George Sand, sa vie et ses œuvres/1/3

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Plon et Nourrit (1p. 93-154).


CHAPITRE III
(1804-1817)

Premières années. — Les contes « entre quatre chaises ». — Napoléon. — Madrid et Murat. — Nohant. — L’aïeule et la mère. — Dédoublement moral ; impressions artistiques. — Premiers essais Littéraires. — « Corambé. » — Le Berry et la vie des champs. — La religion et le théâtre.


Les trois premières années de la vie d’Aurore Dupin s’écoulèrent dans le petit logis de ses jeunes parents (rue Grange-Batelière). Peu de temps après la naissance de sa fille, Dupin fut obligé, comme nous l’avons dit, de retourner à l’armée, et Sophie-Antoinette resta toute seule avec deux enfants, la petite Aurore et son aînée Caroline. La jeune femme menait alors la vie la plus recluse et la plus modeste, sans voir personne, à l’exception de sa sœur, mariée à ce même Maréchal, qui avait été son compère au baptême d’Aurore et demeurait à Chaillot[1], et de quelques connaissances et amis, dont le plus intime était un certain Pierret, bon bourgeois, dévoué comme un chien à Sophie et à son mari. Tous ses soins étaient consacrés à ces deux petites filles. De temps à autre on organisait des excursions dans les environs de Paris, ou l’on allait en bande passer une soirée au théâtre. Mais Le plus souvent, Sophie restait à La maison, cousant ou vaquant aux soins de son ménage, pendant que les deux fillettes jouaient auprès d’elle ou descendaient dans la cour pour s’amuser avec de petits voisins qui faisaient des rondes en chantant des airs simples et populaires. Il y avait entre autres, un air bien connu, même des enfants russes, qu’Aurore ne pouvait entendre sans émotion :

      Nous n’irons plus au bois
      Les lauriers sont coupés… etc.

Elle en éprouvait une tristesse inexprimable ; il lui semblait, en l’entendant, avoir perdu quelque chose précieux. Ce fut la première manifestation vague du sentiment poétique qui se fit remarquer chez le futur écrivain.

Caroline fut mise plus tard en pension, et la jeune mère, dans la crainte de laisser seule dans la cour la plus petite de ses filles, et trop occupée elle-même pour la surveiller personnellement, inventa un moyen ingénieux pour l’empêcher tout à la fois de se sauver et de la déranger dans les soins de son ménage. Elle arrangeait, à cet effet, une espèce de petit enclos, à l’aide de quatre chaises, et mettait au milieu, en guise de tabouret, une chaufferette sans feu. La petite Aurore qui montra presque dès ses premières années une tendance extraordinaire à la songerie, à la rêverie, les yeux grands ouverts, restait là des heures entières, se débitant à elle-même des histoires interminables, ou en inventant de véritables épopées, dont elle interprétait, à elle seule, tous les personnages imaginaires et fantastiques. Jamais elle ne s’ennuyait entre ses quatre chaises, si longtemps que sa mère l’y laissât. Elle se racontait des romans d’une longueur démesurée, où elle entremêlait de la façon la plus fantaisiste tout ce que retenait sa mémoire : bribes de contes, de chansons, d’histoires mythologiques. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que déjà, à cette époque, sa mère et sa tante pouvaient constater qu’elle aimait les « longueurs » et que ses héros prononçaient des monologues sans fin. Sa tante lui demandait souvent : « Eh bien, Aurore, est-ce que ton prince n’est pas encore sorti de la forêt ? Ta princesse, aura-t-elle bientôt fini de mettre sa robe à queue et sa couronne d’or ? » Le fond de ces histoires, si toutefois nous en croyons George Sand sur parole, n’est pas moins caractéristique que leur forme, pour le futur grand écrivain. « Il y avait, dit-elle[2], dans les petits romans que je forgeais alors, peu de méchants êtres et jamais de grands malheurs. Tout s’arrangeait sous l’influence d’une pensée riante et optimiste comme l’enfance… » Quand elle en avait assez de ses monologues, Aurore se taisait et se mettait à rêvasser, capable de rester des heures entières sur son tabouret-chaufferette, les yeux fixés sur un seul point et plongée dans une longue méditation. Quelquefois, les autres parents d’Aurore s’alarmaient en surprenant la fillette dans cet état , mais la mère les rassurait en disant : « Laissez-la tranquille, je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans entre ses quatre chaises[3]. »

Sophie-Antoinette contribua beaucoup à développer l’imagination et l’instinct artistique de sa fille. Elle-même était une âme simple, mais poétique et expansive. Tantôt elle chantait de sa petite voix sonore, tantôt elle racontait des contes à Aurore, mêlant sans scrupule les légendes pieuses à la mythologie et aux contes de fée. Fondée ou non, son idée était que l’élément fantastique est indispensable aux enfants, que le monde des rêves enchantés est beaucoup plus que la rigide et prosaïque réalité compréhensible et familière leur entendement. Sophie-Antoinette avait aussi en elle le sentiment inné du beau et ce fut elle qui, la première, déposa dans l’âme de la future George Sand, le germe de l’amour de la nature. Dans les promenades qu’elle faisait, d’abord à pied, avec la petite, et plus tard en voiture, lorsqu’elle traversait avec elle les pays inconnus, elle ne cessait d’attirer l’attention de l’enfant, tantôt sur les contours capricieux des nuages roses du soir, tantôt sur la fraîcheur et la couleur d’une simple fleurette des champs, tantôt encore sur les crêtes menaçantes des rochers qui bordaient la route. La petite Aurore, dont l’âme était grande ouverte (comme toutes les âmes enfantines), à toutes les impressions de la vie, était surtout avide d’impressions artistiques. La première fois qu’elle entendit les sons de la flûte d’un modeste mélomane qui s’exerçait à l’étage supérieur de celui qu’elles habitaient, l’enfant fut comme plongée dans une sorte d’extase. Chaque parole nouvelle ou insolite à son esprit, chaque image neuve agissait sur elle avec une violence extraordinaire. Comme elle le dit elle-même, elle rêvait des heures entières à ce mystérieux « œuf d’argent », dont il est question dans la chanson bien connue que sa mère lui chantait en la berçant. Dans son imagination enfantine, cet œuf était le comble du beau et du désirable.

Telle fut la vie de la petite Aurore dans le modeste appartement de sa mère.

Mais lorsque le jeune aide de camp de Murat arrivait en congé, sans qu’on l’attendît, le logement de la rue de la Grange-Batelière se remplissait bientôt de jeunes gens gais et bruyants. Les officiers chamarrés d’or faisaient sonner leurs éperons, racontaient leurs victoires, les campagnes difficiles auxquelles ils avaient pris part, les traits de bravoure dont ils avaient été témoins, l’héroïsme des soldats, et s’exaltaient surtout en parlant de lui, lui ! l’unique, le Grand ! La fillette écoutait avec ravissement ces échos de la grande épopée, et, en un clin d’œil tous ces récits étaient appliqués à des jeux d’enfant. La petite rêveuse, en compagnie de sa demi-sœur Caroline, de sa cousine Clotilde et d’autres enfants, se mettait à improviser et à mettre en scène tantôt une bataille, tantôt une retraite de nuit dans des lieux effrayants, tantôt une marche forcée à travers des montagnes et des précipices imaginaires. Tout était bon à ces enfants : chaises, armoires, tapis et canapés ; l’appartement s’encombrait de forteresses inexpugnables faites de tables et de commodes, retentissait d’exclamations triomphantes ; et les champs de bataille d’une toise carrée se trouvaient jonchés des cadavres de poupées mises en pièces. Et c’était toujours Aurore elle-même qui représentait Napoléon, le héros de l’époque ; son nom, son image flottait toujours devant elle. Un jour qu’elle se promenait avec sa mère et Pierret, Napoléon passa, et pour le lui faire voir, on éleva la fillette au-dessus de la foule. Napoléon se tourna un instant vers leur groupe, et Aurore aperçut le regard vif, pénétrant, inoubliable de deux yeux admirables. Sa mère s’écria avec enthousiasme : « Il t’a regardée ! » Elle croyait fermement que ce regard portait bonheur. Une autre fois — George Sand se le rappela parfaitement, — comme les enfants jouaient dans le petit jardin de Chaillot, on entendit derrière la haute clôture des acclamations, des piétinements de chevaux, et, quoique invisible, un brillant cortège passa bruyamment. La petite fille qui, du matin au soir, entendait parler du grand homme, devina aussitôt quel était celui que la foule acclamait de l’autre côté de la clôture, car il n’y avait que lui que l’on pût acclamer ainsi ! Ne serait-ce pas dans ces jeux enfantins, parodiant la grandiose épopée, surnommée l’épopée napoléonienne, et dans l’enthousiasme avec lequel tout le monde autour d’Aurore accueillait toute apparition du grand homme et gardait le souvenir de chacun de ses regards et de ces gestes, n’est-ce pas dans cette atmosphère d’adoration pour le petit Corse, qu’il faudrait chercher la source de ces sympathies indubitablement bonapartistes qui, durant toute sa vie, et en dépit des convictions républicaines qu’elle élabora plus tard, couvèrent à son insu dans l’âme de George Sand et se manifestèrent maintes fois à l’égard de différents membres de la famille de Napoléon le Grand ? Comme elle se plaisait à le répéter, George Sand appartenait au peuple par un des côtés de sa nature, et dans beaucoup de ses souvenirs et de ses récits d’alors, on retrouve les échos de cette même légende napoléonienne, toute populaire, que Balzac nous a si chaleureusement et si incomparablement racontée par la bouche du vieux soldat, dans le « Napoléon des champs », de son Médecin de campagne. Ces mêmes impressions, conscientes et inconscientes, du milieu militaire où elle avait vécu, permirent plus tard à George Sand de créer les types extraordinairement vivants de militaires que l’on trouve dans ses romans.

Mais, quand le congé du jeune aide de camp arrivait à sa fin, lorsqu’il devait regagner son poste, les jours se remettaient à couler paisiblement dans le logis de la rue Grange-Batelière, entrecoupés seulement, de temps à autre, par des excursions à Chaillot où l’on envoyait souvent Aurore sous la garde d’une laitière amie qui conduisait et ramenait la fillette. Comme nous le savons déjà, elle installait Aurore et sa cousine Clotilde dans les immenses paniers attachés sur le dos de l’âne qui portait le lait à Paris. À Chaillot, les enfants prenaient leurs ébats dans le jardin et jouaient à la guerre, représentant, comme en ville, les exploits des armées napoléoniennes, gravissant de hautes montagnes, franchissant des marais bourbeux et des rivières au cours rapide.

Mais bientôt Aurore dut affronter, sinon les batailles elles-mêmes, au moins les difficultés de la vie de campagne. Dupin eut à accompagner Murat dans la guerre d’Espagne. Sophie-Antoinette qui s’ennuyait d’être seule, et de plus était jalouse de son mari qui, semble-t-il, lui en fournissait souvent l’occasion par sa conduite, au fond irréprochable, mais en apparence fort légère, prit la résolution de le suivre à Madrid. Elle était alors enceinte, et il était de sa part peu raisonnable de risquer en cet état sa santé et celle de son enfant. Malgré tout, accompagnée d’Aurore et d’une dame de sa connaissance qui allait aussi rejoindre son mari en Espagne, elle quitta Paris en calèche, et après un pénible voyage qui ne s’accomplit pas sans quelques dangers, elle arriva à Madrid exténuée et couverte de poussière, et s’installa dans le palais abandonné de Godoy, prince de la Paix (Godoy, principe de la Paz). Ce palais avait été réservé à Murat et à son état-major. Inutile de souligner ici les profondes impressions que rapporta de ce voyage la nature impressionnable de la petite rêveuse de quatre ans, qui avait déjà trouvé, entre quatre chaises, matière à des rêveries fantastiques. Un peu plus tard, un autre enfant presque du même âge, un autre grand poète de la France, faisait avec sa mère le même voyage de Paris à Madrid pour rejoindre son père qui occupait le palais Masserano abandonné aussi par les Espagnols. Les impressions que produisit l’Espagne sur le petit Victor Hugo furent si fortes, que bien des années après, elles se reflétèrent dans ses poésies et drames espagnols, en leur prêtant un éclat tout particulier, ce cachet de grandeur, de force, de passion, d’austérité, dont tout est empreint en Espagne : nature, hommes et sentiments. Quelquefois même, les impressions qui lui étaient restées d’Espagne, lui servirent de modèle dans les meilleures scènes qu’il nous a données. Il est hors de doute que la galerie des vieux portraits du palais Masserano[4] qui avait si fortement frappé l’imagination de Victor Hugo enfant, ressuscita bien des années après dans l’admirable scène des portraits de son Hernani. George Sand n’a écrit aucune œuvre purement espagnole ; elle était en outre plus jeune que Hugo à l’époque où elle traversa les sombres gorges des Pyrénées, l’aride Castille brûlée par le soleil, couverte d’agaves, de cactus, dévastée par la guerre, et, lorsqu’elle errait dans les salles grandioses et vides d’un palais autrefois splendide, mais alors abandonné. Les pas de l’enfant éveillaient des échos dans le silence de mort des sombres appartements, et sa propre image, reflétée dans les glaces immenses de ce vide et triste palais, effrayait la fillette. Confiée aux soins de l’ordonnance de son père, Weber, un brave Allemand qui avait le petit défaut de « si mal sentir » que la petite tombait en défaillance à son approche, l’enfant préférait rester seule pendant des heures entières, contente de le savoir loin d’elle, et elle se promenait en liberté dans toutes les chambres du palais. Parfois, elle allait sur le balcon qui surplombait une place déserte, inondée de soleil, et y demeurait longuement, respirant l’air embrasé, comprenant vaguement les motifs du vide qui l’environnait, pensant à ceux qui l’avaient jadis habité, aux petits princes dont les jouets abandonnés étaient devenus les siens. Il lui semblait qu’elle vivait au milieu d’un conte devenu réalité, qu’elle était tombée dans un palais enchanté et que le beau prince des contes de fée s’y trouvait avec elle. Son prince imaginaire, c’était Murat, élégant, étincelant d’or et de diamants. Il enchanta complètement la petite rêveuse qui lui donna un surnom fantastique, celui de Fanfarinet, sans se douter, certainement, que ce surnom contenait une épigramme fort méchante. Murat se divertissait de sa petite adoratrice, qu’il nommait en plaisantant son aide de camp. Le petit aide de camp reçut en cadeau un costume masculin : culotte à la hussard, bonnet à poil, petites bottes à éperons et même un petit sabre. Les détracteurs de George Sand qui se montrèrent plus tard si scandalisés de son costume d’homme, pourront peut-être envisager comme précédent dangereux cette habitude qu’elle en prit toute jeune, et en déduiront même l’explication du fait qu’elle recourut si facilement à ce travestissement à d’autres époques de sa vie. (On peut en compter quatre ou cinq). Cependant, en 1807, Aurore Dupin était moins frappée du côté commode de son costume masculin que de son éclat, de sa beauté et de la ressemblance qu’il lui donnait avec son père adoré et avec Murat qui la ravissait. Ce costume lui parut bientôt trop lourd, vu la grande chaleur qui régnait à Madrid, et elle l’échangea volontiers pour la robe noire espagnole qui composait sa toilette ordinaire et celle que portait sa mère à cette époque.

