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Guillaume Couture, premier colon de la Pointe-Lévy/1

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Texte établi par Tremblay & Dion, Inc., Mercier et Cie (p. 12-32).

I

Guillaume Couture est un enfant de la Normandie. Il naquit à Rouen, en 1617, du mariage de Guillaume Couture et de Madeleine Mallet. Ce renseignement est pris dans le dictionnaire généalogique de l’abbé Tanguay. D’après l’abbé Ferland, Couture[1] aurait vu le jour l’année même de la fondation de Québec, en 1608.

Rouen était alors la ville où se recrutait spécialement toute cette intrépide population qui avait donné à la France l’empire d’un monde. C’est là que Champlain avait trouvé la plupart de ses fidèles interprètes. C’est dans les faubourgs des villes de Normandie que les armateurs racolaient leurs meilleurs équipages. Nicolet, le Tardif, Marguerie, Hertel, Marsolet, les Grodefroy sont des enfants de la province normande.

Élevé au milieu des pêcheurs et des marins, Couture dut se former de bonne heure à l’idée des voyages. Étant encore fort jeune, il s’embarqua pour le Canada.

Les pères jésuites, dès 1634, avaient fondé sur les bords des grands lacs un établissement au milieu des Hurons. Ils avaient besoin de jeunes gens de métier, courageux et actifs : Couture, qui était menuisier, s’engagea au service de la compagnie, dès son arrivée.

L’abbé Ferland le fait venir au pays en 1642[2], mais par un acte qui se trouve au greffe des notaires à Québec[3], on voit que Guillaume Couture, domestique des révérends pères religieux de la compagnie de Jésus de la mission des Hurons en la nouvelle France, demeurait déjà dans cette mission dès 1640.

C’était l’habitude alors de ceux qui se destinaient à de longs et périlleux voyages de faire avant leur départ, une donation générale de leurs biens à leur famille[4].

Couture avait laissé en France sa vieille mère et une sœur[5]. Son père, qui exerçait l’honnête profession de menuisier, était mort laissant quelques biens dans sa succession. Il y avait entre autres certains immeubles en la paroisse de la Haye-Aubray, en Normandie. Un des oncles de Guillaume, laboureur à Aubray, était son tuteur et avait eu l’administration de ses biens.

De passage à Québec, dans l’été de 1641, Couture fit donation de ses héritages à sa mère et à sa sœur et leur donna pouvoir de se faire rendre compte de la gestion de tutelle de son oncle[6].

Il dut partir la même année pour le pays des Hurons, car, au printemps de 1642, le père Isaac Jogues revenant de cette grande et glorieuse mission, après six ans d’incessants labeurs, le cite comme son compagnon de voyage[7].

Partis du Saut-Sainte-Marie le treize de juin, les voyageurs arrivaient à Québec après trente-cinq jours de marche. Il leur avait fallu parcourir trois cents lieues de pays, « désembarquer quarante fois et quarante fois porter leurs bateaux et tout leur bagage dans les courants et les chutes d’eau[8]. » Dans ces accidents de voyage n’étaient point compris quelques naufrages où ils avaient été en grand danger de perdre la vie, et les embuscades des Iroquois évitées comme par miracle.

Après quinze jours de repos, ce prêtre infatigable reprenait le chemin du pays des Hurons.

Trois-Rivières était le poste avancé d’où partaient les expéditions pour les pays lointains des lacs et des missions sauvages. C’est à cette dernière escale en pays connu, que le père Jogues s’embarque le second jour d’août avec les sauvages qui l’ont suivi depuis les lacs. Il ramène avec lui Guillaume Couture, interprète, René Goupil, jeune chirurgien, qui allait exercer son art auprès des chrétiens, et un jeune français dont les Relations ne nous ont point conservé le nom.

L’expédition se compose de quarante personnes montées sur douze canots divisés par escouades. L’avant-garde est conduite par le valeureux chef Eustache Ahatsistari.

La flottille porte les approvisionnements des missionnaires et de leurs compagnons, ainsi que les objets nécessaires pour les chapelles.

Aux flancs des canots voltigent au gré du vent comme des flouettes[9] les chevelures des ennemis tués au combat.

