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Hadji Mourad et autres contes/La Mère

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LA MÈRE


INTRODUCTION


JE connaissais Marie Alexandrovna depuis son enfance. Comme il arrive souvent entre jeunes gens, des relations très amicales s’étaient établies entre nous. Mais il n’y eut jamais rien de semblable à un flirt, excepté une fois, à une soirée chez nous à laquelle assista toute la famille de Marie Alexandrovna, et où l’on joua aux « Dames et Cavaliers ». Elle était alors une fillette de quinze ans, aux gros bras rouges, et avec ses jolis yeux noirs et sa longue tresse brune, elle produisit sur moi une telle impression que, ce soir-là, je m’imaginai que j’étais amoureux d’elle. Mais cela ne dura que cette soirée. Le reste du temps, pendant les quarante années de notre connaissance, il n’y eut entre nous que ces bons rapports amicaux entre hommes et femmes qui s’estiment mutuellement, et qui sont particulièrement agréables parce qu’il sont totalement étrangers à l’amour.

Tels étaient mes rapports envers Marie Alexandrovna. Cette amitié m’a valu beaucoup de moments agréables et m’a appris quantité de choses. Je n’ai jamais connu de femmes personnifiant mieux qu’elle le type de la bonne épouse et de la mère. Par elle j’ai compris et appris beaucoup.

La dernière fois que je la vis c’était il y a un an, un mois avant sa mort que ni moi ni elle ne prévoyions. Elle venait de s’installer dans un pavillon attenant à un couvent d’hommes, seule avec sa cuisinière Barbe, et vivait là. C’était étrange de voir cette mère de huit enfants, qui avait à peu près cinquante petits-enfants, vivre seule, car évidemment elle avait résolu irrévocablement, malgré les invitations plus ou moins sincères de ses enfants, de finir ses jours dans la solitude.

D’abord son installation près du couvent me parut inexplicable. Je connaissais sa façon de penser, je ne dirai pas sa libre pensée, elle ne l’affichait jamais, mais sa hardiesse et son bon sens. Le débordement d’affection qui remplissait tout son cœur ne laissait de place à aucune superstition. Je connaissais son dégoût pour toute hypocrisie, tout pharisaïsme. Et, tout d’un coup, un pavillon près d’un couvent, les pratiques religieuses, et le père Nicodème, à la direction de qui elle se soumit complètement ! Tout cela elle le faisait modestement, modérément, comme si elle en avait un peu honte.

Quand je fus la voir, je vis qu’elle évitait de dire pourquoi elle avait choisi cette vie. Mais je crois l’avoir compris. C’était une femme de cœur, et d’un esprit tout à fait sceptique. Mais, demeurée sans enfants, sans occupation, après avoir eu pendant quarante ans le souci de la famille, elle avait besoin de se dépenser de quelque façon. Chez ses enfants mariés elle n’avait pas trouvé ce qu’elle cherchait, aussi avait-elle résolu de vivre dans l’isolement, espérant trouver la consolation où d’autres l’avaient trouvée, dans la religion. Évidemment elle en avait gros le cœur, mais elle était orgueilleuse pour elle et pour ses enfants, et elle ne me laissa deviner sa situation que par des allusions.

Quand je la questionnai sur ses enfants, que je connaissais bien, elle me répondit évasivement et sans les blâmer, mais je compris qu’elle cachait en son cœur non pas un seul drame, mais plusieurs.

— Oui, Volodia a bien fait son chemin, me dit-elle ; il est Président de la Chambre des Domaines, et il a acheté une terre. — Oui, les enfants grandissent, trois garçons et deux filles. — Elle se tut et fronça ses sourcils noirs, retenant évidemment sa pensée et la chassant.

— Eh bien, et Basile ?

— Basile ? Toujours le même ; vous le connaissez bien.

— Alors, toujours la vie mondaine ?

— Mais oui.

— Il a aussi des enfants ?

— Oui. Trois.

Nous causâmes ainsi de tous les enfants. Mais elle parlait plus volontiers de Pétia. C’était celui de la famille qui n’avait pas réussi ; il avait dépensé tout son avoir, ne payait pas ses dettes, et était pour sa mère un sujet de tourments. Mais elle le préférait aux autres, malgré tous ses défauts, à cause de « son cœur d’or », comme elle disait.