Cette belle vie ne dura pas longtemps ; le moment de la célèbre retraite d’Espagne était venu pour les troupes françaises. Mme Dupin et ses enfants (elle avait accouché à Madrid d’un enfant aveugle et malingre) eurent à éprouver les incommodités de l’insuccès de l’armée. La retraite ressemblait à une fuite. Épuisées par la chaleur, les troupes rentrèrent en France atteintes de la gale, déguenillées et affamées. Non moins triste était la position des voyageurs qui les accompagnaient ; ils se voyaient forcés de ne jamais demeurer d’un seul pas en arrière dans un pays dont la population en révolte et guerrière suivait de près l’ennemi en retraite. Les braves troupiers partageaient tout ce qu’ils avaient avec la pauvre et faible femme qu’ils voyaient inquiète du sort de ses enfants, mais leurs efforts ne pouvaient empêcher la petite famille de souffrir de la chaleur, de la faim, de la soif et de la maladie. Ils offraient cordialement leur soupe aux enfants, mais ils leur passaient aussi le mal dont ils souffraient eux-mêmes. Les enfants furent atteints de la gale, et les Dupin exténués, grelottant la fièvre, se traînèrent ainsi jusqu’à Nohant, la propriété berrichonne de la vieille Mme Dupin, qui les reçut à bras ouverts. La vieille dame accapara immédiatement Aurore, lui fit faire connaissance avec son frère naturel Hippolyte, l’installa dans son propre lit à baldaquin, immense, frais et moelleux, et se mit à soigner la fillette avec une tendresse toute maternelle, la mère ayant besoin de repos. Les revers, les voyages, les contes avaient pris fin, et dans le calme du vieux Nohant, une paisible vie nouvelle commençait, promettant d’être heureuse.

Mais des malheurs ne tardèrent pas à fondre sur la petite famille, et l’on s’aperçut bientôt que la vie à Nohant ne serait ni paisible ni heureuse. D’abord le petit frère aveugle d’Aurore mourut, probablement de faiblesse et par suite de l’excès de fatigue du voyage. Peu de temps après, Maurice Dupin, après une petite scène de famille, parti à cheval pour La Châtre où il allait dîner chez de bons amis, fut, la nuit même, désarçonné à son retour par son cheval ombrageux, précipité sur un tas de pierres et tué dans sa chute.

La petite Aurore ne pouvait comprendre l’effroyable malheur qui s’était abattu sur elle, mais plus que personne elle eut à subir les conséquences du coup qui venait de frapper si inopinément sa famille. Impossible de dépeindre l’épouvante, l’angoisse et le désespoir des Dupin. Marie-Aurore faillit en perdre la raison. Elle ne put jamais se remettre entièrement de cette secousse, et tout le reste de sa vie fut consacré au souvenir de son fils adoré. Sophie-Antoinette se reprochait amèrement toutes ses jalousies envers son mari. Le vieux Deschartres qui, sous un masque de cuistre cachait le cœur le plus tendre et qui adorait son ancien élève, fut tellement frappé de cette mort que, — comme il l’avoua plus tard à Aurore, — d’athée, il devint croyant. La pensée que Maurice était à jamais perdu pour lui, qu’il ne le reverrait plus, frappait tellement son cœur aimant qu’il commença à croire à l’immortalité de l’âme.

La petite Aurore risquait de s’étioler entre ces trois êtres qui pleuraient du matin au soir, plongés dans un sombre désespoir. Mais la grand’mère, toute désolée qu’elle était, ne perdait pas de vue sa petite fille. Elle trouva avec raison, qu’il était malsain pour un enfant de vivre dans cette atmosphère de douleur et de larmes. — Elle donna ordre de faire venir du village la nièce de sa camériste Julie, la petite paysanne Ursule, pour servir de compagne de jeu à Aurore. Quelques jours plus tard, Ursule, installée à Nohant, devint bien vite l’amie de La petite Dupin et lui resta dévouée toute sa vie.

Aurore passait des journées entières dans le jardin et dans les champs en compagnie d’Ursule et d’Hippolyte. — Celui-ci était un petit garçon de neuf ans, robuste et pétulant, ayant toujours en tête les entreprises et les espiégleries les plus risquées. Ursule était une fillette délurée, loquace, d’un caractère très indépendant ; elle se posa tout de suite sur un pied d’égalité avec Aurore. Leur société fut très salutaire à cette dernière, et les premières années de sa vie à Nohant firent à sa santé un bien extraordinaire. Après toutes les impressions si peu enfantines des années précédentes, Aurore put se reposer dans cette calme existence villageoise, passant son temps au milieu de choses à son niveau, d’espiégleries et de jeux enfantins. Les Dupin passèrent deux ans à Nohant sans en sortir, et ces deux années s’écoulèrent heureusement et paisiblement pour la petite fille, surtout si l’on compare ce temps à l’avenir qui l’attendait.

Aurore avait à peu près cinq ans lorsque sa mère lui apprit à écrire. À peine l’enfant se fût-elle assimilé le procédé de la lecture et eût-elle lu toute seule son premier conte, qu’elle se passionna pour les livres et dévora tous ceux qu’on lui donnait : les contes de Perrault, Berquin, un abrégé de mythologie et même les romans de Mme de Genlis. Pour cette dernière, du reste, c’était Sophie-Antoinette qui lui en faisait le plus souvent la lecture. La fillette écoutait, assise auprès de la cheminée, aux pieds de sa mère, les yeux fixés sur un écran vert sur lequel la lueur vacillante du loyer projetait des ombres capricieuses. Aurore regardait tour à tour l’écran et le feu ; il lui semblait voir des châteaux fantastiques, des roses d’or, des êtres bizarres, variant d’aspect à chaque écroulement des tisons, à chaque vacillement des ombres. En général, l’imagination du futur écrivain se manifesta d’une façon étonnante pendant les années dont nous parlons. Tantôt il lui semblait que la nymphe et la bacchante des tentures s’animaient et se mettaient à courir sur la corniche jusqu’à son lit, pour l’effrayer et disparaître ensuite. D’autres fois, elle passait ses journées à rêver au Prince Charmant, aux fées, aux génies, à l’existence desquels elle croyait et dont elle attendait l’arrivée. Sa grand’mère, — admiratrice de Voltaire, — ne voyait pas avec plaisir ce développement de l’imagination chez l’enfant. Mais Sophie-Antoinette, comme nous l’avons dit, comprenait d’instinct que l’élément fantastique est le propre de l’âme enfantine ; aussi, ne se bornait-elle pas à lire ou à raconter des contes aux enfants, elle s’associait encore aux petites entreprises d’Aurore, qui manifestait un amour évident pour tout ce qui était mystérieux. Un jour Sophie surprit sa fille occupée avec Ursule, à construire on ne sait quel édifice féerique à l’aide de cailloux et de coquillages. Sophie s’intéressa aux vaines tentatives de la fillette pour créer quelque chose de beau qui ne ressemblât en rien à la banale réalité ; elle se mit à l’œuvre sans perdre de temps, disposa une petite grotte, l’orna de mousse, de lierres, de fleurs, de coquillages et de petits cailloux roses et finit par y ajouter une petite cascade artificielle, le tout en cachette d’Aurore qui ne vit la grotte que lorsqu’elle était déjà achevée. Le charme fut complet ! La grotte fut pour Aurore le comble du beau et du poétique. Sophie-Antoinette avait deviné la confuse aspiration à la beauté que recélait la jeune âme d’Aurore et cette soif qui se manifestait déjà chez la future artiste de créer par elle-même quelque chose de beau. Aurore était profondément convaincue que la beauté de la grotte ravissait tout le monde ; elle fut bien peinée lorsque sa grand’mère, invitée à venir l’admirer, ne laissa voir aucun ravissement. La grand’maman ne pouvait s’associer aux amusements puérils de Sophie avec les enfants. Mais La jeune femme, qui resta à moitié enfant toute sa vie, avait su pénétrer instinctivement le fin fond de l’âme d’Aurore. Sophie resta toujours en contact plus intime avec la fillette, que l’aïeule ; l’enfant comprenait sa mère et l’aimait passionnément. Jeune et sémillante, Sophie-Antoinette partageait les jeux des petits, bêchait leurs plates-bandes, leur construisait toutes sortes de choses, leur chantait des chansons, leur racontait des histoires, les embrassait avec ardeur ; mais, lorsqu’il lui arrivait de se mettre en colère, elle leur appliquait sans cérémonie et au hasard, des claques sur les joues ou sur les mains. Elle ne se souciait pas de se mettre martel en tête au sujet de l’éducation de sa fille, elle se bornait à faire ce que faisaient toutes les femmes de sa classe. Elle lui fit apprendre des fables par cœur, l’initia de bonne heure à la lecture, lui enseigna la couture et le crochet. Quant à lui donner une éducation dans le sens large du mot, il n’en était pas même question. Par le degré de son intelligence et par ce qui l’intéressait, Sophie était aussi près de l’enfance que le sont les bonnes, les femmes de chambre et les cuisinières avec qui les enfants des classes supérieures passent si volontiers leur temps. C’est ce qui arrive souvent, malgré les défenses des parents, probablement parce que les enfants sentent qu’il y a moins de différence intellectuelle entre eux et ces personnes simples qu’il n’y en a entre eux et « les grandes personnes » de leur classe. L’aïeule était précisément, aux yeux d’Aurore, une de ces « grandes personnes ». La grand’maman adorait sa petite-fille à sa façon, mais elle trouvait déplacé de lui témoigner cet amour, comme de trop caresser les enfants et de se montrer trop familière avec eux[5]. Admiratrice de Rousseau, elle n’admettait pas non plus qu’on les punit et ne leur adressait des observations, autant par principe, que par habitude, que d’un ton réservé et froid qui leur inspirait plus de crainte et de respect que les cris les plus furieux de la mère, qui ne connaissait aucun frein lorsqu’elle était déchaînée contre ses enfants. Marie-Aurore aurait désiré élever sa petite fille selon ses convictions, orner son esprit et le diriger avant tout dans la voie de la raison : c’est-à-dire l’habituera réfléchir sur les phénomènes de la vie, — trait distinctif de la philosophie et de la science du xviiie siècle. L’aïeule eût voulu exclure aussi de l’éducation tout élément fantastique, afin de ne pas développer l’imagination de l’enfant au détriment de la raison et de n’encourager par là aucune croyance absurde, aucune superstition. Elle aurait également désiré inculquer à la fillette de bonnes manières, développer son goût, lui enseigner les beaux-arts, en un mot, en faire une jeune fille vraiment instruite, pleine de cette réserve et de ce tact qui sont le propre des personnes de leur classe. Dans son admiration pour l’Émile de Rousseau, la grand’mère ne voulait pas qu’on entravât, d’aucune façon, les jeux des enfants ou leur liberté en général, mais il lui déplaisait de voir grandir la petite Aurore comme une espèce de sauvageon de village ou comme une petite bourgeoise de Paris, à l’instar de Sophie-Antoinette qui était à moitié lettrée et ne s’occupait que d’intérêts mesquins, de chiffons, qui était pleine de préjugés, bourgeoisement vaniteuse et vantarde[6]. La grand’mère trouvait aussi que les vêtements des enfants devaient être simples, larges et commodes ; de ses anciennes douillettes elle confectionnait à sa petite fille d’amples petites robes et lui laissait flotter les cheveux sur les épaules. Sophie-Antoinette tenait à affubler sa fille conformément à la mode de l’Empire, la taille sous les aisselles, Les jupes collantes, et n’était contente que lorsqu’elle avait coiffé Aurore à la chinoise, selon La mode. Voici ce que George Sand raconte sur cette coiffure : « C’était bien la plus affreuse coiffure que l’on pût imaginer, elle a certainement été inventée pour les figures qui n’ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant à contre-poil jusqu’à ce qu’ils eussent pris une direction perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au sommet du crâne de manière à faire de la tête une boule allongée, surmontée d’une autre petite houle de cheveux. On ressemblait ainsi à une brioche ou à une gourde de pèlerin. Ajoutez à cette laideur le supplice d’avoir les cheveux plantés à contre-poil, il fallait huit jours d’atroces douleurs et d’insomnie avant qu’ils eussent pris le pli forcé, et on les serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre qu’on avait la peau du front tirée et le coin des yeux relevé comme les figures d’éventails chinois. » (Histoire de ma Vie, t. II, p. 294-95.) La grand’mère assistait avec dégoût à ces affreuses expériences ; quant à la fillette, cette coiffure lui faisait mal et la gênait, mais elle adorait sa mère et elle eût supporté pour elle toutes les incommodités et toutes les tortures. Sophie ne soupçonnait nullement combien était déraisonnable son engouement pour la mode.

Cette futilité se montrait en toute chose chez Sophie, qui ne comprenait pas les exigences les plus naturelles d’une éducation raisonnable. La vieille Mme Dupin, qui était beaucoup plus délicate et plus réfléchie, préférait en ces moments-là, ne pas discuter avec sa belle-fille qui n’aurait rien compris à ses objections et que, de son côté, elle ne comprenait pas du tout. C’était deux natures toutes différentes. Ce fut alors que l’on put entrevoir la désastreuse influence que la mort prématurée de son père allait avoir sur la vie d’Aurore.

