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George Sand, ses mémoires et son théâtre

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GEORGE SAND


SES MÉMOIRES ET SON THÉÂTRE





Dans ce monde éclatant et varié de l’imagination, il y a des talens dont la nature est un problème moral autant que littéraire. Ils réunissent tous les dons de la séduction, et ils portent le germe des plus dangereuses faiblesses. — Leur essence est semblable à celle de ces fleurs dont le parfum capiteux trouble et énerve. Ils ont la grâce sans la pureté ; ils ont l’éloquence extérieure, ils manquent de cette sève généreuse des esprits nourris dans une saine atmosphère ; ils ont l’instinct ardent de la passion, ils n’ont pas le sentiment de ce qui la relève et l’ennoblit. On dirait que chacune de leurs qualités est ternie par une ombre tous les jours envahissante, ou plutôt ils sont dans tout leur être un mélange de lumière et d’ombre, de bien et de mal, se livrant un perpétuel combat, dont chaque notion morale est par malheur le prix. Tant que la jeunesse dure, le charme de l’éloquence couvre merveilleusement cette lutte intérieure, en lui donnant presque un aspect héroïque, et jette dans les imaginations une sorte d’éblouissement. Dans le premier essor d’une nature vigoureuse, rien n’est plus difficile que de démêler le vrai et le faux, l’entraînement juste et le pli fatal d’une secrète corruption d’esprit ; mais à mesure que les années passent, le charme s’atténue, les défauts se prononcent, et l’éclat de la parole ne parvient plus à dissimuler le vide de la pensée. L’heureuse fécondité se change en abondance verbeuse, l’élan passionné se fige et devient le froid sophisme. Est-ce le même esprit ? est-ce la même imagination ? Il semble qu’il se soit opéré une métamorphose, et cependant il n’en est rien ; seulement le temps vient, il agit sur le talent comme il agit sur ces beautés un peu étranges et sans durée, auxquelles il ravit leur premier prestige, pour ne laisser subsister que les saillies inquiétantes et accusatrices, les traits crians, disparates et souvent vulgaires.

N’est-ce point l’histoire de ce talent qui s’est jeté dans la mêlée littéraire de notre siècle sous le nom de George Sand? Peu d’esprits ont eu au même degré que Mme Sand le privilège de captiver les âmes. Elle a été un des poètes de ce temps les plus passionnés et les plus écoutés. Ses inventions et ses peintures ont semblé une révélation du monde intérieur hardiment dévoilé par une main de femme. Tout au plus, en scrutant de près de telles hardiesses, pouvait-on se permettre de répéter à l’écrivain la question que Stenio adresse à Lélia : « Qui es-tu?... A coup sûr, tu n’es pas un être pétri du même limon que nous; tu n’es pas une créature humaine. » Pour ce talent aussi, le temps a fait son œuvre, et en observant cette vie de poète, en rassemblant par la pensée les traits épars dans tant de créations heureuses, on se prend à dire : Ici fut la vive et ardente éloquence d’Indiana et de Valentine, là la grâce élégiaque et touchante de Geneviève et d’André. — Que reste-t-il? Il reste toujours sans doute la même nature qui semble retrouver par instans ses dons merveilleux; mais c’est la même nature, avec ses qualités diminuées et ses défauts exagérés. D’une main qui paraît trop souvent avoir perdu sa puissance, Mme Sand ourdit une multitude d’œuvres de théâtre. Favilla après Claudie, Lucie après Favilla, et Françoise après Lucie, sans compter la pâle imitation d’un des drames romanesques de Shakspeare. Un jour, — il y a plus d’un siècle, il y a un an, — elle déroule cette incompréhensible et insipide vision d’Evenor et Leucippe, qui n’exprime ni un idéal saisissable ni la vérité humaine; hier encore, elle racontait les aventures de la Daniella, une de ces histoires semi-poétiques, semi-sensuelles, qui ne laissent pas de devenir vulgaires en abusant de l’Italie et des filles de la nature. Dans l’intervalle, elle a, elle aussi, ses conversations ou ses divagations autour de la table, moins éloquentes à coup sûr que celles du critique anglais. Dans ces dernières années enfin, Mme Sand a écrit ce livre de ses impressions et de ses souvenirs intimes, — l’Histoire de ma vie, — qui commente, résume et clôt une carrière d’un quart de siècle : livre singulier où l’auteur a résolu le problème de raconter sa vie sans se faire très exactement connaître, mais non sans dissiper beaucoup d’illusions, et en donnant surtout le droit de serrer de plus près ce talent pour lui demander ce qu’il est définitivement, d’où il vient, où il va.

Le nom de Mme Sand se lie à toute une époque qui disparaît déjà derrière nous, à une période de grandes tentatives et de grandes déceptions. Qu’on se reporte un instant vers une heure précise de cette époque si étrangement vivante dans sa confusion, vers 1830 : une double révolution transformait à la fois les lettres et la politique. Dans la poésie lyrique comme dans la philosophie, dans l’histoire connue dans le roman ou au théâtre, partout éclatait un souffle ardent d’innovation. Enivrés par la lutte, les esprits poursuivaient la liberté dans l’art, l’originalité dans l’expression de la vie humaine, de même que dans la politique ils cherchaient, ils pensaient avoir trouvé la liberté incontestée et durable. C’est dans cette atmosphère brûlante du lendemain d’une révolution, dans ce pêle-mêle d’idées et de systèmes, crise morale d’une civilisation, que se révélait tout à coup un talent nouveau, inconnu la veille, et qui semblait n’avoir rien de commun avec les écoles régnantes. Ce nom même de George Sand inscrit sur les premières pages d’Indiana et de Valentine, qui paraissaient à peu d’intervalle, avait je ne sais quoi d’imprévu et de mystérieux, en sortant soudainement de l’obscurité. Était-ce le nom d’un homme? était-ce une femme qui prenait un déguisement pour mettre le pied sur la scène, après avoir fait, elle aussi, sa révolution de juillet? On ne le savait encore, bien qu’en regardant de près il fût difficile de se méprendre. Une chose n’offrait point de doute, c’était le talent de l’écrivain nouveau. Indiana et Valentine n’étaient point, il s’en faut, des œuvres accomplies, dans la plus entière acception de ce mot ; mais à tout ce qui portait la trace de l’inexpérience, à ce qui pouvait passer pour une réminiscence personnelle, venait se joindre d’une façon visible l’accent vibrant du poète, l’art d’un peintre émouvant et hardi. L’auteur avait surtout entre les écrivains de son temps le don merveilleux de faire mouvoir le drame de la passion humaine au sein d’un paysage enchanteur.

Vous souvenez-vous de cette scène de la Vallée-Noire où, sous la chaleur du jour, tous ces personnages, Valentine, Benedict, Louise, Athénaïs, se reposent à l’ombre, au bord de l’Indre? Louise, d’une main distraite, jette des feuilles dans le courant; Valentine contemple le jeune homme sans s’avouer ce qu’elle éprouve; Benedict suit dans l’eau les traits fuyans de Valentine, le cœur gonflé d’un amour naissant. Tout vit, tout palpite dans cette scène muette. C’est là ce qui n’a point vieilli, ce qui conserve sa jeunesse et sa fraîcheur. À cette époque et dans les années suivantes encore, Mme Sand se laissait aller avec une sorte de bonne grâce à la vie littéraire, jouissant de son succès avec une insouciance peut-être un peu affectée, restant dans son rôle de conteur et dominant tout autour d’elle par la séduction. Ses amis lui avaient décerné dans l’intimité le titre de reine de France, et ils n’ont pas perdu le souvenir d’un repas presque célèbre d’où le penseur Jouffroy se retira subjugué par cette image vivante de la poésie qui devait un jour se glisser dans la république malgré Platon, et non sans justifier quelque peu les exclusifs dédains du philosophe grec. On en était alors au charme des premiers ouvrages, et ce charme était grand. Seulement, jusque dans ces premiers tableaux, à travers le mélange des qualités littéraires les plus brillantes, il est facile aujourd’hui de distinguer le cri de la nature révoltée, la déclamation prête à déborder. On ne peut surtout s’empêcher de reconnaître une secrète et menaçante parenté entre cette inspiration et les théories sociales de l’époque. En un mot, à côté du génie heureux il y avait une imagination mobile et inassouvie, capable de subir toutes les influences et de succomber à tous les pièges, si même elle n’allait au-devant des plus grossiers, parce que ceux-ci flattaient mieux ses instincts.

Cette lutte intime entre les bons et les mauvais élémens au sein d’une organisation rare à travers tout, c’est l’histoire tout entière de George Sand. Dans cette nature, il y a comme deux êtres qui se combattent. Il y a un poète qui n’a qu’à rester lui-même pour raconter, analyser ou peindre supérieurement, et qui écrit alors les scènes charmantes de Valentine ou André, certaines pages des Lettres d’un Voyageur ou Mauprat, et il y a un esprit à qui la vérité et le naturel ne suffisent pas, qui semble altéré de chimères et de romanesque. — Eh quoi! dira-t-on, le romanesque n’est-il point à sa place dans le roman? Ceci a besoin d’une explication : il y a en effet un genre de romanesque qui est l’œuvre délicate et juste de l’imagination et qui est l’essence du roman dans tous les temps. C’est cette partie idéale que l’art ajoute en quelque sorte à la réalité humaine en la recomposant, en la transfigurant. C’est ce monde d’êtres fictifs que la pensée crée, qui n’ont jamais vécu, mais qui gardent le caractère de la vérité morale par les idées et par les émotions qu’ils expriment. Les aventures sont fabuleuses, les sentimens sont puisés au plus profond de l’âme. C’est ce qu’on pourrait appeler le romanesque vrai, par opposition à un romanesque d’une autre nature qui vit d’idées fausses, de faux sentimens et de fausses exaltations, qui substitue le système et la conception chimérique à l’humanité réelle ou idéalisée. Ici tout prend une couleur factice, tout disparaît dans un travestissement violent que l’art le plus savant ne peut parvenir tout au plus qu’à pallier.

