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Histoire de la Révolution polonaise/01

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RÉVOLUTION POLONAISE[1].

I.


Esprit des anciennes révolutions en Pologne. — Ce que c’est que la noblesse polonaise. — Elle ne constitue point une aristocratie. — Constitution du 3 mai. — Esprit de la révolution de 1788. — Le manque d’une bonne organisation civile, financière et militaire en Pologne facilite son démembrement. — Parallèle entre les forces de l’ancienne république de Pologne dans les années 1772, 1793 et 1795, et les forces du royaume actuel. — Observation de M. de Metternich. — Origine et travaux de la société patriotique. — Czartoryski et Czacki. — Lelewel, âme de toutes les sociétés patriotiques. — Insurrection du 29 novembre.


La Pologne ne subsiste que par le désordre (Polska nierzondem stoi). C’est là un ancien proverbe polonais à la vérité duquel l’histoire des deux derniers siècles rend un témoignage éclatant.

Mais une autre vérité non moins certaine, c’est que l’anarchie qui avait donné à la Pologne une si triste célébrité dans les xviie et xviiie siècles n’était autre chose qu’une révolution politique. Dans cette révolution, la noblesse pauvre, imbue des idées démocratiques, ayant momentanément écrasé les paysans jadis libres et la bourgeoisie indépendante, soutint, sous la bannière de la liberté et de l’égalité, une lutte longue et pénible contre quelques familles riches, qui, sous un prétexte d’ordre, voulaient confisquer la liberté à leur profit, et introduire en Pologne les titres féodaux de comtes et de barons, et l’hérédité du sénat, préparant ainsi à leur patrie la triste paix qui pesait sur la Bohême et la Hongrie[2]. D’un autre côté, les riches gentilshommes qui entouraient la personne du roi, profitant de leur position, irritaient l’amour-propre de la petite noblesse par des prétentions exagérées. Ainsi, la royauté qui, au xive siècle, était encore absolue, devint tout-à-fait nulle quatre siècles plus tard. Mais l’histoire prouve que ce n’est qu’un à un et avec le temps que la noblesse a détruit tous les droits attachés à la royauté, moins par désir d’empiéter sur elle que pour prévenir les suites plus fatales encore de l’ambition des familles riches. Le terrible liberum veto (qui n’existait que depuis l’année 1652), et les confédérations armées qui lui servaient de contrepoids, n’étaient que les moyens extrêmes sans lesquels la Pologne ne serait indubitablement aujourd’hui une province autrichienne, comme la Bohême ; car les riches familles ont même pris une fois à la diète l’engagement écrit de soumettre la Pologne à l’Autriche ; c’est Sobieski qui a retiré cet acte fatal de la chancellerie impériale de Vienne.

Il a fallu de grands malheurs, et même un démembrement de la Pologne, pour engager les riches familles à renoncer à leurs projets d’inégalité. La mémorable diète constituante fut convoquée dans l’année 1788 ; et cette même noblesse, si jalouse de ses droits envers ceux qui voulaient faire des Polonais leurs propres vassaux, rendit à la royauté son ancien pouvoir et son éclat, admit toute la bourgeoisie à la jouissance de ses propres droits, et donna à chaque bourgeois le moyen le plus facile d’obtenir pour lui et pour ses enfans le titre de gentilhomme[3]. Elle n’oublia pas les paysans, améliora leur sort, et leur promit, dans l’espace de vingt-cinq ans, une liberté complète.

Voilà le véritable esprit des anciennes révolutions de Pologne, et nous verrons bientôt que c’est aussi celui de la révolution actuelle. Observons cependant que, dans la révolution de 1788, ce n’est point la noblesse qui s’abaissa au niveau des classes jusqu’alors inférieures ; mais, véritable représentation nationale, elle reconnut que ses droits étaient ceux de tous les Polonais. L’égalité donc, ce premier droit de l’humanité, ne court aucun danger en Pologne ; car elle a de nombreux défenseurs, et surtout d’anciens nobles, démocrates par leur naissance et par leurs souvenirs, qui, excepté le titre, ne possèdent aucun droit, aucun privilége exclusif.

Mais ce principe de liberté et d’égalité, renfermé dans les droits de la noblesse polonaise, quand la constitution du 3 mai fut proclamée, n’avait pour défenseurs que la classe éclairée de la société. La masse du peuple savait à peine que la noblesse travaillait à son bonheur ; la bourgeoisie, élevée en masse à la hauteur de la noblesse, était alors peu nombreuse et pauvre ; car toutes les villes polonaises, si florissantes au xvie siècle, ne présentaient plus que des ruines. La constitution du 3 mai avait besoin de temps pour produire ses bienfaits. La Pologne, sortant de son agonie, était faible ; tout y était à refaire ; le trésor était vide, l’organisation intérieure défectueuse, l’armée régulière peu nombreuse, mal organisée et sans discipline. En 1791, de trente on la porta à cent mille hommes ; mais le temps manqua pour l’organiser. Cependant, quoique la Pologne n’eût alors ni frontières naturelles, ni forteresses, Kosciuszko prouva au monde qu’avec l’ardeur belliqueuse de ses habitans, et leur amour de la patrie, elle aurait été invincible, si les puissances spoliatrices n’eussent eu sur elle l’avantage de troupes plus nombreuses et mieux disciplinées, et de finances mieux organisées. Ainsi la Pologne succomba au moment même où la nouvelle constitution lui promettait un brillant avenir.

Si donc c’était avec raison qu’on disait autrefois que la Pologne ne se maintenait que par le désordre ; ce proverbe fatal se réalisa à l’époque même où on voulait introduire l’ordre dans le pays, il est permis de prédire que la Pologne peut reconquérir ses droits, grâce à l’ordre que Napoléon a introduit dans le duché de Varsovie[4]. En effet, il ne faut que comparer l’état actuel du soi-disant royaume de Pologne, créé en 1815, avec celui de la vaste république jagellonne, qu’on a trois fois démembrée ; on verra que ce petit pays est plus fort que ne l’était l’ancienne Pologne avec toute son étendue. Napoléon lui donna le Code civil français, et une organisation civile et militaire française. Sous la verge de fer du farouche Constantin, un ordre admirable fut introduit partout. L’armée reçut une organisation parfaite, les forteresses furent rebâties ; de belles routes traversent le pays dans toutes les directions. On a des écoles militaires et une administration civile excellente. Autrefois, pour la défense d’un pays plus vaste que la France, on n’avait pas trente mille hommes de troupes régulières. Depuis 1815, trente-deux mille hommes étaient sous les armes, et en quelques mois de révolution, on a porté l’effectif de l’armée jusqu’au-delà de cent mille hommes bien organisés et bien disciplinés. En 1788, le revenu de la république n’était que de quatre-vingts millions de florins, et aujourd’hui un pays qui n’en est que la cinquième ou sixième partie, jouit d’un revenu annuel de plus de cent millions de florins. Le crédit public était nul autrefois, aujourd’hui la banque est riche de plus de six cents millions de florins. Varsovie, Modlin, Zamosc, trois forteresses respectables, défendent le centre et les frontières. Le noyau de la Pologne existe donc ; il ne faut maintenant qu’y incorporer de plus vastes provinces, enrégimenter des hommes, et la Pologne sera bientôt indépendante.

Tous les bons esprits connaissaient bien les ressources de la Pologne telle qu’elle a été construite par le traité de Vienne, et souriaient en voyant l’erreur des ennemis les plus acharnés du nom polonais. En vain, M. de Metternich disait-il à l’empereur Alexandre qu’il armait les Polonais contre lui-même, le despote du Nord n’avait aucune idée de la force morale des peuples, et ne croyait qu’au nombre de ses baïonnettes. Une insurrection semblable à celle de la mémorable journée du 29 novembre 1830, pouvait toujours éclater, car on ne doutait ni de l’esprit de l’armée polonaise, ni de celui des habitans du pays. Chasser Constantin avec ses sept mille Russes, de Varsovie, était chose facile, et plus d’une fois on songea à le faire ; mais toujours l’ardeur de la jeunesse fut retenue par les sages conseils de ceux qui avaient toute sa confiance, c’est-à-dire par les membres de la société patriotique.

En remontant à l’origine de cette société, on la voit se former pendant la diète constituante de 1788-1792 : elle n’est devenue secrète qu’après le partage de la Pologne. C’est alors que les personnages les plus marquans s’unirent pour maintenir et propager la langue et l’esprit national sous les trois gouvernemens étrangers, et pour former ensuite les célèbres légions polonaises, qui combattirent encore pour leur patrie en Italie et à Saint-Domingue. Czartoryski, un des membres présumés de cette société, actuellement président du gouvernement national, alors ministre des affaires étrangères de Russie, a immortalisé son nom et celui de l’empereur Alexandre, par la rédaction des nouveaux statuts de l’université de Wilna et de toutes les écoles de la Lithuanie. Un autre membre, Thaddée Czacki, étonne par ses immenses travaux et par les services qu’il a rendus à la patrie en fondant un grand collége à Krzemieniec, et cent vingt-six écoles en Wolhynie, en Podolie et dans l’Ukraine. Une instruction vraiment polonaise, et accommodée aux besoins du siècle, fut le partage des Polonais restés sous la domination de la Russie ; mais malheureusement, d’après les conseils de M. de Metternich, l’empereur Alexandre détruisit l’édifice auquel il avait lui-même travaillé pendant vingt ans.

Les autres membres de la société ne cessèrent jamais de travailler au bonheur des Polonais devenus sujets de la Prusse et de l’Autriche. La formation du grand-duché de Varsovie par Napoléon, dans les années 1807 et 1809, lui concilia tous les esprits, et fit oublier quelque temps le but de la société. Mais aussitôt que l’armée polonaise apprit que le duché de Varsovie, affaibli par la perte de Cracovie, du duché de Posen et des villes de Thorn et de Culm, devait passer sous la domination russe avec le titre ridicule de royaume de Pologne, le général Dombrowski, le même qui avait jadis commandé les légions polonaises en Italie, recréa la société patriotique. Le nom de tous ses membres ne nous est pas connu. La conspiration de Saint-Pétersbourg, à l’avènement de Nicolas, en dévoila quelques uns, qui furent absous par le sénat polonais. Depuis cette époque, on redoubla d’efforts pour préparer une révolution ; on encouragea la jeunesse à former de petites sociétés patriotiques, et elles se multiplièrent beaucoup à Varsovie. En 1829, les jeunes conspirateurs voulaient massacrer toute la famille impériale pendant que Nicolas jouait à Varsovie la comédie du couronnement. Mais la seule idée que pendant dix siècles la Pologne avait eu de bons et de mauvais rois, et que pas un n’avait péri des mains de ses sujets, retint leurs bras. La guerre de Turquie présentait encore quelque chance de succès : tout était prêt pour une insurrection à Varsovie ; mais Niemcewicz ne trouvant pas cette époque assez favorable, on remit l’exécution d’un si grand projet à un temps meilleur.