Maurice Dupin, que sa mère et sa femme adoraient, avait été le chaînon qui les avait réunies l’une à l’autre, le petit dieu du foyer dont le culte pouvait concilier et unir ces deux parfaits contrastes. Du vivant de Maurice, les deux femmes étaient jalouses l’une de l’autre, car chacune aurait voulu posséder sans partage le cœur de Maurice. Après sa mort, elle reportèrent toutes deux sur sa fille cet amour passionné, exigeant et jaloux, et voulurent également, l’une et l’autre, l’absorber sans partage. De là, toute une série de scènes domestiques et une lutte acharnée qui agissaient de la façon la plus désastreuse sur l’éducation, le caractère et le précoce développement de la fillette. De là, toute une suite d’années pénibles dans son existence, de déceptions prématurées qui la faisaient se renfermer en elle-même et se méfier des hommes ; de là, ces passages subits d’une songerie sombre et morne à une gaîté sauvage et sans frein, qui s’emparait parfois d’elle, évolutions qui restèrent, presque jusqu’à l’âge mûr, le trait distinctif du caractère de George Sand. La mort du père, pour le dire en un mot, et la vie qu’elle mena entre les deux natures si dissemblables de sa mère et de son aïeule, exercèrent sur sa destinée une influence des plus graves. Leur commun malheur rapprocha pendant quelque temps les deux partis ennemis. Les deux femmes s’absorbèrent dans leur affreuse douleur, pendant que la petite Aurore, presque abandonnée à elle-même, jouait sans souci avec Ursule et Hippolyte. Mais la mère et l’aïeule ne pouvaient vivre longtemps en repos. Ni l’une ni l’autre ne pouvait se faire à l’idée que l’éducation de l’enfant ne lui fût pas confiée exclusivement. Au début, on se fit de part et d’autre des concessions pour vivre en paix et d’accord. Il y eut quelque condescendance de la part de la descendante d’une race royale qui ne pouvait oublier l’origine et le passé de sa belle-fille. Il y en eut aussi de la part de la fille des rues de Paris, qui ne nourrissait pour les aristocrates que haine et mépris, et en qui grondait comme un écho de la récente révolution, jointe à l’hostilité instinctive des gens du peuple à l’égard des familles seigneuriales. La nature de ces deux femmes, leur éducation, leurs intérêts étaient trop différents pour qu’elles pussent s’entendre, et le seul point qui eut dû les rapprocher, leur amour pour la petite Aurore, fut justement la pierre d’achoppement, la cause du conflit qui s’éleva entre elles.

Lettrée et instruite, toujours préoccupée de quelque question intellectuelle, avec ses calmes habitudes de grande dame casanière du xviiie siècle, ses manières et son parler serein et posé, femme distinguée, bien élevée, toujours maîtresse d’elle-même, indulgente, attentive et affable envers tout le monde, mais réservée dans la manifestation de ses sentiments, l’aïeule paraissait presque froide au premier abord. Au physique, elle était haute de taille, svelte, blonde, une vraie Anglo-Saxonne. Et, d’autre part, la mère, nature sans frein, emportée, illettrée, dénuée de tact et de toute éducation, une vraie Madame Sans-Gène, était une petite femme, brune comme une espagnole, vive, passionnée, apte à tout, principalement à tout travail plus ou moins artistique, toujours occupée de son ménage, jamais en place, toujours en mouvement, quittant sans cesse un ouvrage pour commencer autre chose, et passant d’un extrême à l’autre dans ses sentiments comme dans leur manifestation. C’est ainsi qu’elle passait subitement de l’amour à la haine, de l’animosité à l’adoration, des caresses aux injures et même aux coups ; nature changeante, incapable de porter deux jours de suite le même chapeau ou de dîner au même restaurant, sans parler des repas à la maison qu’elle voulait toujours varier.

Un seul point commun existait entre ces deux femmes : — ni l’une ni l’autre n’était jamais oisive. Mais pendant que Marie-Aurore lisait, prenait des notes, faisait des résumés de ses lectures ou s’occupait de musique, Sophie-Antoinette cousait, rafraîchissait quatre ou cinq fois ses chapeaux ou ses chiffons, confectionnait des merveilles avec des blondes et des rubans, fabriquait des cartonnages, savait recouvrir un meuble, cultiver un jardin, préparer un pâté, enluminer une boîte, en un mot, c’était une véritable fée par rapport au travail des mains. L’aïeule et la mère transmirent à Aurore cet amour de l’occupation et l’habituèrent dès son enfance à ne jamais rester oisive. L’aïeule lui inculqua l’habitude du travail intellectuel dont elle-même s’occupait assidûment ; la mère lui communiqua son savoir-faire dans le domaine des soins du ménage. C’est de sa mère qu’elle tenait son aptitude à « tout faire », à cuisiner, à recouvrir un meuble, à confectionner des robes de maison et des costumes fantastiques pour le théâtre, en un mot, cette étonnante adresse des mains dont George Sand fit preuve à toutes les époques de sa vie. Bien plus tard, en 1834, dans une lettre de Venise à son frère naturel Châtiron, George Sand exprime toute sa gratitude envers sa mère et sa grand’mère — envers cette dernière surtout, — qui lui avaient fait contracter, dès l’enfance, l’habitude du travail, habitude à laquelle elle attribuait son aptitude à travailler d’arrache-pied de sept à treize heures par jour. Qu’on se rappelle l’étonnement que provoqua la lecture de Lélia chez les amis de La Châtre qui connaissaient Aurore Dudevant comme une couturière adroite, une ménagère émérite, sachant faire d’excellentes confitures, et qui ne se doutaient nullement qu’il y eût en elle un poète amer et désabusé. Qu’on se souvienne encore des récits de Pagello, s’extasiant sur l’inappréciable et vaillante ménagère, qu’était George Sand pendant son séjour à Venise. Qu’on se rappelle les diverses occupations auxquelles George Sand se consacrait pendant le séjour qu’elle fit à Majorque avec ses enfants et Chopin malade, obligée d’être à la fois cuisinière, femme de chambre, sœur de charité, pharmacienne et maîtresse d’école, dans un pays où il était impossible de se procurer tant soit peu de commodité ni le moindre confort. Qu’on se souvienne de tous les détails dont sont remplies ses lettres publiées ou inédites, et les souvenirs de ses amis des différentes périodes de sa vie, depuis le moment où elle peignit une tabatière pour Aurélien de Sèze, jusqu’au temps où, âgée de soixante-dix ans, elle cousait, sous les yeux de Henri Amic, des costumes pour le théâtre des marionnettes de son fils et des robes pour les poupées de ses petites-filles. Tout cela nous permet d’affirmer hardiment que cette infatigable femme de lettres, dont la fécondité littéraire surprenait tous ses contemporains, profitait de ses moments de loisir pour s’occuper des différentes besognes de son ménage, beaucoup plus peut-être que ne l’eût fait la plus banale maîtresse de maison, point du tout « lettrée ». Ces qualités, elle les devait, comme nous l’avons déjà dit, à sa mère et à sa grand’mère, qui ne lui permettaient jamais de rester oisive.

Mais en dehors de l’aversion commune de ces deux femmes pour l’inaction, tout était dissemblable dans leur nature, et les discordes entre elles étaient inévitables. Au début, les conflits furent rares, mais plus tard ils devinrent de plus en plus fréquents. Une sourde animosité se faisait sentir dans l’air. Deschartres, qui n’avait jamais pu pardonner à Sophie le rôle absurde qu’il avait joué par trop de zèle pour empêcher son mariage avec Maurice et qui la détestait, ne faisait que verser de l’huile sur le feu et finit par envenimer les relations de la belle-mère avec la belle-fille. Leurs rapports devinrent de plus en plus tendus ; on en vint des piqûres d’épingles à des observations mordantes. On gardait d’un côté un silence dédaigneux, tandis qu’on se laissait aller de l’autre à des propos et même à des sorties violentes. Sophie ne pouvait prononcer le nom de sa belle-mère — souvent même en présence de la petite Aurore — sans l’accompagner d’une épigramme vulgaire, et Marie-Aurore, avec une réserve méprisante et glaciale, se contentait d’exprimer à haute voix quelque observation à l’endroit de « certaines personnes », et la fillette comprenait parfaitement quelles étaient ces certaines personnes ». Les médisantes commères attachées à la maison colportaient de part et d’autre ces propos. La discorde et les querelles, dans la famille Dupin, devenaient de plus en plus violentes et aboutirent finalement à une vraie lutte de partis. Aussi longtemps que dura cet état de choses, c’est-à-dire pendant environ douze ans, jusqu’à la mort de l’aïeule, la petite Aurore représenta la pomme de discorde ; elle fut comme une allumette entre deux feux. Vers l’automne de 1810, il était déjà évident que, malgré le désir qu’on avait de vivre en paix et en bonne intelligence, la vie en commun était devenue impossible pour ces deux femmes. Après beaucoup de débats et de pourparlers, il fut décidé que l’aïeule seule se chargerait dorénavant d’Aurore, qu’elle assumerait toute la responsabilité de son éducation et qu’elles passeraient toutes deux la majeure partie de l’année à Nohant, ne venant à Paris qu’en hiver pour y vivre quelque temps, dans l’intérêt de l’instruction de la fillette. Sophie-Antoinette s’installerait, de son côté, à Paris avec sa fille Caroline ; sa belle-mère lui fournirait de quoi vivre. Chaque été, elle irait à Notant, mais ne se mêlerait point de l’éducation d’Aurore. Cette décision satisfit également les deux partis ; Sophie, malgré tout, s’ennuyait à la campagne et brûlait du désir de retrouver les boulevards de Paris, le tumulte, le bruit, la cohue de la grande ville. La question pécuniaire jouait sans doute un rôle important dans les concessions qu’elle avait faites, car elle dépendait de sa belle-mère, Aurore étant la seule héritière directe de son aïeule, ce qui avait donné à la grand’maman une voix prépondérante dans l’affaire. Sophie l’avait parfaitement compris et sa raison lui avait conseillé de laisser Aurore à Nohant. Elle alla s’établir à Paris en 1810.

De 1810 à 1814, l’aïeule et la petite fille n’habitèrent Paris qu’en hiver, passant le reste du temps à la campagne, et Sophie venait chaque année passer deux ou trois mois, et quelquefois tout l’été, à Nohant. Nous dirons plus loin le rôle que la vie rustique joua dans la vie de la future George Sand. Contentons-nous, pour le moment, de parler de l’impression que produisit sur la fillette le changement survenu dans sa destinée.

Dans Les premiers temps, cette impression ne se fit point remarquer : La vie de l’enfant à Nohant était trop heureuse et trop agréable. Le premier départ de sa mère ne l’émut pas beaucoup, elle ne comprenait pas le chagrin d’en être séparée. Elle pleura un peu, mais ce fut tout. On peut croire que son amour pour sa mère n’aurait pas pris ce caractère maladif qui éclata plus tard, que les arrivées et les départs successifs de Sophie n’auraient pas servi de motifs aux scènes passionnées qui se produisirent alors, si les deux femmes eussent mis dans leurs rapports avec la fillette plus de raison et moins d’amour-propre et de jalousie. Hâtons-nous cependant de dire que George Sand, en parlant de l’amour exalté qu’elle portait à sa mère et des dramatiques péripéties de son affection, exagère sans doute, grossit les couleurs, prête à tout un caractère beaucoup plus romanesque que ne le comportait la réalité. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer ce qu’elle dit dans l’Histoire de ma Vie, à propos d’une lettre écrite par elle à sa mère en 1812, avec la lettre même, publiée dans sa Correspondance sous le numéro 1. Ce qu’elle dépeint, c’est quelque chose de passionné, de désespéré, de pathétique ; en réalité, c’est une gentille petite lettre touchante, mais bien naturelle et très enfantine[7]. Ainsi donc, malgré tous ces sentiments violents et ce qu’il y avait de vraiment tragique dans la situation de la fillette, es war nicht so arg, comme disent les Allemands[8]. Il est également fort possible que, si le cours des événements eût suivi sa marche naturelle, c’est-à-dire si la grand’mère avait tout doucement et prudemment dirigé Aurore selon ses idées, pendant que Sophie, — qui au fond se souciait assez peu de Caroline laissée en pension, mais préférait passer son temps à Paris et non à la campagne, — se serait peu à peu éloignée d’Aurore, il est probable, disons-nous, que, sans lutte, la grand’mère aurait su remplir son programme d’éducation, et Aurore n’aurait pas prématurément deviné l’antagonisme qui subsistait entre ses deux mères. Mais, comme cela se voit d’ailleurs presque toujours en pareil cas, des personnes étrangères vinrent s’immiscer dans ces débats, et les deux rivales elles-mêmes commirent mutuellement beaucoup de fautes.