Le goût du romanesque faux, c’est la maladie secrète et envahissante chez l’auteur d’Indiana. Mme Sand raconte dans ses mémoires que, jeune encore, elle s’était créé un personnage idéal qui la suivait partout et dont elle faisait le héros d’un roman perpétuel; elle lui avait donné le nom de Corambé. L’invention n’est point absolument neuve : elle rappelle presque, quoique n’ayant ni la même puissance, ni la même poésie, cette sylphide dans laquelle Chateaubriand résumait tous les rêves, toutes les ardeurs de sa jeunesse. Elle n’est pas moins curieuse par la lumière qu’elle jette sur le développement moral de l’écrivain. Considérez d’abord que Corambé n’a point de sexe bien déterminé, chose essentielle! L’enfant qui devait être Mme Sand, anticipant un peu trop peut-être sur les procédés futurs de l’auteur, fait subir à son héros toute sorte de métamorphoses, et rassemble en lui tous les traits préférés. Corambé a quelque chose de Jésus et beaucoup des déesses païennes. Tout cela forme un assemblage très merveilleux pour une imagination enfantine. Ajoutez quelques années, changez le nom; Corambé deviendra l’orageuse Lélia. Lélia participe aussi de cette nature qui flotte entre tous les sexes et qui n’a rien d’humain. Ce n’est point un type, connue René ou Werther, résumant les inquiétudes et les mélancolies d’un temps. Je ne sais si Lélia a vécu, si elle est morte en faisant à Trenmor la dernière confidence de son scepticisme dans la solitude de sa montagne. Je crois bien qu’en se guindant en héroïne de l’idéal, elle a l’ambition de réaliser quelque type de femme supérieure au sein d’une société menacée de dissolution. Elle s’est trompée certainement; pour peu qu’on analyse cette héroïne, elle ne fut jamais qu’un être à part prétendant ériger en loi son humeur exceptionnelle, cherchant à se mettre au-dessus des obligations et des faiblesses de la vie et se faisant une grandeur de son impuissance, un être pétri de désirs et de dégoûts, passant des curiosités dépravées à une sorte de mysticisme incohérent, et s’enveloppant, si l’on peut ainsi parler, dans l’ombre de ses passions et de ses pensées comme dans une triste auréole. Sans sexe et sans vérité, cette créature étrange ne s’élève point à la hauteur d’un personnage de l’idéal. Elle ne semble faite que pour plier sous le regard de quelque sophiste comme Trenmor, pour briser quelque poète comme Stenio, et laisser une marque indélébile dans l’âme de ceux qui l’auront connue sans jamais avoir son secret. Lélia, c’est le faux romanesque dans son épanouissement, dans sa première invasion, lorsque la maladie originelle se cache encore sous l’exubérance de l’imagination.

Bien des années sont passées depuis Lélia, bien des œuvres se sont succédé, montrant ce talent sous une multitude d’aspects, et faisant pénétrer en quelque façon jusque dans l’intimité de cette nature d’artiste. Si l’on consulte un certain ordre apparent, si l’on se fie à certaines divisions, toujours un peu factices et superficielles, la carrière poétique de Mme Sand compte plusieurs périodes, ou plutôt dans l’ensemble des productions de Mme Sand il y a divers groupes d’ouvrages qui se rattachent aux phases successives de la vie morale de l’écrivain. Il y a les ouvrages purement romanesques, fruits de l’imagination de l’inventeur, du conteur. Il y a les œuvres où règne sans partage l’esprit social, démocratique, humanitaire; c’est la période monotone et malsaine du Compagnon du Tour de France, d’Horace, du Meunier d’Angibaut, de Consuelo même, où, sauf quelques éclairs, le génie s’obscurcit, parce que les préoccupations de secte et d’école se substituent à la peinture de la vie. Un instant l’auteur retrouve son art savant et délicat dans ces aimables légendes de la campagne dont la Mare au Diable, par sa couleur rustique, par sa grâce reposée et tranquille, est le plus vrai et le plus poétique spécimen. Cette fantaisie de grâce et de simplicité s’épuise rapidement, et Mme Sand, par la plus courte voie, arrive aussitôt à ses derniers ouvrages, les derniers par la date comme par le mérite. Les nuances extérieures du talent ou de l’invention se modifient et se multiplient singulièrement dans ce long travail. Au fond, ne serait-il pas possible de ramener tout ce que Mme Sand a produit à quelques sources habituelles et déterminées d’inspiration, à un petit nombre d’idées qui, rapprochées elles-mêmes des faits, mettent à nu tous les ressorts, tous les mobiles de cette organisation d’artiste?

Mme Sand a été sans nul doute dans notre temps le plus éloquent poète de la passion; elle en a décrit les orages, les combats, les subtilités avec une merveilleuse puissance; elle lui a prêté un langage enflammé digne d’une telle cliente. C’est là peut-être, à vrai dire, ce qu’on pourrait appeler la vocation la plus claire et la plus marquée de son génie. Seulement Mme Sand ne s’est point aperçue que la passion, pour être vraie, a besoin de rester dans les conditions de la vie humaine. Elle est dramatique et touchante parce qu’elle rencontre partout des limites, le devoir, la pudeur, les lois morales, les lois sociales. Le trouble est son essence. C’est une lutte souvent poignante où toutes les âmes ne triomphent pas, où celles qui triomphent souffrent de leur victoire, et où celles qui succombent aiment encore quelquefois leur défaite, sans vouloir s’en faire un titre d’orgueil aux yeux du monde. Cette lutte intérieure, ce duel dans le silence, ce tourment d’un cœur obsédé de tout ce qui lui rappelle que le bonheur au prix d’une faute est une déchéance, ces scrupules de la délicatesse qui hésite et qui tremble, tout cela, c’est la poésie mystérieuse de la passion; c’est ce qui fait qu’elle s’élève au-dessus d’un mouvement vulgaire des sens ou d’une ardeur de tempérament. Si elle se dépouille de cette poésie, si elle s’affiche avec orgueil et ne sent plus le frein des lois morales, ce n’est plus la passion, c’est le vice. Et si elle prétend s’imposer en puissance légitime, transformer sa révolte en vertu pour la plus grande gloire du progrès humain, créer une société nouvelle à son image, ce n’est plus même le vice, c’est l’esprit de sophisme, d’autant plus dangereux qu’il est plus éloquent. Cet esprit est répandu dans les romans de Mme Sand; il s’y déploie avec une effrayante intensité; il est la clé des caractères et le ressort de l’action. La véritable héroïne, ce n’est point Indiana ou Valentine, Lélia ou Fernande, c’est la passion libre, émancipée et couronnée. Tous les personnages de Mme Sand restent persuadés qu’en préparant le règne de l’amour, ou en commençant par pratiquer ses lois, ils travaillent vertueusement à une œuvre sociale. L’amour libre a un nom, mais ce n’est pas la vertu ni même la passion.

Il est impossible de ne point remarquer dans tous ces personnages enfans de l’imagination de Mme Sand une absence complète de noblesse morale. Ils ont l’ardeur effrénée, ils marchent droit au but avec une impétuosité singulière; ils n’ont pas le sentiment élevé, ils n’ont au fond rien d’idéal. On n’aurait pu saisir qu’imparfaitement la cause de ce fait à l’origine; on l’aperçoit clairement aujourd’hui à la lumière de l’Histoire de ma Vie. C’est que la passion dont l’auteur de Lélia s’est fait le peintre éloquent n’est encore, à tout prendre, que la passion du XVIIIe siècle, qui n’avait rien de noble ni d’élevé. Mme Sand tient pour ainsi dire par toutes les fibres à cette époque. Elle n’a voulu laisser ignorer aucun détail de sa filiation. Qu’on se rappelle d’abord qu’elle remonte à la belle Aurore de Kœnigsmark et au roi de Pologne Auguste II, unis, comme chacun sait, par un commerce des moins légitimes[1]. Au premier degré, en suivant cette ligne capricieuse, on trouve le maréchal de Saxe qui s’oublie lui-même un moment, dans ses fréquentes distractions, avec une comédienne du temps, Mme Verrières, tout exprès sans doute pour laisser un poète dans sa descendance assez nombreuse et assez mêlée. Mme Sand n’est séparée en effet de son aïeul Maurice de Saxe que par deux générations à peine, son père et sa grand’mère, Mme Dupin de Francueil, fille de Mme Verrières. Cette grand’mère, qui n’est morte que sous la restauration, est vraiment un type du XVIIIe siècle; elle en a les élégances, l’esprit et la supériorité, ou, si l’on veut, la liberté mondaine. Elle avait de l’aristocratie et de la frivolité, elle était incrédule, indulgente pour tout, hors pour les mésalliances, royaliste d’ailleurs, et elle cachait dans ses coffrets de petits vers obscènes contre la reine Marie-Antoinette. C’est un type merveilleusement reproduit, peut-être à l’insu de l’auteur, dans un personnage de Valentine, dans cette vieille marquise de Raimbault, sceptique du beau monde qui date de la Du Barry, croit surtout au plaisir, et recommande en mourant à sa petite-fille de ne prendre que des amans de qualité. Mme Sand a une autre parenté avec un cousin qu’elle traite d’évêque, et qui est le fils du mari de sa grand’mère, de Francueil et de Mme d’Épinay, la célèbre amie de Grimm. L’auteur d’Indiana, on le voit, plonge par toutes les racines dans cette époque. Il s’ensuit qu’à côté de la généalogie du sang il y a une généalogie spirituelle tout aussi logique. M. Sainte-Beuve a déjà remarqué dans une des femmes les plus distinguées du siècle dernier ce mélange d’ardeur et d’ennui, de désir et d’impuissance, qui deviendra l’essence de Lélia.