Elle ne s’anima que quand nous en vînmes à parler de l’époque insouciante, que se rappellent toujours avec un charme particulier les gens tourmentés par des souffrances inavouées. Mais le sujet de conversation qui était le plus agréable pour elle, qui la touchait et l’attendrissait, était celui qui se rapportait à Pierre Nikiforovitch, un licencié de l’Université de Moscou, le premier précepteur de ses enfants, un homme remarquable, mort phtisique dans leur propre maison, et qui avait eu sur elle une très grande influence ; le seul homme peut-être qu’après son mari elle eût pu aimer, ou qu’elle aimait sans le savoir.

Nous parlâmes de lui, de ses idées sur la vie, que je connaissais et partageais alors. On ne peut pas dire qu’il était un admirateur de Rousseau, bien qu’il le connût et l’aimât, mais il avait la même tournure d’esprit. C’était un de ces hommes comme nous nous représentons les anciens philosophes. Avec cela inconsciemment il possédait la douceur et l’humilité du chrétien. Il était convaincu qu’il détestait la doctrine chrétienne, et cependant toute sa vie n’était que sacrifice. La vie lui paraissait triste s’il ne lui était pas possible de sacrifier quelque chose pour quelqu’un, et encore souhaitait-il que le sacrifice lui fût difficile et pénible à accomplir. Seulement alors il était heureux. En outre, il était pur comme un enfant et tendre comme une femme.

On pouvait douter qu’elle l’aimât, mais sans le moindre doute elle était son seul amour, sa divinité, du moins pour ceux qui les voyaient ensemble. Il fallait voir ses grands yeux, bleus, ronds, quand ils la regardaient, suivaient chacun de ses mouvements, et reflétaient chaque expression de son visage. Il fallait voir toute sa personne faible, en veston mal fait, qui s’animait quand il se penchait du côté où elle se trouvait. Pour quiconque le voyait, il ne pouvait être le moindre doute.

Alexis Nicolaievitch, son mari défunt, le savait aussi, et sans crainte les laissait des soirées entières seuls, c’est-à-dire avec les enfants. Ceux-ci le savaient également. Ils aimaient leur précepteur et leur mère et trouvaient tout naturel qu’ils s’aimassent.

La seule précaution que prit Alexis Nicolaievitch contre Pierre Nikiforovitch, ce fut de l’appeler « Pierre le Sage » . Alexis Nicolaievitch aimait et estimait Pierre Nikiforovitch. Il ne pouvait ne pas l’estimer, vu son affection extraordinaire et son dévouement pour les enfants, et à cause de ses grandes qualités morales, mais il ne pouvait admettre la possibilité de l’amour entre sa femme et lui. Et cependant, je suis enclin à penser qu’elle l’aimait. Sa mort fut pour elle non seulement un grand malheur, mais un grand vide. Certaines aspirations de son âme, les meilleures, les principales, furent étouffées une fois lui mort.

Alors voilà, nous causâmes de lui, de ses idées sur la vie, dont il résumait en ceci toute la moralité : prendre des autres le moins possible et leur donner le plus possible de soi-même, de son âme. Et selon lui, pour prendre le moins possible il fallait posséder la première vertu, selon Platon, l’abstinence : dormir sur une planche, porter été comme hiver le même vêtement, se nourrir de pain et d’eau, et, comme suprême luxe, boire du lait. (Il avait vécu ainsi, et Marie Alexandrovna attribuait à cela la perte de sa santé.) D’autre part, afin de pouvoir donner aux autres, il fallait développer en soi des forces morales, parmi lesquelles la principale, l’amour, l’amour actif : servir le prochain, améliorer sa vie. Il eût voulu élever ainsi les enfants, mais les exigences des parents, soumis aux coutumes, étaient autres, et il en résulta quelque chose de moyen. Cependant c’était bien. Malheureusement cela ne dura pas assez longtemps. Ils ne l’eurent chez eux que quatre ans…