Ursule fut la première à attirer l’attention d’Aurore sur sa position quelque peu exceptionnelle. Comme tous les enfants, elle répétait ce qu’elle entendait dire aux grandes personnes et redisait sur tous les tons, à Aurore, qu’elle était bien heureuse de passer son « âge d’or » chez sa grand’mère, dans le richement, et que le richement, c’est ce qu’il y a de meilleur au monde. Julie et Rose, demi femmes de chambre, demi confidentes de Mme Dupin, répétaient la même chose. Elles chantaient à l’enfant que sa grand’mère était sa bienfaitrice, que sans son aïeule, elle et sa mère mourraient de faim, que, si elle aimait sa grand’maman et lui obéissait, tous les bonheurs que donne la richesse l’attendaient à l’avenir, tandis que, si elle se montrait ingrate, elle se verrait réduite à vivre avec sa mère « dans son petit grenier, et à manger des haricots ». On peut s’imaginer que la perspective d’habiter un grenier et de se nourrir de haricots apparut immédiatement à la petite rêveuse comme le comble de la félicité. C’est là un trait qu’on rencontre souvent chez les enfants aisés, qui considèrent comme un bonheur suprême la possibilité d’acheter, non des bonbons qu’ils trouvent chez un confiseur ; mais du sucre d’orge aux petites boutiques, et sont tentés de mordre à belles dents dans les galettes de seigle des paysans, ou de marcher pieds nus dans le sable. Aurore, qui était déjà chagrine d’être séparée de sa mère bien-aimée, se mit à rêver à la possibilité de vivre à Paris avec elle, comme au plus grand des bonheurs, et à en parler tout haut. Les commères n’eurent rien de plus pressé que de s’épouvanter de tant de déraison. Cela suffit pour que la petite, naturellement entêtée, encline, comme tous les enfants, à la contradiction, n’ayant pas encore eu le temps de s’attacher à sa grand’mère, trop jeune pour la comprendre et l’apprécier — comme elle l’apprécia plus tard. — n’éprouvant aucune contrainte auprès d’une mère nullement préoccupée de son éducation, mais ennuyée par les leçons et les observations de sa grand’mère, cela suffit, disons-nous, pour qu’elle vît, du coup, dans son aïeule une ennemie, et dans sa mère une idole. Tel fut le début de la première crise romanesque dans la vie de la future George Sand. Ce fut un débordement de passion, de lettres écrites en cachette, d’entrevues tartives, d’entretiens soigneusement cachés aux « ennemis », ce furent des rêves, des larmes, des joies exaltées. Ni Marie-Aurore, ni Sophie-Antoinette ne surent envisager avec calme ces manifestations exagérées d’un sentiment filial, cependant bien naturel. L’une prit ouvertement le parti de sa fille, l’autre laissa éclater, non moins ouvertement, le chagrin que lui causaient la froideur et l’ingratitude de sa petite-fille (comme si les enfants étaient capables de reconnaissance, sentiment qui leur est totalement inconnu et qu’ils ne peuvent comprendre !) Rose prit le parti de la fillette parce qu’elle aimait beaucoup Sophie ; Julie et Deschartres, celui de la grand’mère. De là, une lutte de partis, une autre guerre des Guelfes et des Gibelins. Les petits griefs s’envenimèrent ; une hostilité sourde, sans devenir une guerre ouverte, engendrait des escarmouches chaque fois que Sophie venait à Nohant ou pendant les séjours que la grand’mère et la petite-fille faisaient à Paris. Aurore devint le bouc émissaire qui avait à souffrir des antipathies des deux femmes et à supporter le contre-coup des fautes des deux partis ennemis. Ce bouc émissaire était une enfant impressionnable, de tempérament passionné, de caractère doux en apparence, mais au fond dominateur et obstiné, une nature vouée, dès le berceau, aux contradictions, placée par sa naissance entre deux classes sociales, dédoublée, pour ainsi dire, dans ses sympathies, ses goûts et ses intérêts. Aurore Dupin avait besoin, plus que toute autre enfant, d’une vie familiale paisible, d’affections calmes et raisonnables, d’un régime de vie très régulier, d’une immuabilité réelle dans l’observation des lois morales.

Elle assistait, au contraire, à des scènes, à des discussions, à des conflits perpétuels. Un jour, elle entendait dire à Nohant, que les gens bien élevés devaient agir d’une telle façon ; le lendemain, à Paris, on tournait en dérision devant elle tous les gens, « soi-disant convenables ». Un jour, on tâchait de lui inspirer l’amour de la lecture et de l’étude, le lendemain les mêmes études étaient un sujet de quolibets et traités de « passe-temps bons tout au plus pour les oisifs et les fainéants ».

Lorsque Aurore accompagnait sa grand’mère à Paris, elles s’installaient toutes deux, rue Neuve-des-Mathurins, dans un appartement peu spacieux, il est vrai, mais fort élégant et de bon goût, où la vieille dame recevait souvent ses amis des deux sexes, pour la plupart des personnes de grande naissance et titrées. Quant à Sophie-Antoinette, elle demeurait toujours avec Caroline, rue de la Grange-Batelière. La grand’mère refusait d’y laisser aller Aurore, parce qu’elle ne voulait pas qu’elle vît sa demi-sœur ; elle s’opposa même résolument à tout rapport entre les deux fillettes. Caroline était une enfant paisible et pieuse, mais la grand’mère ignorait ses qualités et détestait en elle la preuve vivante de l’irréparable passé de sa belle-fille. La pauvre Caroline demandait souvent à sa mère pour quelle raison elle ne voyait pas sa sœur, mais elle ne recevait que des réponses évasives. Un jour que Sophie était allée dîner en ville, Caroline se présenta sans autorisation rue des Mathurins et demanda à Rose d’appeler Aurore ; celle-ci jouait sur le tapis ; la grand’mère paraissait sommeiller dans son fauteuil. L’enfant, sans savoir pourquoi on l’appelait, se dirigea sur la pointe des pieds vers la porte, mais la grand’mère ouvrit soudain les yeux et demanda où elle allait. Il fallut lui avouer la vérité. La grand’mère crut voir là une ruse de Sophie-Antoinette, qui tâchait d’enfreindre ainsi son interdiction. Elle entra dans une colère comme elle n’en avait jamais eu, et ordonna durement de ne pas permettre à Caroline de franchir le seuil de sa porte. Au premier moment, Aurore fut bouleversée et peinée à la vue de cette colère qu’elle n’avait jamais rencontrée dans sa grand mère, mais, quand elle entendit derrière la porte les sanglots de Caroline blessée et humiliée, elle en fut désespérée, fondit en larmes et s’élança vers la porte. Hélas, il était trop tard ; la pauvre enfant était déjà partie. Rose essaya de calmer Aurore, mais elle pleurait elle-même et suppliait l’enfant de cacher à sa grand’mère son chagrin, qui ne ferait que l’irriter. L’aïeule rappela sa petite-fille, mais celle-ci, pour la première fois de sa vie, désobéit et résista. Julie, qui jouait toujours le rôle de domestique espionne et rapporteuse, se mêla de l’affaire et ne fit, comme toujours, qu’aggraver le malentendu et les griefs mutuels. Aurore s’endormit encore toute en larmes, délira pendant la nuit, et le lendemain matin, malgré les caresses et les cadeaux que lui prodigua la grand’maman, elle n’avait rien oublié. Cette secousse morale compliqua d’une fièvre nerveuse la rougeole qui s’était déjà déclarée chez elle. La grand’mère s’aperçut qu’il fallait user de prudence envers sa petite-fille ; elle était trop intelligente et trop bonne pour persévérer dans sa première résolution. Dès qu’Aurore fut rétablie, elle la mena elle-même chez sa mère et sut, par quelques paroles adroites et pleines de douceur, désarmer la colère de Sophie qui semblait être à son paroxysme. À partir de ce jour, Aurore, qui n’avait vu jusque-là sa mère que chez son aïeule ou à la promenade, obtint la permission d’aller chez elle et de jouer avec Caroline, les jours où celle-ci avait congé et sortait de sa pension[9].

Son existence se dédoubla encore davantage. Passant un jour son temps au milieu du cercle de sa grand’mère, des dames de Pardaillan, de Maleteste, de la Marlière, de Ferrières, de Béranger, des abbés de Beaumont, d’Andrezel, etc., tous représentants de l’ancien régime, Aurore prêtait l’oreille à leur conversation, à leurs opinions orthodoxes et légitimistes, aux railleries dont on criblait Napoléon et l’Empire, et elle observait toutes ces figures originales et ces manières recherchées. L’esprit d’observation et l’instinct artistique s’éveillaient en elle à son insu. Elle avait là, devant elle comme une galerie d’anciens portraits, chacun empreint du sceau de la personnalité et de l’originalité la plus frappante. Tous ces personnages étaient les intimes de sa grand’mère, parlaient le même langage, mais la plupart lui étaient inférieurs par l’esprit et l’instruction. La vieille dame les aimait néanmoins et les proposait à Aurore comme des modèles de « gens corrects et policés ».

Le Lendemain, en entrant dans Le petit appartement de sa mère, Aurore était témoin de sorties virulentes contre toutes ces dames et ces seigneurs et se tordait de rire au spectacle de Sophie, qui, douée d’un don d’imitation étonnant, représentait, sous l’aspect le plus comique, chacune des vieilles comtesses (comme elle les appelait) qu’elle détestait, ou lorsqu’elle se répandait, une fois lancée, en furieuses invectives contre leur hypocrisie, leur immoralité, la futilité de leur vie ; elle allait si loin dans ses accusations qu’elle disait souvent des choses que les oreilles d’une fillette de huit à dix ans n’auraient pas dû entendre. Le surlendemain, rentrée dans le salon de sa grand’mère, Aurore ne se contentait plus, comme auparavant, de s’approprier inconsciemment le ton, les manières, l’allure de ces beautés d’autrefois et de ces beaux esprits de la cour des Bourbons ; elle les observait et les écoutait avec un esprit critique dont elle avait pleine conscience. Bientôt elle se mit à les imiter devant sa mère sans que celle-ci songeât à l’arrêter. Et pourtant, ces figures de l’ancien régime se gravèrent dans sa mémoire et dans son imagination. Instinctivement, elle s’appropriait l’aisance distinguée de leurs manières, le ton d’aimable condescendance du vrai grand monde, la faculté de ne jamais se donner un démenti en aucune circonstance. Et, en même temps, elle se rendait bien compte de leurs vices, de leurs défauts, de leurs faiblesses ; elle s’ennuyait dans la société de ces gens inoccupés, épaves d’une vie disparue, et elle se moquait d’eux. Les conséquences de ce dédoublement se reflétèrent plus tard sur elle et sur ses œuvres.

Un vieil ami de George Sand, qui l’a connue pendant les quinze dernières années de sa vie, nous disait un jour que George Sand avait beau se montrer démocrate dans ses allures et dans ses convictions, il arrivait parfois, comme malgré elle, et le plus souvent avec une relation de fraîche date ou avec une personne importune, que l’aristocrate se révélait en elle, et elle « savait si bien faire sa grande dame » qu’elle inspirait un respect involontaire et instinctif aux visiteurs les plus suffisants et les plus intrépides. Elle garda cette habitude jusqu’à sa mort. Elle transmit ces mêmes airs de « grande dame » à sa fille Solange, comme elle le dit à plusieurs reprises dans certaines de ses lettres déjà publiées. Telle fut l’empreinte que lui laissèrent sa race et ses impressions d’enfance.

Que peut-il y avoir d’autre part de plus charmant, de plus vrai, de plus artistique que la Marquise, cette fine perle parmi les Nouvelles de George Sand ? On trouverait difficilement, parmi les auteurs qui ont essayé de peindre le grand monde du xviiie siècle, un seul écrivain qui ait pu en incarner les côtés aimables ou artistiques avec la perfection que George Sand a su atteindre dans la Marquise. C’est qu’elle a passé la moitié de sa vie dans ce milieu et ne l’a pas connu seulement par ouï-dire. C’est bien aux observations qu’elle a faites sur le monde des vieilles comtesses qu’on doit des types comme ceux de la mère et de la grand’mère de Valentine, de la marquise de Villemer, du vieux chanoine, du prince mélomane et des divers courtisans dans Consuelo, des originaux comme Monsieur Antoine, l’oncle de Mauprat et Mauprat lui-même, des figures empreintes de la couleur du temps telles que le duc et la marquise de Puymonfort dans les Mississipiens, sans mentionner ici toute une série de figures et de personnages secondaires, mais d’un éclat souvent surprenant. Il est donc hors de doute que l’artiste en elle ne fit que gagner d’avoir eu à fréquenter ces types d’une époque disparue, et d’y apporter cette pointe de scepticisme, ce mépris que lui avait inspiré Sophie-Antoinette par ses sorties vulgaires et comiques contre des gens qu’elle détestait.

Un autre point venait encore se joindre à la différence de position sociale et d’habitudes pour amener la discorde entre la rue de la Grange-Batelière et celle des Mathurins. Dans la maison de Sophie, nous le savons déjà, on adorait Napoléon ; dans le salon de Marie-Aurore, on n’attendait tous les bienfaits que du retour des Bourbons, quoique la grand’mère, — cousine de Louis XVIII et de Charles X, et ayant même sacrifié 10.000 francs pour ce dernier au temps qu’il n’était encore que comte d’Artois et en exil, — n’estimât guère ses parents royaux dont elle connaissait très bien le caractère. À l’avènement de Louis XVIII, elle dit à sa petite-fille : « Ce doit être celui qui portait le titre de Monsieur. C’est un bien mauvais homme. Quant au comte d’Artois, c’est un vaurien détestable. Allons, ma fille, voilà nos cousins sur le trône, mais il n’y a pas là de quoi nous vanter[10] »… Mais l’entourage de la grand’mère regardait Napoléon comme un monstre, un usurpateur, un parvenu, dont l’orgueil avait entraîné à leur perte tant de vaillants enfants de la France. Les conversations des visiteurs de Mme Dupin roulaient presque toutes sur Napoléon pour le blâmer. Aurore, dont le jeune cœur, animé de sympathies bonapartistes, commençait à deviner vaguement — et grâce aux discours de son père que sa mémoire avait retenus — que l’imposante image de Napoléon incarnait, en réalité, l’idée de la Patrie, de la France grande et une, se sentait prise de plus en plus d’antipathie envers les vieilles comtesses et leurs étroites sympathies de parti. Aussi fut-elle ravie, le jour où elle entendit un petit garçon de treize ans se révolter hardiment contre tout un cercle de grandes personnes qui étaient en train de se réjouir de la défaite de Napoléon, et de l’entendre blâmer avec colère ceux qui ne comprenaient pas que la défaite du grand homme était aussi la défaite de la France, un désastre public dont les Français ne pouvaient et ne devaient nullement se réjouir. Quoique la petite Aurore ne sût pas encore exprimer ses pensées, elle éprouva le même sentiment, et, lorsqu’elle apprit la défaite de la grande armée, il naquit dans son âme un conte fantastique dont elle était l’héroïne. Elle se voyait volant dans l’espace à la recherche de l’armée française et de Napoléon perdus dans les steppes de la Russie, les trouvant, les sauvant de la fureur des ennemis et les ramenant sains et saufs dans leur patrie. Mais Aurore ne pouvait adorer Napoléon, et rêver à lui que dans son for intérieur, car on ne parlait de lui chez sa grand’mère qu’avec indignation. C’était là encore toute une série de sentiments et de pensées contraires aux idées et aux sentiments du monde où elle passait la plus grande partie de son temps, une nouvelle cause de dédoublement pour Aurore, une impulsion de plus qui la portait à s’échapper de la réalité déplaisante pour s’élancer dans le monde des rêves et des fictions, tendance qui en s’accentuant d’année en année, devint plus tard l’un des traits de la physionomie morale de George Sand.