Les voyageurs avaient laissé les Trois-Eivières depuis deux jours, lorsqu’un matin, arrivés aux environs des îles du lac Saint-Pierre, l’avant-garde découvre sur le rivage quelques pistes d’hommes nouvellement imprimées sur le sable[10]. On met pied à terre. Les uns disent que ce sont des vestiges de l’ennemi, les autres assurent que ce sont des traces d’Algonquins, sauvages alliés. Ahatsistari, auquel tous les autres défèrent pour ses faits d’armes et son courage, s’écrie : « Qu’ils soient amis ou ennemis, il n’importe, je remarque à leurs traces qu’ils ne sont pas en plus grand nombre que nous. Avançons et ne craignons rien. » À peine ont-ils fait un mille de chemin, que l’ennemi, caché dans les grandes herbes et les broussailles, se lève avec de grands cris et décharge sur les canots une grêle de balles.

Le bruit des arquebuses effraye si fort une partie des Hurons, qu’ils abandonnent leurs canots et leurs armes pour se sauver au fond des bois. Le jeune Français, qui se trouve à l’arrière-garde, les suit. Heureusement, cette première décharge n’a fait aucun mal ; un Huron seulement a eu la main transpercée et quelques canots sont brisés en éclat. La petite expédition ne compte plus que douze à quatorze combattants. On se bat vaillamment, lorsqu’une bande de quarante Iroquois en embuscade de l’autre côté du fleuve vient fondre sur ceux qui résistent encore. Écrasée par le nombre des ennemis qui reçoivent toujours du renfort, cette poignée de braves perd courage. Ceux qui sont les moins engagés sont contraints de fuir, abandonnant leurs camarades dans la mêlée. René Goupil, qui n’est plus soutenu de ceux qui le suivent, est entouré et pris avec Abatsistari et les plus courageux des Hurons.

Le père Jogues, qui aurait pu se sauver en se cachant dans les halliers et dans les roseaux, ne veut point abandonner les Français et les néophytes, et il vient grossir le nombre des captifs.

« Pour moi, écrit-il, témoin de tout, je ne voulais ni ne pouvais fuir. Comment fuir en effet nu-pieds[11] ? Comment me résoudre à abandonner ce bon Français, les autres Hurons captifs, et ceux qui allaient le devenir, et dont plusieurs n’étaient pas baptisés ? Cependant, comme les ennemis, pour poursuivre les fuyards, m’avaient laissé sur le théâtre du combat, j’appelai un de ceux qui veillaient à la garde des prisonniers, et le priai de m’adjoindre au Français déjà pris, lui faisant comprendre qu’étant son compagnon de voyage, je voulais partager ses périls et sa mort. Cet homme, comme saisi de frayeur, et pouvant à peine ajouter foi à mes paroles, s’approcha de moi, et me réunit aux autres captifs. »

Guillaume Couture, qui rencontre pour la première fois l’Iroquois, fait bravement le coup de feu, puis, voyant que les Hurons lâchent pied, il se sauve comme eux dans les bois. Jeune, plein d’ardeur et d’agilité, il est bientôt hors des prises de l’ennemi, lorsqu’il s’aperçoit que le père Jogues ne l’a point suivi. Il est pris de remords parce qu’il a abandonné le missionnaire et son camarade. « Comment ai-je pu, se dit-il à lui-même abandonner mon père chéri, et le laisser exposé à la rage des sauvages ? Comment ai-je pu fuir sans lui ? Quoi ! l’abandonner ? Jamais. » Il ne veut point passer pour lâche et comme il s’en va retourner sur ses pas, il se trouve en face de cinq grands Iroquois. L’un d’eux le couche en joue, mais l’arquebuse fait fausse amorce, et Couture, qui considère que l’on ne doit jamais manquer son ennemi, le jette raide mort sur place. Il se trouve que celui qu’il vient d’expédier si prestement est un chef distingué. Les quatre Iroquois qui restent, furieux, se jettent sur lui, le dépouillent de ses vêtements, le rouent de coups de bâtons, lui arrachent les ongles, lui broient les doigts avec leurs dents, et lui passent une épée à travers la main droite. Après l’avoir lié et garrotté ils l’amènent à ses compagnons[12].