La passion telle que la peint Mme Sand peut se résumer en quelques mots d’un de ses romans sur deux de ses héros : « L’un était nécessaire à l’autre;... mais la société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix mutuel absurde, coupable, impie. La Providence a fait l’ordre admirable de la nature, les hommes l’ont détruit. Faut-il que pour respecter la solidité de nos murs de glace tout rayon de soleil se retire de nous?.., » Supprimez ici la Providence et les murs de glace, il reste évidemment la théorie ou plutôt la pratique du XVIIIe siècle. C’est la morale de Mlle d’Ette dans ses conversations avec Mme d’Épinay. Le XVIIIe siècle ne mettait à l’amour qu’une condition, au risque de ne point voir toujours la condition remplie : l’essentiel était dans le choix. « Dans ces choses-là, dit Duclos, je ne fais point un crime à une femme d’avoir un amant, au contraire; mais je veux qu’elle ait le courage d’avouer hautement la préférence de cœur qu’elle lui donne. » Le fonds moral est le même dans les romans de Mme Sand, le procédé seul est différent. Sur cette donnée libre, l’auteur de Jacques n’a fait que jeter comme un voile la pourpre de son lyrisme, une métaphysique ardente et subtile, et la théorie réparatrice des droits sociaux de l’amour. De là cette étrange complexité des inventions de notre contemporaine, où l’on sent un épicuréisme enflammé jusque dans les aspirations en apparence les plus idéales, où l’on voit à chaque instant et souvent dans le même être poindre la bacchante Pulchérie sous la raisonneuse Lélia. Ce mélange même est-il donc si nouveau? Il se retrouve encore au siècle dernier dans la Nouvelle Héloïse, dans ce livre où un spiritualisme prétentieux ne sert parfois qu’à recouvrir de véritables grossièretés de sentiment. C’est ce qui explique aussi comment Mme Sand, puisant à cette source troublée, n’a jamais réussi à peindre l’innocence d’un cœur vierge; ses héroïnes manquent essentiellement de pureté. Obsédées d’une seule pensée ou d’un seul instinct, elles secouent violemment le lien qui les attache; elles plaident pour l’émancipation de leurs désirs, pour la légitimité de la passion libre, et au bout de chacun de leurs actes on aperçoit le dessein avoué par l’auteur, de mettre à nu « le rapport mal établi entre les sexes par le fait de la société. »

Le monde s’est laissé prendre plus d’une fois à ces plaidoyers ardens dirigés contre lui-même, à ces images séduisantes et trompeuses de la passion opposée au devoir, et ici pourrait naître une de ces délicates questions qui touchent au plus vif des choses du temps. Quelle a été l’influence de la littérature d’imagination sur la société actuelle? quelle a été en particulier l’influence du roman contemporain? Cette influence a été immense, au point qu’on a pu voir quelquefois des types conçus par les romanciers passer tout à coup dans la vie sociale, et des fictions devenir des réalités, ou du moins des apparences de réalités. C’est un phénomène naturel dans une société où un goût très vif et très raffiné d’imitation littéraire n’a pour contre-poids ni la force d’une organisation traditionnelle, ni l’intégrité des mœurs, ni la vigueur des croyances. Le roman, il est vrai, a eu souvent en France le privilège de créer de ces épidémies morales et de tourner les têtes. Seulement autrefois les livres, en restant des livres, se répandaient moins; le monde qui lisait était borné, une certaine discipline générale survivait toujours, de sorte que les modes d’imagination, limitées de toutes parts dans leurs effets, devaient être nécessairement plus superficielles et plus éphémères. Aujourd’hui, dans une société nivelée, décomposée et sceptique, tout semble préparé pour favoriser et étendre ces contagions de l’intelligence qui réagissent sur la vie réelle. Les traditions et les mœurs se sont affaiblies, l’ardeur des changemens est sans limites, les livres vont partout, et non-seulement les livres vont partout, mais encore ils se dénaturent, ils prennent les formes populaires, ils se plient à toutes les combinaisons d’une action de tous les jours, comme pour mieux entretenir l’effet des idées et des images qu’ils répandent. En ce moment même, les romans les plus discrédités ne cessent de poursuivre leur fortune par une sorte de diffusion inaperçue. Jugés comme œuvres d’art, reniés par certaines classes, ils vont dans d’autres régions chercher un nouveau genre de succès.

Ceux qui pensent qu’une société peut défendre ses mœurs en livrant son imagination et rester honnête dans ses actes en laissant pervertir ses idées et ses goûts, ceux-là ne savent pas ce qu’il y a de puissance dans cette propagande assidue, subtile, implacable des mauvaises lectures, et de toutes les surexcitations de l’esprit s’étendant jusqu’au dernier confin de la vie sociale, pénétrant jusque dans l’intimité du foyer. Le talent seul séduit d’abord dans ces peintures si savamment combinées pour vous détacher des simples règles de la vie. Bientôt la tête s’exalte, les sens fouettés se révoltent à leur tour et applaudissent secrètement. Sans que rien soit changé, on ne porte plus dans le foyer qu’une humeur chagrine, un esprit inquiet, un mécontentement inexpliqué, et si la foudre éclate, on s’écrie : Voyez, le poète avait raison! Alors on s’éprend d’un amour étrange pour toutes ces créations impossibles accumulées par un art insinuant et corrupteur. On cherche à se modeler sur ces personnages de la fiction dont on commence par imiter le langage avant d’arriver à imiter leurs mœurs. Peu à peu l’influence gagne, et la province elle-même a ses tribus de femmes émancipées, qui ne manquent pas de se croire des héroïnes parce qu’elles secouent la poussière du foyer et se mettent galamment au-dessus des lois communes. Les romans de Mme Sand ont été trop souvent de ces œuvres qui caressent les faiblesses secrètes, poétisent l’effervescence du désir vulgaire, donnent au vice lui-même les dehors d’un grand sentiment et célèbrent la prédominance de la passion effrénée sur le devoir en persuadant aux âmes molles qu’elles s’élèvent par la chute : c’est là leur moralité.

Mme Sand a trouvé une autre source d’inspiration dans toutes les choses de l’art et de l’idéal et dans la vie des artistes. L’art est aussi, comme l’amour, un des déshérités de ce monde que l’auteur a admis dans sa poétique clientèle. Or il y a le sophisme de l’art, comme il y a le sophisme de la passion. Il s’est formé, en effet, dans notre temps, une idée singulière, une sorte de légende sur l’homme qui vit par l’intelligence ou par l’imagination. On l’appelle indifféremment le penseur, le poète, l’artiste. De quelque nom qu’on le nomme, c’est toujours un être exceptionnel, placé dans une sphère à part et ne relevant que de l’indépendance de son génie. Ne le jugez pas d’après les règles vulgaires : il a rompu avec cette réalité prosaïque et laborieuse, tissu trop habituel de l’existence humaine. Ses désordres sont un effet de l’idéal, ses caprices sont des vertus, ses mobilités et ses vices sont le luxe légitime d’une nature généreuse. S’il condescend à gouverner le monde, le monde doit s’estimer heureux de recevoir la loi de sa fantaisie, car sa fantaisie même est sacrée; elle pèse dans la balance plus que la sagesse des hommes d’état. C’est lui qui a découvert la supériorité des rêveurs et des utopistes sur les esprits sensés et les hommes d’action. Il ne compte pas avec la vie, ou plutôt il se fait une vie tout artificielle, enflammée et dévorante, et si un jour, par hasard, il se heurte à la ruine, à l’abandon ou à l’oubli, c’est évidemment la société qui est coupable; pour lui, il a reçu en naissant le droit de tout faire et le privilège de n’être responsable de rien, pas même de ses fautes.

L’essence de ce caractère est un sentiment personnel outré et plein de puérilités, où il entre une certaine exaltation nerveuse, un âpre amour des jouissances, beaucoup d’enivrement de soi-même et le goût des émotions factices. Plus qu’aucun autre écrivain. Mme Sand a mis tout son zèle à illustrer ce type de l’artiste conçu dans notre temps, à montrer la supériorité de cet idéal sur la réalité, de la bohème sur la vie réglée. La théorie et les exemples se mêlent dans ses livres depuis les Lettres d’un Voyageur jusqu’à Favilla. Mme Sand a mieux fait : sans doute pour rendre le contraste plus saillant et l’idée plus plausible, elle a dressé le piédestal de l’artiste exécutant, du musicien, du comédien. Elle a pris un plaisir extrême à faire plier la vertu des grandes dames devant les chanteurs; elle a créé des joueurs de violon qui étaient de véritables génies et des actrices qui étaient presque des modèles de grandeur. Dans cette œuvre empreinte au début d’un si vif coloris, et qui va bientôt se perdre dans les brouillards, — dans Consuelo, — quel est le type de la supériorité morale? C’est la petite chanteuse Consuelo, devant qui s’abaissent toutes les têtes d’Allemagne au siècle dernier. M. de Kaunitz n’est qu’un petit homme frisé et coquet, un personnage de pastorale burlesque, une vieille commère. Marie-Thérèse elle-même est une autre commère. Frédéric II de Prusse est aussi traité d’une façon fort leste. L’art, c’est la royauté du droit divin; le vrai roi, c’est l’artiste écrasant de sa supériorité réelle ces pauvres puissances de la terre qui jouent leur comédie en grimaçant. Après cela, il ne reste plus qu’à prier Consuelo de passer au rang d’impératrice d’Allemagne, reine de Hongrie, et de prendre le vieux Porpora, son maître, pour premier ministre. Le conte de fées sera complet; il est moins naïf, hélas ! et moins inoffensif que ceux de Perrault.