Toutes ces impressions, observations, fantaisies diverses et contradictoires furent ensuite d’une grande utilité à l’artiste. Mais les perpétuelles ironies et diatribes qu’elle entendait, rue de la Grange Batelière, contre des choses approuvées la veille, rue des Mathurins[11], ou vice versa cette manie de tourner en dérision, d’un côté, tout ce qu’on estimait de l’autre, tout cela sapait dans l’âme de la fillette cette foi en l’absolu de certaines lois, notions ou idées morales, cette conviction de leur immuabilité, — principe qui doit former la base de toute éducation. Car, il faut le reconnaître, c’est de ces notions du bien et du mal, d’abord peu nombreuses et primitives, mais toujours catégoriques, excluant toute interprétation sophistique et sceptique, que s’élabore dans l’âme la notion générale, d’abord inconsciente. d’une loi morale obligatoire, et plus tard, toutes les exigences les plus compliquées et les plus délicates de l’homme moral. Toute conception du monde une et immuable, quelle que soit cette conception — ne peut être basée que sur un fondement un et immuable.

Bien des années après, George Sand effrayait encore ses amis les plus proches, entre autres l’élégant Musset et Chopin si maladivement sensible, par des sorties parfois presque vulgaires contre les croyances les plus intimes et les habitudes morales qu’ils avaient contractées dès leur enfance envers des personnes ou des principes qui ne pouvaient, selon eux, se prêter à la critique et encore moins être jugés. Il lui arrivait de traiter avec une désinvolture étonnante, de vive voix ou par écrit, le passé de sa mère et sa propre naissance, survenue un mois à peine après le mariage de ses parents ; elle choquait ses amis par la liberté avec laquelle elle parlait de sujets aussi sacrés pour eux que le sentiment filial, la personnalité des parents, leur souvenir, etc. Mais il n’y a rien là qui puisse nous étonner ! Dès sa plus tendre enfance, du vivant de sa mère et de sa grand’mère, elle avait constamment entendu les deux femmes se critiquer et les avait vues perpétuellement se blâmer et se condamner l’une l’autre. La critique était en effet réciproque. La vieille Mme Dupin avait le même travers que Sophie-Antoinette, mais sous des formes différentes. L’aïeule causa un mal irréparable à Aurore en se laissant aller à juger sans appel sa belle-fille aux yeux de sa petite-fille. La mère d’Aurore haïssait, il est vrai, dans l’aïeule, l’aristocrate, l’ancienne ennemie qui s’était opposée à son mariage avec Dupin, La femme instruite et bien élevée, fière de son éducation et de sa vertu. Mais Marie-Aurore savait lui rendre la pareille ! Elle méprisait en sa belle-fille la modiste ignorante, l’aventurière immorale qui avait commencé ses ébats sur les tréteaux d’un petit théâtre et les avaient continués sur le théâtre de la guerre d’Italie ; elle ne pouvait oublier qu’avant de devenir la maîtresse de son fils. Sophie-Antoinette avait profité de la fortune d’un vieux général, et que sa fille Caroline était d’un père inconnu ; peut-être aussi savait-elle qu’il y avait eu un nouveau roman dans la vie de Sophie après la mort de Maurice Dupin. George Sand avance, mais vaguement, que tant que son père avait vécu, sa mère lui était restée fidèle, mais on peut déduire de sa correspondance inédite que Sophie, jusqu’à sa mort (elle mourut à soixante-dix ans), resta une femme légère, constamment occupée de fleurettes. Ceci soit dit en passant, mais cela explique suffisamment que Mme Dupin-mère ait déploré toute sa vie le choix que son fils avait fait d’une pareille compagne ; et lorsqu’elle avait eu à trancher la question de l’éducation de sa petite-fille, aurait-elle pu abandonner cette éducation à une personne aussi peu digne d’estime et même la livrer pendant quelque temps aux soins d’une telle mère ? Chez celle-ci, qu’aurait donc pu voir et entendre la petite Aurore ? La haine que Mme Dupin-mère avait pour Sophie, elle la reportait sur Caroline, et, tout en laissant Aurore jouer librement, à Nohant, avec Hippolyte, le bâtard de son fils, ce ne fut pas sans lutte, comme nous venons de le voir, qu’elle lui permit de fréquenter la fille naturelle de Sophie. Les conflits qui surgirent au sujet de Caroline ne furent pas les seuls dont la petite Aurore dut être témoin. Elle entendait tout et devinait confusément la différence qui existait entre sa position et celle de Caroline, et bien d’autres choses encore ! Ces impressions précoces empoisonnaient son âme enfantine. Par suite de ces luttes qu’elle voyait engagées autour d’elle, son caractère, de docile et doux qu’il était, devint opiniâtre et obstiné. On lui conseillait de ne pas voir souvent Caroline — elle ne voulait jouer qu’avec elle. On lui disait que la société que recevait sa mère était mauvaise — elle ne trouvait du plaisir qu’au milieu des personnes qu’elle voyait chez cette dernière. On s’efforçait de lui apprendre les bonnes manières — elle décida du coup que ce n’étaient que d’ennuyeuses futilités. Sa grand’mère aurait voulu qu’elle devint une jeune fille tirée à quatre épingles, soignée, à la peau blanche, comme tous les enfants de sa classe — elle préféra courir au soleil sans gants et nu-tête, et elle le faisait exprès, parce qu’elle voyait que sa mère ne craignait ni le vent, ni le hâle, ni les longues promenades et méprisait la vie casanière de sa grand’mère. Sophie et l’enfant oubliaient toutes deux que ce n’était pas l’âge seul de l’aïeule qui avait amené sa vie sédentaire, mais que c’était pour elle l’habitude de toute une vie. Les dames du xviiie siècle ne savaient pas aller à pied ; la grand’mère n’avait franchi une grande distance que deux fois en sa vie et en des circonstances tragiques : La première fois, lorsque, échappée à la guillotine, elle avait quitté Paris à la hâte pour aller rejoindre son fils qui demeurait dans la banlieue (pendant le trajet elle avait failli être prise par des poissardes). La seconde fois, ce fut dans la nuit de la mort de son fils, lorsque, toute seule, à peine vêtue, elle courut sur la grande route jusqu’à l’endroit où il gisait. On ne sait quelle force inconnue l’avait aidée à parcourir de telles distances. Mais si les grandes dames de l’époque étaient incapables de faire à pied deux pas dans la rue, elles savaient marcher à l’échafaud avec calme et fierté, ce qui n’empêche et n’empêchera nullement Sophie et ses pareilles de les traiter d’aristocrates douillettes. La petite Aurore, elle aussi, par excès d’amour pour sa mère, traitait alors dédaigneusement sa grand’mère. Mais le moment n’était pas loin où allait s’éveiller dans son cœur une grande affection pour la vieille dame qui l’idolâtrait. La jeune fille devait bientôt comprendre quelle amie instruite, perspicace et sage, le destin lui avait donnée pour remplacer le père qu’elle avait perdu trop tôt et pour faire contre-poids à une mère dénuée de tact et de culture intellectuelle.

Cependant les années s’écoulaient l’une après l’autre. À Paris, Aurore étudiait, tantôt seule, tantôt en compagnie de petits garçons et de petites filles de son âge et de son monde ; elle apprenait l’écriture, La danse, le dessin, la musique et même la grammaire et l’histoire. Elle avait pour maîtres des professeurs en vogue, mais la plupart du temps c’étaient des hommes sans aucun talent ni esprit, ou bien des survivants du siècle dernier dans le genre de M. Gogault, son maître de danse.

Lorsqu’en 1814, effrayée par l’entrée des alliés en France, la grand’mère se retira à Nohant plus tôt que d’habitude et puis y resta plus de quatre ans sans presque jamais en bouger, Aurore fut confiée aux soins de Deschartres. Celui-ci n’établissait aucune différence entre les garçons et les filles, et était d’avis qu’il fallait leur donner une instruction et une éducation identiques. Notons cette circonstance comme ayant joué, à notre avis, un rôle fort important dans le développement de la logique « non féminine » de George Sand et de tout le pli de sa pensée. Aussi Deschartres enseignait-il à Aurore comme à Hippolyte les grammaires française et latine, la versification, les mathématiques, la botanique et la zoologie. Il donnait sur les doigts d’Aurore des coups de règle comme il le faisait pour Hippolyte, et parfois même il lui administrait une bonne taloche. Et Aurore, toujours comme Hippolyte, tâchait de supporter stoïquement la douleur et de narguer les punitions.

La grand’maman, qui enseignait à sa petite-fille les premiers éléments de la musique, continuait ses leçons, et il ne faut point croire que ce fût le piano seul, mais encore la théorie et le solfège. George Sand pense que si son aïeule se fût occupée plus longtemps de son éducation musicale, elle serait devenue aussi bonne musicienne que la vieille dame elle-même, car elle avait le don et l’amour de la musique et souvent elle chantonnait pendant des heures entières des improvisations musicales tout en jouant dans la cour ou en bêchant son petit jardin. Pour des raisons que nous ne connaissons pas, mais probablement à cause de l’affaiblissement de sa santé, la grand’mère dut transmettre les leçons de musique à un certain Gayard, organiste à La Châtre, pédant et musicien médiocre. Il imposa des exercices à la fillette, lui fit apprendre par cœur de « petits morceaux », et la dégoûta complètement du piano ; Aurore abandonna entièrement la vraie musique sans avoir dépassé le niveau ordinaire du « tapotage des demoiselles ». Pour remplacer ses leçons de musique, la grand’mère entreprit d’enseigner à sa petite-fille l’histoire et la géographie et lui fit faire, dans ce but, des lectures quotidiennes, lui faisant brièvement résumer ce qu’elle avait lu, et se montrant très attentive au style de la narration. Ces leçons étaient les seules qui fussent du goût de la future George Sand, et ce fut ainsi que se déclara sa vocation. La grand’mère ne se donnait pas toujours la peine de contrôler l’exactitude des résumés de la jeune fille avec les manuels dont elle se servait, et Aurore ne pouvait se contenter d’une exposition aride de ses lectures. Elle y intercalait tantôt des descriptions de la nature ou des villes, tantôt elle complétait et commentait les actions mal motivées des personnages historiques en y ajoutant des aperçus et des détails de sa propre invention. La moindre indication dans le texte suffisait à Aurore pour lui faire émailler sa narration de levers et de couchers de soleil, d’orages, « de ruines, de fleurs, des sons de la flûte sacrée ou de la lyre d’Ionie », du cliquetis et du fracas des armes, etc., etc. La grand’maman était ravie des capacités que montrait sa petite-fille et fut tout particulièrement enchantée lorsque celle-ci, livrée à ses seules inspirations, se mit à « faire de la littérature » en écrivant deux descriptions : l’une d’un orage, l’autre d’un clair de lune. Quel contraste frappant entre la perspicacité de la grand’mère et celle de Sophie-Antoinette ! Celle-ci, après avoir lu les exercices littéraires de sa fille, se contenta d’écrire pour toute réponse : « Tes belles phrases m’ont bien fait rire ; j’espère que tu ne vas pas te mettre à parler comme ça[12] ». La petite Aurore, qui adorait alors sa mère, partagea immédiatement son avis, reconnut qu’elle avait raison de ne trouver que du pédantisme dans « ces belles phrases », et lui promit de ne plus tomber à L’avenir dans de pareilles sottises.

Mais on a beau chasser le naturel, il revient au galop. La passion du mystérieux, les aspirations mystiques d’une âme naturellement religieuse, qui ne trouvait aucune satisfaction ni dans le déïsme raisonné de la grand’mère, ni dans la piété toute superficielle de la mère, le besoin de créer et de revêtir ses créations d’une forme littéraire précise furent autant d’éléments qui finirent par trouver chez la fillette leur voie et leur expression. Nous avons déjà vu, qu’à peine âgée de quatre ans, Aurore se contait à elle-même des histoires sans fin, qu’à huit ans elle rêvait de sauver la grande armée, et s’envolait, sur les ailes de la fantaisie, vers les steppes et les montagnes, secourant, guérissant, ramenant dans leur patrie Napoléon et ses légions vaincues. La future romancière avait maintenant onze ans et venait de lire l’Iliade et la Jérusalem délivrée. Cette lecture la frappa ; son imagination exaltée resta comme éblouie par la beauté des images poétiques et la magique fantaisie de la fiction. Elle se sentit profondément peinée de voir ces beaux poèmes se terminer si vite, renfermés en des cadres si étroits pour elle ; elle aurait voulu qu’ils eussent une suite, et elle entreprit de la faire. Elle commença à se raconter une interminable épopée, un long roman, dont les héros étaient d’abord les personnages préférés qu’elle avait trouvés dans ces deux vieux poèmes, mais peu à peu, tout le sujet et tout l’intérêt du récit gravitèrent autour d’une mystérieuse divinité, d’une figure inconsciemment créée dans l’imagination d’Aurore, et composée de tout ce qui l’avait charmée dans le christianisme, la mythologie et les œuvres poétiques qu’elle venait de lire. Cette divinité, — qu’Aurore avait baptisée d’un nom imaginaire Corambé, nom entendu dans son sommeil, — réunissait en elle la perfection morale du Christ, la beauté immatérielle de l’ange Gabriel, le souffle inspiré d’Apollon, la grâce et le charme de toutes les divinités de l’Olympe, tout le beau et le sublime qui la ravissaient dans les dieux mythologiques, tout le poétique et le miséricordieux du christianisme, en dehors de son rigorisme et de sa condamnation de la matière. Corambé revêtait, au gré de sa créatrice, tous les aspects, devenait, tour à tour, homme ou femme, ou pour mieux dire, n’avait aucun sexe. Corambé était le défenseur des faibles, des opprimés, volait en un clin d’œil, partout où l’on avait besoin de son secours, était toute bonté, miséricorde et amour. Dans les innombrables chants de ce poème sans fin, Corambé se trouvait, à chaque instant, entouré de nouveaux personnages, le plus souvent beaux et vertueux, à qui il offrait soutien et conseils ; les êtres mauvais accomplissaient comme dans l’ombre leurs faits et gestes astucieux et pervers, mais Corambé réparait tout, effaçant aussitôt jusqu’aux traces de leur conduite criminelle. Pour que la trop grande perfection de Corambé n’éclipsât pas complètement ceux qui approchaient de lui, Aurore s’avisa de l’atténuer un peu en lui attribuant un petit défaut. Et c’est un trait caractéristique, pour la future George Sand, que le défaut qu’elle donna à sa divinité : c’était un excès de bonté, bonté allant jusqu’à la faiblesse ! Aurore vivait des journées entières au milieu de ses rêveries, imaginant chant sur chant, créant « livre sur livre » pour cette interminable épopée, qui d’ailleurs ne vit point le jour. La petite rêveuse n’interrompait presque jamais ses entretiens imaginaires avec Corambé, soit qu’elle se sauvât dans les champs pour rejoindre ses petites compagnes villageoises, soit qu’elle se promenât avec Liset, un petit paysan qu’elle avait pris en amitié, parce qu’il s’était montré chagriné du départ de Mme Sophie, de Nohant. Elle en arrivait parfois à prendre ses amies, Marie et Solange, pour des nymphes venues, sous forme humaine, préparer la demeure terrestre de Corambé. Un beau jour, comme l’avait fait Gœthe enfant, Aurore érigea même un petit temple à sa divinité. Elle appropria une clairière sous des érables, suspendit, entre les branches, des couronnes et des guirlandes de coquillages, éleva une espèce d’autel, qu’elle orna de mousse et de petits cailloux. C’était là comme une seconde édition de la fameuse « grotte féerique ». Elle se promettait, en l’honneur du bienfaisant Corambé, de rendre sur cet autel la liberté à des oiseaux et à des papillons, mais son bran projet s’écroula soudain. Le petit Liset, se glissant un jour derrière la fillette, s’écria, extasié, en voyant le mystérieux autel : « Ah ! mam’zelle, le joli reposoir de la Fête-Dieu !… » Aurore se dégoûta immédiatement du petit édifice sacré, comme s’il fût profané par les paroles de Liset ; l’autel fut déserté, le culte de Corambé ne revêtit plus, dès lors, que la forme d’une rêverie abstraite.