Les Russes n’ignoraient pas qu’il existait à Varsovie une société secrète, qui dirigeait l’esprit de la jeunesse. On a trouvé dans les papiers de la police les rapports que faisait tous les jours au grand-duc un des chefs d’espions, Szlej : on s’étonna même de l’exactitude des renseignemens qu’ils contenaient. Les papiers d’un autre chef de la police secrète, le colonel russe Sass, prouvent aussi qu’il prévoyait le danger sans le croire si imminent ; il blâmait d’ailleurs la conduite de Constantin, et neutralisait l’influence d’agens perdus de vices et chargés de crimes dans lesquels il avait mis sa confiance[5].

Ces rapports, quoique contradictoires entre eux, décidèrent Constantin à emprisonner les personnes signalées par Szlej, sans cependant prendre des mesures de sûreté en cas d’insurrection. Ce prince bizarre et cruel avait au fond du cœur un sentiment de justice, et, fidèle à l’éternelle maxime de sa famille, d’aimer la trahison et de haïr les traîtres, il n’attachait pas beaucoup d’importance aux paroles de l’infâme Szlej, et se reposait sur les assurances de Sass, dont il estimait la probité.

La seconde société patriotique, composée d’un grand nombre d’officiers et de porte-enseignes, d’étudians de l’université, de gens de lettres, d’avocats, et présidée par Lelewel, était l’âme de toutes les conspirations contre les oppresseurs de la Pologne : c’est elle qui a fait la révolution, et qui maintenant en dirige la marche. Une troisième espèce de sociétés patriotiques était celles de la jeunesse : elles étaient très-nombreuses. Les plus capables d’entre leurs membres sont entrés dans la seconde société, et ont beaucoup contribué au succès de la conspiration ; le reste ne savait rien, et ne servait qu’à propager l’esprit national et la haine d’un gouvernement étranger. Les prisons de la capitale étaient presque continuellement remplies de membres de ces dernières sociétés, qui ne pouvaient satisfaire la curiosité du grand-duc ; et s’il arrivait que quelque membre de la seconde fût arrêté, il résultait toujours de l’enquête qu’il n’existait d’autre rapport entre lui et les jeunes conspirateurs, qu’une communauté de sentimens patriotiques et la haine des Russes.

Tous les soins de la police ne réussirent jamais à découvrir la conspiration[6], car les nombreux rameaux de la première et de la seconde société étant comme séparés du tronc, la conduite de membres isolés ne pouvait compromettre le tout.

Les révolutions française et belge furent comme un éclair d’espérance : les circonstances semblaient favorables à l’affranchissement de la Pologne. Le principe de non-intervention, proclamé par la diplomatie européenne, semblait la garantir de l’invasion de la Prusse et de l’Autriche ; mais ce qui décida surtout l’insurrection du 29 novembre, ce fut la connaissance positive des projets de la Russie contre la France, et le bruit généralement répandu qu’on avait déjà commencé à transporter en Russie l’argent de la banque de Varsovie, et que l’armée polonaise devait au printemps marcher sur le Rhin avec l’armée russe. La découverte d’une correspondance officielle du ministère des finances de Pologne avec le ministère russe a prouvé que ces soupçons étaient fondés. Et puis, faut-il le dire, les Polonais espéraient dans les secours de la France. Le changement du ministère français, et les opinions connues de M. Lafitte, firent cesser toute incertitude.

Lelewel avait jugé, avec raison, que les membres de la grande société patriotique qui n’avaient pu s’accorder sur les moyens d’exécution, et qui d’ailleurs, refroidis par l’âge, redoutaient le contact du peuple, étaient peu propres à opérer activement une révolution. Il s’adressa à la jeunesse, dont il forma une vaste association, qui bientôt remplaça la grande société patriotique. Le but apparent de cette association était la réunion de la grande famille slave, son but réel la délivrance de la Pologne.

La petite société, considérablement augmentée depuis les événemens de juillet, se tenait prête à commencer la révolution ; elle n’attendait que le consentement de Lelewel. Dans la journée du 21 novembre, elle lui envoya une députation composée de ses trois principaux chefs, Zaliwski, Xavier Bronikowski et Pierre Wysocki, pour se concerter avec lui sur les moyens d’organiser l’insurrection. Lelewel satisfit à leur impatience, et déclara que le moment favorable était venu. Le 29 novembre fut fixé pour le grand jour de l’insurrection polonaise.

Le 29 donc, sur les sept heures du soir, un officier donna le signal dans les casernes des porte-enseignes, et les voûtes retentirent des premiers cris de liberté et de vengeance. « Aux armes, mes frères ! l’heure de la liberté a sonné ! » Les braves saluèrent en passant la statue de Sobieski, et, sous les auspices de cette grande ombre, marchèrent sur le Belvédère ; désarmant les postes, criblant de balles tout ce qui s’opposait à leur passage, ils s’emparèrent des chevaux de l’ennemi, et se dispersèrent pour frapper sur tous les points à la fois son imagination épouvantée. Une foule de ces jeunes conspirateurs se précipita dans la maison qu’habitait Lelewel, le priant de se mettre à leur tête. Son père, vieillard octogénaire, était au lit de mort. Lelewel ne pouvait le quitter. Sa piété filiale toucha ses jeunes amis ; ils se retirèrent en silence, et volèrent au combat où la patrie les appelait.

L’incendie de la caserne de cavalerie moscovite fut comme le signal de la révolution pour le reste de la ville ; cependant cet incendie n’ayant pas pris avec assez de violence, les étudians engagèrent avec les Russes un feu roulant de mousqueterie, pour informer leurs camarades de l’intérieur que l’explosion nationale éclatait à l’heure convenue. Dix-huit patriotes s’emparèrent du château du Belvédère. Tandis que neuf d’entre eux occupaient les issues, les neuf autres pénétrèrent dans les appartemens du Czarévitch. Les sentinelles russes furent culbutées ; le vice-président de la ville, Lubowidzki, chef de la police, tomba sous les coups des baïonnettes[7]. Les conjurés se dirigèrent ensuite vers la chambre à coucher du Czarévitch[8], dans l’intention seulement de s’emparer de sa personne ; mais il n’y était plus : son fidèle valet de chambre l’avait prévenu à temps. Constantin avait l’habitude de dormir quelques heures après son dîner ; il n’eut que le temps de se couvrir d’une robe de chambre, et de s’enfuir par une porte dérobée. Tout était disposé, dans sa chambre à coucher, pour favoriser une fuite clandestine, et il l’exécuta avec un grand bonheur. Il fut rencontré par M. Schmidt, consul de Prusse, qui l’entraîna dans la cabane d’une pauvre femme, où ils rédigèrent ensemble, sur un chiffon de papier qu’elle leur donna, deux dépêches qui partirent à l’instant, l’une pour Berlin, l’autre pour Saint-Pétersbourg. Constantin, si violent, si terrible loin du danger, était devenu souple, traitable, et paraissait décomposé par la frayeur ; il ne songea pas un instant à faire front à l’orage. Ainsi, lâche dans toutes les grandes circonstances, il fut lâche encore dans cette dernière action de sa cruelle existence.

Désolés de sa fuite, les patriotes s’élancèrent vers la ville pour secourir leurs camarades, engagés dans une action décisive. Deux cents étudians y luttaient en héros contre un régiment de cuirassiers de la garde impériale. À peine entrés dans la ville, les porte-enseignes à cheval se répandirent de tous côtés en criant : Aux armes !

À une heure convenue, le 4e régiment de ligne, une batterie de la garde à cheval de douze canons, une partie des grenadiers de la garde polonaise, le bataillon de sapeurs, et des compagnies de grenadiers de tous les régimens en garnison à Varsovie, sortirent de leurs casernes ; les uns se dirigèrent sur l’arsenal, les autres surveillèrent les mouvemens des gardes russes appelées de Wolhynie et de Lithuanie. Les portes de la banque nationale furent enfoncées, et deux maisons dans le quartier Novolipié incendiées, mais sans danger pour la capitale. Des mesures énergiques furent prises immédiatement pour le maintien de la tranquillité publique.

Un détachement d’étudians et de porte-enseignes, arrivé de Lazienki, fut rejoint, dans la rue du Miel ou de Napoléon, par les élèves de l’école de droit et une partie du détachement des porte-enseignes à cheval. Les prisonniers d’état délivrés, on dirigea une attaque vigoureuse contre l’arsenal, et quarante mille fusils et autant de sabres armèrent les bras des défenseurs de la patrie. Dès-lors la cause nationale fut gagnée, et une insurrection devint une révolution.

Après les premiers coups de fusil, les officiers supérieurs connus par leur aveugle obéissance à la Russie montèrent à cheval, tantôt s’efforçant d’apaiser l’armée et le peuple, tantôt les menaçant de toute la rigueur des lois militaires. Ils reçurent enfin le prix de quinze ans de trahison et de cruauté. Les généraux Hauké[9], Trembicki, Siemontkowski, Blumer, Potocki, les colonels Meciszewski et Sass, furent tués ; les généraux Diakoff et Fenshave, blessés ; — les généraux russes Essakoff, Lange, Richter, Engelmann, Krifftzoff, et les colonels Fariszine, Ighnatieff, Grescet et Boutourline, aide-de-camp de l’empereur Nicolas, faits prisonniers et mis en lieu de sûreté.

Des coups de fusil isolés se firent entendre encore toute la nuit du 29 au 30 novembre, quoique les Russes fussent déjà en fuite. Le peuple, fier de sa victoire, ne commit pas la moindre violence ; la révolution est restée pure de toute souillure, de tout pillage.

II.
Caractère général des partis politiques en Pologne. — Examen du traité de Vienne en ce qui regarde la Pologne. — Parti légal, parti légitime national. — Lubecki, chef du premier ; Lelewel, chef du second. — Entrevue de Lubecki, Czartoryski, Lelewel et Vladislas Ostrowski, à Wirzba avec Constantin. — Princesse de Lowicz. — Le conseil d’administration. — Gouvernement provisoire. — Chlopicki ; sa vie et son caractère ; il usurpe la dictature. — Maurice Mochnacki. — Les romantiques. — Première dictature. — Amitié de Chlopicki et de Lelewel. — Sourdes intrigues contre ce dernier. — Politique du dictateur ; mécontentement qu’elle excite dans la nation, et surtout parmi les généraux.