— « Oui, imaginez-vous, me dit-elle, maintenant je vais souvent au sermon, j’entends le père Nicodème, eh bien, — elle posa sur moi ses yeux souriants et je me rappelai sa hardiesse de jugement habituelle, — eh bien, le croiriez-vous ? tous ses sermons sont de beaucoup inférieurs à ce que j’entendais dire à Pierre Nikiforovitch. C’est la même chose, mais moins bien. Et le principal, c’est que lui disait et faisait. Et comment ? Il s’enflammait tout entier, et il en est mort… Vous rappelez-vous quand Mitia et Vera eurent la scarlatine ? Vous êtes arrivé à ce moment-là. Il passait la nuit près des malades, et, dans la journée, il s’occupait comme d’ordinaire avec les aînés. C’était pour lui une œuvre sainte. Ensuite, quand le fils de Barbe tomba malade, il fit la même chose, et il était très fâché de ce qu’on ne voulait pas transporter l’enfant à la maison. Barbe me rappelait récemment que Vania (le domestique) lui ayant cassé un buste d’un sage quelconque, il le sermonna, mais ensuite ne savait plus comment se le faire pardonner. Il lui demanda pardon et lui acheta des billets pour le cirque. C’était un homme admirable. Il disait qu’il ne valait pas la peine de vivre comme nous vivons, et proposait à mon mari de donner toutes ses terres aux paysans et nous-mêmes de travailler. Alexis Nicolaievitch riait, mais lui le conseillait sérieusement, considérant cela comme un devoir. Et il avait raison. Mais nous avons vécu comme vivent tous, et quoi ? Voilà par exemple mes enfants ; l’année dernière je suis allée les voir tous, excepté Pétia. Eh bien ! Sont-ils heureux ? Du reste, on ne peut pas tout renverser comme il le voulait. Ce n’est pas en vain que le premier homme a succombé et que le péché est entré dans le monde. »

Telle était notre dernière conversation. Elle ajouta : — « J’ai beaucoup réfléchi dans ma solitude. Non seulement j’ai réfléchi, mais j’ai écrit. » Et elle sourit de ce sourire gêné qui donnait une expression si charmante et si triste à son visage vieilli. — « J’ai noté mes pensées sur ce sujet, ou plutôt, ce que j’ai appris par expérience. Autrefois, il y a longtemps, quand j’étais jeune fille, puis plus tard, déjà mariée, j’ai écrit mon journal. Après, quand cela a commencé, il y a dix ans… »

Qu’est-ce qui avait commencé, elle ne me l’a pas dit, mais j’ai compris qu’elle voulait parler de ses rapports avec les aînés de ses enfants, de leurs discordes, de leurs luttes. À la mort de son mari, la fortune était tombée entre ses mains.

— « J’ai cessé de l’écrire. Récemment, en rangeant mes affaires, ici, j’ai retrouvé ces cahiers. Je les ai relus. Il s’y trouve beaucoup de choses stupides, mais aussi beaucoup de choses bonnes et instructives, vraiment, — de nouveau un sourire, — j’ai hésité à les brûler ou non. J’ai demandé conseil au père ; il m’a ordonné de les brûler. Mais il ne comprend pas. C’est absurde ; je n’ai rien brûlé. »

Je retrouvais dans ces paroles sa façon particulière, illogique, de penser. Elle obéit à Nicodème en tout ; elle s’est installée ici pour être guidée par lui, et, en même temps, elle trouve absurde ce qu’il décide et n’en fait qu’à sa guise.

— « Je n’ai rien brûlé, et depuis, j’ai encore écrit deux cahiers. Seule, ici, je n’ai rien à faire. J’ai écrit ce que je pense de tout cela. Alors voilà, quand je mourrai, — je n’y songe pas encore, ma mère a vécu jusqu’à soixante-dix ans et mon père jusqu’à quatre-vingts, — je voudrais que ces cahiers vous fussent transmis. Vous lirez et déciderez s’il y a là quelque chose d’utile ; si oui, alors que les autres en profitent. Car personne ne sait rien. Nous nous tourmentons, nous souffrons pour les enfants depuis la grossesse jusqu’au moment où ils commencent à faire valoir leurs droits. Toutes ces nuits sans sommeil, ces souffrances, ces inquiétudes, ces désespoirs, tout cela serait bien s’il y avait l’amour, s’ils étaient heureux. Mais il n’y a pas cela. Tout ce que vous voulez ce n’est pas ça… Voilà, j’ai tout écrit… Vous lirez après ma mort, n’est-ce pas ? »

Je le lui promis, bien que je ne m’attendais pas à lui survivre, et nous nous séparâmes.

Un mois plus tard, j’appris qu’elle était morte. Pendant les vêpres, elle s’était sentie mal, s’était assise sur un pliant qu’elle avait apporté, s’était appuyée contre le mur, et était tombée morte. Elle souffrait d’une maladie de cœur. Je me rendis aux funérailles. Presque tous les enfants étaient là, sauf Hélène, qui se trouvait à l’étranger, et Mitia, celui qui avait eu la scarlatine ; il n’avait pas pu venir parce qu’en ce moment, il soignait au Caucase sa syphilis.