Mais parfois notre petite improvisatrice semblait oublier Corambé pour de bon et prenait plaisir à s’amuser et à folâtrer avec les petits villageois, parmi lesquels elle comptait beaucoup d’amis. Marie et Solange étaient les premiers, le porcher Plaisir venait à leur suite. À cette époque, plus que jamais peut-être, Aurore partagea la vie des simples campagnards, et c’est ici, pour nous, le moment d’arrêter l’attention du lecteur sur la bienfaisante influence qu’exerça sur Aurore Dupin et sur George Sand cette école buissonnière, à laquelle elle consacra la seconde moitié de son enfance, la plus grande partie de sa jeunesse et plusieurs années de sa vie de mariage. Toujours en bonne santé et d’une robustesse vraiment campagnarde (pendant son mariage, elle eut cependant presque toujours à se plaindre de divers maux et ne fit que se soigner, allant souvent aux eaux), Mme Dudevant pouvait écrire treize heures par jour, veiller des nuits entières, faire, dans les montagnes, les ascensions les plus difficiles, marcher toute une journée, franchissant à pied des kilomètres dans ses promenades et ses voyages. Si les champs de Nohant ne lui avaient pas donné cette santé, ils l’avaient certainement fortifiée. En admiratrice d’Émile, sa grand’mère jugeait qu’il fallait laisser à la fillette une liberté complète jusqu’au moment des études sérieuses, et, quand celles-ci eurent commencé, dans les entr’actes, il lui était permis de s’amuser. Accompagnée d’Ursule et d’Hippolyte, ou de Liset et de petits villageois, Aurore allait dans les bois chercher des fraises, dénicher des oiseaux, ou garder les troupeaux dans les prairies ou dans les pâturaux, terrains vagues et sauvages, propriétés des communes, que, de temps immémorial, on conservait en friche dans le Berry, et où tout villageois avait droit de laisser paitre son bétail. Elle savait tout aussi bien que n’importe quelle petite villageoise, dans quelle clairière mûrissaient les plus grosses fraises, au bord de quel ruisseau croissaient les myosotis les mieux teintés, dans quel champ on trouvait les plus belles nielles et les plus beaux bluets. Aurore grimpait hardiment aux arbres pour dénicher des oiseaux, prenait plaisir à faire paître des brebis, n’avait aucune crainte des grands bœufs que les Berrichons savent si bien conduire en les aiguillonnant de leurs bâtons ferrés. Lorsqu’il survenait un orage ou une tempête, la joyeuse bande se réfugiait sous quelque vieux hangar ou dans une grange en ruines. Leur plus grand plaisir était alors de conter des histoires terribles et mystérieuses dans le genre de celles que se racontent les petits camarades du Biégine Loug de Tourguéniew. Hippolyte, dans les veines duquel coulait un sang plébéien, croyait aux fadets, aux lupins, aux loups-garous qui faisaient trembler Pierre, Silvain et Fanchette. La petite-fille d’une aïeule encyclopédiste était sans doute plus sceptique que ses petits camarades à l’endroit de ces épouvantails, mais elle croyait cependant un peu à la grand’bête, aux lavandières, à l’affreux diable berrichon Georgeon[13] Elle écoutait avec Le même plaisir que sa petite bande de va-nu-pieds, les contes du vieux chanvreur, c’est-à-dire du paysan chargé de broyer le chanvre pour tout le village. Ce chanvreur, du nom d’Étienne Depardieu, tout en faisant sa besogne dans un hangar ou dans quelque maison déserte, contait, durant les longues soirées d’hiver, les « rustiques légendes » du Berry, de ce Berry d’antan, naïf et illettré, nourri de ses anciennes croyances et superstitions, où, à l’époque de George Sand, se parlait encore cette bonne langue toute semblable au vieux français de Rabelais et où se conservaient les anciens costumes et les habitudes Locales. Le petit poète inconscient, qu’était alors Aurore, aspirait avidement, par tout son être, les récits qu’elle entendait, et la poésie qui s’en dégageait, dont son âme garda à jamais le souvenir. Ainsi, grâce à sa grand’mère, dès son enfance, Aurore prit part à la vie rustique, aux intérêts villageois, dans le vrai sens du mot, et cette connaissance de la vie de la campagne, ce lien qui la rattachait au village, eurent sur la destinée d’Aurore Dupin et les œuvres de George Sand, une portée profonde.

La fillette ne se contentait pas de se mêler aux plaisirs de ses petits camarades, elle participait à leurs travaux, à leurs soucis. Elle voyait de près la vie laborieuse des paysans, connaissait par leurs noms toutes les familles de Nohant, leurs besoins, leurs rapports mutuels, leurs désirs, leurs intérêts et jusqu’à leur façon de penser. Toute jeune elle pouvait s’associer ainsi à leur vie ; plus tard, elle put les observer et vérifier ses impressions d’enfance. Deschartres, qui administrait les biens de Nohant en qualité de gérant, se faisait un devoir d’initier peu à peu la jeune propriétaire à tous les détails de l’administration du domaine, et, dans ce but, l’emmenait avec lui dans ses tournées de régisseur. Dans son Histoire, George Sand tâche de souligner les sympathies démocratiques qui s’éveillèrent en elle à cette époque, c’est-à-dire ses idées d’égalité sociale et son aversion pour l’injuste partage des biens. C’est ainsi que dans le chapitre ix du tome III de l’Histoire de ma Vie, elle nous raconte ses révoltes contre les punitions infligées par Deschartres aux paysans pour leurs dégâts ou la coupe illégale de bois. Elle tâchait, disait-elle, tantôt d’indemniser, en cachette, ceux qui devaient payer une amende, tantôt de faire lever les punitions, en demandant de l’argent à sa grand mère, ou en envoyant, à l’insu de Deschartres, des bottes de loin ou des gerbes de blé aux malheureux indigents condamnés pour avoir glané quelques épis dans les champs ou avoir pris une poignée de foin dans les prés de sa grand’mère. Nous trouvons chez elle, à la suite de ces récits, une théorie d’égalité évangélico-socialiste, qu’elle aurait, si nous voulions l’en croire, opposée aux enseignements pratiques du régisseur et aux tentatives par lesquelles il essayait d’inspirer à sa pupille un certain respect pour le bien qui lui appartiendrait un jour. Aurore Dupin, il serait injuste d’en douter, fut douée, dès l’enfance, de cette bonté active qui resta toujours l’un des traits dominants de George Sand ; dès l’âge où elle commença à comprendre, elle eut sans cesse à cœur d’être secourable, soit de fait, soit d’intention. Il est également hors de doute que bien souvent, Lorsque Deschartres emmenait son élève dans les pâturages où les beaux bœufs berrichons ruminaient ou piétinaient lourdement le noir et gras humus d’un terrain encore vierge, le futur auteur de la Mare au Diable témoignait certainement beaucoup moins d’intérêt aux explications agronomiques de son précepteur et intendant, qu’à la nuance brune des couches de terre en friche, à la démarche lente et paresseuse des bœufs, au vieux refrain et aux archaïques paroles de l’air des laboureurs ; elle savourait la poésie primitive et saine du tableau qui se déroulait sous ses yeux. Si cependant Aurore ne s’était déjà révélée poète à dix ou douze ans, les leçons d’administration agronomique de Deschartres se seraient tout de même perdues pour elle comme elles l’eussent été pour tout enfant vif et pétulant, toujours plus intéressé et plus ravi à la vue des beaux tableaux de la nature qu’en écoutant des définitions scientifiques, et surtout des renseignements sur les qualités ou la valeur d’un terrain. Personne n’ignore non plus qu’à douze ou treize ans, — à l’exception de ceux qui singent les grandes personnes ou qui n’ont pas les qualités de leur âge, — tous Les enfants sont démocrates, jouant, avec le même plaisir, avec leurs camarades titrés comme avec de petits paysans ou paysannes, et sachant observer très strictement entre eux les principes de l’égalité et de la fraternité. Les enfants les plus aisés partagent volontiers leur argent, leurs effets ou ceux de leurs parents avec les enfants pauvres, et montrent, pour le faire, d’autant plus de cœur qu’ils se voient plus favorisés eux-mêmes et que le destin, s’est montré plus « injuste », en octroyant à leurs parents l’aisance dont ils jouissent et en leur faisant ignorer la valeur de l’argent et les souffrances de la misère. Ce serait, selon nous, chose bien superflue que d’attacher de l’importance aux théories sociales et économiques que nous trouvons dans le chapitre de l’Histoire de ma Vie, ayant trait aux années de l’adolescence de George Sand. Ou plutôt ces longues digressions communistes font honneur à l’écrivain de quarante-trois ans, mais ne doivent pas être rapportées à la petite châtelaine de Nohant parcourant, avec son précepteur, les terres de son aïeule. Il est vrai que cette petite châtelaine était une démocrate inconsciente, aussi bien qu’un poète inconscient, c’était encore une bonne et excellente enfant qui faisait le bien inconsciemment, partageant ce qu’elle avait avec ses petits amis campagnards, distribuant de sa propre autorité, ou grâce à la générosité de sa grand’mère, à eux et à leurs familles, du blé, du foin, du bois et de l’argent, leur épargnant les punitions ou les amendes, venant en aide à ceux qui ne possédaient ni un lopin de forêt ou de terrain, ni le moindre pâturage et ne subsistaient que grâce aux secours que leur accordaient les propriétaires. Mais George Sand a mal fait en attribuant à la petite fille de douze ans les mûres convictions socialistes de la femme de quarante-trois.

Toutefois si, ces années avaient été incontestablement utiles à la future penseuse démocrate, en lui fournissant, dès son bas-âge, matière à observations et à conclusions, elles rendirent au futur écrivain d’autres services plus précieux encore. Quelle que soit la naïveté du sujet des nouvelles rustiques de George Sand, si justes que puissent être les reproches qu’on lui adresse sur l’excès de sentimentalité et de vertu chez ses héros campagnards, on ne peut nier, qu’à côté de cette idéalisation des paysans, on rencontre toujours chez elle une observation si exacte, une si profonde connaissance de la vie du peuple, une telle pénétration de ses idées et de sa pensée, que les scènes populaires de George Sand sont bien supérieures aux œuvres de notre temps, qui, il est vrai, copient assez exactement le côté extérieur de la vie des paysans, leur grossièreté, leur pauvreté, leur inertie dans l’ignorance, mais dans lesquelles l’auteur qui ne connaît la vie de campagne que pour l’avoir interviewé pendant quelques quinze jours[14] n’a su pénétrer ni le sens ni l’esprit de la vie du peuple. En lisant certaines de ces pages émouvantes et éclatantes de talent, nous éprouvons la même impression que si nous lisions un voyage chez des sauvages de la Nouvelle-Calédonie. Cela nous surprend, nous intéresse, mais nous nous sentons étrangers à ces sauvages, tandis qu’en lisant les scènes populaires de Tourguéniew, de Tolstoï ou de George Sand, nous sentons en leurs personnages, nos semblables, nos proches ; nous y retrouvons les traits typiques que, vivant à la campagne, l’on peut observer partout, que cette campagne se trouve en plein Berry, ou dans les gouvernements de Toula, de Riazan ou de Novgorod.