Dans un pays libre par ses institutions, mais privé d’indépendance, la haine de l’ennemi commun réunit tous les esprits, et confond dans un sentiment unanime les diverses opinions individuelles, sans arène pour lutter, sans publicité pour s’éclairer les unes par les autres. Une fois l’ennemi chassé, toutes les opinions se font jour : de là, confusion et désordre. La liberté d’application, la pratique des idées abstraites et individuelles engendrent facilement l’erreur, alors même qu’il y a bonne foi et patriotisme chez tous. Mais si la nation est morale et religieuse, simple dans ses mœurs, instruite par l’infortune, la vérité triomphe, et l’unanimité naît enfin dans la liberté, comme elle régnait auparavant dans la haine de l’oppresseur commun.

C’est ce qui arriva en Pologne après la journée du 29 novembre. Les uns, tremblans encore à l’aspect du géant, ne voyaient dans cette levée de boucliers qu’une folie de jeunesse ; les autres, impatiens du joug étranger, confians dans la justice de leur cause et dans leurs propres forces, se jetaient avec ardeur, avec fanatisme, dans le torrent révolutionnaire.

Au moment même de l’expulsion du Czarévitch, deux partis se levèrent : l’un légal ou constitutionnel, appuyé sur la charte octroyée par le vainqueur en 1815 ; l’autre légitime ou révolutionnaire, basé sur la légitimité nationale, ou, si l’on veut, sur un droit divin sanctionné par les dix siècles de l’indépendance polonaise. Ces partis n’étaient point hostiles entre eux ; car, agissant presque toujours avec bonne foi et conscience, ils étaient d’accord sur tous les points principaux. Ainsi, aucun ne reconnaissait pour légitime l’acte de spoliation et de brigandage des trois puissances[10] ; mais le parti légal ne voulait s’appuyer que sur la charte émanée du traité de Vienne. Le fait est qu’en admettant même la légitimité de ce traité, les Polonais ont le droit de réclamer leur indépendance en ne s’appuyant que de sa seule autorité.

Qu’est-ce qui constitue l’individualité d’une nation ? C’est sa langue, sa religion, ses mœurs, ses usages, ses souvenirs enfin. Elle ne se perd qu’après bien des siècles d’esclavage. Dans l’impossibilité donc d’ôter à la Pologne son individualité, les puissances spoliatrices, réunies au congrès de Vienne avec les représentans des autres États européens, établirent que, quelles que fussent leurs diversités locales, les Polonais ne seraient jamais regardés ni comme Allemands, ni comme Russes, et que leur nationalité distincte, méconnue par le triple partage, serait désormais respectée comme droit public dans toutes les anciennes provinces polonaises soumises à la Russie, à la Prusse ou à l’Autriche. Le gouvernement représentatif étant une partie intégrante de l’individualité de la Pologne, les trois puissances elles-mêmes reconnurent ce droit en statuant que la Russie, la Prusse et l’Autriche accorderaient à leurs possessions polonaises un gouvernement représentatif.

Le même traité érigea une partie de l’ancienne Pologne en royaume distinct, le réunissant à jamais à l’empire russe, et le soumettant à un roi qui ne pouvait être autre que l’empereur lui-même. Ainsi, outre les droits communs de l’individualité nationale que les habitans du nouveau royaume partageaient avec leurs frères de Gallicie, de Dantzig et de Lithuanie, ils étaient proclamés peuple polonais, ayant son propre roi, tandis que ceux-ci, tout en constituant la nation polonaise, font partie des peuples autrichien, russe et prussien.

Le congrès de Vienne a donc reconnu pour légitimes tous les anciens droits de la Pologne, excepté celui de l’indépendance nationale. Mais un article du traité de 1815 déclare Cracovie[11] et son territoire, ancienne capitale de la Pologne, berceau de ses droits les plus sacrés, ville libre, indépendante et strictement neutre, sous la protection des trois puissances voisines, l’empire d’Autriche, le royaume de Prusse et le royaume de Pologne, partie intégrante de l’empire russe. La protection du plus fort n’implique ni l’esclavage, ni la dépendance du plus faible. Le véritable esprit du traité de Vienne à l’égard de la Pologne est donc la reconnaissance de tous les droits qu’elle possédait jadis :

1o L’individualité nationale de tous les habitans de l’ancienne république de Pologne, trois fois démembrée par les trois puissances voisines ;

2o Des institutions représentatives pour tous ;

3o Le titre de royaume distinct pour une de ses parties ;

4o La liberté, l’indépendance et la neutralité pour une autre, quoique très-petite, et presque imperceptible ;

Ce traité constitue le droit public de l’Europe, il fut conclu pour mettre fin aux guerres et aux troubles intérieurs, nés tantôt de l’ambition des monarques, tantôt de la turbulence des peuples ; il effaça tous les anciens droits et les anciennes prétentions, en assignant à chacun son lot ; il réconcilia les rois avec les rois en traçant de nouvelles limites, les rois avec les peuples en fixant leurs pouvoirs respectifs. Dans cette nouvelle fédération, la partie lésée a donc le droit de réclamer le secours des autres pour réprimer par la force le violateur de la loi.

Voyons maintenant si la Russie, la Prusse et l’Autriche ont respecté les droits octroyés par l’Europe aux Polonais.

1o L’individualité nationale a été violée par la Prusse dans toutes les provinces polonaises, c’est-à-dire dans le duché de Posen, ainsi qu’à Thorn, à Dantzig, en Warmie, et par la Russie en Lithuanie, en Wolhynie, en Podolie et en Ukraine ; car l’une et l’autre ont supprimé l’étude de la langue polonaise dans les écoles de leurs provinces polonaises.

2o Les institutions représentatives n’ont été introduites par la Prusse que dans le duché de Posen. Pour la Russie, elle a même supprimé les anciennes lois lithuaniennes, et n’a exécuté aucun de ses engagemens.

3o Le titre de royaume libre et constitutionnel, la Russie l’a méconnu en faisant entrer ses troupes sur le territoire polonais après l’expulsion du Czarévitch, car son autorité absolue et discrétionnaire, contraire à la charte, détruisait les rapports du peuple polonais avec son roi, et ceux mêmes qui étaient les premiers à défendre par les armes les clauses du congrès de Vienne, menacés des peines les plus sévères, ne déclarèrent la famille Romanof déchue du trône de Pologne, qu’après avoir épuisé toutes les voies de négociation. Même violation de la part de la Prusse, car elle concluait avec la Russie des engagemens secrets, où elle traitait les habitans du royaume, non comme un peuple dont la liberté et la propriété individuelle sont garanties par le traité de Vienne, mais comme si ce traité n’eût pas existé, comme si les habitans du royaume et leurs propriétés eussent été sous le servage de la Russie.

4o La liberté, l’indépendance et la neutralité de Cracovie et de son territoire, étaient tous les jours violées par les Russes ; ils avaient imposé à ce petit pays la censure et une instruction à leur gré ; ils enlevaient par les cosaques tous ceux qu’ils jugeaient suspects, et les emprisonnaient dans le royaume de Pologne ; enfin, la Russie, la Prusse et l’Autriche réunies, ont privé ce pays de son droit le plus sacré, de son indépendance, en nommant M. Wodzicki, président du sénat contre les stipulations de la charte du congrès de Vienne.

D’après cet exposé, il est aisé de voir que, faute de garanties nécessaires, le traité de Vienne fut violé dans tous les points par les trois puissances ; le temps a prouvé qu’il n’y a pas d’autre garantie possible, d’autre moyen de maintenir les quatre droits fondamentaux qu’il reconnaît lui-même à toutes les parties de la Pologne démembrée, qu’en réunissant ces parties en un seul corps, et en déclarant tout le pays reconstitué et indépendant.

Il ne s’agit que de prononcer d’après la loi du traité de Vienne, et si toutes les formalités légales sont observées par les Polonais, la cause des trois puissances est perdue, et le reste de l’Europe sera forcé d’exécuter cet arrêt de la justice divine et humaine.

Le parti légal, passif jusqu’au 29 novembre, obéissait à la force majeure qui déclarait la charte, et ne songeait qu’à sa propre conservation. Quand le Czarévitch fut chassé du Belvédère, et l’ordre constitutionnel menacé, fidèle à son plan de conduite, il n’engagea la lutte que pour défendre son existence qu’il voyait compromise. Le chef de ce parti était le premier favori de Nicolas, le prince Lubecki, ministre des finances, qui a passé presque toute sa vie en Russie, au service de l’empire ; homme de talent et d’une grande activité, mais connaissant peu la Pologne. Quant au parti légitime, national, révolutionnaire, il avait pour chef le nonce Lelewel, président de la société patriotique[12].

Le lendemain de l’insurrection, le conseil d’administration, autorité constitutionnelle, composée d’individus nommés par Nicolas, et chargée du gouvernement suprême en l’absence du roi, se crut assez fort au milieu du danger général pour adresser au peuple insurgé une proclamation pleine d’arrogance. Mais voyant son isolement il céda ; et sur l’avis de Lubecki, qui en était membre, il rejeta de son sein les hommes mal vus du peuple, et les remplaça par les membres du sénat et de la chambre des nonces les plus connus par leur patriotisme ; de ce nombre étaient les deux nonces Lelewel et Vladislas Ostrowski. Tel fut le résultat du premier choc du parti légal avec le parti légitime.

La société patriotique demanda ensuite au conseil d’envoyer des troupes pour désarmer les Russes, de s’emparer du Czarévitch, et de ne traiter qu’avec le roi. On fut obligé d’admettre dans le conseil, avec une voix consultative, deux hommes désignés par la société patriotique, gens de tête et de cœur qui avaient éprouvé les plus cruelles souffrances sous le gouvernement du Czarévitch ; l’un était l’avocat Xavier Bronikowsk, l’autre le journaliste Maurice Mochnacki, homme exalté, sur lequel Lelewel seul avait quelque empire, qu’il devait à son âge, à son sang-froid et à sa célébrité littéraire. Un nouveau sacrifice au principe de la légalité fut l’envoi d’une députation du conseil (le 2 décembre) au Czarévitch, qui se trouvait alors avec sept mille hommes de sa garde russe, au village de Wirzba, à deux lieues de la capitale. Cette députation était composée de Lubecki, Czartoryski, Lelewel et Vladislas Ostrowski.

Arrivée à Wirzba, elle trouva le Czarévitch humble et affable, de hautain et cruel qu’il était trois jours auparavant. Lubecki justifia et les motifs de l’insurrection, et la conduite du conseil d’administration, dont le premier devoir était de veiller au respect des lois. Ostrowski répéta ce qu’il avait déjà dit au Czarévitch, lors de la dernière diète, dans des circonstances bien différentes : « Malheur aux princes qui accoutument les peuples à la violation des lois. » Czartoryski parla dans le même sens que Lubecki. Le Czarévitch répondit avec calme ; il se plaignit de la violation de son château de Belvédère, et raconta plusieurs anecdotes touchantes sur la fidélité de ses domestiques russes, dont l’un se tua en sautant du second étage pour sauver son maître.

