des hommes avec la science et la liberté ? Tu es donc toujours placé sous l’empire de l’aveugle destinée, sans que nous ayons découvert en nous-mêmes une force, une volonté, une vertu pour lutter contre tes écueils, pour échapper à tes naufrages ? Nous n’obtiendrons donc pas du ciel un divin secours pour te purifier en nous-même, pour t’ennoblir, pour t’élever au-dessus des instincts farouches, pour te préserver de tes propres fureurs, et te faire triompher de tes propres délires ? Il faudra donc qu’éternellement tu succombes dévoré par les flammes que tu exaltes, et que nous changions en poison, par notre orgueil et notre égoïsme, le baume le plus pur et le plus divin qui nous ait été accordé sur la terre ?

ASTOLPHE.

Ah ! mon amie, ton ame exaltée est toujours en proie aux chimères. Tu rêves un amour idéal, comme jadis j’ai rêvé une femme idéale. Mon rêve s’est réalisé, heureux et criminel que je suis ! Mais le tien ne se réalisera pas, ma pauvre Gabrielle ! Tu ne trouveras jamais un cœur digne du tien, jamais tu n’inspireras un amour qui te satisfasse, car jamais culte ne fut digne de ta divinité. Si les hommes ne connaissent point encore le véritable hommage qui plairait à Dieu, comment veux-tu qu’ils trouvent sur la terre ce grain de pur encens dont le parfum n’est point encore monté vers le ciel ? Descends donc de l’empyrée où tu égares ton vol audacieux, et prends patience sous le joug de la vie. Élève tes désirs vers Dieu seul, ou consens à être aimée comme une mortelle. Jamais tu ne rencontreras un amant qui ne soit pas jaloux de toi, c’est-à-dire avare de toi, méfiant, tourmenté, injuste, despotique.

GABRIELLE.

Crois-tu que je rêve l’amour dans une autre ame que la tienne ?

ASTOLPHE.

Tu le devrais, tu le pourrais, c’est ce qui justifie ma jalousie et la rend moins outrageante.

GABRIELLE.

Hélas ! en effet, l’amour ne raisonne pas, car je ne puis rêver un amour plus parfait qu’en le plaçant dans ton sein, et je sens que cet amour, dans le cœur d’un autre, ne me toucherait pas.

ASTOLPHE.

Oh ! dis-moi cela, dis-moi cela encore ! répète-le-moi toujours ! Va, méconnais la raison, outrage l’équité, repousse la voix du ciel même, si elle s’élève contre moi dans ton ame ; pourvu que tu m’aimes, je consens à porter dans une autre vie toutes les peines que tu auras encourues pour avoir eu la folie de m’aimer dans celle-ci.

GABRIELLE.

Non, je ne veux pas t’aimer dans l’ivresse et le blasphème. Je veux t’aimer religieusement et t’associer dans mon ame à l’idée de Dieu, au désir de la perfection. Je veux te guérir, te fortifier contre toi-même et t’élever à la hauteur de mes pensées. Promets-moi d’essayer, et je commence par te céder comme on fait aux enfans malades. Nous n’irons point à Florence, je serai femme toute cette année, et, si tu veux entreprendre le grand œuvre de ta conversion au véritable amour, ma tristesse se changera en un bonheur incomparable.

ASTOLPHE.

Oui, je le veux, ma femme chérie, et je te remercie à genoux de le vouloir pour moi. Peux-tu douter qu’en ceci je ne sois pas ton esclave encore plus que ton disciple ?

GABRIELLE.

Tu me l’avais promis déjà bien des fois, et comme, au lieu de tenir ta parole, tu abandonnais toujours ton ame à de nouveaux orages ; comme, au lieu d’être heureux et tranquille avec moi dans cette retraite ignorée de tous où tu venais me cacher à tous les regards, mes concessions ne servaient qu’à augmenter ta jalousie, et la solitude qu’à aggraver ta tristesse, de mon côté je n’étais point heureuse, car je voyais toutes mes peines perdues et tous mes sacrifices tourner à ta perte. Alors je regrettais ces temps de répit où, sous l’habit d’un homme, je puis du moins, grace à l’or que me verse mon aïeul, t’entourer de nobles délassemens et de poétiques distractions…

ASTOLPHE.