C’est justement cette « vérité populaire » que nous apprécions dans les œuvres des auteurs ci-dessus nommés. Leurs observations sur la vie du peuple ne sont pas artificielles, spécialement assemblées en vue de tel ou tel roman, mais des observations organiques, réellement vécues, et notées à mesure qu’ils les vivaient, dans leur enfance, dans leur jeunesse passées au village, quand leurs impressions, pour être inconscientes, n’en étaient que plus profondes, dans leurs années de maturité passées aussi à la campagne et alors que ces écrivains avaient déjà conscience des observations qu’ils faisaient avec amour, avec le vouloir de pénétrer le sens et l’esprit de la vie du peuple. Que ces œuvres soient réalistes, comme celles de Tolstoï et de Tourguéniew, qu’elles soient un mélange de réalisme et d’idéalisme comme chez George Sand, elles nous deviennent chères avant tout par la vérité avec laquelle elles interprètent l’esprit du peuple, par leur vérité psychologique jointe à la vérité matérielle. En analysant, à leur place, ce que l’on est convenu d’appeler les romans rustiques de George Sand, nous aurons plusieurs fois l’occasion de répéter l’opinion banale et rebattue, que leur auteur ne se serait « convertie » à la nature et à la campagne qu’après la terreur de 1848-49. Nous ferons remarquer aussi que cette « conversion » à la vie villageoise s’est manifestée également dans toutes les littératures européennes, même en Russie, pendant le second et le troisième quart de notre siècle, et que ce phénomène s’est même produit dans les pays qui n’ont eu, en 1848, aucune « horreur » à déplorer. Nous en parlerons plus loin. Qu’il nous suffise, pour le moment, de faire remarquer que George Sand se distingue — comme Maupassant — de tous les autres écrivains français par sa connaissance approfondie, son amour et la peinture qu’elle nous donne de la vie rustique. Et, comme Maupassant, elle présente le type, rare en France, mais très répandu en Russie, de l’écrivain grandi à la campagne, de l’écrivain-propriétaire, produit organique du milieu et de la vie qu’il a décrits plus tard.

Disons aussi que les descriptions de la nature berrichonne, devenues déjà classiques et publiées dans des « Pages choisies » et des manuels de littérature, sont bien supérieures — à la fois beaucoup plus vivantes et plus artistiques — à toutes celles des autres régions de la France que nous trouvons dans les romans de date postérieure et dans les tous derniers romans de George Sand. Le Berry, comme plus tard les Pyrénées et Venise, sont devenus, de plein droit et à jamais, l’apanage de notre héroïne, quoiqu’elle ne les ait nullement observés, dans le but d’utiliser ses impressions comme matière à description littéraire. Toutes les impressions qu’elle avait reçues du Berry se sont gravées, comme à son insu, dans son imagination à l’époque, où, toute enfant, elle vivait d’une vie propre, dans ces calmes plaines verdoyantes, à l’ombre des grands ormes, le long des poétiques rives de l’Indre ou des traînes serpentant entre deux murs de verdure. Quel lecteur ne s’est pas senti pénétré par la poésie, le pittoresque de ces beaux tableaux, dont il garde à jamais le souvenir ? Lorsque plus tard, George Sand se mit à décrire à dessein différents paysages de la France et de l’Italie où se passent ses romans ultérieurs — tels que Mademoiselle Merquem, Mademoiselle la Quintinie, Tamaris, La Daniella, Jean de la Roche, etc. — l’effet en fut tout autre et l’impression bien moins pénétrante. Ces dernières descriptions approchant du réalisme documentaire contemporain, avec ses détails si précis, sont froides et s’oublient d’autant plus vite que que la lecture en est moins facile ; elles sont même fréquemment lourdes et ennuyeuses. Les descriptions du Berry s’emparent de nous comme les choses de la nature réellement vues, senties, et la raison en est simple, c’est qu’elles ont été vécues par l’écrivain. La vie des gens rustiques et les scènes de la nature berruyère, voilà les deux éléments des œuvres de George Sand que lui avait légués son cher Berry où elle avait si longuement séjourné pendant son enfance et sa jeunesse[15].

En 1814 et 1815, Paris se trouvant occupé par les alliés, Marie-Aurore ne voulut pas quitter Nohant, et il semble qu’Aurore n’a vu que très peu sa mère en 1814. L’amour romanesque que lui portait l’enfant n’était pas encore à son déclin, mais, avec les années, il avait certainement revêtu un caractère plus paisible. La fillette avait déjà pu se convaincre que ses rêves enfantins et son désir de se réfugier à Paris, d’y vivre dans une mansarde, d’ouvrir, avec sa mère, un magasin de modes, portant, afin de blesser plus vivement l’amour-propre de la grand’mère, l’enseigne « Madame veuve Dupin. Modes », étaient complètement irréalisables. Sophie-Antoinette, qui s’était plu, dans le feu de la lutte avec sa belle-mère, à exciter, par de violentes attaques, l’enfant contre l’aïeule, et avait fait les plans les plus hardis d’une vie laborieuse en compagnie de sa fille, ne traitait plus ses anciens projets que de chimères, ou les avait peu à peu complètement oubliés. Elle ne témoignait plus aucune velléité d’encourager sa fille à fuir de chez sa grand’mère, ni à lui désobéir. La fillette s’aperçut bientôt aussi, lors des différents séjours de Sophie-Antoinette à Nohant, que l’amour de sa mère ne répondait pas au sien ; elle vit qu’elle aimait beaucoup plus sa mère que sa mère ne l’aimait. Sophie-Antoinette était de ces natures passionnées, qui ne sont ni profondes ni tendres ; loin des yeux signifiait pour elle : loin du cœur. George Sand se garde bien de nous le dire, mais il est évident que Sophie-Antoinette s’était parfaitement habituée à vivre sans sa fille, que leur séparation lui coûtait peu, qu’elle s’était fait tranquillement à Paris une vie nouvelle et toute personnelle, et se détachait de plus en plus de son enfant, qu’elle abandonnait aux soins de sa grand’mère. Cependant, Mme Dupin qui vieillissait, fut atteinte d’une première attaque d’apoplexie, qui lui laissa, avec beaucoup de faiblesse, un état maladif, dont elle ne put se remettre. Une constante sollicitude envers la pauvre malade, une tendresse toute féminine s’éveillèrent aussitôt dans le cœur d’Aurore, et un amour sincère pour l’aïeule qui l’idolâtrait, l’envahit sans qu’elle cessât cependant de la traiter comme son ennemie, lui opposant constamment une sourde résistance, jetant le blâme sur tous ses désirs, toutes ses observations, toutes ses décisions. Elle n’étudiait que pour obéir passivement aux ordres de sa grand’mère, étant convaincue que l’étude ne servait à rien. La vie qui l’attendait chez sa mère était celle d’une petite bourgeoise parisienne ; dans le milieu où il lui faudrait vivre, elle ne pourrait rien retirer de toutes les connaissances que sa grand’mère voulait lui inculquer. Depuis Longtemps déjà, Aurore avait renoncé à un ancien projet, celui d’aller à Paris, en faisant des économies sur son argent de poche et en vendant ses petits bijoux. L’espoir qui l’avait animée, la conviction qu’elle finirait par vivre avec sa mère s’affaiblissaient chez elle de jour en jour, et les rêves d’un avenir heureux prenaient, de plus en plus, le caractère de mélancoliques souvenirs d’un bonheur passé, évanoui. Les chants dédiés à Corambé tournaient de plus en plus à l’élégie, mais le dieu ne continuait pas moins à consoler Aurore par ses prédictions d’un avenir meilleur. Tout cela la rendait encore plus renfermée, plus silencieuse en présence de sa grand’mère et de ses amis. Certains jours, on la voyait, au contraire, d’une gaieté folle, prenant part à toutes les espiègleries d’Ursule et d’Hippolyte.

En 1815, Sophie-Antoinette fit à Nohant un séjour assez prolongé, toutes les routes étant encombrées par les troupes en marche. Les alliés quittaient la France, l’armée impériale avait été licenciée, des régiments français ou étrangers passaient par Nohant, et, dans la maison même de Mme Dupin, plusieurs officiers firent halte ou séjournèrent même pendant un temps plus ou moins prolongé. Il semblait à Aurore qu’elle retrouvait le décor de ses premières années ; c’était la même atmosphère de militarisme napoléonien, héroïque et brillante, qui l’entourait, elle revoyait des amis de son père, entendait une fois encore leurs récits animés, leurs paroles ardentes ou émues, leurs diatribes contre le rétablissement de « l’ancien régime », représenté par Louis XVIII, leurs évocations du glorieux passé de la grande armée, les regrets amers de ces soldats qui soupiraient après lui, l’homme d’impérissable mémoire.

Tous ces brillants et vaillants soldats partis, Sophie-Antoinette quitta Nohant, ainsi que les amis de la grand’mère, « ces vieilles comtesses » qui étaient venues la voir. Un cousin de la petite Aurore, René de Villeneuve, qui avait passé l’automne à Nohant, s’en alla également au grand chagrin d’Aurore et à la grande joie d’Hippolyte, qui venait d’obtenir, grâce à lui, la permission d’entrer comme porte-enseigne dans un régiment de cavalerie.

À la fin de l’automne, Hippolyte partit à son tour. « Alors, dit George Sand, s’écoulèrent pour moi les deux plus longues, les deux plus rêveuses, les deux plus mélancoliques années qu’il y eût encore eues dans ma vie… »

De 1815 à 1817, Aurore vécut en effet à Nohant dans une solitude et un calme absolus, entre sa grand’mère, à moitié infirme, et le pédant Deschartres, devenu grognon. Elle avait avec celui-ci moins de rapports qu’auparavant, ayant elle-même interrompu ses leçons de latin ; il s’était avisé un jour de lui jeter un livre à la tête et elle lui déclara froidement qu’elle ne supporterait plus ses corrections. Elle eut dès lors plus de temps qu’il ne lui en fallait pour se livrer à ses tristes réflexions et à ses lectures solitaires, qui devinrent aussitôt sa passion dominante. À vivre dans la liberté des champs, Aurore avait vite grandi et à douze ou treize ans paraissait déjà presque une jeune fille. Au fur et à mesure qu’elle se développait physiquement, elle sentait s’éveiller en elle un vif besoin d’activité et d’exercices violents. Elle ne tenait plus en place. Souvent, au beau milieu d’une lecture, sans même refermer le livre commencé, elle sautait brusquement par la fenêtre, se sauvait au jardin où dans les champs, passait des journées entières au grand air, sans céder le pas aux gamins du village dans leurs gambades les plus folles, franchissant, comme eux, fossés et ruisseaux, prenant part à leurs entreprises les plus périlleuses et encourant de plus en plus souvent les reproches de Rose pour des robes déchirées ou abîmées et les observations de l’aïeule pour ces disparitions par trop prolongées. Et puis, tout à coup, la soif de s’instruire, soif que sa grand’mère avait su, malgré tout, inspirer à sa tête rebelle, ramenait Aurore aux livres. Son cerveau, autrefois si indifférent aux études, cherchait sa nourriture dans la lecture. Alors, on ne pouvait pas plus arracher la jeune fille à sa chambre et à ses bouquins qu’on n’avait pu la forcer auparavant à rester un moment tranquille.

En 1817, malgré toutes ses idées de libre-penseuse, la grand’maman jugea nécessaire qu’Aurore fit sa première communion. La religion, « rentrait en faveur » avec la Restauration. La dévotion devenait l’apanage de tout noble bien pensant, comme l’athéisme et les railleries à l’adresse de la religion et des superstitions avaient été de rigueur chez tout gentilhomme correct du xviiie siècle. Marie-Aurore était philosophe et voltairienne, mais elle était aussi, ne l’oublions pas, une tante de Charles X et de Louis XVIII. Aussi, tout en restant, jusqu’à la fin de sa vie, inébranlablement fidèle à la libre pensée, et sans faire, jusque sur son lit de mort, la moindre concession aux exigences du catholicisme pratiquant, elle trouva bon, néanmoins, qu’Aurore fit sa première communion, comme cela sied à toute jeune fille de treize à quatorze ans. Jusqu’alors on ne lui avait enseigné aucun précepte religieux. La grand’mère s’était même attachée à extirper une fois pour toutes, de l’âme de sa petite fille, la foi aux miracles et aux choses surnaturelles ; elle avait fait tous ses efforts pour lui donner les explications les plus voltairiennes des miracles évangéliques : entre autres celle de la transsubstantiation dans l’Eucharistie. En envoyant sa petite fille à l’église pour communier, la grand’mère redoutait que la fillette n’apprît à se mentir à elle-même en accomplissant hypocritement des rites auxquels elle ne croirait pas ; d’un autre côté, elle craignait qu’Aurore, avec son caractère passionné, ne devint tout à coup une croyante fervente. Mme Dupin aurait voulu que l’ « affaire fut bâclée » aussi vite et aussi convenablement que possible. Aurore apprit mécaniquement son catéchisme, se confessa et communia chez un vieux prêtre débonnaire de La Châtre, choisi par sa grand’mère. Huit jours plus tard, elle communia une seconde fois, selon l’usage catholique, et c’est à cela que se borna sa « confirmation », dans la doctrine et les dogmes chrétiens.

Pendant le temps de son instruction religieuse, Aurore fut installée, dans la petite ville de La Châtre, chez de vieux amis des Dupin, les Decerfz. Elle se lia avec les enfants de cette famille, comme la vieille Mme Dupin et son fils étaient liés avec la grand’mère et la mère de la petite Laure Decerfz. C’est à La Châtre encore qu’elle fit la connaissance du petit Charles Duvernet appartenant aussi à une famille liée depuis plusieurs générations avec la famille Dupin. Ce Charles Duvernet fut, pendant toute sa vie, un fidèle ami de George Sand. En été et en automne, les jours de messes solennelles et de processions, la grand’mère envoyait Aurore chez les Duvernet ou chez les Decerfz pour y passer un ou deux jours. En même temps, il se trouva qu’une assez bonne troupe d’acteurs ambulants était arrivée à La Châtre, où elle donnait tous les soirs des représentations dans une vieille grange. On jouait des drames, des mélodrames, des vaudevilles, et, le plus souvent, de petits opéras-comiques. Mmes Decerfz et Duvernet, à tour de rôle, menaient les enfants au spectacle. Aurore, Charles et tous les autres petits amis furent enchantés de ces représentations théâtrales. La passion de l’art dramatique était héréditaire chez les descendants de Maurice de Saxe, — l’adorateur d’Adrienne Lecouvreur et de « la dame de l’Opéra » Mlle de Verrières. L’arrière-petite-fille de Maurice de Saxe, qui était bien aussi l’arrière-petite-fille de l’actrice, se montrait d’autant plus charmée de ces spectacles qu’elle aimait passionnément la musique, avait l’oreille musicale et retenait aisément les faciles mélodies des opérettes d’alors, dans le genre d’Aucassin et Nicolette, etc. Le matin, les enfants s’en allaient à la messe, le soir au théâtre, et les intervalles entre les visites au temple de Dieu et celui de l’art se passaient le plus joyeusement possible en jeux et en divertissements bruyants. Les enfants, transportent facilement dans leurs jeux tout ce qui frappe leur imagination, et nos petits amis mettaient tour à tour en scène la messe et les processions, l’opérette et le mélodrame, chantaient à pleins poumons des cantiques et des psaumes, ou des récitatifs et des airs d’opéra. Les châles et les jupes brodées des mamans jouaient, tantôt le rôle de manteaux de chevaliers ou de toges romaines, et tantôt celui de surplis.