La princesse de Lowicz, femme du Czarévitch[13], fit les plus vifs reproches à Lubecki, en lui rappelant les bienfaits qu’il avait reçu du roi ; puis, emportée par la douleur : « Lui, dit-elle, en montrant Lelewel, lui qui possède toute votre confiance, il est la première cause de tous ces malheurs. » Un léger sourire de Lelewel la fit revenir à elle, elle lui prit la main et lui demanda pardon de sa vivacité. « Je vous en conjure, ajouta-t-elle, en s’approchant d’Ostrowski, détournez l’orage de notre patrie ; vous seuls possédez la confiance du peuple. » La députation demanda l’incorporation de la Lithuanie et des autres provinces polonaises au royaume de Pologne, vainement réclamée dans toutes les diètes. « La violence, dit Ostrowski, ne peut être repoussée que par la violence. »

Le prince consentit à se retirer avec ses troupes sur le territoire de l’empire. « Quant à la Lithuanie, dit-il, je ne suis point autorisé par mon frère à traiter sur ce sujet. » Il promit ensuite d’intervenir auprès de lui en faveur des coupables. « Il n’y en a point, répondit fièrement Ostrowski. » Cette conversation dura cinq heures.

Lubecki se montra fort actif pendant les trois premiers jours, sans doute dans l’espoir de maintenir l’ordre légal pour étouffer la révolution. Il se refroidit après l’entrevue avec le Czarévitch, sans cependant cesser d’influer sur les décisions du gouvernement. Suspect à la nation qui ne voyait en lui qu’un favori de Nicolas, l’auteur de lois financières contraires à la charte, il ne devait le reste de sa réputation qu’aux soins de Lelewel. Celui-ci, afin d’entraîner toute la population dans la révolution, appuyait de toute son autorité le maintien de l’ordre légal, seul capable d’accélérer le développement de l’esprit national. Il défendait Lubecki dans les journaux et dans la société patriotique, et Lubecki, de son côté, était persuadé que l’admission de Lelewel dans le conseil d’administration assurait seule au gouvernement l’obéissance du peuple. Ils se donnaient donc la main pour empêcher la révolution de sortir brusquement des voies légales.

La société patriotique était composée en grande partie de la jeunesse de la Lithuanie, de la Pologne prussienne et de la Pologne autrichienne. Les clubs crièrent à l’indépendance de toute l’ancienne Pologne, mais Lelewel leur rappela que la diète était le seul et légitime représentant de la nation, et qu’à elle seule appartenait le droit de prononcer sur cette question. Il exhortait ses amis à respecter le principe de non-intervention, proclamé par la diplomatie européenne.

Menacé d’un chute prochaine, le conseil d’administration abdiqua un instant son pouvoir en faveur du comité exécutif ; et le 4 décembre, après la chute de ce comité, il se déclara dissout lui-même, après avoir créé le gouvernement provisoire, composé des sénateurs Czartoryski, Pac, Kochanowski, Dembowski, et des nonces Lelewel et Vladislas Ostrowski.

Mais le conseil d’administration ne pouvait se décider à signer l’acte d’inauguration du nouveau gouvernement ; Lubecki et surtout Mostowski refusaient formellement leurs signatures. Les membres du nouveau gouvernement furent donc obligés de se constituer eux-mêmes. Ainsi, la légalité passa du pouvoir constitutionnel aux hommes nommés par lui.

Alors parut sur la scène politique le général Chlopicki. Célèbre par son intrépidité dans les armées de Napoléon, et justement appelé par le maréchal Suchet le brave des braves, il avait l’estime de toute l’armée polonaise et la haine du Czarévitch. Obligé par lui de demander sa démission, il vécut dans la retraite, avec une modeste fortune qui suffisait à ses besoins. Lors de l’insurrection, le peuple, qui admirait son caractère, le proclama chef de l’armée au milieu même du combat, et le conseil d’administration s’empressa de le confirmer. Quoique son nom retentît dans l’armée et le peuple, Chlopicki fut invisible toute la journée du 30 novembre, et le conseil d’administration fut obligé de nommer provisoirement à sa place l’ancien général et sénateur palatin Louis Pac, qui devait commander en son absence. Cette démarche singulière de Chlopicki frappa d’étonnement sans changer les dispositions des esprits. Ce ne fut que le surlendemain de l’insurrection qu’il se mit à la tête de l’armée, où l’accueillirent les acclamations et la joie universelle. Chlopicki ne tarda pas à se dessiner sur le nouveau théâtre où il se trouvait placé. À peine le gouvernement provisoire se fut-il déclaré chef de l’état, qu’il entra dans la salle de ses séances, se plaignit vivement de l’indiscipline de l’armée et des clameurs des clubistes (de la société patriotique surtout) ; il abdiqua son commandement, et parla avec tant de chaleur, qu’il fut frappé d’une apoplexie foudroyante. On le porta dans l’antichambre, où il fut promptement saigné.

Cet accident excita la pitié en sa faveur, et fit craindre la perte d’un chef aussi distingué. Les étudians de l’université, une grande partie de l’armée, et généralement l’opinion publique, étaient pour lui. On poursuivit ceux qui osaient l’attaquer ; on poursuivit surtout Maurice Mochnacki, admis un instant au conseil d’administration. On voulait le fusiller ; et lorsque, dans le club, il donna à Chlopicki le nom de traître, il pensa être sabré par l’auditoire ; il ne dut son salut qu’à Lubecki. Caché par lui dans un cabinet attenant à la salle des séances du gouvernement provisoire, il y resta pendant les premiers jours du danger, nourri des plats que lui envoyait de sa table le favori de Nicolas. En sa qualité de chef de l’école philosophique allemande, il avait un chaud antagoniste dans le professeur Lach-Szyrma, chef de l’école écossaise : ce dernier commandait les étudians dans la révolution, et voulait faire condamner à mort Mochnacki par un tribunal militaire composé de tous les étudians ayant le grade de licenciers en droit ; il pensait de très-bonne foi qu’un ennemi du système éclectique écossais, appliquant ses idées absolues à la politique, serait un fort dangereux citoyen.

Le 5 décembre, Czartoryski et Niemcewicz (secrétaire du sénat), se rendirent auprès de Chlopicki pour l’inviter à reprendre le commandement de l’armée. Czartoryski rapporta son refus au gouvernement ; mais sur les deux heures après midi, Niemcewicz, qui était resté auprès de lui, apporta, de son côté, une espèce d’acte dans lequel on déclarait Chlopicki investi de l’autorité suprême de l’état, avec le titre de dictateur. Frappé de stupeur, le gouvernement provisoire, voulant prévenir toute division, se hâta de rédiger un acte légal qui nommait Chlopicki généralissime de l’armée, avec une autorité presque dictatoriale : il espérait que le général s’abstiendrait de toute démarche arbitraire.

Chlopicki, accompagné d’un officier supérieur, se rendit dans le lieu des séances du gouvernement, laissant un grand nombre d’officiers dans la salle des pas-perdus. « On a eu l’audace de m’envoyer ce papier, dit-il en jetant sur la table son acte de nomination ; je n’en ai pas besoin, et je déclare que dès ce moment je prends de mon chef l’autorité de dictateur, jusqu’à l’ouverture de la diète, qui aura lieu dans quinze jours. » Puis, sans rien écouter, il alla passer l’armée en revue, et lui annonça lui-même cette nouvelle. Ignorant tout ce qui s’était passé, et croyant l’autorité dictatoriale confiée à Chlopicki par le gouvernement provisoire, le peuple y donna hautement son assentiment.

Le lendemain, le dictateur annonça au gouvernement provisoire qu’il lui confirmait son titre ; il nomma lui-même les ministres, et s’occupa activement des affaires publiques. Il faut chercher les motifs de cette usurpation de Chlopicki dans ses opinions politiques. Il a passé la plus grande partie de sa vie avec les Français ; instruit par leur révolution, et professant la plus haute estime et une profonde reconnaissance pour la mémoire de Napoléon, il avait conçu une haine profonde de l’anarchie des gouvernemens révolutionnaires, et avait cru en voir les premiers germes dans la formation du gouvernement provisoire. L’illustre Niemcewicz, ancien compagnon de la gloire de Kosciuszko, et presque tous ceux qui avaient des places ou des richesses à perdre, se rallièrent au dictateur dans la même horreur de l’anarchie. Ainsi se forma un parti très-fort, auquel on peut donner le nom de parti doctrinaire. Chlopicki en était le chef, comme Lelewel était celui du parti national.

Ce dernier approuvait tous les raisonnemens de ses adversaires ; mais il soutenait que la France de 1793 n’était pas la Pologne de 1830 ; que les prêtres[14], les nobles et les rois différaient dans ces deux pays ; que, loin d’être des fléaux de la nation polonaise, ils en avaient toujours été les bienfaiteurs ; il fondait là-dessus l’impossibilité du jacobinisme en Pologne. Le parti doctrinaire citait, de son côté, les discours prononcés dans les clubs, ceux entre autres de Maurice Mochnacki, d’Adam Gurowski, de Xavier Bronikowski, de Boleslas Ostrowski et de Louis Zukowski, qui tous proclamaient ouvertement quelques-uns des principes des jacobins, et excitaient les passions du peuple et de l’armée. Le fait est que tous étaient romantiques en politique, et se donnaient même ce nom. Le plus exalté était Mochnacki, auteur d’un grand nombre d’excellens écrits sur la philosophie allemande et sur le romantisme ; il ne pouvait être regardé comme jacobin, car il était catholique et papiste dans sa manière de voir. Un des héros du 29 novembre, il influa beaucoup, au commencement de la révolution, sur l’esprit des masses. Lelewel ne cessait de dire aux doctrinaires : — « Laissez à tous la liberté de parler, ne les empêchez que de faire le mal : cette liberté est d’une utilité incalculable au milieu des difficultés inséparables d’une révolution, et les exagérations qu’elle entraîne ne méritent bien souvent d’autre répression que le sourire des hommes sages. Elle met en mouvement les masses, dans un moment où la nation soulevée ne trouve sa force que dans les masses ; enfin les hommes, tels que les romantiques[15] polonais, qui ne raisonnent que d’après leur sentiment, font jaillir mille idées lumineuses que cherche en vain la froide raison des autres. »

La dictature fut d’abord un véritable bienfait pour le pays. Chlopicki réunit autour de lui tout le peuple ; sa réputation de bravoure et de probité, les persécutions qu’il avait essuyées, lui concilièrent l’opinion. Mais il conserva le nom de Nicolas dans tous les actes officiels et dans les prières des prêtres, et ne fit de préparatifs que pour une guerre défensive. En haine de l’anarchie, il se déclara le premier champion de l’autorité royale, quoique ses adversaires ne l’attaquassent que comme usurpation étrangère. Ne pouvant créer une aristocratie dans un pays où il n’y en a jamais eu, il s’entoura de préférence des hommes qui professaient des idées aristocratiques, et qui par là étaient l’objet des sarcasmes des clubs ; enfin, pour prouver au monde que la révolution n’était nullement hostile à la religion, il encouragea le clergé polonais à se mettre partout à la tête du peuple, et imagina ces processions patriotiques qui ont étonné les étrangers.