Oui, les premiers jours que nous passons à Florence ou à Pise ont toujours, pour moi, de grands charmes. Je ne suis pas fait pour la solitude et l’oisiveté de la campagne ; je ne sais pas, comme toi, m’absorber dans les livres, m’abîmer dans la méditation. Tu le sais bien, en te ramenant ici chaque année, le tyran se condamne à plus de maux que sa victime, et mes torts augmentent en raison de ma souffrance intérieure. Mais, dans le tumulte du monde, quand tu redeviens le beau Gabriel, recherché, admiré, choyé de tous, c’est encore une autre souffrance qui s’empare de moi ; souffrance moins lente, moins profonde peut-être, mais violente, mais insupportable. Je ne puis m’habituer à voir les autres hommes te serrer la main ou passer familièrement leur bras sous le tien. Je ne veux pas me persuader qu’alors tu es un homme toi-même, et qu’à l’abri de ta métamorphose tu pourrais dormir sans danger dans leur chambre, comme tu dormis autrefois sous le même toit que moi, sans que mon sommeil en fût troublé. Je me souviens alors de l’étrange émotion qui s’empara peu à peu de moi à tes côtés, combien je regrettai que tu ne fusses pas femme, et comment, à force de désirer que tu le devinsses par miracle, j’arrivai à deviner que tu l’étais en réalité. Pourquoi les autres n’auraient-ils pas le même instinct, et comment n’éprouveraient-ils pas, en te voyant, ce désordre inexprimable que ton déguisement d’homme ne pouvait réprimer en moi ? Oh ! j’éprouve des tortures inouies quand Menrique pousse son cheval près du tien, ou quand le brutal Antonio passe sa lourde main sur tes cheveux en disant d’un air qu’il croit plaisant : — J’ai pourtant brûlé d’amour tout un soir pour cette belle chevelure-là ! — Alors je m’imagine qu’il a deviné notre secret, et qu’il se plaît insolemment à me tourmenter par ses plates allusions ; je sens se rallumer en moi la fureur qui me transporta lorsqu’il voulut t’embrasser à ce souper chez Ludovic, et, si je n’étais retenu par la crainte de me trahir et de te perdre avec moi, je le souffletterais.

GABRIELLE.

Comment peux-tu te laisser émouvoir ainsi, quand tu sais que ces familiarités me déplaisent plus qu’à toi-même, et que je les réprimerais d’une manière tout aussi masculine, si elles dépassaient les bornes de la plus stricte chasteté ?

ASTOLPHE.

Je le sais et n’en souffre pas moins ! et quelquefois je t’accuse d’imprudence, je m’imagine que pour te venger de mes injustices, tu te fais un jeu de mes tourmens ; je t’outrage dans ma pensée… et c’est beaucoup quand j’ai la force de ne pas te le laisser voir…

GABRIELLE.

Alors je vois que ta force est épuisée, que tu es près d’éclater, de te couvrir de honte et de ridicule, ou de dévoiler ce dangereux secret, et je me laisse ramener ici, où tu m’aimes pourtant moins, car, dans la tranquille possession d’un objet tant disputé, il semble que ton amour s’engourdisse et s’éteigne comme une flamme sans aliment.

ASTOLPHE.

Je ne puis le nier. Dieu me punit alors d’avoir manqué de foi. Je sens bien que je ne t’aime pas moins, car, au moindre sujet d’inquiétude, mes fureurs se rallument ; puis, dans le calme, je suis saisi même à tes côtés d’un affreux ennui. Tu me bénis, et il me semble que tu me hais. La nuit, je te serre dans mes bras, et je rêve que c’est un autre qui te possède. Ah ! ma bien-aimée, prends pitié de moi, je te confesse mon désespoir, ne me méprise pas, écarte de moi cette malédiction, fais que je t’aime comme tu veux être aimée !

GABRIELLE.

Que ferons-nous donc ? Le monde avec moi t’exaspère, la solitude auprès de moi te consume. Veux-tu te distraire pendant quelques jours ? Veux-tu aller à Florence sans moi ?

ASTOLPHE.

Il me semble parfois que cela me ferait du bien, mais je sais qu’à peine j’y serai, les plus affreux songes viendront troubler mon sommeil. Le jour je réussirai à porter saintement ton image dans mon ame, la nuit je te verrai ici avec un rival.

GABRIELLE.

Quoi ! tu me soupçonnes à ce point ? Enferme-moi dans quelque souterrain, charge Marc de me passer mes alimens par un guichet, emporte les clés, fais murer la porte ; peut-être seras-tu tranquille ?

ASTOLPHE.

Non ! un homme passera, te regardera par le soupirail, et rien qu’à te voir il sera plus heureux que moi qui ne te verrai pas.

GABRIELLE.

Tu vois bien que la jalousie est incurable par ces moyens vulgaires. Plus on lui cède, plus on l’alimente ; la volonté seule peut t’en guérir. Entreprends cette guérison comme on entreprend l’étude de la philosophie. Tâche de moraliser ta passion.

ASTOLPHE.

Mais où donc as-tu pris la force de moraliser la tienne et de la soumettre à ta volonté ? Tu n’es pas jalouse de moi, tu ne m’aimes donc que par un effort de ta raison ou de ta vertu ?

GABRIELLE.

Juste ciel ! où en serions-nous si je te rendais les maux que tu me causes ! Pauvre Astolphe ! j’ai préservé mon ame de cette tentation, je l’ai quelquefois ressentie, tu le sais ! mais ton exemple m’avait fait faire de sérieuses réflexions, et je m’étais juré de ne pas t’imiter. Mais qu’as-tu ? comme tu pâlis !

ASTOLPHE, regardant par la fenêtre.

Tiens, Gabrielle ! qui est-ce qui entre dans la cour ? vois !

GABRIELLE, avec indifférence.