Invoquer la bohème, la verte patrie de l’idéal et des arts, c’est un thème qui prête à mille variations merveilleuses; on peut même gravir les glaciers des Alpes en libre enfant de l’imagination et de la fantaisie. Il ne faut rien grossir cependant : ce serait étrangement se méprendre de supposer que notre brillante contemporaine subisse absolument cette fascination de l’idéal, qu’elle reste en tout et toujours inaccessible aux considérations positives de la vie, et ici on pourrait peut-être entreprendre un assez singulier plaidoyer au nom de Mme Sand contre Mme Sand elle-même. Au fond, l’auteur de l’Histoire de ma Vie a toujours su calculer et diriger ses intérêts plus que ne l’indiquerait la poétique insouciance de quelques-unes de ses pages. Que Mme Sand soit de la bohème par bien des côtés, qu’elle en ait les humeurs et les goûts, cela n’est point douteux; mais on peut dire aussi qu’elle n’a vécu dans ces régions qu’autant qu’elle l’a voulu, sans en connaître les rigueurs, comme on vit en ayant tout à la fois les privilèges des libertés qu’on se donne et les avantages d’une situation matérielle toujours facile à retrouver. Les lois sociales sont pleines d’iniquités, c’est un point admis; heureusement il est une de ces iniquités qui s’appelle le régime dotal et qui sert à préserver les femmes des suites de leurs faiblesses, ou, si l’on veut, de leur vocation pour l’indépendance. On ne voit pas dans les mémoires de Mme Sand qu’elle ait eu la dangereuse pensée de diminuer l’héritage paternel au profit de la fantaisie. Dans les momens difficiles, elle songe bien plutôt à faire appel à son art d’écrivain pour mettre de l’ordre dans ses affaires. Quand elle a pris une plume, elle s’est dit qu’elle pouvait écrire « vite, facilement, longtemps et sans fatigue, » et si dès l’origine elle était frappée de la fécondité d’un Walter Scott, elle voyait dans cette fécondité, qu’elle espérait égaler, moins la puissance de l’esprit que les fructueuses promesses d’une production sans limites. Mme Sand, comme elle l’a dit, s’est pénétrée de bonne heure de cette vérité, que « dans notre société toute factice l’absence totale de numéraire constitue une situation impossible ; » elle s’est arrangée pour déclamer contre la société factice et pour s’assurer une situation possible. Chose surprenante, dira-t-on, que ce mélange de préoccupations très positives et d’aspirations idéales ! Chose bien simple au contraire, et qui se voit tous les jours ! On fait marcher ensemble le calcul et l’utopie, un matérialisme mal déguisé et un certain mysticisme prétentieux, la vulgarité et le rêve, et le dernier mot de ces mélanges est la falsification de tous les instincts simples et vrais de l’âme humaine.

La raison secrète et fatale de ces déviations. Mme Sand a pu la trouver en elle-même, sans aller plus loin ; mais il est surtout une influence qui a été comme l’épreuve suprême de son talent, et qui a énervé ses plus brillantes qualités en donnant à ses défauts une intensité périlleuse : c’est l’influence de toutes les idées sociales, démocratiques, révolutionnaires. Il fut pourtant un moment dans l’origine où Mme Sand semblait entrevoir le piège. « L’art seul est simple et grand, disait-elle, restons artistes, et ne faisons pas de politique. » On a su depuis, il est vrai, ce qui se cachait sous ce mot ; alors l’artiste séduisait par le charme émouvant de ses premiers récits, en écrivant André, et bien des hommes, ne voyant que le conteur, s’attelaient au char de cette gloire naissante. L’auteur de Valentine n’a pas su ou n’a pas voulu rester ce séduisant artiste des premiers jours. Pour une imagination plus mobile que forte, c’était d’ailleurs une dangereuse époque. Le fanatisme couvait dans certains cœurs exaltés par une révolution récente ; les passions éclataient dans des batailles de rues, dans des luttes audacieusement engagées avec la justice ou dans les dissolvantes prédications de tous les systèmes de régénération sociale. Mme Sand ne résista point ; son malheur est d’avoir eu toujours un goût prononcé pour les tribuns, les sophistes et les sycophantes qui l’entouraient, qui la flattaient pour se servir comme d’un porte-voix de cette merveilleuse faculté de vibration lyrique. Un poète, une femme éloquente qui croyait avoir à se plaindre de la société, c’était plus qu’il n’en fallait.

Qu’on se représente un instant notre contemporaine s’initiant aux doctrines de l’avenir, entre minuit et trois heures du matin, sur le pont des Saints-Pères ou dans les rues de Bourges, avec Everard, qui depuis….. ; mais alors c’était Éverard, celui des Lettres d’un Voyageur, non l’Éverard quelque peu détérioré de l’Histoire de ma Vie. Ce ne fut pas le seul initiateur, on le sait bien. Mme Sand a cru peut-être faire preuve de virilité et s’élever au-dessus du niveau de son sexe en se jetant ainsi dans la mêlée des systèmes, en plantant le drapeau d’un parti ou d’une école sur ses œuvres légères ; jamais elle n’a mieux montré ce qu’il y a de féminin dans son génie. Ses inspirations politiques ou philosophiques à une certaine heure sont uniquement le reflet de ses amitiés et de son entourage. Ce sont des idées qu’elle a reçues la veille, qu’elle embrasse successivement ou simultanément, et qu’elle reproduit avec la docilité d’un enfant terrible ou d’un écho répétant la chanson d’un pâtre. Ainsi s’explique dans ses romans l’invasion croissante d’un élément tout factice, de l’esprit social et révolutionnaire, c’est-à-dire la substitution d’un idéal systématiquement faux à l’observation directe et juste de la vie et des sentimens humains. Mme Sand met le radicalisme et l’illuminisme démocratique dans ses contes. Elle fait des ouvriers déclamateurs, des paysans presque philosophes. Dans ses personnages, on cherche des hommes, on trouve des sophismes qui marchent, qui parlent, qui prennent la place des passions et des caractères. On voit à tout moment, pour ainsi dire, le point où la vérité finit, où commencent les développemens artificiels et déclamatoires, et c’est surtout depuis Horace et le Compagnon du Tour de France qu’a éclaté cette prétentieuse manie de mettre toutes les utopies révolutionnaires en romans[2].

Certainement la spontanéité et la réflexion ont peu de part dans ce que notre contemporaine appelle ses idées sociales, et cependant ce n’est pas le hasard qui l’a jetée dans cette voie. Elle est allée droit à la démocratie la plus extrême par une intuition secrète, par une sorte d’intime affinité, parce que dans tous ces systèmes qui commencent par l’abolition des vieilles lois morales, elle a vu la théorie, la légitimation de ses instincts. Elle a cédé à l’attrait malsain des sophistes et de leurs œuvres, parce que de bonne heure elle a aimé tout ce qui ressemble à une révolte. Ceux qui se souviennent de ce temps n’ont pas oublié l’espèce de vivacité qu’elle mettait un jour à poursuivre une découverte dont elle attendait les plus merveilleux effets : elle avait trouvé dans son Berri, elle se préparait à lancer dans le monde un prêtre qui préméditait une scission avec son évêque, et qui s’occupait de confectionner dans le plus grand secret des romans humanitaires destinés à régénérer la société et la littérature. Mme Sand a découvert au courant de sa vie plus d’une gloire semblable. Dans ces entraînemens, qui peuvent quelquefois ne paraître que bizarres et puérils, il y a au fond plus de fanatisme qu’on ne pense et que ne voudrait le laisser croire le poète lui-même. C’est un fanatisme étourdi, inconsistant et léger, soit; mais qu’on ne s’y trompe pas, à travers des insouciances d’artiste, en affectant de se représenter comme un rêveur étranger aux choses de ce monde, et tout en disant qu’on ne s’occupe pas plus de politique que son vacher, ce qui prouve tout au moins qu’on a un vacher, — Mme Sand était fort capable de laisser échapper de ces paroles qui montrent jusqu’où peut aller une imagination égarée.

Tout bien considéré, puisque Mme Sand a raconté sa vie[3], elle ne peut trouver mauvais qu’on l’aide à préciser ses souvenirs en certains points qui touchent à l’histoire de son esprit et qu’on ajoute à ce qu’elle dit aujourd’hui ce qu’elle a pensé, ce qu’elle a exprimé sous d’autres formes dans des circonstances décisives. Elle s’est défendue d’avoir eu jamais du goût pour les sociétés secrètes, pour l’assassinat politique, et même elle se défend dans son Histoire d’avoir jamais porté des cheveux d’un régicide. Il n’y a rien à dire à cela, seulement on aurait pu s’y méprendre. Que disait-elle en effet lorsqu’en un lieu bien connu d’elle à cette époque, on s’élevait un jour contre l’assassinat politique et contre l’une de ces odieuses tentatives de meurtre qui assaillirent si souvent le roi Louis-Philippe dans ses luttes soutenues au grand jour sous le feu des factions? Elle protestait dans des épanchemens particuliers qui prenaient vraiment la forme d’une remontrance; ses injures étaient pour le roi et pour ceux qui le défendaient; ses enthousiasmes étaient pour le meurtrier Alibaud, qu’elle appelait « un homme des temps antiques,... un héros dont le nom sera mis dans l’histoire à côté de Frédéric Stabs, » et elle appelait cela parler de conviction ! « Je vous ai dit, reprenait-elle, que je vous laissais la théorie du système en général. Proscrivez l’assassinat politique, si cela vous plaît et si vous aimez les rois, peu m’importe; mais vous ne deviez pas toucher à la personne sacrée d’Alibaud. Vous ne deviez pas répéter les calomnies infâmes que le gouvernement faisait publier contre lui... Ce qu’il y a de pire au monde, c’est d’être lâche, et lâches sont ceux qui flétrissent le seul homme de cœur qui soit en France... Rien ne me fera changer d’avis. » Mme Sand trouvait insupportable que dans cette Revue même on pût appeler Alibaud un assassin, et qu’on ne pût pas dire « que Mme de Staël est ennuyeuse : » tant il est vrai que dans cette atmosphère irritante et lourde des passions démocratiques, où elle se plongeait chaque jour davantage, elle avait rapidement contracté le goût littéraire et le sentiment de la grande moralité sociale et politique!