En rentrant à Nohant après des journées si bien remplies, Aurore se montrait moins assidue que jamais à ses leçons, et la grand’mère qui avait introduit elle-même sa petite-fille dans ces familles hospitalières, et qui était contente de la voir s’amuser, était alors de plus en plus obligée de la gronder pour son inapplication, sa distraction, sa négligence à apprendre ses leçons et les changements continuels de son humeur. Nature calme, toujours pondérée, toujours maîtresse d’elle-même dès l’âge le plus tendre, la grand’mère perdait complètement la tête devant le caractère étrange de sa petite-fille. Ces bizarres changements d’humeur, ce passage perpétuel d’une gaieté folle à l’apathie et à un morne silence inquiétaient et peinaient la bonne dame. Ces changements lui rappelaient bien un peu l’enfance et la jeunesse de son fils Maurice, mais ils l’effrayaient davantage chez la jeune fille et elle faisait tout son possible pour y mettre fin.

Or, un jour, que la vieille dame venait d’adresser une observation particulièrement sensible à la fillette, Aurore quitta brusquement la chambre en jetant ses livres par terre et en s’écriant : « Eh bien, oui, c’est vrai, je n’étudie pas, parce que je ne veux pas. J’ai mes raisons. On les saura plus tard ». Elle faisait évidemment par là une nouvelle allusion à son intention de partager un jour la modeste destinée de sa mère, pour laquelle, pensait-elle, toutes les sciences étaient inutiles et superflues. Julie, la favorite de la grand’mère, reprocha à l’enfant d’être ingrate et mauvaise, la menaça du courroux de l’aïeule et d’être renvoyée chez sa mère. Aurore lui déclara tout net que c’était là justement ce qu’elle désirait le plus au monde et demanda à Julie de le répéter sans scrupule à sa grand’mère. Julie s’empressa, en effet, de tout rapporter à Marie-Aurore, en ne se privant pas du plaisir d’orner, à sa guise, la scène qui venait d’avoir lieu. La grand’maman en fut vivement courroucée et blessée au cœur. Aurore fut prévenue de ne plus se montrer à ses yeux. Toutes les leçons furent interrompues, aucune surveillance ne fut plus exercée sur la jeune fille. Cela voulait dire, que si Aurore ne voulait pas se conformer au genre de vie et d’éducation que sa grand’mère considérait comme nécessaire, elle n’avait qu’à vivre comme elle l’entendrait. Pendant quelques jours, l’enfant ne ressentit aucun embarras à jouir si soudainement d’une liberté illimitée ; elle passait des journées entières dans les champs avec ses amis villageois, déjeunait et dînait seule, après que sa grand’mère avait quitté la salle à manger, ne faisait que ce qu’elle voulait. Mais au bout de quelques jours, cette vie solitaire commença à lui peser. Rose, qui comprenait que cet ordre de choses ne pouvait durer, ni aboutir à rien de bon, et que le malentendu qui régnait entre l’aïeule et l’enfant ne faisait que grandir de jour en jour, conseilla à la fillette d’aller demander pardon à sa bonne maman. Aurore s’empressa de suivre ce conseil et, tombant à genoux, sincèrement repentante, devant sa grand’mère attristée et malade, elle lui baisa tendrement la main. La vieille dame, tout en voulant le bien de l’enfant, commit une faute énorme et irréparable. Elle était effrayée de voir que tous ses efforts pour faire d’Aurore une jeune fille raisonnable n’aboutissaient qu’à des résultats tout contraires, que la jeune rebelle lui échappait de plus en plus. Elle se persuada qu’avec ces tendances et ces dispositions l’enfant finirait par se perdre, que le sort qui l’attendait ne pouvait être que malheureux si on la remettait effectivement entre les mains d’une mère fantasque et frivole, et elle se décida à recourir à un dernier et héroïque moyen. Elle voulut préserver l’enfant du malheur qu’elle sentait menaçant ; elle lui révéla sans rien dissimuler, le passé de sa mère et lui mit devant les yeux, les dangers que lui ménageait une existence commune. Sophie-Antoinette et Marie-Aurore avaient déjà commis bien des fautes et causé bien du mal par leur amour déraisonnable et leur animosité réciproque, mais cette dernière faute fut la plus terrible de toutes ; elle gâta tout. Le sentiment filial d’Aurore fut outrageusement insulté, son âme enfantine fut épouvantée et souillée par des propos et des pensées que ses innocentes oreilles n’eussent jamais dû entendre, sa fierté filiale fut humiliée. L’horreur et le chagrin qu’elle en ressentit furent si profonds, qu’elle en parut d’abord comme pétrifiée. Dès ce moment elle vécut machinalement, perdit le goût de vivre. De longues journées s’écoulèrent ainsi. Puis, ce désespoir prit un autre caractère. Aurore devint tout à coup ce qu’on appelle un « enfant terrible ». Son air provocant semblait dire : « Baste ! qu’importe ! Je n’ai rien à perdre ! Vous allez voir de quoi je suis capable !… » Voyant que l’enfant courait ainsi à des malheurs certains, qu’elle se montrait indomptable, la grand’mère lui déclara qu’elle allait la mettre en pension au couvent des Anglaises à Paris. Aurore espéra un moment que sa mère protesterait contre une pareille décision, mais quand elle s’aperçut, en la revoyant, qu’elle l’acceptait non seulement avec indifférence, mais que, visiblement détachée de sa fille, elle employait toute son éloquence à lui persuader d’obéir à la volonté de sa bonne maman, l’enfant renonça du coup à tous ses rêves d’autrefois et se soumit docilement aux volontés de sa grand’mère.

Le couvent des Anglaises avait été fondé par Henriette d’Angleterre, veuve de Charles Ier, pour les religieuses émigrées, Anglaises, Écossaises et Irlandaises, et le pensionnat qui en faisait partie, était considéré comme le meilleur établissement d’éducation pour les jeunes filles des familles nobles, surtout depuis la Restauration, lorsque la religion et la piété furent à l’ordre du jour. Il y a tout lieu de supposer, qu’indépendamment de ce qui venait de se passer, la grand’mère aurait volontiers placé Aurore dans cet établissement fashionable. Elle jugeait certainement utile et important qu’Aurore passât les années de son adolescence avec des jeunes filles de son monde, s’y créât des relations et des amitiés et que son éducation, par trop originale jusque-là, fût plus conforme aux exigences de sa caste.

Aurore, de son côté, trouvait fort indifférent de rester à la maison ou d’entrer au couvent ; elle était plongée dans une morne apathie, tout la dégoûtait. « On est partout plus mal, » avait-elle l’air de penser. Elle se laissa conduire au couvent sans faire la moindre résistance, et, au commencement de l’hiver 1817-1818. elle entra au pensionnat des Anglaises.

L’entrée d’Aurore Dupin sous les voûtes du couvent inaugura une nouvelle période de sa vie, période de bonheur relatif et de calme. C’était la fin de son enfance et de son adolescence et le commencement de sa jeunesse.

C’est de cette époque que nous allons nous occuper dans le chapitre suivant.



  1. Dans l’été de 1805, Sophie alla passer quelques mois chez son mari an camp de Montreuil. Aurore resta pendant ce temps chez sa tante à Chaillot. Dans son ouvrage peu connu, Voyage en Auvergne (fragment autobiographique écrit en 1827, où nous trouvons le premier canevas de l’Histoire de ma Vie), George Sand dit qu’on l’avait « mise en sevrage à Chaillot », lorsque sa mère partit pour l’Italie, et qu’elle y resta jusqu’à trois ans », mais il n’en est pas ainsi. Cependant les lignes où elle nous raconte comme quoi la bonne femme à la garde de laquelle Aurore et sa cousine Clotilde avaient été confiées, mettait les deux fillettes sur l’âne portant à la ville les légumes et le lait, ces lignes sont identiques à ce qu’elle en dit dans l’Histoire. Il est évident que ce passage fut écrit d’après ses propres souvenirs et non d’après ce qu’elle avait entendu raconter.
  2. Histoire de ma Vie, t. II. p. 167.
  3. Histoire, t. II, p. 166-168.
  4. Voir : Victor Hugo par un témoin de sa vie.
  5. Inutile de dire qu’elle avait raison de s’opposer à l’habitude plébéienne de Sophie de faire coucher la petite avec elle. George Sand fait ici preuve de partialité envers sa mère et de son désir d’étaler ses sentiments pour les classes inférieures (dont sa mère est toujours la représentante dans ses Souvenirs), et d’une absence complète de toute notion de l’hygiène, lorsqu’elle affirme à ce propos que « rien ne saurait être plus chaste et plus sain pour une petite fille de neuf ans que de partager le lit de sa mère ». Nous doutons fort que nos médecins ou nos pédagogues modernes, soient de son avis, lors même qu’ils craindraient de passer pour « aristocrates » en prenant en pareil cas le parti de l’aïeule contre celui de la femme du peuple. Nous dirons même que tout ce que George Sand écrit au sujet des dissentiments qui existaient sur cette question entre sa grand’mère et sa mère, produit sur le lecteur une impression étrange et fort déplaisante. V. Histoire de ma Vie, t. II, p. 407-409.
  6. Nous avons eu entre les mains des Lettres de Sophie à sa fille et à son gendre Dudevant. Dans une de ces lettres elle demande, après s’être brouillée un jour avec eux et les avoir brusquement quittés, qu’on lui adresse son courrier à tel endroit au nom de : « Madame de Nohan-Dupin » (sic). Elle prétend que ce titre n’appartient qu’à elle seule et que tout le monde sait qui elle est. Ces prétentions se rencontrent à chaque pas dans ses lettres. Mais dans l’Histoire de ma Vie, commencée en 1847, George Sand fait tous ses efforts pour représenter Sophie-Antoinette comme une femme du peuple n’ayant que des opinions démocratiques — ce qui n’est pas tout à fait conforme à la vérité. Cette petite grisette frivole, comme beaucoup de ses semblables, tenait souvent à passer pour une vraie dame de qualité, mais cela ne lui réussissait guère.
  7. Histoire, t. II, p. 426-429. — 2° Correspondance, t. I. p. 1. Voici en quels termes colorés (trop colorés même), George Sand fait connaître le contenu de cette lettre, p. 427… « Qu’y avait-il dans cette lettre ? Je ne m’en souviens plus. Je sais que je l’écrivis dans la fièvre de l’enthousiasme, que mon cœur y coulait à flots pour ainsi dire, et que ma mère l’a gardée longtemps comme une relique, mais je ne l’ai pas retrouvée dans les papiers qu’elle m’a laissés. Mon impression est que jamais passion plus profonde et plus pure ne fut plus naïvement exprimée, car mes larmes l’arrosèrent littéralement, et à chaque instant j’étais forcée de retracer les lettres effacées par mes pleurs »… etc., etc. Et voici la lettre elle-même :
    À Mme Maurice Dupin qui allait quitter Nohant, 1812.
    « Que j’ai de regret de ne pouvoir te dire adieu ! Tu Vois combien j’ai de chagrin de te quitter. Adieu, pense à moi et sois sûre que je ne t’oublierai point.
    « Ta fille.

    « Tu mettras la réponse derrière le portrait du vieux Dupin. »

    Bien que George Sand déclare ne pas avoir retrouvé cette lettre, et que le départ de sa mère dont elle parle soit celui de 1814, tandis que

    dans la Correspondance la lettre porte la date de 1812, il est hors de 
    

    doute que c’est la lettre en question, retrouvée probablement par Maurice Sand après la mort de sa mère, car à la page 428, George Sand écrit qu’elle avait ajouté en tête de la lettre :

    « Place la réponse derrière ce même portrait du vieux Dupin, je la trouverai demain quand tu seras partie », et qu’elle avait glissé dans le bonnet de sa mère un billet avec ces mots : « secoue le portrait ». Tout cela est une espèce d’amplification et d’exagération, introduite dans le récit d’événements bien plus simples et nullement compliqués, mais il est certain que la lettre dont il est question dans l’Histoire et la lettre n° 1 ne sont qu’un seule et même épitre.

  8. Ce n’était pas si grave que ça.
  9. Histoire, t. II. p. 295-308
  10. Histoire, t. II. p. 419.
  11. Entre 1814 et 1817 Mme Dupin quitta cet appartement pour occuper un petit logement tout aussi confortable, rue Fhiroux.
  12. Histoire, t. III, p. 12.
  13. Dans la suite, George Sand profita de ces récits pour écrire ses Légendes rustiques et les Visions de la Nuit ; elle les utilisa aussi dans la Petite Fadette, dans Jeanne, Monsieur Rousset, Mouny Robin, etc.
  14. Nous signalons à l’attention du lecteur la lettre d’un médecin de campagne, ayant passé vingt ans au milieu des paysans. Anatole France la cite dans son article sur la Terre de Zola (Anatole France. La vie littéraire. Paris, 1892. Calmann-Lévy) ! Ce docteur Fournier affirme, à deux ou trois reprises dans sa lettre extrêmement probante et sérieuse, que : « Ce que j’ai déjà lu de la Terre me prouve, a moi qui ai vécu vingt ans avec les paysans, que M. Zola n’a jamais fréquenté les gens de la campagne… » Et plus loin : « Tel est le fait. Et il prouve combien peu M. Zola connaît les gens qu’il s’est proposé de peindre… » etc., etc.
  15. Maurice Cristal (Maurice Germa) dans son admirable article sur George Sand, dans le Musée des deux Mondes du 15 sept. 1876, signale avec beaucoup de finesse et de justesse cet élément de santé, de fraîcheur et de force que nous trouvons dans tous les écrits de George Sand, tout comme il pénètre sa vie personnelle, et il prétend que c’est la saveur du terroir, le « pouvoir de la terre » qui se manifestent ainsi chez George Sand. C’est une remarque aussi juste que profonde. L’article tout entier est des plus intéressants et des plus sympathiques. Nous y reviendrons encore.