Le père Jogues le reconnaît, il s’échappe de ses gardes et se jette à son cou : « Courage, lui dit-il, mon cher frère et mon cher ami, offrez vos douleurs et vos angoisses à Dieu pour ceux mêmes qui vous tourmentent ; ne reculons point, souffrons courageusement pour son saint nom, nous n’avons prétendu que sa gloire en ce voyage. » Les Iroquois demeurent d’abord tout étonnés. Puis, se figurant que le Père applaudit à Couture de ce qu’il a tué un de leurs chefs, ils se jettent sur lui, le frappent à coups de poings, de bâtons et de massues, et le laissent à demi-mort. Comme il respire encore, ceux qui n’ont point frappé s’approchent, lui arrachent avec leurs dents les ongles des doigts, lui mordent les index dépouillés des chairs et les broient comme entre deux pierres. René Goupil est traité de la même façon.

Quelque atroce que soit la douleur, les martyrs la supportent avec calme et sang-froid.

Cependant les coureurs reviennent de leur chasse aux hommes, et l’on s’embarque pour l’autre rive du fleuve où le bagage des douze canots est partagé. Le butin était assez considérable, car outre ce que chaque Français apportait pour lui-même, il y avait vingt paquets renfermant beaucoup d’objets d’église, et de plus pour les missionnaires, des habits, des livres, et autres choses, que la pauvreté chez les Hurons rendait vraiment précieuses[13]. On prit ensuite le chemin du pays iroquois.

Le voyage dura treize jours.

Il est difficile de concevoir les souffrances qu’eurent à endurer les prisonniers : la faim, la soif, une chaleur ardente, les menaces, les mauvais traitements, la douleur des plaies encore ouvertes et envenimées, dans lesquelles se formaient déjà des vers. Pendant les haltes, les barbares s’approchaient des prisonniers pour leur arracher les cheveux et la barbe, et enfoncer profondément leurs ongles toujours très aigus, dans les parties du corps les plus délicates et les plus sensibles. Chaque soir, pour se délasser des fatigues de la journée, on renouvelait les tortures. Cette marche funèbre de chrétiens avait quitté les rives du Saint-Laurent depuis huit jours lorsqu’on fit la rencontre de deux cents guerriers iroquois qui venaient à la chasse des Français.

C’était une croyance parmi les sauvages que ceux qui partaient pour la guerre étaient d’autant plus heureux qu’ils étaient plus cruels envers leurs ennemis. Les guerriers s’en allant en course, à la vue des prisonniers, remercient d’abord le soleil, dieu des combats, de cette capture et félicitent leurs compatriotes par une brillante décharge de mousqueterie, puis tous entrent dans les bois voisins pour y couper des bâtons. Ainsi armés, deux cents guerriers se rangent sur deux lignes et font passer les prisonniers tout nus dans ce chemin nouveau. C’est à qui deschargera plus de coups et plus fortement. Le père Jogues, qui est réservé pour la fin, n’a pas fait la moitié de la route, qu’il tombe écrasé sous cette grêle de coups et ne peut plus se relever. Un instant on le croit mort. Il revient à lui et les supplices recommencent. Les doigts sont brûlés, écrasés, pressés, tordus. Quand les forces manquent aux captifs, on leur applique du feu aux bras et aux cuisses.

Ahatsistari eût les deux pouces coupés, et, par la plaie de la main gauche, on enfonça jusqu’au coude un bâton très aigu.

Dans l’après-midi du treizième jour après leur départ, les captifs arrivent enfin sur les bords de la rivière, près du premier village des Agniers. Pendant tout leur voyage, ils n’avaient mangé que quelques fruits cueillis en passant sur la route. Dans les haltes, les sauvages avaient mis la chaudière sur le feu, comme pour cuire la nourriture ; mais tout s’était borné à laisser chacun prendre de l’eau tiède à discrétion.

À l’entrée du village, la jeunesse, armée de bâtons, et rangée sur deux haies, attendait les hôtes de la nation.

Voici l’ordre établi dans la marche :

En tête des prisonniers, on fit marcher Couture. Il avait tué un chef de distinction et on le considérait comme le plus criminel. Après lui venaient les Hurons, à égale distance les uns des autres, et au milieu d’eux était René Goupil. Le père Jogues fermait la marche. Les Iroquois s’étaient répandus dans les rangs pour retarder la marche et mettre plus de distance entre les prisonniers.

Les uns, armés de morceaux de fer qu’ils faisaient jouer au bout d’une corde, les autres, brandissant de lourds gourdins, frappaient à coups redoublés. Ce chemin conduisait à un échafaud élevé au milieu du village où les victimes furent exposées pendant le jour à la curiosité publique[14].