Ses funérailles grandioses imposèrent aux moines un respect plus grand que celui qu’ils lui avaient témoigné de son vivant.

Tout ce qu’elle avait laissé fut partagé et distribué comme souvenirs. Vu notre amitié, on me donna son presse-papiers en malachite et six vieux cahiers reliés et quatre neufs, des cahiers d’écolier, écrits au couvent « sur tout cela », comme elle disait. Ces cahiers contiennent toute l’histoire touchante et instructive de cette bonne et remarquable femme.

Comme je les ai connus pendant quarante ans, elle et son mari, que sous mes yeux ses enfants sont nés, ont grandi, se sont mariés, partout où cela m’a apparu nécessaire pour la clarté du récit, j’ai complété par mes propres souvenirs ce qui était inachevé dans son journal.

I

Aujourd’hui, 3 mai 1857, je commence un nouveau journal. Il y a longtemps que j’ai interrompu l’ancien, et ce que j’ai écrit ne me satisfait pas : trop de fatras inutile en moi, beaucoup de sentimentalité, et des choses tout bonnement stupides : l’amour pour Ivan Zakaritch, le désir de se glorifier, d’aller au couvent…

Tout à l’heure j’ai relu quantité de choses charmantes, que j’ai écrites vers l’âge de quinze ou seize ans. Maintenant c’est une autre affaire, j’ai vingt ans et j’aime, j’aime réellement, et je m’admire, j’aime sans me stimuler par la crainte que ce n’est pas le véritable amour, que ce n’est pas ainsi qu’on aime véritablement, que je n’aime pas assez. Au contraire, j’aime avec la crainte que c’est vrai, fatal, que j’aime trop et que je ne puis, que je ne puis… ne pas aimer. Et j’ai peur. Il y a en lui, dans son visage, dans le son de sa voix, dans chacune de ses paroles, quelque chose de sérieux, de solennel, bien qu’il soit très gai, qu’il rie tout le temps et qu’il sache tout présenter d’une façon gracieuse, spirituelle et drôle. Drôle pour tous et pour moi ; drôle et en même temps solennelle. Nos yeux se rencontrent, se regardent de plus en plus profondément, et j’ai peur, et je vois que lui aussi a peur.

Mais, procédons par ordre.

Il est le fils d’Anna Pavlovna Loutkovski ; sa famille est apparentée aux Oblonski et aux Mikha-chni. Son frère aîné, le très connu Loutkovski, et lui, le mien, furent tous deux à Sébastopol, uniquement pour ne pas rester chez eux quand des gens se faisaient tuer là-bas. Il est au-dessus de toute vanité. Aussitôt après la guerre il donna sa démission et prit un service quelconque à Pétersbourg. Maintenant il vit dans notre province, et il est membre d’un comité. Il est jeune, mais on l’apprécie et on l’aime. C’est Michel qui l’a amené chez nous. À la maison, il est devenu bientôt comme un parent. Il a plu à maman et elle lui a fait un accueil très aimable. Papa l’a reçu avec une certaine froideur, comme tous les jeunes gens qui peuvent être des partis pour ses filles. Il s’est mis aussitôt à faire la cour à Nadine, comme on fait la cour à une jeune fille de seize ans ; mais tout de suite, au fond de mon âme, j’ai senti qu’il venait pour moi, mais je n’ai pas osé me l’avouer. Il venait souvent à la maison, et dès le premier jour, bien qu’aucune parole n’ait été échangée entre nous, je savais que tout était décidé, que c’était lui.

Hier, en partant, il m’a serré la main. Nous nous sommes rencontrés sur le palier de l’escalier. Je ne sais pas pourquoi, j’ai senti que je rougissais. Il m’a regardé et il est devenu encore plus rouge que moi ; il en était si gêné, qu’il s’est détourné et a couru en bas ; il laissa tomber son chapeau, le ramassa et s’arrêta sur le perron. Je suis montée en haut et j’ai regardé à la fenêtre. La voiture était avancée mais il ne montait pas. Je regardai le perron. Il restait là, debout, ne montait pas dans la voiture, et mordillait sa barbe. J’eus peur qu’il ne se retournât et m’éloignai de la fenêtre. Mais, au même moment, j’entendis ses pas dans l’escalier. Il montait d’un pas rapide, assuré. Je ne sais pas comment j’ai reconnu son pas, mais je m’approchai de la porte et m’arrêtai, attendant. Mon cœur avait cessé de battre ; la joie et la souffrance m’oppressaient. Comment ai-je deviné, je ne sais pas, mais je n’avais pas le moindre doute. Il se pouvait très bien qu’il dise en entrant : pardon, j’ai oublié mes cigarettes, ou quelque chose de semblable. Cela pouvait arriver. Qu’eussé-je éprouvé s’il en avait été ainsi ? Mais non, ce n’était pas possible. Il arriva ce qui devait arriver. Son visage était enthousiaste et timide, ses yeux brillaient de résolution et de joie, ses joues tremblaient. Il était en pardessus et tenait son chapeau à la main. Il n’y avait personne ici, tous étaient sur la terrasse.