Le parti national resta soumis aux doctrinaires, et ferma même le club patriotique. Le généreux Lelewel, membre du gouvernement provisoire, et ministre des cultes et de l’instruction publique, seconda, en cette double qualité, tous les projets de son adversaire. Le peuple les confondait dans une affection commune ; leurs portraits figuraient toujours ensemble dans les lieux publics, et les poètes chantaient leurs louanges à tous deux. Chaque parti préférait bien son chef à celui du parti contraire, mais la nation ne faisait entre eux aucune différence ; et un jour, au théâtre, un murmure improbateur accueillit ces mots d’un acteur : Lelewel seul ne nous trahira pas. On ne voulait point l’élever aux dépens du dictateur.

Cependant les traîtres, cachés sous le masque du patriotisme, ourdissaient déjà leurs trames. Maurice Mochnacki, Adam Gurowski et quelques-uns de leurs amis, prêchaient toujours leur romantisme politique ; et comme ils appartenaient au parti de Lelewel, on en prit occasion de dire que celui-ci était un jacobin, qu’il ne voulait que pendre et guillotiner. Les provinces seules ajoutaient foi à ces bruits, car il y était peu connu ; sa réputation du reste resta intacte.

Le mécontentement ne tarda pas à se manifester contre Chlopicki ; on accusait sa lenteur. Suivant l’exemple de Napoléon, sans comprendre ses motifs, il ne comptait que sur les soldats disciplinés ; il méprisait la force morale de la nation, et ne comptait pour rien les faucheurs et les troupes de la nouvelle levée. Avec ces idées, il était impossible qu’il crût à la durée d’une lutte entre le royaume de Pologne et l’empire russe ; il n’espérait rien que de la voie des négociations, et alla même jusqu’à traiter l’insurrection du 29 novembre de folie de jeunesse. — « Si c’était une révolution nationale, disait-il, la Lithuanie, la Wolhynie, la Podolie et l’Ukraine ne se seraient-elles pas aussi soulevées ? » Il envoya à Saint-Pétersbourg une députation, composée du prince Lubecki et du nonce Jean Jezierski ; sa mission était de demander à Nicolas des garanties pour l’observation de la charte. L’envoi des agens diplomatiques dans les pays étrangers, et surtout à Londres et à Paris, était un des projets de Lubecki. Lelewel l’appuyait avec force, soutenant que cette démarche n’était point hostile au roi. On envoya donc Wolicki à Paris, et Wielopolski à Londres. On eut même des conférences avec les consuls de Prusse et d’Autriche. Il était impossible de l’avouer au peuple, et le peuple devait mal juger la conduite du dictateur.

Vint la question de la Lithuanie, et ici les deux partis se divisèrent. Lelewel voulait qu’on y envoyât des troupes. — « Une révolution, disait-il, ne se défend pas, elle attaque ; autrement elle n’a ni vigueur ni activité. La mission de Lubecki et de Jezierski ne doit point empêcher l’entrée de nos troupes en Lithuanie et en Wolhynie, car Lubecki lui-même assurait que la violation des frontières du Niémen et du Bug, et la propagation de l’insurrection dans les provinces polonaises de l’empire, seraient un fort argument en faveur de la cause lithuanienne. — Attendons la réponse du Czar, » répondait le parti contraire. — « Ne comptons nullement sur les puissances étrangères, elles ne comprennent point leur véritable politique, poursuivait Lelewel ; tirons de nous-mêmes toutes les forces nécessaires. » — « Mais ces forces seront insuffisantes, répliquait-on, et sans les secours des étrangers nous ne ferons rien. »

Le parti du dictateur, d’abord très-puissant, s’affaiblissait chaque jour ; son indifférence à l’égard de la Lithuanie le perdait. Les vieux généraux eux-mêmes blâmaient sa politique, et se prononçaient hautement contre son autorité. — « La dictature, disaient-ils, n’est point nécessaire à la Pologne ; la crainte de l’anarchie intérieure n’est qu’une chimère : il vaut mieux mettre un chef civil à la tête du gouvernement ; quant à nous, généraux, nous renoncerons volontiers à nos grades, et nous nous rangerons sous les ordres de jeunes officiers de talent. Il n’est pas même nécessaire de donner le commandement de l’armée à un général expérimenté, car cette guerre doit être une guerre de partisans, et tout bon soldat peut commander. »

Telles étaient les dispositions des esprits, lorsque les nonces et les députés arrivèrent à la diète[16]. On touchait à la fin de décembre.

III.
Réunions préparatoires de la diète. — Négociations du dictateur avec le Czar ; sa politique à l’égard de la Lithuanie. — Profession de foi de Chlopicki. — Lelewel parle en sa faveur. — Subtilités politiques de Chlopicki. — Ouverture de la diète ; séance du 18 décembre. — Idées fixes de Chlopicki et de Lelewel ; leur accord. — Abdication du dictateur. — Paradoxes des doctrinaires. — Séance du 20 décembre. — Ostrowski traite en puissance Chlopicki. — Projet de Morawski, discours de Wisniewski. — Quel rôle jouait Lelewel. Chlopicki proclamé dictateur. — Dissolution du gouvernement provisoire. — Établissement du conseil suprême. — Disgrâce de Lelewel. — Intrigues des traîtres cachés et des aristocrates. — Espions russes. — Serment qu’ils prêtaient au Czaréwitch. — Règne des doctrinaires. — Affaire de Lubowidzki. — Troubles dans la capitale. — Conspiration des espions russes contre Lelewel. — Manifeste du peuple polonais ; Swidzinski et Lelewel ses principaux rédacteurs.


Dans ses réunions préparatoires, la diète manifesta le désir de conserver son indépendance vis-à-vis du dictateur. Lelewel y assistait en qualité de nonce de Zelechow, et partageait l’inquiétude qu’inspiraient à ses collègues les exigences de Chlopicki ; mais il taisait son opinion. « Si je parle en faveur du dictateur, disait-il, on dira que je parle comme ministre, que je suis sa créature ; si je l’attaque, ne m’accusera-t-on pas de manquer à la loyauté ? » C’est dans cet état d’incertitude que les nonces et les députés envoyèrent leur députation au dictateur pour connaître ses intentions ; le sénat en fit autant. Alors seulement Lelewel rompit le silence : « Vous traitez, dit-il, en puissance Chlopicki, dont le pouvoir n’est qu’individuel et illégal ; je vous prédis les plus fâcheux effets d’une pareille conduite. » Cependant, comme ministre et comme membre du gouvernement provisoire, il travaillait presque tous les jours avec le dictateur ; il lui représentait la nécessité d’ouvrir la diète ; il l’assurait même que l’autorité qu’il désirait lui serait confiée, mais qu’il fallait laisser la diète réfléchir sur cet objet.

Cette autorité était immense, Chlopicki voulait être entièrement libre dans sa conduite, être investi d’un pouvoir civil, militaire et législatif sans bornes, et avoir jusqu’à la faculté de changer la constitution du pays. Il voulait traiter avec la Russie et les autres puissances, sans le concours d’aucune autorité nationale ; mais en même temps il consentait à ce que la diète limitât la durée de sa dictature.

Le 16 décembre, le colonel Hauké arriva de Pétersbourg. Le dictateur présenta au gouvernement provisoire les lettres qu’il avait reçues, demandant dans quel sens il devait répondre. « Agissez en toute liberté, lui dit-on, et représentez au Czar les choses sous leur véritable aspect. » Lelewel ajouta qu’il fallait représenter à Nicolas qu’il n’empêcherait l’effusion du sang qu’en se prononçant en faveur des provinces russo-polonaises. Cette observation fut d’abord accueillie, mais un des membres fit observer que cela ne regardait ni le dictateur, ni le gouvernement provisoire. Chlopicki s’emporta contre Lelewel ; mais le sénateur Dembowski ayant appuyé et fait approuver la proposition, le dictateur se tut ; il sortit mécontent, et rédigea sa lettre au Czar dans un sens tout-à-fait opposé à la décision du gouvernement provisoire et aux vœux du peuple.

Les Lithuaniens, les Wolhyniens, les Podoliens et les Ukrainois qui se trouvaient à Varsovie, demandaient à former une légion lithuanienne, il s’y opposa formellement ; et déjà aigri par les députations de la diète, il finit par la voir avec la plus grande répugnance.

Le 17 décembre, une députation du sénat et de la chambre des nonces assista par ses ordres à la séance du gouvernement provisoire ; sans prendre sa place accoutumée, il prononça les paroles suivantes : « Ma conscience m’ordonne de vous déclarer que je n’ai d’autre projet que de conserver l’intégrité du royaume de 1815, car je suis intimement convaincu qu’il est impossible de vouloir plus sans exposer notre petite armée à une boucherie. J’ai juré fidélité à Nicolas, et je serai fidèle à mon serment ; qu’on ne croie donc pas que je veuille reconquérir celles de nos provinces qui appartiennent à la Russie. Du reste, la constitution aura désormais de telles garanties, qu’elle ne pourra plus être violée, et le royaume sera fermé aux troupes russes. Je ne m’engage à rien de plus ; je ne promets rien de plus ; telle est ma profession de foi, elle est franche et immuable. »

À ces étranges paroles, la consternation fut générale. Czartoryski parla dans un sens contraire ; mais pour toute réponse, le dictateur répéta sa terrible profession de foi. Zwierkowski, député de Varsovie, voulait aussi prendre la parole, mais il l’en empêcha avec hauteur : « C’est pour dire ce que je pense, et non pas pour disputer que je suis venu ici, » dit-il, et il sortit brusquement.

« Il n’y a rien là de nouveau pour moi, s’écria Lelewel, mais je dois déclarer aussi que j’ai toujours entendu dire au dictateur, que, si la guerre défensive nous était favorable, il saurait profiter de la victoire, et ne mettrait aucune borne à ses prétentions. » Ces paroles firent espérer qu’une fois la guerre commencée, le dictateur sortirait de son apathie, et adopterait les principes de la révolution. Il fut convenu qu’on jetterait un voile sur sa profession de foi pour ne point affaiblir la confiance que la nation avait en lui. Ainsi, cette séance resta ignorée du public jusqu’à la fin de la seconde dictature.