Malheureusement cet accent de déclamation n’a fait que persister, et il éclate en plus d’une page de l’Histoire de ma Vie, non à propos des régicides il est vrai, mais à propos de tous les chefs de séditions. L’auteur n’y va pas de main légère pour peindre un homme de son choix. Cet homme est grand, héroïque, il s’élève jusqu’à la sainteté... « C’est du silence de cette âme profondément humble et pieusement résignée qu’est sorti le plus pur et le plus éloquent enseignement à la vertu qu’il ait été donné à ce siècle de comprendre... Ses lettres sont dignes des plus beaux temps de la foi... Il s’est assimilé la force du stoïque unie à l’humble douceur du vrai chrétien... C’est par là que sans être créateur dans la sphère des idées il s’est égalé sans le savoir aux plus grands penseurs de son époque... Son cœur est le miroir de la vérité, une pierre de touche pour les consciences délicates, etc.. » De qui est-il donc ici question? Est-ce de quelque saint, de quelque héros méconnu? Il s’agit d’un des plus célèbres factieux du temps, d’un personnage plusieurs fois condamné sous la monarchie et sous la république. Mme Sand s’est accoutumée à ce langage, et elle le parle comme un langage naturel. Ce n’est point sans doute qu’elle soit une révolutionnaire bien menaçante; c’est tout simplement le signe d’une intelligence qui a eu le malheur de venir au monde avec le goût du faux, et qui ne s’est jamais guérie de son mal, parce que des flatteurs lui ont dit que c’était là une marque de génie.

Ce qui a toujours fait illusion chez l’auteur de Mauprat, c’est l’artifice de la parole, c’est une vive et séduisante éloquence. Plus que tout autre écrivain dans notre temps, Mme Sand réunit tous ces dons merveilleux du récit, de la description, d’un lyrisme spontané et débordant; elle excelle à désarmer par le charme de son art et à surprendre en jetant sur tout ce qu’elle touche comme un voile éblouissant de poésie. Écartez ce voile, vous trouverez une nature intellectuelle pleine de ressources il est vrai, mais aussi pleine de faiblesses et de mystérieuses contradictions, frivole et fanatique, blasée et inassouvie, prétentieuse avec mille affectations de simplicité et d’abandon, une nature qui aime à dominer et qui plie sans discernement sous les dominations les plus vulgaires. Tribuns, philosophes incompris, sophistes obscurs ou musiciens de haute école, peu lui importe; elle se fait un panthéon familier peuplé de dieux assez bizarres. Avec une finesse d’observation bien réelle, Mme Sand manque de véritable délicatesse, et les plus poétiques élans cachent mal ce qu’il y a parfois de grossier en certains mouvemens d’imagination. Avec des dons supérieurs, elle manque même souvent d’esprit, ou plutôt c’est un esprit versatile et déréglé qui s’agite dans le vide, qui prend des aspirations vagues ou des engouemens pour des idées et d’insatiables désirs pour des lois morales. Ce n’est point là peut-être l’image qu’on se crée d’habitude quand on cherche à se représenter cette exceptionnelle personnalité littéraire; la poésie, si l’on veut, perd un peu à ce portrait, la vérité y gagne. Cela ne diminue pas le talent qu’a eu Mme Sand, qu’elle a montré en ses plus belles heures : on comprend mieux les égaremens de cette imagination plus hardie et plus capricieuse que juste; cela explique surtout comment, après avoir semé sur sa route tant d’histoires brillantes, Mme Sand en est venue par degrés à ses dernières œuvres, — à ses romans actuels, qui semblent n’être plus que des variations sans éclat et sans nouveauté sur des thèmes connus, à son théâtre, qui n’est que la reproduction terne et effacée de ses romans, et enfin à ce livre, l’Histoire de ma Vie, qu’on ne peut considérer que comme une opération mal venue d’industrie littéraire, comme une provocation indiscrètement ou trop habilement jetée à des curiosités malsaines qui ne pouvaient au demeurant être satisfaites.

Ce n’est point évidemment que les derniers ouvrages de l’auteur de Valentine soient dénués de tout intérêt et qu’on n’y retrouve encore de ces traits de génie naturel dont l’écrivain a le merveilleux secret. A prendre cette étrange carrière dans son expression la plus récente, on peut dire que c’est la lutte extrême et inégale d’un talent supérieur aux prises avec trois dangereux ennemis : l’inquiétude d’une nature orageuse, la prétention philosophique, et l’esprit d’industrie, qui est venu à son tour se substituer aux élans spontanés de l’imagination, en créant pour le poète une sorte de fécondité factice et vulgaire. Mme Sand a eu pourtant, il y a quelques années, un dernier bonheur d’inspiration : c’est lorsqu’elle a écrit ces séduisantes légendes de la campagne, gracieux épisode de sa vie littéraire qui commence au roman de Jeanne et qui se continue par la Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette, pour s’arrêter tout à coup.

Parmi les dons que Mme Sand a reçus et dont elle a usé trop souven avec une prodigalité malheureuse, l’un des plus rares peut-être est un sentiment incomparable des beautés naturelles. Même dans ceux de ses romans où le paysage n’est pour ainsi dire qu’un cadre, cet instinct se révèle par des peintures pleines de vérité et de fraîcheur. Mme Sand, elle l’a dit elle-même, a beaucoup vécu à la campagne, dans ces contrées du Berri et de la Creuse qu’elle a chantées, dont elle a si poétiquement décrit les sites; elle n’a eu qu’à rassembler ses souvenirs, à leur donner une forme vivante, et c’est ainsi qu’un jour, après avoir épuisé toutes les ressources de la passion, elle s’est trouvée conduite, ne fût-ce que pour chercher la nouveauté, à un certain genre de littérature qu’elle croit être populaire, qui ne l’est pas à la vérité, mais qui reproduit quelques-uns des aspects les plus séduisans de la vie rustique. S’il fallait absolument choisir entre ces quelques récits pleins d’une saveur agreste et qui ont pu faire croire un moment à l’apparition imprévue d’une pastorale moderne, le plus charmant sans nul doute serait la Mare au Diable, ce petit drame qui commence comme une églogue de Virgile et finit par la description pittoresque des noces de campagne. La scène du labour où l’on voit tout ce mouvement du travail rural et la terre fumante sous la charrue, les perplexités de Germain, le fin laboureur, au moment de mettre un terme à son veuvage pour donner une seconde mère à ses enfans et une ménagère à sa maison, le départ à travers les prés quand le jeune veuf va chercher bien loin une prétendue qui est tout près de lui, cette nuit agitée et chaste passée dans la lande, à la clarté des étoiles, par Germain et la petite Marie, cet amour sérieux et simple si délicatement noué par la main d’un enfant entre le laboureur et la jeune fille, tous ces tableaux, habilement nuancés, sont d’un trait exquis, et abondent en fines observations.

Que manque-t-il donc à ces récits qui ont charmé un instant? Il manque à cette simplicité idyllique d’être vraiment aussi simple qu’elle le paraît. Il faut bien s’entendre en effet : cette littérature peut être populaire et rustique par le paysage, par la couleur pittoresque, par mille détails intimes et familiers de la vie des campagnes; elle ne l’est pas par l’esprit qui circule dans ces pages, par les idées qui viennent se mêler comme une ombre à la grâce descriptive, et jusque dans cette voie d’heureuse inspiration on sent l’affectation et le raffinement, on voit le sophisme qui s’attache à cette vaillante imagination. Avant d’arriver aux plus frais tableaux, il faut subir je ne sais quelle déclamation sur les oisifs, ou passer à travers les broussailles de je ne sais quelle dissertation sur la connaissance, le sentiment et la sensation. Fanchon Fadet elle-même, la petite vagabonde, avec son visage ingrat et son âme fière, avec ses mœurs de bohémienne et son esprit rare, n’est encore en son genre qu’un de ces types de femme supérieure caressés et adoptés par l’auteur. La Fadette sait tout, elle a le secret des plantes et des cœurs, elle exerce autour d’elle une sorte de magnétisme, et quand le soir, dans la traine qui longe la côte du Chaumois, elle essuie ses pleurs pour parler à Landry, pour se révéler à lui tout entière, est-on bien sûr de ne pas entendre une petite Lélia, ou, si l’on veut, une Consuelo devenue bergère? Et puis Mme Sand a cru sans doute se rapprocher du naturel et de la simplicité en dépensant des trésors d’érudition locale, en se façonnant pour ses fables champêtres un langage tout rustique : elle n’a réussi qu’à mieux faire sentir ce qu’il y a d’artificiel et d’archaïque dans ses créations, elle n’a fait que rendre plus frappant le contraste entre ces paysages, ces scènes, ces héros, ce langage, et les idées qu’on voit poindre à chaque instant. Les paysans de Mme Sand sont bien trop subtils pour être des paysans, ce qui ne veut point dire qu’ils aient un autre genre de vérité, qu’ils soient d’un autre monde vivant, et ce qui apparaît déjà dans la Petite Fadette devient bien plus palpable dans les Maîtres Sonneurs, cette pâle et triste suite des bucoliques nouvelles. On n’a plus que le Grand-Bucheux et Brulette, ces merveilleux joueurs de cornemuse qui notent la musique des vallées et des montagnes. Alors cette tentative apparaît telle qu’elle est réellement, comme une fantaisie raffinée et prompte à s’épuiser, comme l’effort capricieux d’un talent qui sent diminuer sa sève primitive, qui cherche artificiellement la simplicité, et ne la trouve qu’un moment pour retomber bientôt dans l’affectation et la monotonie.

Cela tient à bien des causes peut-être, aux habitudes d’esprit que l’auteur s’est faites, et aussi à la nature essentiellement personnelle de ce génie, on pourrait même dire d’une façon plus générale, à la nature du génie des femmes. On n’en est point à l’observer en effet, dans les lettres et dans les arts comme dans la vie, les femmes ont un génie qui leur est propre. Ce n’est point par l’intelligence en un certain sens, ce n’est point par la puissance abstraite de la réflexion et de l’étude, qu’elles conçoivent et qu’elles sont artistes : tout vient de l’instinct chez elles, tout se rapporte à un ordre particulier de facultés et d’impressions vives, délicates, personnelles. Elles excellent à raconter ou à peindre ce qu’elles ont vu, ce qu’elles ont senti; la puissance et l’originalité de leur esprit disparaissent dans l’observation des phénomènes qui leur sont étrangers, dans ce qu’on pourrait appeler la création désintéressée et permanente de l’art. Elles ont du génie dans les lettres familières, dans l’analyse des mouvemens de la société mondaine, parce que là tout a un caractère intime, vivant, personnel, et parce que leur regard embrasse un horizon connu ; elles n’en ont plus dans les recherches et dans les récits de l’histoire. Elles peuvent être touchantes et vraies dans la poésie, dans l’expression directe des sentimens et des passions, qu’elles surprennent et qu’elles décomposent avec une délicatesse infinie ; elles sont dépaysées dans l’étude philosophique de la nature humaine, ou même au théâtre. Il en est qui écrivent supérieurement un ou deux romans, et qui ne peuvent aller au-delà d’un petit nombre d’œuvres émouvantes et choisies. Par un privilège de leur organisation, les femmes sont dans l’heureuse impuissance d’écrire absolument pour écrire, et de se faire hommes de lettres. Elles peuvent sans doute courber leur imagination sous ce joug vulgaire d’une production quotidienne et incessante ; mais elles ne le peuvent qu’en abdiquant ce qui fait le charme et l’éclat de leur esprit.