— « Varvara Nikolaievna, dit-il, en s’arrêtant sur la dernière marche, mieux vaut tout dire que de souffrir et peut-être vous troubler vous aussi… » Combien cela m’était pénible et, en même temps, joyeux. Ces yeux charmants, ce joli front, ces lèvres habituées à sourire qui tremblaient, et cette timidité en cet homme énergique et fort. Je sentis des sanglots me monter à la gorge. Il remarqua probablement l’expression de mon visage.

— Varvara Nikolaievna, vous savez ce que je veux vous dire. Oui ?

— Non, je ne sais pas… commençai-je. — Non, je sais.

— Oui, dit-il. Vous savez ce que je veux vous dire et n’ose vous demander.

Il se troubla et ensuite, tout d’un coup, se fâcha contre lui-même.

— Advienne que pourra ! Pouvez-vous m’aimer comme je vous aime ? Pouvez-vous être ma femme ? Non ? Oui ?

Je ne pouvais pas parler. La joie me serrait la gorge. Je lui tendis la main. Il la prit et la baisa.

— Est-ce bien oui ? Oui ? Vous savez donc ? Je souffre depuis longtemps. Alors je ne m’en irai pas. Non, non…

Je lui dis que je l’aimais et nous nous embrassâmes. Chose étrange, ce baiser me fut plutôt désagréable. Il sortit, renvoya la voiture, et moi je courus trouver maman. Elle alla chez papa.

Tout est terminé, nous sommes fiancés. Il est parti à deux heures du matin. Il viendra demain et notre mariage aura lieu dans un mois. Il voulait qu’il fût dans une semaine, mais maman a insisté.

II[1]

C’était en 1857 ; la guerre venait de se terminer. Dans la maison des Voronoff on se préparait à célébrer le mariage de la fille puînée, Barbe, avec Eugraf Lotoukhine. Ils s’étaient connus enfants, avaient joué et dansé ensemble, et maintenant lui rentrait de Sébastopol, lieutenant. Au milieu de la guerre il avait donné sa démission au ministère où il servait, pour entrer dans l’armée comme junker. Maintenant, la guerre terminée, il ne savait que décider. Il éprouvait du mépris pour le service militaire, surtout celui de la garde, et n’y voulait pas rester en temps de paix. Ses oncles l’avaient fait venir pour être aide de camp à Kieff. Un cousin germain lui proposait une situation à Constantinople ; son ancien chef le réclamait. Eugraf Lotoukhine avait beaucoup de parents et de connaissances, et tous l’aimaient, ou plutôt, on ne l’aimait pas particulièrement, mais on remarquait son absence ; on l’aimait de telle façon que, quand il paraissait quelque part, tous disaient : Ah ! voilà Eugraf ! C’est très bien ! Il ne faisait jamais de peine à personne mais était agréable à plusieurs et par les moyens les plus divers. Il avait un vrai talent de causeur ; il chantait, jouait de la guitare, et, principalement, il n’avait pas de prétentions. Il était intelligent, beau, saisissait très vite, et était toujours de bonne humeur.

En attendant il réfléchissait où il devait rester, et, malgré son insouciance, il examinait sérieusement les chances de tel ou tel service. Sur ces entrefaites il avait fait la connaissance des Voronoff, qui l’invitèrent à venir chez eux à la campagne. Il accepta, resta une semaine, et partit. Une semaine plus tard il revenait faire sa demande. On l’avait acceptée avec joie. Il était un beau parti ; on les fiança.

— Mais il n’a rien d’extraordinaire, disait le père Voronoff à sa femme, qui était près de sa table et le regardait tristement. — Il est bon, il est bon ! Il ne s’agit pas de bonté… Il a déjà vécu. Je connais bien cette race des Lotoukhine… Et puis il n’a rien, sauf de bonnes intentions, son service. La dot que nous donnerons ne suffira pas…

— Mais ils s’aiment. Et ils ont agi si loyalement, disait-elle, douce et triste.