La nuit on les réunissait dans une cabane où les enfants s’amusaient à jeter sur eux des cendres rouges et des charbons ardents[15]. Pour rendre leurs fils capables des plus grandes choses, les sauvages leur faisaient faire l’apprentissage de la cruauté.

Les Iroquois n’avaient encore jamais vu sur leurs théâtres des prisonniers français, ni des chrétiens ; aussi, contre l’usage, et pour contenter la curiosité de tout le monde, on les conduisit dans tous les villages.

Il fallait avoir des bourreaux plus frais.

Pendant ses tourments le père Jogues trouvait encore moyen de baptiser les catéchumènes hurons avec quelques gouttes d’eau, restées à la suite de la pluie sur les feuilles des épis de blé d’Inde qu’on lui avait servis pour nourriture,

Guillaume Couture, quoiqu’il eût les mains toutes meurtries, n’avait encore perdu aucun de ses doigts. Un sauvage se chargea de réparer cet oubli, et lui enleva la moitié de l’index droit. La douleur fut d’autant plus grande que le sauvage se servit, non d’un couteau, mais d’un morceau de coquillage ; et comme il ne pouvait couper le nerf trop dur et trop glissant, il le lui arracha en tirant avec une telle violence, que le bras enfla prodigieusement jusqu’au coude. La douleur en rejaillit jusqu’au fond de son cœur, dit le père Jogues.

Un sauvage eut pitié de lui, et le garda dans sa maison. Couture put ainsi échapper aux tourments qu’eurent à subir encore ses malheureux compagnons.

Depuis sept jours ils étaient traînés de village en village, de théâtre en théâtre, lorsqu’on leur annonça qu’ils allaient périr par le feu. Cependant, après une plus mûre délibération, les anciens des villages pensèrent qu’il valait mieux conserver la vie aux Français afin de pouvoir se servir d’eux avantageusement dans l’occasion pour faire la paix.

C’était de la politique sauvage.

Trois Hurons furent condamnés à mourir. L’un d’eux était le brave Ahatsistari, qui périt au milieu des tortures avec toute la grandeur d’âme et la patience d’un martyr.

Les Français ayant la vie sauve, on ne leur fit plus aucun mal. On les coucha sur des écorces d’arbre et on leur donna de la farine d’Inde pour se réconforter et parfois un peu de citrouille à demi-crue. « Leurs mains et leurs doigts étant tout en pièces, dit la relation, il leur fallait appaster comme des enfants. »

Lorsque les captifs eurent repris assez de force, on parla de les ramener aux Trois-Rivières pour les rendre aux Français, mais les chefs ne purent s’accorder.

Les saurages avaient coutume de donner les prisonniers aux familles qui avaient perdu quelques-uns de leurs parents à la guerre. Ces prisonniers héritaient en quelque sorte des droits des défunts et n’avaient plus d’autres maîtres que le chef de la famille. Celui-ci avait sur eux droit de vie et de mort.

Guillaume Couture, qui avait conservé assez de vigueur pour marcher jusqu’à Tionnontoguen[16], fut donné à une famille dont le chef avait été tué en guerre.

Le père Jogues et René Goupil furent gardés comme otages.

Dans l’automne, le gouverneur du fort d’Orange traita en vain de la délivrance des prisonniers. Le commandant hollandais proposa aux Iroquois 260 piastres de rançon. Malgré ses offres et ses promesses, il ne put rien obtenir. Les sauvages, très adroits et rusés, ne voulant point paraître rejeter la demande de leurs alliés, alléguèrent faussement qu’ils avaient promis de rendre les captifs aux Français dans peu de jours[17].

En septembre, une simple aventure occasionna la mort de Goupil. Il ôta un jour le bonnet d’un enfant qui vivait dans sa cabane, et lui fit faire un signe de croix. Un vieillard superstitieux, aïeul de l’enfant, prit cette action pour un maléfice, et ordonna à son neveu de tuer le français ; le neveu exécuta fidèlement cet ordre barbare.