Chlopicki voulait, d’après son système de légalité, ouvrir lui-même la diète, nommer le maréchal (président), et ensuite abdiquer ses pouvoirs ; mais il ne dit pas un mot de ses projets dans l’acte de convocation de la diète. Pour le jour d’ouverture, le gouvernement provisoire lui conseilla de choisir le 21 décembre ; toutefois il laissa aux représentans réunis dans la capitale le soin de le fixer. Nous verrons plus tard quelle confusion résulta de cette simple mention du 21 décembre.

Le 18 décembre, sur les cinq heures du soir, les deux chambres s’assemblèrent dans les salles ordinaires de leurs séances ; le public remplissait les tribunes, et le doyen d’âge, Walchnowski, qui occupait le fauteuil, y fut remplacé par Wladislas Ostrowski, proclamé à l’unanimité maréchal de la diète. Il nomma le secrétaire ; et la diète, constituée aux acclamations du public, commença ses travaux par déclarer qu’elle acceptait et reconnaissait pour l’œuvre de la nation, la révolution des 29 et 30 novembre ; qu’elle voulait la liberté et l’indépendance de la Pologne, et qu’elle attendait avec impatience le moment où les représentans de la Lithuanie viendraient occuper leurs anciennes places dans les chambres, pour discuter en commun sur les besoins de la patrie commune. Les deux chambres réunies renouvelèrent le même jour cette déclaration, et la séance fut terminée par la signature du procès-verbal.

Se rappelant qu’il avait été question du 21 décembre pour l’ouverture de la diète, le président du sénat, Czartoryski, prit ce projet pour une décision, et répéta plusieurs fois que l’ouverture de la diète n’aurait lieu que le 21, quoiqu’elle fût ouverte de fait par la nomination du maréchal et par sa déclaration du 18. Ces paroles, vides de sens, jetèrent cependant de la confusion dans les esprits ; Lelewel et Chlopicki seuls ne partagèrent pas cette méprise. Quelques heures après, Chlopicki envoya son acte d’abdication, en disant hautement que la diète avait fait une contre-révolution. Le maréchal Ostrowski, et le président Czartoryski, persuadés que la diète n’était pas encore ouverte, écrivirent au général pour le prier de conserver la dictature jusqu’au 21 décembre. Il refusa d’ouvrir leurs lettres, et ne leur accorda qu’avec peine une audience, à laquelle assistèrent deux membres du gouvernement provisoire, le sénateur Dembowski et Lelewel. Il leur répéta que la démarche de la diète était un acte contre-révolutionnaire ; mais les deux chefs de la diète persistèrent à dire qu’elle n’était point ouverte, et ne le serait que le 21 décembre. « J’avoue franchement, dit alors Lelewel, que je ne comprends point ce que vous entendez par l’ouverture de la diète. » — « Vous avez raison, » s’écria Chlopicki plein de joie ; et congédiant tout le monde, il resta seul avec Lelewel. Mais il y avait un point sur lequel ils n’étaient point d’accord : Chlopicki croyait toujours que la démarche de la diète était contre-révolutionnaire, et Lelewel soutenait qu’elle était légale, et que, s’il existait quelque principe contre-révolutionnaire, c’était plutôt dans la dictature usurpée qu’il fallait le chercher. Chlopicki ne montrait du reste aucun désir de recouvrer le pouvoir dictatorial ; oubliant que la dictature et le commandement de l’armée étaient deux pouvoirs distincts, il disait que ses fonctions de général en chef ayant aussi cessé, il était urgent de nommer un comité de guerre, et il désignait à cet effet les officiers les plus capables de l’armée, tels que Klicki, Koss et Prondzynski ; il développait ses plans de guerre défensive, assurant que les Russes seraient battus, et promettant tout le secours de ses talens et de ses connaissances militaires. L’opinion de Lelewel était alors pour la dictature ; mais il demandait qu’on laissât aux représentans de la nation le soin de motiver cette grave mesure aux yeux du peuple.

L’inquiétude devint générale, et la consternation gagna jusqu’aux romantiques. Le gouvernement provisoire lui-même se laissa persuader que la diète n’était pas ouverte, et après avoir nommé le comité de guerre proposé par Chlopicki, il rédigea le programme de la prétendue ouverture des chambres. Mais le maréchal Ostrowski, de concert avec Chlopicki, le changea d’une manière tout-à-fait arbitraire, et supprima en particulier du projet l’article relatif à la durée de la dictature.

Le lendemain, 20 décembre, il fit distribuer, dans la chambre des nonces, un programme rédigé par lui, et tout différent de celui du gouvernement provisoire. Il proposait d’ouvrir la diète sur-le-champ, et de commencer par la nomination du dictateur, au lieu de finir par là, comme portait le programme du gouvernement.

Vingt orateurs prouvèrent dans de longs discours la nécessité de la dictature. Théophile Morawski, nonce de Kalisz, osa seul présenter un autre projet, soutenant que le pouvoir du chef de l’État ne devait point surpasser celui que la charte accordait au roi. Ce projet cependant ne fut appuyé que par Wisniewski, car le maréchal empêcha toute discussion.

« À qui appartient, dit alors Wisniewski, l’initiative de la loi ? au gouvernement ou à la diète ? Si c’est à la diète, le projet de l’excellence de Kalisz[17] doit être soumis à la discussion ; et si le gouvernement nous présente un autre projet en faveur de la dictature, pourquoi les ministres ne nous montrent-ils pas sa nécessité ? » Mais le maréchal oublia et ses devoirs et le caractère sévère de la représentation nationale, jusqu’à traiter en puissance un simple particulier, demandant l’adoption ou le rejet pur et simple du projet ; « car, dit-il, telle est la volonté de Chlopicki. » Swidzinski et Biernacki voulaient qu’on votât au moins séparément chaque article ; ils ne furent pas écoutés. La position de Lelewel était difficile : il voulait parler comme ministre, mais il n’avait que le droit de répondre ; et personne, excepté Wisniewski, ne songeait à l’interpeller. Il prit donc sa place de nonce de Zelechow, mais ne put être inscrit que le trentième sur la liste des orateurs. Enfin, sur la demande du nonce de Sandomir, Swidzinski, le maréchal appela Dembowski à rendre un compte verbal de la situation du pays. Ce rapport laconique, au lieu d’éclairer la chambre, ne servit qu’à embrouiller la question. Alors, au grand étonnement des spectateurs, Lelewel quitta sa place de nonce, et passant à la tribune publique, il déclara que la discussion manquait à la dignité de la représentation nationale. Quant au maréchal Ostrowski, il se laissa trop emporter par son enthousiasme patriotique ; il avilit même la chambre par sa précipitation, car, sur l’avis d’un député, il envoya demander humblement à Chlopicki, par une députation nommée à cet effet, la faculté d’augmenter la commission chargée de surveiller la dictature. Ce projet n’était pas mauvais en lui-même, puisque la commission nommée par la diète avait le droit d’ôter la dictature à Chlopicki ; mais on doit reprocher au maréchal sa manière absolue de procéder, car il n’est pas de projet de loi qu’on ne pût faire passer en entravant ainsi la discussion.

Enfin, après des discours fort longs, et souvent bizarres, on passa aux votes : ils se donnent, en Pologne, à haute voix, par les mots latins : affirmative ou négative. Une seule voix, celle du nonce Morawski, fut négative. Cent votèrent sans restriction, et quatorze, au nombre desquels était le maréchal, ajoutèrent : vu la nécessité. Quant à Lelewel, il déclara que quoique la discussion ne fût pas de celles où il aimait à donner son opinion, il votait pour l’affirmative.

C’était là un nouveau triomphe du parti doctrinaire. L’anarchie, disaient-ils, est à craindre s’il n’y a pas de dictateur, et Chlopicki est le plus capable de l’être.

Quoi qu’il en soit, depuis six mois que la dictature est morte, l’anarchie ne s’est manifestée ni dans l’armée ni dans le peuple ; et les batailles du mois de février, où le prince Radziwill abandonna le commandement à Chlopicki, ont prouvé que, malgré son intrépidité, l’ex-dictateur était aussi incapable de commander en chef une armée, que de diriger seul les affaires publiques.

On s’aperçut le jour même des inconvéniens d’une telle précipitation : il s’agissait de rédiger le manifeste du peuple polonais. « Il n’est plus temps, dit Lelewel ; avec la nomination du dictateur, le pouvoir de la diète a cessé. » Ces paroles inattendues furent un trait lumière, et on trouva heureusement le moyen de remédier au mal. Il fut décidé que la chambre des nonces ne se réunirait à la chambre du sénat, pour procéder de concert à la nomination du dictateur, qu’après avoir nommé les deux députations de la diète, l’une chargée de surveiller la dictature, l’autre de rédiger, d’après les principes insérés dans le procès-verbal, le manifeste du peuple polonais, et de le livrer aussitôt à la publicité.

Le lendemain de sa nomination, Chlopicki cassa le gouvernement provisoire, et établit à sa place un conseil suprême, dans lequel les ministres n’avaient qu’une voix consultative. C’était le commencement de la disgrâce de Lelewel, dont le nom, aussi populaire que celui de Chlopicki, lui porta tout à coup ombrage, par suite de honteuses intrigues.

L’autorité absolue du dictateur réunit autour de lui tous les hommes qui, pendant les quinze ans de la cruelle domination de Constantin, avaient seuls vécu d’un pouvoir dont la nation entière était victime. La plupart étaient, il est vrai, d’honnêtes gens, mais leur position sociale seule devait les rendre passifs et timides au milieu du peuple levé pour reconquérir ses droits. Entrés dans la carrière publique sous le gouvernement russe, ils lui devaient tout ; et, plus rapprochés naguère du centre de toutes les injustices, aveugle instrument des violations de la charte, ils méritaient tout au plus l’indulgence. D’ailleurs, attachés par des liens communs aux agens et aux espions de l’administration russe[18], ils avaient pour eux les mêmes ménagemens qu’ils trouvaient dans le gouvernement révolutionnaire, justifiant leurs crimes, et s’assurant leur reconnaissance pour le cas éventuel d’un retour à l’ancien ordre de choses. Tous ces hommes avaient leur appui dans les coteries aristocratiques, qui ont joué un rôle assez important pour que nous en disions quelques mots.