— Oui, sans doute, ils sont tous pareils… Mais moi j’aurais désiré mieux pour Barbe. Une nature si droite, si tendre… On pouvait espérer mieux pour elle. Mais que faire ? Allons.

Ils sortirent.


Au commencement, papa paraissait mécontent, pas très mécontent, mais triste, pas naturel. Je le connais. Il a l’air de lui déplaire. Cela je ne puis le comprendre, non parce que je suis sa fiancée, mais il a tant de noblesse et, principalement, il est si droit, si pur. C’est écrit sur son visage. On voit qu’il ne cache rien, qu’il n’a rien à cacher. Il ne cache que les traits sublimes de son caractère. De la guerre de Sébastopol, il ne veut pas parler. Il n’aime pas à parler de cela ni de Michel. Quand je l’ai questionné il a rougi. Je te remercie, mon Dieu, je ne désire rien de plus !

Lotoukhine partit pour Moscou, où il devait s’occuper des préparatifs de son mariage. Il s’arrêta à l’hôtel Chevalier. Sur l’escalier il rencontra son camarade Soustchoff.

— Ah ! Gricha ! Est-ce vrai que tu te maries ?

— Oui, c’est vrai.

— Eh bien, je te félicite. Je les connais. Une famille charmante. Je connais aussi ta fiancée ; une vraie beauté. Alors nous dînons ensemble !

Ils dînèrent et burent une bouteille après l’autre.

— Eh bien, allons nous promener un peu.

Ils allèrent à l’Ermitage qui venait d’ouvrir. Comme ils arrivaient au théâtre, ils rencontrèrent Annette. Celle-ci ne savait pas qu’il se mariait ; du reste, l’eût-elle su, que sa conduite eût été la même, elle aurait souri encore plus joyeusement en creusant ses fossettes.

— Ah ! que tu es assommant, allons ! Et elle le prit sous le bras.

— Prends garde, lui souffla derrière lui Soustchoff.

— Tout de suite, tout de suite.

Lotoukhine l’accompagna jusqu’au théâtre, et là, la remit à Basile qu’il rencontra.

« Non, ce n’est pas bien ; je rentrerai chez moi… Et pourquoi suis-je venu ici ? »

Malgré ce qu’on fit pour le retenir, il partit seul et rentra. À l’hôtel, dans sa chambre, il but deux verres d’eau de seltz et s’assit devant la table pour faire ses comptes. Le matin il était allé à ses affaires, pour trouver de l’argent. Son frère ne lui en ayant pas donné, il avait emprunté chez un usurier. Il était assis, faisant ses comptes, et, avec un sentiment désagréable, se rappelait Annette à qui il fallait renoncer. Il prit le portrait de Barbe : élégante, rouge, forte ; une vraie beauté russe. Après l’avoir admiré, il le plaça devant lui et continua son travail.

Tout à coup, il entendit dans le corridor la voix d’Annette et celle de Soustchoff.

— Gricha ! Que fais-tu ? Elle entra chez lui.

Le lendemain matin Lotoukhine alla prendre le thé chez Soustchoff. Celui-ci lui adressa des reproches.

— Tu comprends, cela pourrait l’attrister profondément.

— Comment donc, sois tranquille. Je suis muet comme une carpe.


7 mai. Gricha est de retour de Moscou. Toujours la même âme enfantine, claire. Je vois qu’il est ennuyé de ne pas être riche, pour moi, uniquement pour moi. Le soir, nous avons parlé des enfants, de nos futurs enfants. Je ne puis pas croire que j’aurai des enfants, même un seul. Ce n’est pas possible, ce serait un trop grand bonheur. Mais si j’en avais, comme je saurais les aimer, lui et eux ! On ne peut avoir tout !




Un mois plus tard on célébrait le mariage. En automne Eugraf Lotoukhine obtint un emploi dans un ministère, et ils allèrent habiter Pétersbourg.

Au mois de mars Varvara Dmitrievna mit au monde son premier fils. L’accouchement, comme il arrive presque toujours pour les premières couches, était inattendu, rien n’était prêt, parce que tous voulaient tout prévoir, et, en réalité, c’était précisément le contraire.

  1. Il y a des inconséquences et des changements de nom dans ce fragment.