Un jour, comme le père Jogues et le jeune chirurgien rentraient au village, récitant leurs prières, deux jeunes gens les arrêtèrent, et l’un d’eux, tirant une hache cachée sous son vêtement, en porta un coup violent sur la tête de René Goupil, qui fut renversé et mourut peu d’instants après, en prononçant le saint nom de Jésus. À la vue de la hache ensanglantée, le père Jogues se jeta à genoux, ôta son bonnet, et se recommandant à Dieu, attendit que la hache lui tombât sur la tête. « Lève-toi, lui dit le meurtrier, je n’ai pas le droit de te tuer, car tu appartiens à une autre famille. »

Après avoir traîné le corps de Goupil dans le village, on le jeta dans un torrent voisin où les eaux du printemps l’entraînèrent dans la rivière Hudson.

Dans l’hiver le père Jogues fut donné comme valet à des chasseurs. Vêtu d’un mauvais capot rouge, il lui fallait couper et apporter le bois pour entretenir le feu de la cabane. Il put cependant visiter les autres bourgades et donner des consolations aux captifs.

Il s’appliqua à l’étude de la langue. Comme les assemblées de tout le pays se tenaient dans sa cabane, il commença d’instruire les anciens sur les mystères de la foi. Ceux-ci lui adressaient mille questions sur le soleil, sur la lune, sur la figure qu’on aperçoit dans son disque, sur l’étendue de la terre, la grandeur de l’océan, le flux et le reflux de ses eaux. Ils lui demandaient si, comme ils l’avaient entendu dire, le ciel touchait quelque part à la terre.

Le Père leur répondait suivant les préceptes de la science, en se proportionnant à leur intelligence. Et les sauvages saisis d’admiration disaient entre eux : « Nous aurions fait une grande sottise de le tuer, comme nous avons été souvent sur le point de le faire. »

C’étaient là de rares moments de repos. À chaque instant du jour un vieillard ambitieux ou une vieille femme acariâtre pouvaient faire trancher la tête aux captifs. Une expédition avait-elle été malheureuse, quelqu’un tombait-il sous le fer de l’ennemi, un parti retardait-il à venir de ses courses, la chasse avait-elle manqué, on en accusait les étrangers.

Pendant une nuit sombre, le père Jogues, qui campait aux bords de l’Hudson, parvint à se jeter dans un bateau que le capitaine d’un vaisseau hollandais avait fait atterrir à dessein, et, d’aventures en aventures, la veille de Noël 1644, il abordait sur une mauvaise barque de pêcheur à la côte de Bretagne[18].

Guillaume Couture se trouvait seul au milieu des peuplades ennemies. Il en prit courageusement son parti.

Vigoureux, actif, infatigable, pouvant supporter les plus grandes misères et toujours content, habile dans tous les arts chers aux sauvages, excellent tireur, agile à la course, capable de travailler les bois et de creuser proprement un canot, ce normand, intrépide comme tous les normands, ne tarda pas à s’emparer de l’esprit de ses nouveaux compagnons. Il se forma à leurs habitudes, apprit leur langue et fit tant et si bien que l’on finit par l’admettre dans les conseils de la nation. Quand ses amis restés au pays déploraient son sort, Couture trônait dignement au milieu des sachems indiens, faisant valoir ses talents de société.

Pendant un certain temps, le bruit se répandit qu’il était mort dans des tourments cruels[19]. C’était un leurre des sauvages pour effrayer le père Jogues. Dans l’été de 1643, deux Hurons captifs dans son village parvinrent à s’échapper, abordèrent aux Trois-Rivières et racontèrent force nouvelles au père Brébeuf. Couture pendant l’hiver avait eu le pied gelé de froid.

« Les deux Français qui sont avec le père Jogues nous donnent de l’étonnement, dit la relation de 1643 (pp. 68-69), celui notamment qui se nomme Guillaume Couture. Ce jeune homme pouvait se sauver, mais la pensée lui en étant venu : « non, dit-il, je veux mourir avec le Père, je ne le saurais abandonner, je souffrirai, volontiers, le feu et la rage de ces tigres pour l’amour de J.-C. en la compagnie de mon Père. » C’est parler en homme vraiment fidèle ; aussi ne s’était-il pas jeté dans ces dangers, pour aucune considération temporelle.

Depuis trois ans, le bon Guillaume vivait de la vie des bois, jouissant de l’estime et de la considération de ceux qui l’avaient voulu mettre à mort, lorsqu’au printemps de l’année 1645, il vit arriver au milieu des cinq cantons un prisonnier iroquois qui venait annoncer à sa nation la bonne nouvelle qu’Ononthio avait résolu de faire la paix avec la tribu[20].