De là des conséquences frappantes qu’il n’est point difficile de suivre jusque dans les œuvres de l’auteur d’Indiana, l’une des plus puissantes pourtant parmi les imaginations de femmes. D’abord cela est bien sensible, malgré le nombre des romans de Mme Sand, malgré cette fécondité apparente qui a donné le jour à tant de personnages, il y a moins de variété qu’on ne le pense dans ces fictions. Combien de fois n’a-t-on pas vu se reproduire cette image de Lélia, de Consuelo, image habilement nuancée, il est vrai, allant de la grande dame à la bohémienne, de l’artiste à la bergère, mais au fond invariablement identique ? Stenio, Octave, André, Sylvinet dans la Petite Fadette, n’est-ce pas toujours le même type, c’est-à-dire un être faible et incomplet ? Mme Sand aime à se jouer avec ces natures d’hommes relativement inférieures, comme elle aime à montrer la supériorité dans les femmes. Les situations se ressemblent comme les personnages, et même dans ses peintures descriptives, qu’on le remarque bien, ce n’est point le sentiment général de la nature que possède Mme Sand, c’est le sentiment de ses contrées natales, des campagnes de la Creuse et du Berri.

En outre, si Mme Sand est éloquente quand elle est vraiment elle-même, quand la femme est en quelque sorte la complice du poète, elle l’est déjà moins là où il ne reste que l’artiste cherchant laborieusement une inspiration, et elle ne l’est plus du tout au théâtre, parce que le théâtre suppose justement les qualités les plus étrangères au génie des femmes, une sorte de désintéressement de soi-même, une puissance d’observation tout impersonnelle, l’art de ressaisir les caractères les plus divers, une certaine conception générale de la nature humaine et de ses mobiles. Lorsque l’auteur de Mauprat, allant d’expérience en expérience, a voulu à son tour tenter la fortune du théâtre, qu’est-il arrivé? On s’est montré facile pour ses premiers essais, par une secrète considération pour le talent d’autrefois, pour le conteur émouvant. Avec un peu de sévérité ou un peu plus de liberté, on eût dit que Mme Sand se trompait, qu’elle n’inventait rien, et que ces œuvres dramatiques, qui ont menacé un moment de devenir nombreuses, n’étaient, à tout prendre, qu’un reflet diminué de toutes les inspirations et de tous les personnages que l’auteur a semés dans ses romans. Claudie, qu’est-ce autre chose que ce thème épuisé de la réhabilitation de la faute et de la vertu purifiante de la passion, thème singulier dans un cadre de scènes rustiques? Dans Françoise, c’est encore une de ces éternelles providences féminines dont l’accablante supériorité a la monotonie du sophisme. Flaminio, c’est la fantaisie, c’est le génie dans le vagabondage et dans la vie de bohème; Flaminio est une édition nouvelle d’un roman oublié, de Teverino. Favilla, c’est l’artiste, c’est le joueur de musique réunissant toutes les perfections morales, et faisant honte au médiocre philistin.

C’est ainsi qu’on voit se succéder toutes ces inventions qui n’ont plus rien de nouveau, et qui, en passant du roman au théâtre, perdent leur originalité et leur relief. Ici, en effet, le poète n’a plus pour le soutenir la facilité du récit, l’abondance du lyrisme, la fécondité des descriptions pittoresques. Il ne reste que deux choses au théâtre, l’action et les caractères; or c’est là justement qu’éclate l’inaptitude de Mme Sand, et dans cette dangereuse perspective de la scène il est bien plus aisé d’observer ce qui manque à ces personnages dénués de vie et de vérité, à ces drames sans mouvement, à ces bergeries mises en dialogue. Les paysans de Mme Sand, il faut le dire, ont eu tout particulièrement à souffrir de cette transformation, car ce qu’ils ont de faux et de prétentieux est devenu plus apparent. Ils intéressaient dans le roman, ils ne font plus illusion au théâtre. Otez à la Mare au Diable ou à la Petite Fadette une certaine couleur poétique et ce souffle qui renaît par intervalles, vous aurez quelque drame vulgaire comme le Pressoir. Ce ne sont pas des paysans faux comme ceux du XVIIIe siècle, ils sont faux d’une autre manière en faisant la leçon à la société, sans devenir surtout des personnages plus vivans et plus dramatiques. Mme Sand n’a point réussi et ne pouvait réussir au théâtre, parce que c’était une tentative en dehors des facultés naturelles de son génie. Elle s’est dit sans doute que ce qui ne valait plus la peine d’être conté pouvait encore être mis en vaudeville. Mais de toutes les tentatives qui ont rempli cette carrière romanesque, la plus étrange peut-être, la plus incompréhensible est cette longue, verbeuse et insignifiante confidence que Mme Sand a appelée l’Histoire de ma Vie. Non pas que rien ici soit en contradiction avec les facultés de cet esprit; c’est plutôt l’excès d’une prédisposition native, c’est l’abus des divulgations intimes, ou, si ce n’était un si gros mot, on pourrait dire que c’est une sorte d’orgie de la personnalité exaltée et enivrée d’elle-même. Mme Sand ne s’est point aperçue que ses œuvres, comme les œuvres de toutes les femmes, où il y a souvent plus de réminiscences que d’invention, étaient ses mémoires les plus fidèles, et que, si tant est qu’elle éprouvât le besoin de se démasquer un peu plus, elle en avait dit assez dans les Lettres d’un Voyageur, — assez pour que nul regard curieux ne pût se méprendre, sans que ces aveux à demi voilés encore fussent dépouillés de toute poésie. Les Lettres d’un Voyageur n’ont pas suffi, et Mme Sand est allée mêler sa voix à ce chœur discordant de révélations, de confessions et de commentaires qui encombrent notre temps. Depuis quelques années, en effet, n’a-t-on pas vu se développer singulièrement cette littérature de mémoires? Qui n’écrit point ses mémoires aujourd’hui? Ce ne sont pas seulement les morts qui ont le privilège de ce genre de souvenirs d’autant plus précieux jusqu’ici qu’ils gardaient le caractère d’un témoignage posthume. Tout s’est perfectionné, la postérité est loin, et les vivans eux-mêmes s’arrangent pour assister à l’effet de leurs divulgations en prétendant se faire une sorte de postérité contemporaine. Il n’est plus d’ailleurs nécessaire d’avoir été mêlé aux affaires de son temps, d’avoir vu les hommes de près, d’avoir été initié aux secrets d’une société dans laquelle on a vécu, ou, en d’autres termes, d’avoir quelque chose à dire. Le procédé est plus simple : on rassemble quelques anecdotes qui ont couru le monde ou on raconte les révolutions du siècle, et quand on est tout à fait à la hauteur du genre, on écrit soi-même son odyssée. On livre à une curiosité indiscrète l’intimité du foyer, la dignité de la famille, les amours de son père ou de sa mère. On met ses contemporains dans la confidence de sa beauté, de ses goûts, de ses passions, de ses intérêts, de ses misères, et on dit à l’univers : Me voilà! Œuvre de puérile et grossière vanité, frivole autant que dangereuse pour des hommes, bien autrement dangereuse pour une femme, et même impossible au moins sous cette forme directe et nue d’une révélation personnelle.

C’était, au reste, une pensée conçue de bonne heure par l’auteur de l’Histoire de ma Vie, une pensée qui n’a rien gagné en vieillissant. Il y a longtemps déjà que sur cette idée de laisser des mémoires Mme Sand avait fondé je ne sais quelle combinaison qui devait lui survivre. Elle a vécu heureusement plus qu’elle ne le croyait alors, et malheureusement pour elle elle a tenu sa parole en écrivant l’Histoire de ma Vie. Or, cette pensée de discourir de soi-même une fois admise, il ne restait plus qu’à savoir comment le poète se tirerait de ce piège tendu par sa vanité à son talent. Mme Sand, par une de ces audaces de sincérité et d’exactitude qui prennent parfois un autre nom, raconterait-elle sa vie tout entière sans déguisement et sans réticence ? En vraie fille et en héritière de Rousseau, irait-elle jusqu’au bout de ses confessions ? Elle ne le pouvait évidemment ; un récit circonstancié et complet de tout ce qui a pu remplir sa vie lui était interdit. À défaut de ce récit simple et nu, écrirait-elle une de ces autobiographies morales et littéraires qui sont la révélation d’une âme, d’un esprit ? Ici l’idée, en se transformant, prenait un caractère nouveau. L’auteur écrivait les mémoires de son intelligence, et retraçait l’histoire de ses livres en montrant comment l’inspiration littéraire jaillit du foyer de la vie intérieure. De telles œuvres, d’une analyse délicate et profonde, sont souvent éloquentes et toujours instructives. Par un singulier renversement d’idées. Mme Sand n’a nullement fait ce qui eût été possible, et elle s’est jetée dans la voie la plus scabreuse, celle des révélations intimes et personnelles, et comme elle ne pouvait tout dire, elle a fini par substituer à ce qu’elle devait passer sous silence mille puérilités, mille détails indifférens ou vulgaires. Elle n’a point écrit des mémoires, elle a fait comme un virtuose supérieur qui vit d’un vieux succès et qui se donne toute liberté ; elle s’est mise à improviser tous les matins, devant le public, sur les différentes circonstances de sa vie qui revenaient successivement à son esprit, en remontant jusqu’à son aïeul le maréchal de Saxe.