Nous avons vu que la noblesse polonaise ne constituait point une véritable aristocratie ; mais à la chute de la Pologne tout l’ordre politique fut renversé. La Prusse, et surtout l’Autriche, s’empressèrent d’offrir aux familles riches les titres féodaux de comtes et de barons, avec ou sans majorats, ce qui était interdit par les lois polonaises[19]. Ces familles se jetèrent avec avidité sur ces vains hochets, plus de trois cents obtinrent le titre de comte. Mais il n’y avait plus alors de starosties[20] pour les alimenter. Tous les jours plus pauvres, elles étaient exposées aux railleries des étrangers, et avaient ainsi de nouveaux motifs de déplorer le sort de leur patrie. La révolution française, et surtout l’égalité professée par les jacobins, firent préférer aux familles puissantes de Pologne l’inégalité de l’aristocratie anglaise ; séduites par les théories politiques des autres pays, connaissant mal l’histoire de leur propre patrie, elles pensèrent que l’anarchie polonaise des deux derniers siècles, au lieu d’être un résultat naturel de la tendance des riches vers les principes aristocratiques, n’avait été que l’effet d’un principe contraire. Ainsi, leur conscience et leur patriotisme étaient sans reproche, quoique leurs idées fussent fausses. La grande société patriotique, formée après la chute de la Pologne, fut en grande partie composée d’hommes qui professaient ces opinions, et à qui une haute position sociale permettait de travailler au rétablissement de la patrie avec plus de succès que les hommes pauvres et sans influence.

Sur ces entrefaites (1806), Napoléon vint aux bords de la Vistule former le duché de Varsovie. Les personnages les plus marquans de l’ancienne Pologne et les plus connus par leur patriotisme, appelés pour rédiger avec lui la constitution du nouvel État, épuisèrent alors toute leur éloquence et leur érudition, pour prouver au fils de la république française que les paysans polonais devaient rester esclaves, et que sans l’hérédité du sénat, les idées démagogiques précipiteraient la Pologne dans la plus affreuse anarchie. Napoléon leur imposa silence, et dicta lui-même l’article suivant de la charte du duché de Varsovie : « L’esclavage est aboli, tous les hommes sont égaux devant la loi. » Après la chute du bienfaiteur de la Pologne, le duché de Varsovie (moins le duché de Posen, les villes de Bromberg, de Thorn, de Culm et de Cracovie) passa à l’empereur Alexandre ; il s’agit alors de lui donner une nouvelle constitution ; la coterie des doctrinaires, à la tête de laquelle se trouvait Czartoryski (actuellement président du gouvernement national), et le comte Louis Plater (actuellement chargé d’affaires de Pologne à Paris), présenta un projet de constitution purement aristocratique ; mais Alexandre le déchira, et en fit rédiger un autre, plus libéral que la charte française de 1815. Nous avons vu ces mêmes doctrinaires s’efforcer de négocier, car c’est des étrangers seuls qu’ils espèrent l’hérédité du sénat, et peut-être la distribution des biens nationaux en leur faveur.

Rendons justice à chacun ; l’illustre Czartoryski n’est point initié aux intrigues des doctrinaires. Rejeton de la famille royale des Jagellons, propriétaire de terres immenses, jouissant de tous les honneurs que méritent sa probité et son patriotisme, il n’est aristocrate que par des opinions erronées[21], qu’il a déjà abandonnées en grande partie. Quant à M. le comte Louis Plater ; il appartient à une famille qui a souvent attiré sur elle, par son patriotisme, les persécutions des Russes, dont elle refusa constamment les faveurs ; mais n’ayant, lui, qu’une modique fortune, il fut obligé d’entrer au service de la Russie, et c’est avec les Russes qu’il est venu à Varsovie en 1815. Nommé conseiller d’État, directeur du contrôle-général et des forêts, pendant que la nation gémissait sous l’administration de Nicolas, il reçut une augmentation de traitement, et trois fois des sommes énormes à titre de gratifications. Enfin, il accepta la place de sénateur-castellan, quoique ce fût une triple violation de la charte, puisqu’il ne payait point l’impôt de 2,000 florins, qu’il était employé salarié du trésor, et qu’enfin le nombre des sénateurs étant limité par la charte, il ne pouvait être que surnuméraire. M. le comte Louis Plater a été secrétaire du dictateur.

Nous pouvons donc le regarder comme le véritable chef de cette coterie aristocratique, qui, effrayant les vieillards et les gens en place du fantôme de l’anarchie, s’empare, par ce moyen, de toutes les charges civiles et militaires. Le prince Czartoryski et le vénérable Niemcewicz ne sont que trompés par cette coterie, ainsi que beaucoup d’autres bons citoyens que la vanité a affublés du vain titre de comte[22].

Ainsi, les espions russes d’un côté, et les aristocrates de l’autre, étaient les appuis de l’administration dictatoriale. Ce dernier parti, augmenté de tous les gens timides, formait un juste milieu entre Nicolas et le peuple polonais ; ce juste milieu en Pologne n’est composé que d’hommes ignorans ou superficiels, tandis que le savant Lelewel, premier historien de la Pologne, est à la tête de ce parti national, dont la jeunesse instruite est le cœur. Forcé de refondre tout le personnel des cultes et de l’instruction, Lelewel irrita le parti moscovite, et son opinion prononcée pour la guerre offensive et l’indépendance polonaise finit par lui aliéner tout-à-fait le dictateur. « Je sais positivement, dit un jour celui-ci à Wladislas Ostrowski, que Lelewel aspire à la dictature. »

Les comtes Lubienski avaient toute la confiance du dictateur, grâce à leur activité et à leur haine de l’anarchie ; ce sont eux qui facilitèrent la fuite de Lubowidzki, ancien vice-président de la police, homme aussi cher à Constantin qu’en horreur à la nation. Le mécontentement public se manifesta hautement ; et en cherchant le fugitif, la garde d’honneur du dictateur, composée des étudians de l’université, alla jusqu’à forcer le couvent des sœurs du Saint-Sacrement, où se trouvaient la femme et les enfans de Lubowidzki. Le dictateur fut obligé de destituer les quatre frères Lubienski. Cependant des individus sans aveu répandaient publiquement que c’était Lelewel qui avait facilité la fuite de Lubowidzki ; on vit des attroupemens de gens ivres exciter les faubourgs au pillage de la rue des Franciscains, habitée par les juifs riches, et cela encore au nom de Lelewel. D’autres bandes de la dernière classe du peuple parcouraient les rues en criant : Vive Lelewel ! vive Maurice Mochnacki ! tandis que d’autres misérables distribuaient de l’argent et des armes. Mochnacki se retira en province pour ôter tout prétexte à ces scènes scandaleuses ; quant à Lelewel, il ne changea rien à ses habitudes, il ne sortait que pour se rendre aux bureaux ou aux séances du conseil Suprême.

Le Kuryer-Polski, journal publié jusqu’au mois de janvier par les romantiques, ayant placé en tête de ses rédacteurs le nom de Lelewel, acheva d’effrayer le juste-milieu et Chlopicki.

Telles étaient les dispositions des esprits lors de la rédaction du Manifeste du peuple polonais.

Suivant la décision de la diète, il devait être signé par les deux députations. Lelewel faisait partie de celle qui fut spécialement chargée de ce travail, et c’est lui qui rédigea tout ce qui avait rapport à la Lithuanie ; l’ensemble du travail est du nonce Swidzinski. Il fut terminé dans la soirée du 2 janvier 1831, envoyé à la députation nommée pour surveiller la dictature, et accepté par elle avec une précipitation blâmable. Ce manifeste reposait sur les principes proclamés dans la séance du 18 décembre ; on n’y parlait nullement de rompre avec Nicolas, et rien de ce qu’il contenait n’était de nature à gêner la correspondance du dictateur avec le czar.

Cependant Chlopicki se plaignit amèrement de n’avoir pas été consulté, et menaça, dans sa colère, d’empêcher, par un contre-manifeste, la publication de cet acte contre-révolutionnaire. Toutefois il n’en fit rien, et finit par se taire.


Michel Podczaszynski.