J’entends le galop d’un cheval, (Elle regarde dans la cour.) Antonio, il me semble ! Oui, c’est lui. On dirait qu’il a entendu l’éloge que tu faisais de lui, et il arrive avec l’à-propos qui le caractérise.

ASTOLPHE, agité.

Tu plaisantes avec beaucoup d’aisance… Mais que vient-il faire ici ? Et comment a-t-il découvert notre retraite ?

GABRIELLE.

Le sais-je plus que toi ?

ASTOLPHE, de plus en plus agité.

Mon Dieu ! que sais-je !…

GABRIELLE, d’un ton de reproche.

Oh ! Astolphe !…

ASTOLPHE, avec une fureur concentrée.

Ne m’engagiez-vous pas tout à l’heure à aller seul à Florence ? Peut-être Antonio est-il arrivé un jour trop tôt. On peut se tromper de jour et d’heure quand on a peu de mémoire et beaucoup d’impatience…

GABRIELLE.

Encore ! Oh ! Astolphe ! déjà tes promesses oubliées ! déjà ma soumission récompensée par l’outrage !

ASTOLPHE, avec amertume.

Se fâcher bien fort, c’est le seul parti à prendre quand on a fait une gaucherie. Je vous conseille de m’accabler d’injures, je serai peut-être encore assez sot pour vous demander pardon. Cela m’est arrivé tant de fois !

GABRIELLE, levant les mains vers le ciel avec véhémence.

Oh ! mon Dieu ! grand Dieu ! faites que je ne me lasse pas de tout ceci !…

(Elle sort, Astolphe la suit et l’enferme dans sa chambre, dont il met la clé dans sa poche.)


Scène V.


MARC, ASTOLPHE.
MARC.

Seigneur Astolphe, le seigneur Antonio demande à vous voir. J’ai eu beau lui dire que vous n’étiez pas ici, que vous n’y étiez jamais venu, que j’avais quitté le service de mon maître… Quels mensonges ne lui ai-je pas débités effrontément !… Il a soutenu qu’il vous avait aperçu dans le parc, que pendant une heure il avait tourné autour des fossés pour trouver le moyen d’entrer ; qu’enfin il était chez vous, et qu’il n’en sortirait pas sans vous voir.

Astolphe.

Je vais à sa rencontre ; toi, range ce salon, fais-en disparaître tout ce qui appartient à ta maîtresse, et tiens-toi là jusqu’à ce que je t’appelle. (À part.) Allons ! du courage ! Je saurai feindre ; mais, si je découvre ce que je crains d’apprendre, malheur à toi, Antonio ! malheur à nous deux, Gabrielle ! (Il sort.)


Scène VI.


MARC.

Qu’a-t-il donc ? Comme il est agité ! Ah ! ma pauvre maîtresse n’est point heureuse !

GABRIELLE, frappant derrière la porte.

Marc ! ouvre-moi ! vite ! brise cette porte. Je veux sortir.

MARC.

Mon Dieu ! qui donc a enfermé votre seigneurie ? Heureusement j’ai la double clé dans ma poche… (Il ouvre.)

GABRIELLE, avec un manteau et un chapeau d’homme.

Tiens ! prends cette valise, cours seller mon cheval et le tien. Je veux partir d’ici à l’instant même.

MARC.

Oui, vous ferez bien ! Le seigneur Astolphe est un ingrat, il ne songe qu’à votre fortune… Oser vous enfermer !… Oh ! quoique je sois bien fatigué, je vous reconduirai avec joie au château de Bramante.

GABRIELLE.

Tais-toi, Marc, pas un mot contre Astolphe ; je ne vais pas à Bramante. — Obéis-moi, si tu m’aimes ; cours préparer les chevaux.

MARC.

Le mien est encore sellé, et le vôtre l’est déjà. Ne deviez-vous pas vous promener dans le parc aujourd’hui ? Il n’y a plus qu’à leur passer la bride.

GABRIELLE.

Cours donc ! — (Marc sort.) Vous savez, mon Dieu ! que je n’agis point ainsi par ressentiment, et que mon cœur a déjà pardonné ; mais, à tout prix, je veux sauver Astolphe de cette maladie furieuse. Je tenterai tous les moyens pour faire triompher l’amour de la jalousie. Tous les remèdes déjà tentés se changeraient en poison ; une leçon violente, inattendue, le fera peut-être réfléchir. Plus l’esclave plie, et plus le joug se fait pesant ; plus l’homme fait l’emploi d’une force injuste, plus l’injustice lui devient nécessaire ! Il faut qu’il apprenne l’effet de la tyrannie sur les âmes fières, et qu’il ne pense pas qu’il est si facile d’abuser d’un noble amour ! — Le voici qui monte l’escalier avec Antonio. Adieu, Astolphe ! puissions-nous nous retrouver dans des jours meilleurs ! Tu pleureras durant cette nuit solitaire ! Puisse ton bon ange murmurer à ton oreille que je t’aime toujours !

(Elle referme la porte de sa chambre et en retire la clé ; puis elle sort par une des portes du salon, pendant qu’Astolphe entre par l’autre, suivi d’Antonio.)