L’aventure ne fut guère amusante pendant deux ans ; au huitième volume, on touchait à peine à la naissance de l’auteur, et on avait tourné la dernière page sans en savoir beaucoup plus. Comment d’ailleurs Mme Sand eût-elle écrit ses mémoires? Elle ne se souvient pas, elle a au plus haut degré le don merveilleux de l’oubli. Mme Sand ne sait pas même où ont paru quelques-uns de ses plus charmans ouvrages, Lavinia, la Marquise; elle attribue aux hommes ce qu’ils n’ont jamais dit, ce qu’ils n’ont jamais fait. Dans ce livre frivole, il y a un fait plus grave, une dissonance étrange et permanente qui ne naît point sans doute d’une absence de sincérité actuelle, mais qui laisse voir ce qu’il y a de mobilité dans cet esprit, et qui finit par ôter tout accent de vérité à de tels récits. L’auteur parle de son enfance, de son passé, des choses et des hommes avec ses impressions du moment. On pourrait presque dire qu’à quelques mois d’intervalle, dans le travail successif de cette prolixe improvisation, les mêmes faits apparaissent sous un aspect tout différent, parce que le point de vue personnel de l’écrivain a changé. L’Histoire de ma Vie repose sur ce perpétuel anachronisme moral. A tout prendre, c’est là peut-être l’explication la plus claire des singulières libertés que Mme Sand prend aujourd’hui à l’égard de bien des hommes de ce temps qu’elle a connus, et qu’elle croit devoir introduire dans ses mémoires sans les avoir consultés. Il ne faut pas s’en étonner, la vie est si longue, les impressions se succèdent si rapidement! Mme Sand a oublié ses relations d’autrefois, elle a oublié ses amis, ou, s’il lui en souvient, il ne lui en souvient guère, et même au besoin, pour mieux attester sans doute l’impartialité de l’historien, elle les exécute merveilleusement avec une grâce supérieure et un magnifique détachement du passé, comme elle juge chaque chose du haut d’une philosophie puérilement prétentieuse qui travestit tout, même les scènes naïves de l’enfance. D’une plume libre et légère, elle sabre ses amis, ses souvenirs et la vérité.

Encore si Mme Sand n’avait pris de ces étranges libertés qu’avec ses amis, avec d’anciennes connaissances qui ont fait place à des connaissances nouvelles! mais elle est allée plus loin, et c’est là un des traits choquans de ce livre. Pour tout dire, l’auteur de l’Histoire de ma Vie a fait le contraire de ce que faisaient ces enfans d’autrefois qui jetaient un manteau sur la nudité de leurs parens. Chose bizarre ! Mme Sand n’a point dit sur elle-même ce qu’elle ne devait pas dire, ce qu’elle ne pouvait pas dire, ce que nul ne lui demandait d’ailleurs, et en même temps elle s’est crue autorisée à dire sur sa mère ce que personne ne savait, ce qu’elle pouvait bien certes se dispenser de révéler sans diminuer l’intérêt de son récit, car enfin qui pouvait éprouver le désir de savoir que cette mère avait eu une jeunesse orageuse, exposée « à des hasards effrayans, » qu’elle était de l’état-major de nos armées dans les campagnes d’Italie, et qu’elle avait eu à quitter « une riche protection » pour suivre le père de Mme Sand? Il est vrai que l’auteur aussitôt se tourne vers la société pour l’accabler de ses objurgations et pour rejeter sur elle la responsabilité de tous les entraînemens d’une jeune fille qui tombe après être venue au monde avec sa beauté pour tout patrimoine. Le thème n’est point nouveau, comme on voit; il traîne dans toutes les fictions de Mme Sand, et c’est là vraiment sa place. Rapproché de ces tristes réalités, ne semble-t-il pas indiquer la pensée secrète d’aller chercher jusque dans la révélation des misères maternelles de quoi étayer un sophisme? Ou bien notre contemporaine, en mettant le nom de sa mère, fille du peuple, à côté de celui de son père, petit-fils du maréchal de Saxe, a-t-elle cédé à la fantaisie de se montrer dans la double splendeur de son origine aristocratique et plébéienne? On ne le sait. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que Mme Sand, interrogée un jour sur les Mémoires de Chateaubriand, répondait d’un ton leste : « C’est un ouvrage sans moralité ; je ne veux pas dire par là qu’il soit immoral, mais je n’y trouve pas cette bonne grosse moralité qu’on aime à lire même au bout d’une fable ou d’un conte de fées. Jusqu’à présent, cela ne prouve rien et ne veut rien prouver. L’âme y manque, et moi qui ai tant aimé l’auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l’homme. Je ne le connais pas, je ne le devine pas en le lisant, et pourtant il ne se fait pas faute de s’exhiber, mais c’est toujours sous un costume qui n’est point fait pour lui. Quand il est modeste, c’est de manière à vous faire croire qu’il est orgueilleux, et ainsi de tout... C’est un fantôme, et un fantôme en dix volumes, j’ai peur que ce ne soit un peu long... » l’Histoire de ma Vie a vingt volumes! je ne sais trop ce qu’elle prouve; je suis bien sûr que dans les affectations de sincérité et de modestie de l’auteur il y a au moins autant de vanité qu’il y a d’orgueil dans l’indifférence superbe de Chateaubriand, et en fait de bonne grosse moralité, Mme Sand a mis dans ses mémoires les amours de sa mère et de son père. Elle a fait plus que Jean-Jacques, qui ne mettait dans ses Confessions que l’épisode de Mme de Warens.

Voilà le malheur de Mme Sand : elle a cru pouvoir tout penser, tout dire, tout oser. Douée d’instincts puissans, mais dangereux, elle a cru qu’elle pouvait impunément promener son esprit dans toutes les régions du sophisme, et qu’il suffisait de vouloir pour effacer toute distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux, entre ce qui est permis à une imagination bien inspirée et ce qui est simplement l’œuvre d’une imagination licencieuse. Avec des facultés littéraires dont l’éclat a été un des charmes de ce temps, Mme Sand a manqué de ce sens moral supérieur qui règle ou féconde la sève de l’intelligence, et qu’arrive-t-il aujourd’hui? Il arrive quelque chose de bien simple. A mesure que les années et les œuvres se succèdent, l’esprit s’épuise dans cette lutte permanente contre la vérité morale, les dons brillans pâlissent, et cette diminution des qualités premières laisse apparaître je ne sais quel élément grossier et vulgaire qui était sans doute dans la nature de ce talent, mais qui se perdait pour ainsi dire dans l’éloquence.

Lorsque Mme Sand décrivait dans sa jeunesse les orages de la passion, la vivacité du coloris suppléait à la pureté de la pensée, le souille de la poésie animait tout; aujourd’hui elle fait dans ses mémoires des théories sur l’accouplement des sexes et sur leur part réciproque dans la procréation de l’espèce humaine ; elle en vient, selon son expression, à dire sans délicatesse les choses délicates, et elle ne craint nullement de se servir de ces mots qui semblaient réservés jusqu’ici à la langue de Rabelais et de Molière. Mme Sand a tant chanté l’amour libre, que son imagination a fini par se créer un monde particulier de mœurs étranges, où l’on se mêle, où l’on vit ensemble, où règne une saveur de sigisbéisme et d’illégitimité. Je ne sais si on l’a remarqué, tout le monde est bâtard ou près de l’être dans les dernières inventions de Mme Sand; les champis ont pullulé; c’est une société qui semble avoir pour unique origine et pour unique loi le caprice des sens dans la liberté des liaisons, et il ne tient à rien vraiment que par amour de l’art le poète, dans son histoire, ne proclame sa propre illégitimité. Peintre de la passion, Mme Sand écrivait dans les premiers temps Valentine ou André; maintenant elle écrit la Daniella, une œuvre de sensualisme débordant, recommencée déjà bien souvent par l’auteur, et visiblement destinée à démontrer une fois de plus la supériorité des femmes de chambre dans l’amour. Il en est ainsi de tout. Autrefois, dans les Lettres d’un Voyageur, Mme Sand parlait de l’art avec feu, avec une grâce entraînante; elle se représentait parcourant l’Italie et les Alpes, recueillant sur son passage des images nouvelles; elle traçait de l’artiste un portrait sinon vrai, du moins brillant de poésie. Aujourd’hui elle écrit Favilla; elle construit de petits drames avec de petites idées qui ont déjà passé dans ses romans, et il lui arrive parfois de laisser échapper de ces phrases d’industriel dans l’embarras : « D’un côté, dit-elle en parlant de sa position en 1848, d’un côté on me menaçait d’une saisie sur mon mobilier, de l’autre les prix du travail étaient réduits des trois quarts; encore le placement fut-il suspendu pendant quelques mois! » Dans cette plainte touchante, reconnaissez-vous l’artiste des premiers jours? Enfin veut-on savoir où en est Mme Sand dans les évolutions philosophiques et sociales de sa pensée? Elle a bien erré, elle en est venue à se faire un petit symbole bien simple, bien clair, qui est le dernier mot du progrès, et qu’elle inscrit dans ses mémoires; il lui faut « la terre de Pierre Leroux, le ciel de Jean Reynaud, l’univers de Leibnitz, la charité de Lamennais. » On ne peut certes demander mieux.

Je ne veux dire qu’une chose, c’est qu’il y a dans ce talent un instinct grossier, une ivresse du sophisme, un goût de tous les excès qui ont sans cesse tendu à prédominer, et par une combinaison singulière plus ces élémens se sont fait jour, plus l’auteur s’est rejeté dans une phraséologie philosophique, sentimentale et mystique. Prenez bien garde : que Mme Sand décrive les impétuosités les plus ardentes des sens ou les liaisons les plus vulgaires, elle se servira de ces mots de vertu, de chasteté et d’extase idéale; qu’elle mette la main sur quelque système violent ou sur quelque factieux, elle parlera de progrès, d’héroïsme, elle invoquera les saints, les martyrs et Jésus-Christ lui-même; qu’elle trouve sur son passage quelque pauvre diable de comédien, elle va parler tout simplement de sa sublimité et de son génie, et Mme Sand, qui vit désormais dans cette atmosphère, qui s’est fait une habitude de ce langage, tout en assurant que « le faux, le guindé, l’affecté lui sont antipathiques, » Mme Sand ne voit pas même que cette emphase vulgaire n’est plus que le signe bizarre des défaillances de la véritable inspiration.