Fatigués de guerroyer et de soutenir une lutte sanglante, poussés sans doute par les bons conseils de Couture, les vieillards résolurent d’enterrer la hache de guerre. Deux hommes de considération furent délégués auprès du gouverneur de Montmagny. On leur donna Couture comme compagnon de route.

  1. (Histoire du Canada — tome I, page 317.)
  2. Appendice c. tom. I. Hist. du Canada.
  3. Greffe de Martial Piraube. Ce document porte la date du 26 juin 1641.
  4. À chaque instant, on trouve dans les greffes des notaires du temps des actes qui commencent par ce préambule éloquent dans son genre : Fut présent Charles Rocheron, lequel estant près de son départ pour faire voyage au Mississipy, et comme c’est un lieu éloigné auquel il risque sa vie et que nous sommes pour mourir en quelque lieu que nous puissions être et en cas que le dit Charles Rocheron vienne à mourir, il fait donation à son père, mère et sœur de ses biens et du quint de son voyage pour faire dire des messes (greffe de Metru — 7 mai 1699).
  5. Marie Cousture.
  6. Greffe de Martial Piraube, 26 juin 1641. Dans l’inventaire des minutes d’Audouard on trouve encore, datée du 28 juin 1641, une donation par le même Couture à sa mère Magdeleine Mallet. Cet acte est disparu. (Voir à l’appendice a).
  7. Lettre du père Jogues au P. Provincial de France, écrite d’Albany le 5 août 1643.
  8. Relations de 1647 p. 18.
  9. Relations.
  10. Les canots longeaient la côte pour éviter le courant (Père Jogues). Situé près de l’embouchure de la rivière des Iroquois et traversé par des canaux nombreux et étroits, ce groupe d’îles offre bien des points où l’on peut facilement dresser des embuscades. Aussi les Agniers s’y tenaient ordinairement lorsque la navigation était ouverte : car, outre la facilité d’y surpendre les canots hurons et algonquins, ils y trouvaient le gibier et le poisson en abondance. (Ferland.)
  11. C’était un usage chez les sauvages de quitter les chaussures en entrant dans les canots, afin de n’y introduire aucune saleté.
  12. Plût à Dieu, écrivait plus tard le père Jogues, qu’il eût échappé et qu’il ne fût pas venu augmenter le nombre des infortunés ! En pareille circonstance, ce n’est pas une consolation d’avoir des compagnons, surtout quand ce sont des personnes qu’on aime comme soi-même. Mais tels sont les hommes, qui, bien que séculiers et sans motif d’intérêt terrestre, se consacrent chez les Hurons au service de Dieu et de la compagnie de Jésus…

    « Le souvenir des souffrances de Notre Seigneur, m’a-t-il dit depuis, lui fit supporter avec grande joie cette douleur, quoiqu’elle fût atroce. » (Lettre du père Jogues.)

  13. Le lieu où se fit le partage, d’après un ancien manuscrit, était près de Sorel. Les Iroquois, selon leur coutume, gravèrent sur les arbres l’histoire de leur triomphe. À l’aide de ces lignes grossières et hiéroglyphiques, ils faisaient connaître le nombre et la qualité des captifs. Il était facile de distinguer le P. Jogues parmi eux. Les chrétiens qui trouvèrent, peu après, ce triste monument, voulurent en perpétuer et en sanctifier le souvenir, en élevant une croix au même lieu. Il était juste que le signe des prédestinés marquât la route de ces héros de la Foi. Il ne reste plus aujourd’hui de traces de ce pieux monument.
  14. M. Joseph Marmette a admirablement tiré parti de cette scène de bastonnade dans le chevalier de Mornac.
  15. Relations de 1647 — passim. Lettre du père Jogues.
  16. Ce village était le plus éloigné des cinq cantons.
  17. L’ordre de délivrer le P. Jogues avait été envoyé à tous les commandants de la Nouvelle-Belgique, par les États-généraux de la Hollande, à qui la reine régente de France l’avait fait demander avec les plus vives instances. (Charlevoix).
  18. Au mois de mai 1645, le père Jogues revenait au pays, et, le 18 octobre 1646, il était massacré dans cette même mission des Iroquois avec le jeune Jean de Lalande.
  19. Lettre du père Jogues
  20. Pendant sa captivité, au mois de novembre 1644, Couture eut la visite du père Bressani qui fut fait prisonnier des Iroquois, vers cette époque. (Mémoire du père Bressani).