  1. La forme de cet article se ressent un peu de l’origine étrangère de l’auteur, qui n’est pas habitué à écrire dans notre langue ; mais il contient des faits trop curieux pour qu’on ne passe pas sur ce léger défaut. Son travail a été fait d’après des notes fournies par des membres du gouvernement polonais, et peut être considéré comme officiel.
  2. La noblesse, en Pologne, était tout autre chose que la noblesse des autres pays, car il n’y avait point de gradation dans les titres et dans les priviléges ; elle ne possédait ni majorats, ni emplois héréditaires ; en un mot, elle n’était point féodale. L’esclavage des paysans polonais ne date que du quinzième, et l’abaissement de la bourgeoisie du seizième siècle. La plus grande partie de la noblesse ne possédait souvent que quelques arpens de terre, un cheval et un sabre. Ce n’était donc point une aristocratie, mais plutôt une représentation nationale permanente, qui se transmettait des pères à leurs enfans.
  3. Par la constitution du 3 mai 1791, et surtout par la loi du 18 avril de la même année, qui en fait partie.
  4. Il paraît que l’empereur Alexandre, en abdiquant la barbarie de ses prédécesseurs, avait oublié aussi leur politique à l’égard des Polonais. Cependant il est certain que depuis Pierre-le-Grand tous les princes moscovites, au moyen des intrigues les plus infâmes, ont travaillé constamment à éterniser le désordre en Pologne, et à diminuer le nombre de ses troupes régulières, pour être à portée d’envahir un jour ce pays. C’est ainsi qu’ils sont sortis de leur nullité naturelle, et ont acquis une importance politique dans cette même Europe, qui, lors du traité de Westphalie, leur refusa jusqu’au titre d’Altesse.
  5. Constantin s’efforçait d’attirer les Polonais dans les intérêts de la Russie, de les armer contre leurs propres compatriotes, d’en faire des espions. Tel fut Lubowidzki, dont il sera parlé plus bas. Pauvre et chargé d’une nombreuse famille, il attira sur lui les vues de Constantin, mais il repoussa ses premières propositions avec fermeté. Bientôt le Czaréwitch semble avoir tout oublié, et Lubowidzki jouir de sa faveur. La fortune de celui-ci lui commandait l’économie ; un ami perfide et déjà vendu lui représenta qu’un train de maison était indispensable à sa grandeur future. La vice-présidence de Varsovie devait couvrir ses avances. Lubowidzki tombe dans le piége, s’endette, se ruine de fond en comble. Sa misère, celle de sa famille le presse, il va se jeter aux pieds du Grand-Duc ; il était à lui… Le général Blumer, qui a péri à la prise du Belvédère, succomba à un piége de ce genre ; durant sa sanglante carrière, son nom, vendu à l’ennemi de sa patrie, servit à confirmer dix-huit arrêts de mort ; et le 29 novembre, on le trouva frappé de dix-huit blessures. — C’est ainsi que le Grand-Duc recrutait ses cinq mille espions. Liés par un serment sacrilége, ils étaient les instrumens aveugles et dociles de l’inquisition politique, érigée en tribunal entre l’oppresseur tout puissant et l’opprimé désarmé.
  6. Elle n’épargnait rien cependant pour arracher des aveux aux prisonniers. Parmi les victimes des premières persécutions, il faut citer le major Lukasinski. La torture épuisa ses tourmens sans épuiser la constance du prisonnier, sans lui faire rompre le silence. On essaya un nouveau genre de torture : l’infortuné, lié sur une machine qui tournait avec une effrayante rapidité, tombait dans un état d’étourdissement et d’exaltation. Réunis autour de lui, épiant une plainte, un soupir, les bourreaux cherchaient alors à surprendre son secret, à travers l’égarement d’une aliénation passagère. Cette dernière épreuve n’apprit rien. Lukasinski resta plongé dans les cachots, et après une captivité de douze ans, il en fut arraché par Constantin, pour le suivre dans sa honteuse fuite, au moment où la voix de ses libérateurs frappait déjà ses oreilles. On cloua ses chaînes à un canon, et c’est dans cet état que le malheureux Polonais fut traîné en Russie à la suite du Czarévitch.
  7. Ses blessures ne se trouvèrent pas mortelles.
  8. Les noms des braves qui marchèrent sur le Belvédère méritent d’être conservés ; ce sont : les deux frères Rupniewski, Édouard Trzcinski, Nasierowsti, Zénon Niemoïowski, Jankowski, Nabielak, Goszczynski, Orpiszewski, Rottermund, Krosniewski, Swientoslawski, Kosinski, Rettel, Poninski, Paszkiewicz, Trzaskowski, Kobylanski.
  9. Tandis que le général Hauké, transfuge polonais, mourait dans les rangs des Russes, ses deux fils combattaient dans ceux des défenseurs de la patrie. En apprenant sa mort, l’aîné dit avec un sang-froid stoïque : « Mon père est mort de la mort des traîtres ; puissé-je mourir de celle des braves ! » Le plus jeune laissa échapper un accent de douleur : « Ma pauvre mère ! » s’écria-t-il ; puis il reprit avec fermeté : « En avant, frères ! au combat ! »
  10. En disant qu’aucun parti ne reconnaissait la légitimité du gouvernement de Nicolas, nous n’avons aucun égard à quelques opinions particulières opposées à celle de la nation tout entière, et trop gravement erronées pour jamais constituer un parti politique. Ces opinions se trouvent malheureusement dans une brochure publiée en français par M. le comte Plater, et intitulée : Les Polonais au tribunal de l’Europe. (Paris, 1831 ; chez Aimé-André.) Mais cette insulte faite au bon sens par un homme qui semble, du reste, vouloir le bonheur de son pays, a été relevée par M. Adam Gurowski, l’un des héros du 29 novembre, et qui, par ses écrits et par ses discours dans la société patriotique, a rendu des services signalés à sa patrie. Sa brochure, en réponse à celle de M. le comte Plater et à une autre publiée à Londres en anglais par un anonyme (supposé M. le comte Walewski), a pour titre : La Cause polonaise sous son véritable point de vue. (Paris. 1831 ; chez Levavasseur.)
  11. Les paysans de Cracovie ont unanimement résolu de payer d’avance tous les impôts de 1831, pour aider aux frais de la guerre, et ont acquitté sur-le-champ ce vœu patriotique.
  12. Nous ne parlons point du parti russe, composé de traîtres, des espions, des hommes avilis ; le crime et la mauvaise foi ne constituent point un parti en Pologne. Les individus marquans de ce parti étaient le comte Stanislas Zamoyski, président du sénat, illégalement nommé à cette place ; le palatin Czarnecki ; le général Rozniecki, premier chef d’espions ; le général comte Vincent Krasinski, jadis favori de Napoléon, et ensuite vil esclave des Russes ; les généraux prince Adam de Wurtemberg, Polonais de naissance ; Rautenstrauch ; Kossecki, et enfin le comte Stanislas Grabowski.
  13. La princesse de Lowicz était une femme charmante, pleine de grâce et d’élégance, et sut inspirer des sentimens tendres et délicats à un homme du caractère de Constantin. Avec elle, il n’était plus le même homme : gai, confiant, il ne lui laissa jamais voir d’autres traces de ses emportemens que celles qui restaient long-temps empreintes sur son visage. — Constantin, lui disait-elle, calmez-vous : la pensée doit toujours précéder l’action, et chez vous l’action précède toujours la pensée. Elle est Polonaise, et on lui a reproché de n’avoir pas profité de sa haute position pour adoucir le sort de son pays ; peut-être que le bien qu’elle n’a pas fait n’était pas en son pouvoir, au moins est-il sûr qu’il n’y eut jamais d’âme plus bienfaisante. Prisonnière dans le somptueux château du Belvédère, elle avait bien peu de rapports avec ses compatriotes : elle était isolée dans sa grandeur.
  14. Lorsque la révolution fut déclarée nationale, le clergé offrit les cloches des églises pour fondre des canons ; des évêques abandonnèrent une partie de leur revenu ; les lettres pastorales, les prédicateurs du haut de la chaire, appelèrent les citoyens aux armes ; les curés se mirent à la tête des recrues, et les moines travaillèrent en masse aux fortifications de Praga. Ceux de l’abbaye de Czenstochowa, qui déjà en 1806 avaient fait à la Pologne un don de 400,000 florins en argenterie, lui donnèrent dans cette circonstance la moitié du trésor dont ils sont les gardiens.
  15. Cette dénomination de romantiques donnée à des hommes politiques, demande quelques mots d’explication. La censure du Czaréwitch ne tolérait d’autre polémique que celle des classiques et des romantiques. Ceux-ci, en s’élevant contre les lois arbitraires de la littérature classique, prêchaient une liberté illimitée dans les ouvrages d’esprit. Du libéralisme littéraire au libéralisme politique, il n’y a qu’un pas ; aussi étaient-ils presque tous libéraux, et exposés comme tels aux persécutions. Leurs adversaires, au contraire, jouissaient pour la plupart des faveurs du pouvoir. Depuis la révolution, la dénomination de romantiques s’applique au libéralisme politique dans sa plus grande extension.
  16. Il y a en Pologne deux systèmes représentatifs réunis en un seul, celui des villages et celui des villes. Ainsi, dans les huit palatinats ou départemens qui composent ce royaume, il y a soixante-dix-sept districts villageois, et trente-neuf arrondissemens bourgeois. Chaque district envoie un nonce, chaque arrondissement un député ; les villes principales en ont plusieurs. Il n’y a d’autre distinction entre les nonces et les députés que celle du titre.
  17. En Pologne, d’après l’usage antique, chaque nonce et chaque député porte le titre d’excellence, et dans la discussion, au lieu de désigner un membre de la chambre par son nom, on dit Excellence de Kalisz, de Varsovie, etc. Il arrive donc souvent qu’un épicier ou un marchand de vins est, en sa qualité de député, une excellence. Le même titre appartient aux maréchaux des diétines (présidens des colléges électoraux), aux membres des conseils palatinaux, aux juges de paix, à tous ceux enfin dont les charges émanent de l’autorité nationale, et sont électives.
  18. Voici la formule de serment des espions de la police secrète du Czaréwitch : « Je jure devant Dieu tout-puissant en trinité seule et indivisible, devant la sainte vierge Marie, mère de notre Seigneur Jésus-Christ, devant tous les saints et devant mon saint patron, que je remplirai ce service public avec le plus grand zèle, et en observant tous les articles de l’instruction qui me sera lue ou remise. Je jure en même temps de garder le plus profond secret sur tout ce qui me sera confié, commandé ou prescrit par la loyale autorité (prawe naczelstwo), et de n’en rien révéler ni à mes parens, ni aux individus attachés aux autres divisions de la police, ni à leurs chefs, ni à aucune autre personne, et surtout aux étrangers et aux ennemis de la Pologne et de la Russie, ma patrie. Je jure de remplir tous les détails du service de la manière et dans le sens qui me seront indiqués, de ne jamais mentir, de ne cacher ni rien changer ; de ne me laisser guider ni par l’esprit de parti, ni par la haine, ni par l’amitié, mais de remplir mes devoirs avec la plus grande loyauté, honnêteté et exactitude, comme il convient à un homme dévoué au gouvernement, à un serviteur de son monarque et à un sujet fidèle. Dans le cas où je serais éloigné de ce service ou le quitterais de mon chef, je jure de ne révéler jamais à personne rien de ce qui m’aura été confié par mes supérieurs et par mon gouvernement ; je jure aussi de ne dire à personne que le présent serment existe, ni que je l’ai prêté. Que le Dieu tout-puissant dans la trinité sainte et indivisible, que tous les saints me prêtent leur secours pour le garder fidèlement, afin que dans tous les cas prévus ou imprévus je ne m’éloigne point de ma route, et n’agisse jamais que d’après les ordres de mes supérieurs et d’après ce que je croirai être le plus honnête. Je signe ce serment après l’avoir lu avec toute la réflexion nécessaire. Que Dieu me soit en aide. » (Extrait du rapport de la commission chargée d’examiner les papiers de la police secrète, publié à Varsovie, le 18 janvier 1831, p. 7 et 8.)
  19. Quatre ou cinq majorats seulement avaient été créés par des lois exceptionnelles en faveur de quelques familles.
  20. Sorte de fiefs à vie, destinés à récompenser les citoyens qui avaient rendu quelque service à la patrie. Le roi seul avait le droit d’en disposer, et jamais une starostie ne devait rester vacante. C’était un excellent moyen d’enrichir la noblesse pauvre, mais malheureusement les riches devenaient presque seuls starostes, et un Radziwill ou un Zamonyski possédait souvent dix ou quinze des plus belles starosties.
  21. La Société royale des Amis des Sciences de Varsovie l’a chargé d’écrire l’histoire de Pologne sous la dynastie des Jagellons. On assure qu’il a déjà plusieurs fois brûlé son manuscrit, trouvant toujours qu’il lui manquait quelque chose ; car il cherchait, et toujours en vain, à prouver à priori, d’après les exemples de l’Angleterre ou de la république française, la nécessité pour la Pologne d’une aristocratie constituée.
  22. Ces titres excitent la pitié en Pologne, et voici pourquoi. Après le démembrement, le cabinet de Vienne déclara tous les nobles polonais en masse, comtes ou barons, à leur choix, sous la condition, toutefois, de payer une fois pour toutes l’impôt du timbre de quatre à six mille florins. Ce n’est donc qu’un trafic du cabinet autrichien.