Esprit ardent et inégal, organisation fougueuse et incomplète, imagination puissante et raison faible, Mme Sand a été malgré tout assurément une des plus curieuses natures littéraires de ce temps, et par ses facultés, et par l’action qu’elle a exercée, et par ses égaremens mêmes. De toutes les causes qui ont si étrangement contribué à pervertir un si brillant talent, j’en voudrais dégager une primordiale, profonde, qui est venue en aide à toutes les autres : c’est que Mme Sand a voulu être plus qu’une femme ou autre chose qu’une femme, lorsque son génie était avant tout essentiellement féminin. Si elle l’eût voulu, elle aurait pu certainement couronner d’un merveilleux éclat cette tradition littéraire des femmes qui, à ne prendre que le roman, commence à Mme de La Fayette en France. Lui chercher absolument des modèles dans le passé serait difficile. Elle n’aurait jamais eu, je pense, cette délicatesse et cette grâce suprême qui ont fait de la Princesse de Clèves une des plus charmantes peintures de la passion dans une société de gentilshommes; elle eût été le conteur plus large, plus libre, plus saisissant d’une société si complètement transformée. Sans avoir moins d’esprit que bien des femmes du XVIIIe siècle, elle aurait eu plus d’éloquence, plus de génie inventif et créateur. Avec moins de sûreté de jugement et moins de fermeté d’intelligence que n’en eut Mme de Staël dans les choses philosophiques ou politiques, elle aurait eu toujours un plus vif sentiment de l’art, plus de grâce et de facilité de récit. S’il est une femme de qui elle se rapproche, c’est une personne qu’elle a fait oublier, dont la vie fut douloureuse et courte, et qui fit de ses romans, au commencement du siècle, l’écho de son âme brûlante; c’est Mme Cottin, l’auteur de Malvina et d’Amélie de Mansfield. Dans les ouvrages des deux écrivains, on trouverait plus de points de ressemblance qu’on ne le suppose. Mme Sand n’a pas plus de feu dans l’expression intense et vive de la passion, mais elle a plus d’étendue, plus de poésie, et elle possède surtout le sentiment pittoresque, qui manquait à Mme Cottin, cet art merveilleux de faire revivre un paysage dans sa vérité et dans sa fraîcheur. Enfin cette tradition, Mme Sand aurait pu la continuer en l’agrandissant, en l’enrichissant de créations nouvelles; elle eût été la dernière venue et la plus éloquente de toutes les femmes qui ont laissé la trace de leur génie ou de leur esprit dans les lettres en France.

Cela n’a point suffi à cette inquiète activité; Mme Sand a eu l’ambition d’être plus qu’une femme, je le disais, et elle n’a point réussi à coup sûr. Comment eût-elle réussi? Elle a voulu abdiquer son sexe, oubliant qu’une femme se trahit toujours par un geste, par les habitudes de son esprit, par sa façon d’observer et de sentir, par toutes ses qualités, et quand elle ne se trahit pas par ses qualités, elle se trahit par ses défauts. Mme Sand a prétendu à une certaine virilité, et elle n’a pu prendre aux hommes que le reflet de leurs idées, l’ombre de leurs systèmes, les petitesses de leurs passions. Elle s’est fait une organisation tout artificielle dont la naïveté est certes le moindre défaut, et, après avoir été un des enchanteurs des générations contemporaines, Lélia, par une secrète et ironique vengeance de la nature, Lélia finit comme Mme de Genlis, — une Mme de Genlis qui a rédigé des bulletins de la république, qui a écrit, elle aussi, ses mémoires, qui fait des romans avec des thèses de philosophie, et multiplie sans compter des récits devenus vulgaires.

Le prestige est évanoui. Hélas! il s’évanouit tous les jours pour bien d’autres et par des raisons qui ne sont pas essentiellement différentes, par des causes générales dont l’influence s’est fait sentir sur Mme Sand et sur bien des talens qui se sont révélés comme elle à un certain moment de notre vie contemporaine, et comme elle finissent mal. La littérature d’imagination, vue dans son ensemble, offrira certainement dans l’histoire intellectuelle de notre siècle un des chapitres les plus curieux. On y verra, à peu d’exceptions près, de la sève, du mouvement, et aucune idée de prévoyance supérieure, des instincts énergiques à qui il a manqué de devenir une force d’intelligence réfléchie, de grandes et poétiques existences allant se perdre obscurément dans de vulgaires labeurs sans dignité ou sans puissance, un premier essor merveilleux suivi d’étranges déceptions. A quoi cela tient-il? C’est que la plupart de ces talens qui se sont élevés, qui ont charmé une génération, ont eu plus d’éclat et d’exubérance que de vraie grandeur; ils n’ont pas su discipliner leurs facultés sous l’empire d’un sentiment moral prédominant. Ils ont eu de la jeunesse, ils ne sont jamais arrivés à une haute et sérieuse maturité ; ils ont été surpris dans leur croissance, pour ainsi dire, par mille influences subtiles et violentes, la vanité, la manie de l’importance et des rôles publics éclatans, les tentations du lucre, l’épidémie du sophisme. Dans l’indépendance de leurs rêves, ils ont cru que le monde leur appartenait, qu’il était en leur pouvoir de se faire une vérité à eux et de l’assouplir à toutes les mobilités de leur fantaisie, de jouer avec toutes les choses de la vie publique ou privée, idéale ou pratique, comme avec un instrument sonore. La vérité s’est éclipsée dans leurs œuvres, la saine vigueur n’a fait que diminuer dans leur talent, et ce qu’ils ont pris pour une fermentation généreuse n’était, à tout prendre, qu’une maladie morale qui les a exténués eux-mêmes, qu’ils ont communiquée, et dont les imaginations sentent le besoin de se guérir, pour se relever au niveau des justes conceptions de l’art et de la poésie.


CHARLES DE MAZADE.

  1. À ce sujet, on fera bien de consulter les études curieuses de M. Henry Blaze qui ont paru sur Aurore de Kœnigsmark dans la Revue du 15 octobre 1852, et sur le Dernier des Kœnigsmark dans la livraison du 15 mai 1853.
  2. C’est quand Mme Sand fut entrée dans cette phase du radicalisme social que la rupture de la Revue avec le célèbre écrivain devint imminente. Cette rupture se fit d’une façon définitive en octobre 1841, à l’occasion du roman d’Horace, que la direction de la Revue refusa de publier. (N. du D.)
  3. Que l’auteur de cette étude nous permette ici une observation. L’Histoire de ma Vie n’est-elle pas l’histoire (l’histoire assez peu fidèle, hélas!) des personnes que Mme Sand a connues plutôt que celle même de l’écrivain? Puisque Mme Sand nous a mis en scène dans ses mémoires, on ne peut nous blâmer de saisir, quoiqu’à regret, l’occasion qui se présente de noter les singulières assertions qui nous touchent. Est-ce la peine en effet d’avoir vécu près de dix ans en relations familières, quotidiennes, avec quelqu’un pour ne rien savoir de précis sur sa vie, du moins pour oublier ou confondre tout à plaisir, pour nous dénationaliser par exemple et nous attribuer une nationalité qui n’a jamais été la nôtre? Mme Sand a été le collaborateur assidu de la Revue des Deux Mondes pendant neuf ou dix ans, à partir de ses débuts : qu’elle veuille bien se remettre en mémoire ces belles années, se rappeler tout ce que nous n’avons pas oublié, et sans doute elle avouera que le milieu où elle était, que les conseils des amis sûrs et éclairés qui l’entouraient ne lui ont pas fait défaut, ne lui ont pas été inutiles, si de son côté elle a jeté quelque éclat sur ce recueil. Nous avons de cela des témoignages qu’elle ne récusera pas. Pendant ces neuf ou dix ans, Mme Sand a donné à la Revue dix ou douze romans sans compter bien d’autres travaux ; elle a publié là ses œuvres les plus célébrées peut-être, puisqu’on y voit André, Mauprat, Leone Leoni, les Lettres d’un Voyageur, etc. Eh bien ! elle oublie tout pour dire dans ses mémoires ; « Je fis pour ce recueil la Marquise, Lavinia, je ne sais quoi encore! » Or jamais la Marquise et Lavinia n’ont paru dans la Revue des Deux Mondes. Mme Sand ajoute d’un ton léger que depuis notre rupture nous ne lui avons plus guère trouvé de talent. Ceci prouve que sous ce rapport Mme Sand est aussi fort mal informée, car si nous avons déploré les écarts de son esprit, les dissidences regrettables sur les principes, qui devaient nécessairement amener une rupture, nous n’avons jamais parlé de l’auteur d’André et de Mauprat qu’avec une vive sympathie pour son talent. Mais c’est assez de rectifications. Ces mémoires sont-ils d’ailleurs les vrais mémoires de George Sand? L’écrivain éminent que nous avons connu, aimé et admiré n’en laissera-t-il pas de plus sincères et de plus complets? Nous ne pouvons le croire; nous n’avons pas oublié non plus que dans l’hiver de 1835 Mme Sand eut pour la première fois l’idée d’écrire quatre volumes seulement de mémoires, qui ne devaient paraître qu’après sa mort. Quand il nous arrive de feuilleter encore les trois ou quatre cents lettres de Mme Sand qui nous restent entre les mains, nous y trouvons non-seulement crayonné le plan de ces mémoires, mais quelques-uns même des élémens de ce livre posthume, du moins pendant les dix premières et plus belles années de la vie littéraire de l’auteur. (N. du D.)